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25/03/2023

GIDEON LEVY
Amjad pensait que son fils dormait à la maison. Mais l’adolescent venait d'être tué par un soldat israélien

Gideon Levy et Alex Levac (photos), Haaretz, 25/3/2023
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

 Un adolescent se précipite dans la rue en pleine nuit pour jeter des pierres sur les soldats israéliens qui ont envahi son camp de réfugiés. Une jeep blindée s’arrête et un soldat l’abat. Hamza Al Ashqar est le cinquième habitant du camp d’Askar à être tué au cours de l’année écoulée.

Amjad et Liana al-Ashqar, les parents de Hamza

Son père nous montre le clip vidéo sur les derniers instants de son fils. Du sang coule de son nez et de sa bouche. Il essaie, impuissant, de dire quelque chose, jusqu’à ce qu’il s’évanouisse dans l’oubli, sa tête tombant sur le côté. Puis il y a l’image du corps sur le téléphone portable du père, le visage couvert de sang. Le père attire notre attention sur le fait que le garçon lève le doigt. Les musulmans sur le point de mourir ont l’habitude de pointer leur index vers le ciel lorsqu’ils récitent le verset “Il n’y a de Dieu qu’Allah” avant de passer dans l’autre monde. Le doigt est resté pointé après la mort de Hamza Al Ashqar.

 C’était un jeune réfugié de 16 ans, originaire du “nouveau" camp” d’Askar - fondé en 1965 sur l’ancien camp des Nations unies situé à cet endroit - au nord-est de la ville de Naplouse, un endroit densément peuplé et sillonné de ruelles étroites. Sur le chemin du camp, nous avons traversé la ville d’ouest en est. C’est une ville animée, encombrée par la circulation, qui a été frappée par les récentes incursions violentes de l’armée israélienne et par l’activité de la milice locale Tanière des Lions. Cette ville et le camp de réfugiés de Jénine, au nord, sont aujourd’hui les bastions de la résistance palestinienne en Cisjordanie.

 Des fraises de la bande de Gaza sont en vente sur le marché de Naplouse, la ville voisine de Huwara est à nouveau soumise à une forme de couvre-feu, le camp de Balata se trouve à proximité et l’avenue Amman nous mène au camp d’Askar.

 Les ruelles étroites du camp sont ornées d’une mer de panneaux commémoratifs pour ceux qui ont été tués : cinq habitants  au cours de la seule année écoulée. Abdelaziz Ashqar, un employé de 61 ans de l’UNRWA, l’agence humanitaire des Nations unies, a été tué fin février, deux semaines après Hamza ; Alaa Zaghal, l’ami de Hamza, a été tué quelques mois avant lui.

La bague d’Amjad Al Ashqar, portant l’image de son fils Hamza, aujourd’hui décédé. Un détenu palestinien a entendu le soldat qui a tiré se vanter d’avoir tué un "Arabe noir".

Des escaliers étroits et détrempés par la pluie mènent au logement de la famille de Hamza, située au deuxième étage. La porte s’ouvre sur un petit salon aussi bien entretenu que le permettent les maigres ressources de la famille, avec des canapés à rayures et un grand poster bien dessiné de leur fils décédé accroché au mur. Buchi, le chat persan de la famille, à la fourrure claire, épaisse et douce, est blotti dans les bras de Sadeel, la sœur endeuillée, qui est en cinquième. Elle porte un collier avec un pendentif à l’effigie de son frère décédé.

Les parents, Liana et Amjad, tous deux âgés de 45 ans, sont assis sous le poster de leur fils. L’image du fils a également été gravée sur la bague gris argent d’Amjad. Ils ont deux autres fils et quatre filles. Le père travaille pour la police palestinienne, après avoir été employé pendant des années par un fabricant d’éclairage à Holon. La famille est originaire de Yazur, aujourd’hui la ville israélienne d’Azur, près de la zone industrielle de Holon où travaillait Amjad.

26/02/2023

AMIRA HASS
Le raid israélien sur Naplouse prouve la volonté d'un plus grand nombre de jeunes Palestiniens de mourir dans une bataille sans merci

Amira Hass, Haaretz, 23/2/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

L'armée israélienne donne une image déformée de forces militaires égales, tandis que les Palestiniens pensent que les jeunes combattants envoient un message : la mort est préférable à la vie en prison ou à la reddition à l'occupant.

