Affichage des articles dont le libellé est Impérialisme postnational. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Impérialisme postnational. Afficher tous les articles

31/07/2025

MAX MANSOUBI
L’intelligence artificielle et l’avancée de l’impérialisme postnational : une analyse sociologique

Max Mansoubi, Walking Makes The Road,  30/7/2025

Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala

Max Mahmoud Mansoubi est un universitaire aujourd’hui retraité et vivant dans la Silicon Valley (Californie). Il a étudié à l'université de Florence, puis à l’université de Pise (Italie) où il a obtenu son doctorat. Il a mené des activités d’enseignement et de recherche dans diverses universités et institutions privées italiennes. Au cours de sa longue carrière, qui a débuté au milieu des années 1970, il a également été journaliste, critique de cinéma, animateur de radio, chroniqueur, éditeur de livres universitaires, architecte logiciel, directeur de réseau et de centre de données, fondateur de start-up, directeur technique et PDG. 

Le monde connaît actuellement de profondes transformations catalysées par les technologies numériques, en particulier l’IA. Le développement de l’intelligence artificielle générale (IAG) et la possibilité théorique d’une superintelligence ajoutent de nouvelles dimensions à la dynamique du pouvoir mondial. Ces technologies n’émergent pas de manière isolée, mais s’inscrivent dans un système mondial caractérisé par la diminution de la souveraineté des États-nations, l’intensification de l’interdépendance économique et la complexité des systèmes de gouvernance transnationaux, dont elles sont également le produit. Cette note de laboratoire soutient que l’IA et ses itérations avancées jouent un rôle déterminant dans la reconfiguration du pouvoir mondial et l’émergence de ce que l’on pourrait appeler l’impérialisme postnational.


Colonialisme numérique, par Zoran Svilar

Cadre théorique

Le pouvoir passe des États-nations à des entités transnationales, une caractéristique déterminante de la mondialisation. Comme l’ont fait valoir Saskia Sassen et Manuel Castells, les paradigmes de la société en réseau et de la ville mondiale révèlent comment le capital et l’influence circulent à travers les frontières, remodelant l’autorité des États. La théorie des souverainetés qui se chevauchent de David Held et le concept de réalisme cosmopolite d’Ulrich Beck fournissent des éléments essentiels pour comprendre cette évolution.

Le déterminisme technologique, en particulier dans sa forme douce, suggère que la technologie façonne les résultats sociaux sans les déterminer de manière rigide. La théorie critique de la technologie d’Andrew Feenberg met l’accent sur la co-construction de la technologie et de la société. L’IA, l’IAG et la Superintelligence doivent être considérées comme des systèmes sociotechniques, c’est-à-dire qu’elles évoluent grâce aux interactions entre les possibilités [« affordances »] technologiques et les acteurs sociaux.

Le concept d’« Empire » de Michael Hardt et Antonio Negri est essentiel. Dans cette optique, l’impérialisme ne consiste plus en une conquête territoriale, mais en l’imposition de systèmes de contrôle et de valeurs par le biais du capitalisme mondial, des institutions internationales et, désormais, des technologies numériques.

L’IA et la restructuration du pouvoir mondial

Le développement de l’IA est principalement impulsé par des entreprises transnationales (par exemple Google, Meta, Microsoft, Tencent), des institutions de recherche mondiales et des organismes de gouvernance supranationaux. Ces acteurs transcendent les limites des États-nations et forment un empire diffus et interconnecté. La propriété et le déploiement des technologies d’IA contribuent à un nouveau mode d’influence qui n’est pas lié à la géographie, mais aux flux de données, au contrôle algorithmique et aux dépendances infrastructurelles.

Nick Couldry et Ulises Mejias ont inventé le terme « colonialisme des données » pour décrire l’extraction de l’expérience humaine comme matière première pour le développement de l’IA. Ce phénomène reflète l’extraction coloniale classique, mais s’effectue par des moyens numériques. La gouvernance algorithmique, qui fonctionne souvent sans contrôle démocratique, permet une forme de contrôle impérial dans laquelle les décisions qui affectent des milliards de personnes sont prises par des systèmes opaques appartenant à un petit nombre d’entités.

