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09/08/2022

VIVIAN GORNICK
"Ce que nous voulons, c'est déclencher une révolution"
Note de lecture du livre Hotbed de Joanna Scutts

Vivian Gornick, The New York Review of Books, 18/8/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala 

Vivian Gornick (New York, 1935) est une journaliste et écrivaine usaméricaine, militante féministe. Son livre le plus récent est Taking A Long Look, Essays on Culture, Literature, and Feminism in Our Time, Verso Books, mai 2022, 304 pages (ISBN 9781839765094).
 Trois de ses livres ont été traduits en français :

  • Attachement féroce, Rivages, 2017, trad. Laetitia Devaux, 221 p. (ISBN 978-2-743-63867-2)
  • La femme à part, Rivages, 2018, trad. Laetitia Devaux, 200 p. (ISBN 978-2743644819)
  • Inépuisables, Payot & Rivages, 2020, trad. Laetitia Devaux, 200 p. (ISBN 978-2-7436-4481-9)

Créé à Greenwich Village en 1912 pour « les femmes qui faisaient des choses - et les faisaient ouvertement », l'Heterodoxy Club a jeté les bases d'un siècle de féminisme usaméricain.

Inez Milholland à la tête du défilé de la National American Woman Suffrage Association, Washington, D.C., 1913. Bibliothèque du Congrès

Recension de :

Hotbed: Bohemian Greenwich Village and the Secret Club That Sparked Modern Feminism
by Joanna Scutts, Seal, 405 pp., $30.00

Au début du vingtième siècle, quelques centaines de femmes et d'hommes vivaient à Greenwich Village, déterminés à faire une révolution non pas tant dans la politique que dans la conscience. Parmi eux se trouvaient des artistes, des intellectuels et des théoriciens sociaux pour qui les mots "libre" et "nouveau" avaient acquis un statut vénérable. « Liberté de parole, liberté de pensée, liberté d'amour, nouvelles morales, nouvelles idées, nouvelles femmes » : ces phrases étaient devenues des catéchismes, des slogans de croisade parmi ceux qui affluaient au Village au début des années 1900, dont beaucoup de noms - Eugene O'Neill, Mabel Dodge, John Reed, Edna St. Vincent Millay, Max Eastman et sa sœur Crystal – sont désormais inscrits dans l'histoire de l'époque. Faire l'expérience de soi par le biais d'une sexualité ouverte, d'une conversation irrévérencieuse, d'une excentricité vestimentaire ; se déclarer régulièrement libre de ne pas se marier ou d'avoir des enfants, libre de ne pas gagner sa vie ou de ne pas voter - telles étaient les conventions extravagantes des modernistes usaméricains qui vivaient alors dans le centre de New York.

La plupart de ces personnes se considéraient comme des sympathisants socialistes en même temps qu'elles plaçaient la conscience individuelle au centre de leurs préoccupations. Ils ne lisaient pas Marx autant que Freud, mais une différence majeure entre eux et les modernistes européens était l'espoir qu'en USAmérique, le changement social se produirait autant par le biais de la politique progressiste que par celui des arts. La pression en faveur de la réforme du travail, en particulier, était suffisamment dramatique pour que les radicaux de Greenwich Village aient le sentiment de vivre une vie urgente à son service. Ces années-là, des grèves ont fait la une des journaux : la grève des tailleurs de chemises à New York en 1909, la grève du textile de Lawrence à Lowell, dans le Massachusetts, en 1912, la grève des ouvriers de la soie de Paterson, dans le New Jersey, en 1913. Dans tous ces cas, les théoriciens du Village étaient présents sur le piquet de grève, les peintres du Village produisaient des œuvres de propagande, les journalistes du Village nourrissaient les enfants des grévistes - et parmi eux se trouvait toujours un nombre important de femmes membres de l'Heterodoxy Club. La vie et l'époque de ce club sont le sujet de la nouvelle histoire sociale vivante et captivante de Joanna Scutts, Hotbed (Pépinière).

Un samedi après-midi de 1912, un groupe de vingt-cinq femmes - toutes blanches, toutes instruites et principalement aisées - se réunit au restaurant Polly's, situé au 135 MacDougal Street, afin de créer un club pour les féministes autoproclamées qui ont envie de discuter. Le restaurant Polly's était situé au sous-sol de l'immeuble, tandis qu'à l'étage se trouvait l'énergique Liberal Club - qui soutenait une troupe de théâtre d'avant-garde et organisait des bals costumés pour collecter des fonds - et à côté se trouvait bientôt la Provincetown Playhouse, où l'œuvre d'Eugene O'Neill choquait régulièrement quelqu'un ou quelque chose. En bref, c'était le cœur du Greenwich Village bohème, le lieu de la relation intime entre l'art et la politique : exactement là où, en 1912, ces femmes se sentaient à leur place.

Marie Jenney Howe (1870-1934)

La seule condition pour devenir membre du club était que la candidate ne soit pas une personne d'opinion conventionnelle. En fait, annonçait la fondatrice, la suffragette Marie Jenney Howe, elles appelaient leur club Heterodoxy et elles-mêmes les Hétérodites. Le club n'avait pas de règlement, ne tenait pas de procès-verbal et ne se conformait à aucun ordre du jour. L'Hétérodoxy devait réunir des écrivaines et des avocates, des actrices et des universitaires, des anthropologues et des organisatrices syndicales pour le pur plaisir d'un échange animé, qui ne manquerait pas d'avoir lieu. Il s'agissait de femmes actives, chacune ayant un intérêt prononcé non seulement pour le suffrage des femmes mais aussi pour la justice économique et la liberté d'expression pour tous.

Parmi les premiers membres de l'Heterodoxy Club figuraient Charlotte Perkins Gilman, historienne féministe et autrice du célèbre roman The Yellow Wallpaper ; Mabel Dodge, tenancière de salon bohème ; Elizabeth Gurley Flynn, organisatrice syndicale radicale de l’IWW [qui inspira à Joe Hill sa chanson Rebel Girl, NdT] ; Fannie Hurst, serveuse, vendeuse et plus tard romancière de la Dépression ; la journaliste Mary Heaton Vorse ; la journaliste syndicale et avocate Crystal Eastman ; l'avocate et réformatrice syndicale Inez Milholland ; et la féministe radicale Rose Pastor Stokes. Comme l'a dit Vorse à propos des Hétérodites : « Tout le monde est libéral, sinon radical, et toutes sont pour le mouvement ouvrier et les arts ». Elles avaient une autre chose en commun : une prédilection partagée pour une forme de discussion à bâtons rompus qu'elles ont choisi d'appeler le débat. Ces samedis après-midi alternés où l'Hétérodoxy était en session chez Polly's étaient, dans les années autour de la Première Guerre mondiale, célèbres et mémorables pour l'intelligence bruyante que ces femmes souvent brillantes apportaient à l’examen des causes radicales.