Un véhicule blindé israélien et des Palestiniens s'affrontant à Naplouse mercredi. Photo : Raneen Sawafta/Reuters

Naplouse est sous le choc, une fois de plus. Mercredi après-midi, cette ville du nord de la Cisjordanie a enterré 11 de ses fils, tandis que 100 autres ont été blessés, plus de la moitié d'entre eux par des tirs d'armes à feu, dont quatre seraient dans un état critique.

De longues enquêtes menées par des journalistes et des enquêteurs de terrain sont nécessaires pour obtenir une image complète du raid militaire israélien à Naplouse à la lumière du jour mercredi, avec les rues remplies de gens. Jusqu'à ce que ces enquêtes soient menées, si elles le sont, ce que nous retiendrons, ce sont les annonces immédiates de la police et de l'armée de « tirs massifs » de la part de Palestiniens armés et « d'échanges de tirs ».

Ce dont on se souviendra, ce sont les déclarations des autorités sur la façon dont « des commandants de haut rang de telle ou telle organisation ont été tués » et « on examine la possibilité que les Palestiniens morts aient été abattus par des terroristes » - comme cela a été affirmé après la mort de la journaliste Shereen Abu Akleh, et comme cela a été affirmé pour Majida Abid, qui a été tuée après que l'armée et la police des frontières ont effectué un raid dans le camp de réfugiés de Jénine à la fin du mois dernier.

La justification standard selon laquelle les morts avaient « planifié des attaques par balles » suffit à empêcher la plupart des Israéliens de s'interroger sur la nécessité de tels raids. Après tout, les Israéliens sont certains que les agences de renseignement comme le service de sécurité Shin Bet savent tout. Ce qu'ils ne savent pas, c'est quels jeunes Palestiniens désespérés, en colère et désorganisés préparent leur vengeance. Ils savent seulement qu'ils existent.

Véhicules blindés israéliens à Naplouse mercredi. Photo : Majdi Mohammed/AP

Comme d'habitude, le rapport officiel israélien omet de nombreux détails et crée une image déformée de forces militaires égales et de "combats", un "échange de tirs" presque symétrique. En réalité, de tels raids impliquent une énorme force militaire israélienne, et les soldats ne peuvent pas être vus car ils se cachent dans des positions de sniper, tandis que d'autres attendent à l'intérieur de leurs véhicules très bien protégés.

Les tireurs palestiniens, quant à eux, n'ont pas (et ne peuvent pas avoir) assez de temps, même pour s'entraîner au tir. Cette génération TikTok n'est pas douée pour opérer dans la clandestinité : il semble qu'elle ne soit pas très au fait des tactiques de guérilla. Par exemple, des habitants de Naplouse ont déclaré à Haaretz que le 25 octobre, les hommes de cette ville ont tiré plus de coups de feu en l'air pendant les funérailles des cinq personnes tuées que pendant le raid israélien sur la vieille ville plus tôt dans la journée.

Un homme qui a visité la prison de l'Autorité palestinienne à Jéricho - où les membres de la Tanière des Lions ont été emprisonnés dans le cadre de ce que l'on appelle la détention préventive (pour éviter d'être arrêté ou tué par Israël) - a déclaré à Haaretz que certains membres ne considèrent pas que le raisonnement qui sous-tend leur statut d'"hommes recherchés" soit pertinent. En d'autres termes, ils sont convaincus que les actes qu'Israël leur attribue leur auraient valu une peine mineure devant un tribunal militaire israélien.

Des hommes armés palestiniens lors d'un enterrement à Naplouse après les combats de mercredi.

Mercredi encore, les Palestiniens ont rapporté que l'armée avait empêché les ambulances et les équipes de secours d'atteindre les combats de Naplouse en tirant des coups de feu ou des gaz lacrymogènes, et que des soldats avaient tiré en direction des journalistes. De tels tirs de sommation sur les équipes de secours n'ont rien de nouveau. La nouveauté réside dans le fait que, lors du raid de l'armée sur le camp de réfugiés de Jénine le mois dernier, l'armée a informé à l'avance le Croissant-Rouge - via le comité palestinien de coordination de la sécurité - que les ambulances ne seraient pas autorisées à s'approcher trop près de la scène.

Nous ne savons toujours pas si une annonce similaire a été faite mercredi à Naplouse. L'affirmation de l'armée selon laquelle elle n'a demandé qu'à coordonner le mouvement des ambulances est similaire à la situation à Gaza pendant les guerres qui s'y déroulent. La coordination prend tellement de temps que les blessés peuvent mourir dans l'intervalle.