L’IA permet la capitalisation des connaissances, de l’information et des capacités cognitives (capitalisme cognitif), où l’attention, l’interaction et même le travail émotionnel des êtres humains sont exploités et monétisés. Le déploiement de l’IA dans les plateformes de travail et les systèmes de surveillance intensifie cette tendance, entraînant de nouvelles asymétries de pouvoir et une restructuration de la dynamique du travail à l’échelle mondiale.

L’IAG et l’horizon de la superintelligence : une nouvelle avant-garde impériale ?

L’IAG, en tant que système capable d’effectuer toutes les tâches intellectuelles dont l’être humain est capable, représente un bond qualitatif en matière de capacités technologiques. Les acteurs qui contrôlent l’IAG auront une influence sans précédent sur la production de connaissances, la prise de décision et, éventuellement, la gestion des risques existentiels. L’IAG devient ainsi un atout stratégique comparable à l’énergie nucléaire au XXe siècle.

Des théoriciens comme Nick Bostrom affirment que les superintelligences, c’est-à-dire des entités largement plus intelligentes que les humains, pourraient remodeler la civilisation. Si elle était monopolisée par un seul acteur ou une seule coalition, la superintelligence pourrait imposer un nouvel ordre impérial, caractérisé non pas par la force brute, mais par une domination cognitive totale. Il s’agirait d’un empire postnational, non gouverné par des humains, mais peut-être par des intermédiaires machiniques.

La course au développement de l’IAG est intrinsèquement géopolitique. La Chine, les USA et les conglomérats technologiques transnationaux en sont les principaux acteurs. La lutte porte moins sur la suprématie nationale que sur l’accès aux données d’entraînement, aux infrastructures informatiques et à la marge de manœuvre réglementaire. Il en résulte un passage d’une géopolitique westphalienne à une géopolitique des plateformes.

Caractéristiques des futures puissances impériales postnationales

Ces puissances n’auront pas besoin d’armées terrestres ni de frontières officielles. Le contrôle s’exercera par le biais de la dépendance aux plateformes, des points d’étranglement des infrastructures (services cloud, réseaux satellitaires, production de puces) et des cadres de gouvernance numérique.

Les empires futurs combineront des acteurs publics et privés, avec des frontières floues entre le pouvoir des entreprises et celui de l’État. La responsabilité juridique sera fragmentée et la gouvernance sera mise en œuvre par le biais de conditions d’utilisation, d’algorithmes et d’organismes de normalisation.

Dans l’impérialisme postnational, le contrôle des flux d’informations, guidé par l’IA et la curation algorithmique, sera primordial. L’IA déploiera des technologies persuasives avancées pour façonner le discours public, influençant les résultats électoraux, le comportement des consommateurs et l’opinion publique grâce à des messages personnalisés et à une présentation sélective de l’information. L’intégration omniprésente de l’IA dans la vie quotidienne lui permet déjà de guider subtilement la pensée et l’action collectives, servant ainsi les objectifs de ceux qui contrôlent l’infrastructure informationnelle.

L’architecture économique émergente sera fondamentalement remodelée par une centralisation extrême du capital, des données et des capacités de production. Dans ce nouveau paradigme, la valeur sera principalement générée non pas par les moyens industriels traditionnels, mais par le contrôle et l’exploitation d’écosystèmes d’IA sophistiqués. Cela englobe l’ensemble du cycle de vie de l’intelligence artificielle : de la collecte et de la curation méticuleuses de vastes quantités de données d’entraînement, en passant par le développement et le perfectionnement de modèles d’IA avancés, jusqu’au déploiement d’applications innovantes. L’objectif ultime dans ce cadre est la monétisation du travail cognitif à une échelle sans précédent, transformant la production intellectuelle humaine en une ressource marchandisée gérée et optimisée par l’IA.

