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20/09/2023

L’histoire de la statue en bronze de Pinochet (coulée à Bagnolet) et des petits soldats de plomb à son effigie

La seule statue existante d’Augusto Pinochet, haute de 3 mètres et coulée chez Blanchet-Landowski à Bagnolet (France), n’a jamais été exposée en public. Elle est cachée dans un dépôt de l’armée chilienne. En revanche, les petits soldats de plomb à l’effigie du “Tata” (le Papy) ont connu un certain succès. La correspondante principale du quotidien espagnol El País à Santiago nous raconte ces deux histoires, emblématiques de la catastrophe anthropologique qui a frappé le pauvre Chili.-FG

 

Augusto Pinochet en bronze : l’histoire occultée de la statue du dictateur

Rocío Montes, El País, 10/9/2023

Avant de quitter La Moneda en mars 1990, le général avait prévu d’ériger un monument à son effigie dans un espace public de Santiago. Œuvre du sculpteur Galvarino Ponce, la sculpture de trois mètres a été coulée à Paris et a voyagé jusqu’au Chili, mais n’a jamais été installée : elle est cachée.

Photographies d’un buste et de la statue d’Augusto Pinochet conçus par le sculpteur Galvarino Ponce.Photo Rocío Montes

Peu avant de quitter La Moneda en mars 1990, après 17 ans de dictature militaire, Augusto Pinochet avait un projet monumental : une grande statue de lui-même qu’il léguerait à la postérité.

L’histoire commence à la fin des années 1980, lorsque l’armée de terre contacte le sculpteur Galvarino Ponce, l’un des grands génies chiliens du portrait sculptural.

Le sculpteur : réaliste, mais pas royaliste

Né en 1921 - il avait six ans de moins que Pinochet - Ponce est un artiste à la biographie curieuse et au talent exceptionnel. En regardant simplement des photographies ou en observant directement un homme ou une femme pendant quelques instants, il pouvait faire en quelques heures ce que d’autres artistes mettaient des jours ou des semaines à faire : réaliser des têtes qui ressemblaient de façon frappante à celles des personnes représentées. On dit qu’il utilisait la technique russe de modelage : avec des boules d’argile. Il travaillait d’abord le profil, le front, puis le volume. Il était talentueux, mais aussi rapide et prolifique. Ses œuvres sont présentes dans tout le Chili, dans les espaces publics et privés, comme celles de peu de ses confrères.

Teté - comme l’appellaient sa famille et ses amis - a commencé à sculpter avant l’âge de 20 ans. Mais avant de se consacrer pleinement à la sculpture, il a porté un uniforme. Avec des oncles et des parents liés à l’armée, il avait environ 14 ou 15 ans lorsqu’il est entré à l’école militaire de Santiago.

Il y est un élève lucide, brillant, remarquable, un artiste : tout à fait particulier. Cadet de l’école, il fonde la revue satirique El tiburón [Le Requin], où il exploite son côté journaliste. Il écrit des chroniques et dessine des caricatures de ses camarades de classe et de ses professeurs. Ponce réussit même à imprimer la publication qui, sur ordre des autorités, est supervisée et dirigée par un lieutenant d’artillerie : Carlos Prats, un militaire intellectuel, un peu plus âgé, qui supervise le travail de l’équipe d’El tiburón. C’est ainsi qu’est née la profonde amitié entre Ponce et Prats, commandant en chef de l’armée de terre sous le gouvernement de Salvador Allende (1970-1973). Lorsque la dictature de Pinochet l’assassine avec son épouse à Buenos Aires en 1974, Ponce est attristé par sa mort. Il le considérait comme un officier brillant, très distingué et un bon ami.

Il fait partie de la génération d’officiers de 1940 et, après avoir obtenu son diplôme, il commence à travailler à l’école d’infanterie de San Bernardo, dans le sud de Santiago, où il a passé une grande partie de son enfance et de son adolescence. Sans abandonner sa carrière militaire, Ponce commence à travailler comme sculpteur et, grâce au bouche-à-oreille, il reçoit ses premières commandes. Mais ce n’est que dans les années 1950 qu’il décide de se consacrer à l’art et de partir étudier en Italie. Il y parvient grâce à l’armée elle-même, qui l’envoie avec une bourse à l’école d’infanterie de Turin. Lorsqu’il rentre au Chili à l’âge de 32 ans, l’art est entré dans ses veines et il ne se voit pas reprendre les armes. Malgré lopposition de sa femme Chita, il décide de changer de vie et quitte l’armée. Il pensait avoir été bon et distingué en tant qu’officier et voulait devenir un bon civil. « Nous, les militaires, avons une tête très différente de celle des civils, et pour être un bon civil, il faut apprendre. Et pour apprendre à être un bon civil, il faut interagir avec les civils », dira-t-il bien plus tard.