Est-ce là le sens des instructions verbales données aux Palestiniens et des tirs sur les ambulances sans avertissement ? Que l'armée considère chaque raid comme une situation de guerre ?

Selon les rapports palestiniens, l'armée a utilisé des drones mercredi. Les drones pour surveiller ou tirer des gaz lacrymogènes font désormais partie de la réalité en Cisjordanie, et pas seulement dans la bande de Gaza. Les Palestiniens savent que l'armée dispose également de drones qui tirent des balles, si bien qu'à chaque raid, les gens craignent non seulement les soldats invisibles qui tirent, mais aussi les éventuels tirs d'objets volants.

Les raids israéliens - par l'armée et la police - sur les villes, villages et camps de réfugiés palestiniens sont une routine. Selon le schéma habituel, des forces spéciales, principalement de la police, s'infiltrent sous une forme de couverture avant l'attaque proprement dite.

Mercredi, selon les rapports préliminaires, au moins deux camions ont été utilisés, déguisés pour ressembler à ceux d'une entreprise alimentaire palestinienne. Comme d'habitude, ils étaient remplis de policiers en civil qui sont arrivés dans la partie est de la vieille ville. Après eux, les très détestées jeeps blindées se sont déversées dans la ville, et elles ont bien sûr été la cible des pierres et autres objets que les jeunes ont fait pleuvoir sur elles.

Nous ne savons toujours pas si les forces spéciales se sont déployées en position de tir dans des bâtiments de la ville, et si oui, dans quels bâtiments et combien.

L'utilisation par l'armée et la police de véhicules ressemblant à des véhicules civils palestiniens n'est pas non plus une tactique nouvelle - et elle ne cesse de susciter la colère. Il est impossible de s'y habituer. Elle amène les gens à douter de l'identité des conducteurs de véhicules similaires et à s'interroger sur la manière dont les camions apparemment palestiniens sont parvenus aux forces de police. Les gens savent qu'à tout moment l'armée peut perturber leur routine quotidienne, un autre exemple de l'arrogance sans limite de la force d'occupation et de sa capacité à humilier et à semer le désordre.

Un soldat israélien en train de voiser à Hébron, en Cisjordanie, le mois dernier. Photo : Mussa Issa Qawasma/Reuters

Ce qui est différent cette fois-ci, c'est le moment choisi. Habituellement, les raids visant à procéder à l'arrestation - ou à l'assassinat planifié - de tireurs palestiniens ont lieu la nuit ou très tôt le matin. Il est vrai que le raid du 26 janvier dans le camp de réfugiés de Jénine a commencé vers 7 heures du matin. Le moment choisi a surpris les habitants, mais il était suffisamment tôt pour que les civils restent à l'intérieur et ne se mettent pas en danger pendant que l'armée encerclait une maison.

En revanche, à Naplouse, les habitants ont compris qu'une attaque militaire était en cours vers 9h30, et pas dans un endroit perdu, mais près du centre commercial bondé. Ces faits n'ont pas pu échapper aux commandants qui ont ordonné le timing. Sommes-nous maintenant les témoins d'un nouveau modèle : des dizaines de milliers de personnes provoquées en plein jour ?

Dans un communiqué, la Tanière des Lions a déclaré que six des onze morts étaient des membres du groupe ou du Jihad islamique. Le groupe a également exprimé ses condoléances aux familles des quatre civils tués, dont un homme de 72 ans et un autre de 61 ans, tandis qu'un homme de 66 ans est décédé plus tard des suites de ses blessures dues aux gaz lacrymogènes.

Les Palestiniens, qui ont annoncé une nouvelle journée de deuil, qualifient le raid israélien de massacre, comme ils ont décrit son prédécesseur à Jénine le mois dernier, lorsque 10 Palestiniens ont été tués.

Des Palestiniens à Jénine brûlent des pneus après l'entrée de l'armée israélienne dans la ville le mois dernier. Photo  : Majdi Mohammed/AP

La définition de "massacre" est exacte si elle implique que lorsque l'armée le veut, elle sait comment arrêter des gens sans les tuer, et sans tuer des civils non armés et secouer une ville entière. En même temps, cette définition occulte un fait important. De plus en plus de jeunes Palestiniens sont prêts à se faire tuer dans une bataille sans merci contre des soldats invisibles qui ont envahi leur ville. Ou bien ils refusent de quitter le bâtiment où ils sont assiégés, sachant pertinemment qu'il sera bombardé et s'effondrera sur eux.