L’avènement de l’intelligence artificielle générale (AGI) ou de la superintelligence inaugure une ère où les empires postnationaux pourraient redéfinir fondamentalement leurs rôles, pour devenir des entités principalement axées sur la gestion planétaire. Ce profond changement dépasse l’influence géopolitique traditionnelle et englobe des domaines critiques tels que la modélisation climatique sophistiquée, la gestion globale de la biosphère et l’atténuation proactive des risques existentiels. La capacité même de ces IA avancées à traiter de vastes ensembles de données, à prédire des tendances écologiques complexes et à optimiser l’allocation des ressources confère à ces empires émergents une autorité techno-morale. Cette autorité, qui découle de leurs prouesses technologiques inégalées et de leur engagement en faveur du bien-être mondial, devrait dépasser l’efficacité et l’influence des institutions internationales existantes, souvent entravées par des intérêts nationalistes et des inefficacités bureaucratiques. Dans ce paradigme futur, la gouvernance des défis les plus urgents de la Terre ne relèverait plus uniquement de la compétence des États-nations ou de leurs organisations intergouvernementales, mais serait de plus en plus influencée et potentiellement dirigée par ces entités postnationales technologiquement avancées.

Défis et contre-forces

Les tendances anti-impérialistes émergentes contre les forces centralisatrices de l’IA comprennent l’IA open source, la gouvernance décentralisée des données et la souveraineté numérique. Des technologies telles que la blockchain et l’apprentissage fédéré soutiennent cette tendance en permettant une gestion transparente et distribuée des données et une formation décentralisée des modèles d’IA, atténuant ainsi les risques liés à la confidentialité et au contrôle. En fin de compte, une surveillance démocratique de l’IA est essentielle pour garantir la responsabilité, le développement éthique et une large participation, empêcher la consolidation du pouvoir et garantir que l’IA serve les intérêts de la société plutôt que de nouvelles formes d’impérialisme.

Les efforts déployés par l’UE, l’UNESCO et la société civile pour établir des lignes directrices éthiques et des contraintes juridiques en matière d’IA constituent des tentatives pour lier le développement de l’IA aux normes démocratiques. Cependant, leur application reste faible et fragmentée.

La résistance culturelle à l’homogénéisation algorithmique, qui se manifeste dans les mouvements indigènes pour la souveraineté des données et les critiques de la conception occidentale de l’IA, remet en question les tendances universalistes des empires postnationaux.

Conclusion

L’IA, l’IAG et la superintelligence ne sont pas de simples innovations technologiques, mais des éléments fondamentaux d’un nouvel ordre mondial. L’impérialisme post-national qu’elles engendrent se caractérise par un contrôle déterritorialisé, une gouvernance hybride, une domination épistémique et une concentration économique. Ces évolutions posent des défis importants aux conceptions traditionnelles de la souveraineté, de la citoyenneté et de la démocratie. Les futures recherches sociologiques devront s’interroger de toute urgence sur ces changements, en soulignant la nécessité de cadres inclusifs, éthiques et pluralistes qui empêchent l’émergence d’un ordre impérial médiatisé par le numérique.

Bibliographie

Beck, U., Qu’est-ce que le cosmopolitisme ?, Aubier 2006

Bostrom, N.,  Superintelligence, Dunod, 2017

Castells, M., La société en réseaux : l’ère de l’information, Fayard, 1998

Couldry, N., & Mejias, U. A. (2019). The Costs of Connection: How Data Is Colonizing Human Life and Appropriating It for Capitalism. Stanford University Press.

Feenberg, A. (1999). Questioning Technology. Routledge.

Hardt, M., & Negri, A., Empire, 10/18? 2004

Held, D. (1995). Democracy and the Global Order: From the Modern State to Cosmopolitan Governance. Stanford University Press.

Mezzadra, S., & Neilson, B. (2013). Border as Method, or, the Multiplication of Labor. Duke University Press.

Sassen, S. (2006). Territory, Authority, Rights: From Medieval to Global Assemblages. Princeton University Press.

Srnicek, N. (2017). Platform Capitalism. Polity Press.

UNESCO,  Recommandation sur l’éthique de l’intelligence artificielle,  2021 

Zuboff, S., L’Âge du capitalisme de surveillance, Zulma, 2020