Il tisse des réseaux parmi les radicaux et les francs-maçons. Il devient candidat à la députation pour le parti radical à San Bernardo et participe à la loge d’hommes politiques connus de l’époque. Des entrailles du pouvoir militaire - il a été le compagnon de nombreux commandants de l’armée - Ponce a ensuite circulé parmi le pouvoir politique et, dans les années 1950, il a produit des dizaines de sculptures de tailles et de matériaux différents : des figures universelles comme Homère aux intellectuels chiliens et aux héros de toutes les époques. L’armée, qui reste son univers d’origine, lui commande un grand nombre d’œuvres.

Mais l’une des œuvres les plus importantes, en raison de ses dimensions et de son importance, est probablement le monument de l’Abrazo de Maipú, aujourd’hui installé sur la place du temple votif de cette municipalité, à l’ouest de la capitale chilienne, qu’il a remporté à l’issue d’un concours public (il a envoyé quatre projets sous des pseudonymes différents). Il s’agit d’un monument équestre représentant les généraux San Martín et O’Higgins montés sur des chevaux qui lèvent leurs pattes antérieures comme pour initier un saut dans l’infini. Il en achève le modelage en 1961, ce qui lui permet d’acquérir une certaine notoriété en tant qu’artiste. Grâce aux efforts de ses amis radicaux, le gouvernement de Jorge Alessandri (1958-1964) le nomme attaché culturel du Chili à Rome.

Le sculpteur Galvarino Ponce travaillant sur un buste. Photo Rocío Montes

Pendant 20 ans, Ponce a poursuivi une carrière diplomatique : tout au long des années 1960 et 1970. Il commence par la capitale italienne, où il bénéficie d’un décret du président Alessandri qui lui permet d’entrer au ministère des Affaires étrangères en tant que fonctionnaire. Il travaille ensuite à Rio de Janeiro, Asunción, Neuquén, Amman en Jordanie, Mendoza et Belgrade, la capitale de l’ex-Yougoslavie. Il prend sa retraite de diplomate en 1981 pour se consacrer à nouveau à la sculpture. Ces décennies ont été prolifiques : présidents, généraux, héros nationaux, intellectuels et prêtres ont alimenté les statues de Ponce, un homme qui attirait l’attention par sa sympathie et ses traits d’esprit.

Il a écrit une courte autobiographie à la machine à écrire, dont voici un résumé :

« Il est très fier d’avoir travaillé si dur : ses adversaires pensent qu’il est au mieux de sa forme....

Il a passé sa vie à lire, étudier et travailler, toujours sur des sujets absolument inutiles.

Les artistes pensent qu’il était un bon diplomate ; les diplomates pensent qu’il était un bon artiste....

Ces dernières années, il a essayé de gagner sa vie avec ses mains. Beaucoup considèrent que c’est un paradoxe... parce qu’il s’appelle Galvarino [héros mapuche dont les mains ont été coupées].

Il est tout à fait réaliste, sans être royaliste.

C’est un sybarite, par construction, mais diverses affections, dont l’âge, le limitent de façon alarmante et progressive.

Sa monomanie est de fabriquer des singes [monos en espagnol]. Il pense qu’il peut devenir un vieil homme heureux. Il a un tempérament très joyeux et ne prend rien au sérieux, sauf le whisky... »

Un “secret d’État”

La commande que l’armée de Pinochet lui a confiée à la fin des années 1980 - et que Ponce a acceptée - consistait en une grande statue et des dizaines de bustes du général à installer dans tous les régiments et garnisons militaires du pays.

Ponce a commencé à le modeler. « C’était des photos, rien que des photos. Les militaires ont envoyé des photos des chaussures, des uniformes, des décorations. Vous savez comment sont les militaires », a-t-il expliqué à la soussignée en mars 2012, lors d’un entretien à son domicile de San Bernardo, dans la partie sud de Santiago, qui conserve une certaine culture rurale.

Pour Ponce, Pinochet était une vieille connaissance : c’est le sculpteur qui a présenté Pinochet à son ancienne épouse, Lucía Hiriart.