Le public les considère comme de braves héros parce qu'ils renoncent à leur vie tout en envoyant un message collectif : les intrus militaires ne sont pas des invités, et la mort est préférable à la vie en prison dans l'acceptation de l'occupant et la reddition.

Y a-t-il un lien entre les raids sanglants de ces derniers mois à Jénine, Jéricho et Naplouse et le renversement du système judiciaire par le gouvernement Netanyahou ?

Y a-t-il un lien entre le raid sur Naplouse mercredi, en plein jour, et l'affaiblissement du shekel à cause du coup d'État du nouveau gouvernement qui est déterminé à avancer malgré tout ?

Est-il possible que la personne qui a donné l'ordre à l'armée et à la police mercredi ne sache pas qu'un grand nombre de morts palestiniens nous rapproche d'un nouveau bain de sang ?

Ce sont là aussi des questions dont les réponses ne se trouvent pas dans les communiqués de presse de l'armée.

22/01/2023

MICHELE GIORGIO
Il y a un champ de bataille au cœur de Naplouse

Michele Giorgio, Pagine Esteri, 20/1/2023 (Photos de l’auteur)
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

La circulation est chaotique comme tous les jours. Les usines, les ateliers d’artisans et les magasins sont ouverts. Comme tous les matins, les étudiants de l’université Al Najah se rendent au campus à un rythme rapide et, dans l’après-midi, se pressent dans les cafés autour de l’université, remplissant l’air de sons, de mots, de rires. Naplouse semble vivre un quotidien tranquille. Ce n’est qu’une apparence. La deuxième ville palestinienne de Cisjordanie vit dans un climat de guerre depuis l’été dernier, une guerre qui se déroule principalement la nuit et qui n’épargne personne. Le principal champ de bataille est la casbah, la vieille ville. Les hommes des unités spéciales de l’armée israélienne, les mista'arvim [“arabisés”] en civil qui se font passer pour des Palestiniens, ouvrent la nuit, par des actions éclair, la voie aux raids des unités de l’armée à la chasse aux militants de la Tanière des lions, le groupe qui rassemble des combattants de toutes les orientations politiques et qui est devenu l’icône de la lutte armée palestinienne. Des raids qui s’accompagnent d’intenses échanges de tirs et se terminent par des meurtres de Palestiniens, presque toujours perpétrés par des tireurs d’élite.


« Nous vivons comme si nous étions en guerre, avec les occupants (israéliens) qui entrent dans la ville presque chaque nuit pour tuer ou capturer quelqu’un, et les civils en paient souvent le prix », nous dit Majdi H., un éducateur qui a accepté de nous accompagner. « La casbah est la principale cible d’Israël, ajoute-t-il, car elle représente le refuge de la résistance. Mais les raids ont lieu partout et se transforment en batailles au Tombeau de Joseph ». Majdi fait référence aux “visites” nocturnes périodiques de colons israéliens sur le site religieux situé dans la zone A, sous contrôle palestinien total. Leur arrivée, avec une escorte de dizaines de soldats et de véhicules militaires, déclenche de violents échanges de tirs avec la Tanière des lions. « Nous voulons vivre notre vie, sans plus voir de colons et de soldats, mais on ne nous le permet pas », poursuit Majdi, qui mène depuis plusieurs années des activités de soutien psychologique aux mineurs avec d’autres collègues. « Ils sont les plus touchés par ce climat, explique-t-il, les enfants et les jeunes sont les plus exposés aux dommages causés par cette guerre de faible intensité mais toujours violente ». La situation actuelle rappelle à beaucoup l’opération “Mur de défense” lancée par Israël en 2002, lorsque l’armée a réoccupé des villes autonomes palestiniennes au plus fort de la deuxième Intifada. On a estimé le nombre de morts palestiniens à environ 300 à Naplouse, qui a été traversée et dévastée pendant des mois par les chars et les véhicules blindés. Aujourd’hui comme alors, le commandement militaire et le gouvernement israéliens justifient leur main de fer par la “lutte contre le terrorisme” et les organisations armées palestiniennes responsables d’attaques qui, dans certains cas, ont tué ou blessé des soldats et des colons.

La beauté de la casbah de Naplouse n’est comparable qu’à celle de la vieille ville de Jérusalem. Les travaux de rénovation entrepris ces dernières années par les autorités locales, grâce également à des projets internationaux, ont redonné une nouvelle splendeur aux bâtiments anciens et aux coins cachés. Les hammams qui ont contribué à rendre la ville célèbre ont été rénovés, tout comme les fabriques de carrelages et de savon à l’huile d’olive et les ateliers familiaux qui produisent les gelées enrobées de sucre glace. « Mais la reine des sucreries à Naplouse était et reste la kunafa [knafeh] », souligne Majdi, en référence à l’un des délices de la cuisine palestinienne. L’atmosphère est agréable. Après la mosquée al Khader, on rencontre de petits restaurants avec des pots de fleurs et des lumières colorées se reflétant sur la pierre blanche des maisons. Les commerçants exposent des marchandises de toutes sortes et les marchands ambulants vantent les mérites des fruits et légumes qu’ils ont apportés en ville.


En entrant dans le quartier Al Yasmin, Majdi devient plus sérieux et tendu. Nous sommes dans la zone rouge, c’est le fief de la Tanière des lions et d’autres groupes armés. « Ici, il y a des fusillades presque toutes les nuits entre nos jeunes et les soldats israéliens. Tu ne peux pas prendre de photos et si tu croises des combattants, ne les suis pas des yeux trop longtemps. La peur des espions et des collabos est forte », nous dit-il à voix basse. Au-dessus de nos têtes, dans les ruelles, de longs draps noirs ont été étendus pour cacher les mouvements des tireurs aux drones israéliens. Les murs sont couverts d’affiches avec les visages des martyrs, anciens et nouveaux, ceux tués pendant la première Intifada il y a trente ans et ceux abattus ces dernières semaines. Une sorte de mausolée installé sur une petite place commémore les plus célèbres d’entre eux, dont Ibrahim Nabulsi, qui en août dernier, encerclé par les soldats israéliens, a préféré mourir et ne pas se rendre. Avant d’être abattu, Nabulsi a envoyé un message audio à sa mère qui est devenu viral pendant des mois. Pour les Palestiniens, c’est un héros. Pour Israël, en revanche, le premier chef de la Tanière des lions était un “dangereux terroriste” et faisait partie des responsables de graves attaques armées contre des soldats et des colons. Les mista'arvim israéliens ont déjà décapité la direction de la Tanière des lions à plusieurs reprises, mais le groupe voit ses rangs grossir chaque jour. Entre 100 et 150 habitants de Naplouse et des villages voisins en feraient partie. Quelques-uns d’entre eux nous dépassent, nous ne pouvons pas les photographier ou les arrêter pour leur poser quelques questions, répète sèchement Majdi, qui entre-temps a été rejoint par Amer, un de ses amis qui vit dans la casbah, pour nous garant un "laissez-passer" supplémentaire. L’uniforme des hommes armés est noir, le visage est recouvert d’une cagoule, un bandeau de couleur portant le logo du groupe entoure le sommet de la tête. L’arme est presque toujours un pistolet-mitrailleur M-16.


Un « uniforme»similaire est porté par les membres du bataillon de Balata, dans le plus grand camp de réfugiés de la ville, également connu pour être un bastion de la résistance aux forces de sécurité de l’Autorité nationale palestinienne, que beaucoup à Naplouse, y compris ceux du parti Fatah du président Abou Mazen, considèrent désormais comme étant « au service » d’Israël. Les opérations (répressives) de sécurité menées à Naplouse par les forces spéciales de l’ANP sont à l’origine de violentes protestations et les rues du centre-ville se transforment en un champ de bataille entre jeunes et policiers. «Cela fait des décennies que nous demandons en vain la fin de l’occupation israélienne, le principal problème de Naplouse, de chaque ville, de chaque Palestinien », déclare Osama Mustafa, directeur du centre culturel Yafa dans le camp de Balata. « Nous avons essayé avec les accords d’Oslo, avec les négociations mais cela n’a servi à rien, nous restons sous occupation, les colonies israéliennes nous encerclent », ajoute Mustafa. « Israël prétend que sa pression sur Naplouse est due à la présence d’hommes armés dans la ville et met en œuvre des mesures punitives qui touchent l’ensemble de la population ».La frustration est palpable, l’exaspération face au désintérêt des pays occidentaux détériore la relation avec l’Europe. « Au centre Yafa, nous menons des activités culturelles et adaptées aux enfants, explique Mustafa, ce sont des projets civils, presque toujours pour les enfants. Pourtant, pour nous accorder un financement, l’UE nous demande de signer des déclarations condamnant la résistance à l’occupation. Elle le fait parce que c’est Israël qui l’impose. Mais aucun Palestinien ne peut faire ça ».

21/12/2022

GIDEON LEVY
Nuit des morts à Naplouse : cinq Palestiniens tués, un cuisinier en congé paralysé, un industriel a perdu un œil

 Gideon Levy et Alex Levac (photos), Haaretz, 16/12/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Une nuit d'octobre, la police israélienne aux frontières a tué cinq personnes et en a blessé plusieurs autres dans cette ville de Cisjordanie. Deux des personnes tuées étaient des coiffeurs, abattus en même temps à des endroits différents. Un homme, aujourd'hui paralysé, travaillait depuis 13 ans dans des restaurants israéliens sans permis et rentrait rapidement chez lui pour voir sa famille. Un homme d'affaires local a perdu un œil.

 
Wasim Lubadi montre une photo de lui et d'Ali Antar

 

Deux jeunes hommes sont allongés sur la route. L'un est mort. L'autre tente de lever la main en signe d'appel à l'aide. Il n'y a personne autour, personne n'est autorisé à s'approcher ou peut-être les gens ont-ils trop peur pour le faire - y compris les ambulanciers. Le survivant nous a raconté cette semaine que les deux hommes sont restés allongés là pendant près d'une heure.

 

Quelques minutes plus tôt, se souvient-il, il avait encore utilisé son téléphone pour filmer l'itinéraire de fuite que lui et son ami avaient emprunté pour sauver leur vie sur leur moto. Des dizaines, voire des centaines, de balles sifflaient dans l'air de tous les côtés, comme on peut le voir sur les images.

 

Dès qu'il a arrêté de filmer, ils sont devenus les cibles directes des tirs. Les tirs venaient de devant et de derrière eux. Le conducteur de la moto a été tué. Son ami a été grièvement blessé et est maintenant paralysé des deux jambes. Ils rentraient tous les deux d'un café.

 

Un lit d'hôpital a été installé dans le salon de cet appartement du troisième étage d'un immeuble moderne situé dans un quartier résidentiel de la ville de Naplouse, en Cisjordanie. La ville est perchée sur les pentes du mont Ebal, ou ce que les Palestiniens appellent la montagne du Nord, également connue comme le mont des malédictions dans la Bible.

 

Le flanc de la montagne est visible depuis la fenêtre ; le centre-ville de la ville, avec ses embouteillages et ses rues bondées, s'étend en contrebas, niché entre l’Ebal et le mont Gerizim, de l'autre côté.

 

L'homme dans le lit est Wasim Lubadi, 30 ans. Il a vécu dans des appartements de location et travaillé en Israël sans permis pendant quelque 13 ans, depuis qu'il a terminé ses études secondaires. Il a été arrêté 19 fois pour être dans le pays illégalement.

 

Wasim Lubadi est photographié sur son lit. Il tient une photo de lui-même et d'Ali Antar qui roulait avec lui sur la moto et qui a été tué lorsqu'ils se sont faits canarder

 

Il a été condamné et a purgé une peine de prison, et a payé des amendes et une caution qui, selon lui, s'élèvaient à 50 000 shekels (environ 14 600 dollars/euros) - mais il a continué à vivre et à travailler en Israël. Un autre procès pour le même motif est en préparation. À Naplouse, les gens l'ont pris pour un Juif avec son hébreu courant et son allure tout israélienne.

 

Pendant toutes ces années, Lubadi a travaillé dans les cuisines de cafés et de restaurants dans tout le pays. Plus récemment, il a été employé dans un bar de Haïfa - il demande à ce que son nom ne soit pas publié car il ne veut pas attirer d'ennuis au propriétaire - après avoir travaillé pendant des années au Café Landwer, sur la place Rabin à Tel Aviv.

 

Son téléphone contient des photos de lui sur un jet-ski dans le lac Kinneret ; il a de nombreux amis juifs et arabes en Israël, dit-il. Il ne retourne chez sa famille à Naplouse que tous les quelques mois pour une courte visite, avant de reprendre sa vie de sans-papiers en Israël.

 

C'est ainsi que quelques heures avant la nuit des morts à Naplouse, il est revenu chez lui pour une courte pause : Sa mère avait dit qu'il lui manquait et un ami allait se marier. Il semble maintenant que cette pause va durer de longues années, peut-être pour toujours.

 

Le 25 octobre, le jour en question, il est arrivé chez ses parents en début de soirée. Un câlin pour sa mère, une douche, un dîner, puis il est sorti avec un ami dans un café de la ville basse de Naplouse, entre Ebal et Gerizim, tous deux sur la moto de son ami.

 

Ali Antar, 30 ans, également célibataire, comme Lubadi, était coiffeur. Le café était bondé. Ils ont traîné pendant environ une demi-heure, jusqu'à ce que soudain des explosions et des coups de feu se fassent entendre au loin. La panique s'est emparée des clients. Lubadi et Antar se sont précipités sur la moto pour rentrer chez eux, dans la montagne, en passant par la rue principale de la ville, Tul Karm Road.

 

Ce soir-là, la police aux frontières avait monté une opération dans la ville contre le groupe violent connu sous le nom de Tanière des Lions. Au début, les deux hommes n'ont pas vu de soldats, dit maintenant Lubadi, mais ils ont entendu des tirs nourris en provenance des rues secondaires.

 

Après environ sept minutes de vitesse sur la moto - Antar conduisant et Lubadi criant les directions et filmant - ils ont soudainement entendu des cris et des coups de feu, cette fois à proximité. Ils approchent alors de la place Shuhada, dans le centre de Naplouse. Une camionnette blanche transportant des forces spéciales israéliennes s'est arrêtée à une centaine de mètres.

 

« Nous étions confus », dit Lubadi. « Nous ne savions pas quelle direction prendre. Une fois, nous avons tourné à droite, puis à gauche, et j'avais vraiment peur. J'ai dit à mon ami de continuer à aller tout droit ».

 

En un instant, ils ont été sous le feu, alors qu'ils étaient encore assis sur la moto. Lubadi a été touché aux deux jambes. Emmène-moi à l'hôpital, se souvient-il avoir dit à Antar. Puis il a ressenti une douleur aiguë à l'estomac. Il s'est penché pour voir s'il avait été touché à nouveau, et la balle suivante l'a manqué et a touché Antar au cou.

 

« J'ai eu de la chance », dit-il en parlant de la balle qui l'a manqué et a touché son ami.

 

Une autre balle a touché la moto, puis Lubadi a reçu une nouvelle balle dans une de ses jambes déjà brisée. Ils se sont tous deux effondrés, Lubadi saignant, mais pas Antar. Puis Antar a essayé de lever la tête un instant, et a été frappé à nouveau, à la poitrine.

 

Lubadi appelle cela une exécution. « Ils ne lui ont laissé aucune chance », dit-il, ajoutant qu'Antar était maintenant muet et immobile. Il est apparemment mort sur le coup de la deuxième balle.

 

Wasim Lubadi sur son lit

Cette semaine, un porte-parole de la police aux frontières a fourni cette réponse à une demande de Haaretz : « Comme pour chaque opération menée par les combattants de la Yamam [Unité spéciale anti-terroriste de la police], dans ce cas également, un débriefing approfondi et complet a été effectué.

 

« Dans cette opération, les combattants de la Yamam ont tiré uniquement sur les terroristes armés qui mettaient leur vie en danger. Nous continuerons à agir avec détermination, moralité et professionnalisme afin d'assurer la sécurité des résidents de l'État d'Israël » indique la réponse.

 

Lubadi raconte toute la chaîne des événements dans un hébreu courant, fumant à la chaîne, allongé dans le lit d'hôpital avec son matelas spécial censé prévenir les escarres. Il est incapable de se lever, ses jambes sont devenues atrophiées et inutiles. Il ne regarde pas la télévision, pas même la Coupe du monde.

 

Les membres de la famille et les amis passent tout le temps. Accrochée au mur du salon, une grande photo des deux amis, Wasim et Ali, la moto en arrière-plan, lors d'un voyage à Jéricho il y a quelques mois.

 

En cette même nuit sinistre, Lubadi et Antar étaient prostrés sur la route. Il faisait nuit. Lubadi a décidé de faire semblant d'être mort, après ce qu'on pourrait appeler la « confirmation d'une mise à mort » qui a été effectuée sur son ami, qui a reçu une balle dans la poitrine alors qu'il était déjà gravement blessé au cou.

 

Lubadi est resté là, le visage enfoncé dans l'asphalte, sans bouger. Il dit qu'une heure environ s'est écoulée avant que quelqu'un ne vienne à son secours. Finalement, une ambulance palestinienne l'a emmené, ainsi que le corps de son ami, à l'hôpital Rafadiya de Naplouse.

 

Lubadi a subi deux opérations aux jambes et devra subir d'autres opérations. Ses jambes sont déchirées, cicatrisées et recousues sur toute leur longueur ; ce n'est pas facile à regarder. Les os ont été complètement brisés et remplacés par du métal.

 

Pourras-tu- un jour te tenir debout ? Marcher ? « Demandez-moi dans un an, peut-être un an et demi. Be'ezrat hashem - avec l'aide de Dieu », dit-il en utilisant l'expression hébraïque.

 

Le rêve de Lubadi est de suivre un traitement et une rééducation en Israël. « Si je vais là-bas, je serai sur pied en quelques minutes ». En attendant, il est alité dans ce bel appartement bien conçu - acheté avec l'argent qu'il a gagné en travaillant en Israël.

 

Au moment où Antal et lui traversaient la ville à toute allure sur leur moto, l'industriel et homme d'affaires palestinien Abdul-Jabbar Saqf al-Hait, 31 ans, rentrait chez lui. Il était sorti dîner avec sa femme et sa sœur dans un restaurant du quartier de Rafadiya et était sur le chemin du retour dans son 4x4 Seat. Il était un peu plus de minuit à ce moment-là.

 

Abdul-Jabbar Saqf al-Hait

L'appartement des parents de Hait, où nous le rencontrons, se trouve sur les pentes inférieures de la montagne du Nord, près du centre-ville ; lui et sa femme, Samar, vivent dans le quartier de Ras al-Ain, de l'autre côté de Naplouse.

 

Il possède une usine qui fabrique des extraits utilisés dans la fabrication de boissons et de glaces pour les cafés et les hôtels, et importe également des marchandises qu'il vend en Israël. Au moment où Lubadi et Antar quittaient le café, Hait avait terminé son dîner avec sa femme et sa belle-sœur, et ils se dirigeaient vers Ras al-Ain.

 

Les rues étaient calmes lorsqu'ils sont partis. Soudain, alors qu'il attendait à un feu rouge, Hait a vu deux motards tomber à terre, blessés, à quelques mètres de là - Lubadi et Antar. Puis il a été choqué de voir un rayon laser rouge dirigé vers lui depuis une camionnette située à une centaine de mètres.

 

Il a immédiatement compris que le rayon provenait d'un fusil et s'est empressé de reculer sa voiture pour fuir, mais à ce moment-là, il a entendu des coups de feu et des balles se sont écrasées sur sa voiture. Son visage était couvert de sang. Il ne comprenait pas ce qui se passait et s'est évanoui de frayeur.

 

Salma a-Deb'i, chercheuse sur le terrain à Naplouse pour l'organisation israélienne de défense des droits humains B'Tselem, qui nous a accompagnés dans la ville cette semaine avec son collègue, Abdulkarim Sadi, nous montre des photos sur lesquelles 13 impacts de balles sont visibles dans la voiture de Hait. Il est difficile de croire que seuls ses yeux ont été blessés ; les deux femmes dans la voiture, accroupies sur le sol, en sont sorties indemnes.

 

Un fragment de métal a détruit son œil droit de façon permanente, et un autre fragment reste logé dans son œil gauche, bien qu'il puisse voir avec.

 

« Je n'ai pas d'ennemis et je ne déteste personne. Je travaille avec Israël, depuis des années j'ai eu un permis d'entrée dans le pays, alors cela me fait encore plus mal », dit Hait, assis avec ses parents, Faisa et Abd el-Karim.

 

Hait a été emmené à l'hôpital Rafadiya, où, en raison du choc, il a été incapable de parler pendant un certain temps. Lorsqu'il a été placé dans l'appareil de tomodensitométrie et qu'il a senti le froid des climatiseurs dans la salle d'examen, il se souvient avoir pensé qu'on le mettait à la morgue.

 

Les noms des personnes tuées cette nuit-là ont été lus par les haut-parleurs de l'hôpital, et il dit avoir été surpris que son nom ne soit pas mentionné. Il a finalement réalisé qu'il avait survécu. Ce n'est que vers l'aube qu'il sort de son cauchemar muet et découvre ses parents à son chevet.

 

L'un des cinq noms lus à l'hôpital était celui de Hamdi Sharaf, 33 ans, qui était marié et avait deux enfants. Comme Ali Antar, Sharaf était également coiffeur, mais il vivait dans la vieille ville de Naplouse, la “Casbah”.

 

C'est là que Sharaf gagnait sa vie et c'est là qu'il a été tué, à peu près au même moment où la police des frontières a abattu un autre barbier de l'autre côté de la ville.