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20/01/2025

Patrice Émery Lumumba (1925-1961) : Honneur et Respect

Discours du 30 Juin 1960, jour de l'indépendance du Congo


Patrice Emery Lumumba (né le 2 juillet 1925) aura été une étoile filante dans le ciel  de l’Afrique à peine indépendante. Élu Premier ministre en 1960, destitué quatre mois plus tard, il est assassiné le 17 janvier 1961, suite à un complot mêlant la puissance coloniale belge, la CIA et les services secrets français. Ce que toutes ces puissances ne lui pardonnaient pas, c’était de vouloir rompre avec le colonialisme qui, au Congo, fut particulièrement féroce. Patrice Lumumba a scellé son destin le jour même de l’Indépendance, par son discours, non prévu. En disant la vérité du colonialisme, il se condamnait à mort.

Le 30 juin 1960, jour de l'indépendance du Congo, le Palais de la Nation à Léopoldville (l'actuelle Kinshasa) reçoit les membres de la famille royale belge dont le roi Baudoin 1er, des représentants du gouvernement belge, des administrateurs coloniaux, le parlement congolais, la presse internationale pour célébrer cette nouvelle ère pour le Congo.  L'évènement est radiodiffusé dans tout le pays et couvert par la presse internationale. La foule s'amasse devant le Palais de la Nation pour assister à un évènement historique. Le protocole voulait que le roi Baudoin puis le président Kasavubu fassent un discours pour l'indépendance du Congo mais le Premier ministre Lumumba élu par le parlement ne l'entendit pas de cette oreille.
Le discours du roi des Belges, Baudoin 1er, fut un discours de légitimation de la colonisation, une véritable apologie de l'œuvre du roi Léopold II.  

"L'indépendance du Congo constitue l'aboutissement de l’œuvre conçue par le génie du roi Léopold II, entreprise par lui avec un courage tenace et continuée avec persévérance par la Belgique".

Il sonnait aux oreilles des nationalistes congolais comme une insulte à la mémoire des millions de morts générés par la politique monstrueuse du roi Lépold II, grand-oncle du roi Baudoin. "Pour caractériser le colonialisme léopoldien, les sources les plus diverses utilisaient les notions et les concepts les plus évocateurs pour l'époque, curse ("malédiction"), slave state ("Etat esclavagiste"), rubber slavery ("esclavage du caoutchouc"), crime, pillage...Aujourd'hui on n'hésite plus à parler de génocide et d'holocauste" (Elikia M'Bokolo, Le livre noir du colonialisme. XVIè-XXIè siècle : de l'extermination à la repentance, p.434). On peut d'ailleurs pour évaluer l'ampleur de la monstruosité coloniale au Congo sous Léopold II consulter de nombreuses références*.

Un documentaire britannique intitulé 
« Le Roi blanc, le caoutchouc rouge, la mort noire »   réalisé par Mark Dummett et produit par la BBC a suscité les foudres de la maison royale et du ministre des affaires étrangères Louis Michel lors de sa diffusion sur la RTBF le 8 avril 2004. Le passage incriminé était un commentaire faisant le parallèle entre la colonisation de Léopold II et le génocide hitlérien. Même si bon nombre de ces enquêtes sont postérieures à 1960, ni la Belgique, ni les Congolais ne pouvaient ignorer le cataclysme pour le Congo que fut le règne de Léopold II. Les travaux de l'avocat afro-américain George Washington Williams, du missionnaire afro-américain William Shepperd, du journaliste britannique Edmund Dene Morel, du consul britannique Roger Casement, du premier mouvement des droits de l'homme (Anti-Slavery International) furent à l'origine d'une commission d'enquête belge instituée par décret le 23 juillet 1904 et dont les témoignages ne furent pas publiés. Cette commission fut relayée par une de nombreux articles dans la presse et par une abondante littérature dont les fleurons les plus célèbres sont Au coeur des ténèbres de Joseph Conrad (1905) et The crime of the Congo (1909) de Sir Arthur Conan Doyle.

Le discours de Baudoin Ier en faisant l'apologie de son grand-oncle et de l’œuvre coloniale apparaît pour les colonisés comme un discours de légitimation des nombreuses humiliations et discrimination qui ont jalonné la colonisation : arrestations arbitraires, exécutions sommaires, répressions sanglantes, spoliations et expropriations... En juin 1960, aucun Noir ne dépassait le grade de sergent-chef dans la Force Publique (force coloniale belge), et le dérisoire statut "d'évolué", censé couronner les efforts d'assimilation des indigènes, concerne à peine un millier de Congolais sur treize millions.

Baudoin Ier :

"Ne compromettez pas l'avenir par des réformes hâtives, et ne remplacez pas les organismes que vous remet  la Belgique, tant que vous n'êtes pas certains de pouvoir faire mieux...N'ayez crainte de vous tourner vers nous. Nous sommes prêts à rester à vos côtés pour vous aider de nos conseils, pour former avec vous les techniciens et les fonctionnaires dont vous aurez besoin."

Au discours pro-colonial du roi Baudoin répondra le discours officiel insignifiant du président du parlement, Joseph Kasavubu qui remercie le roi et en appelle à Dieu : "...Dans une attitude de profonde humilité j'ai demandé à Dieu qu'il protège notre peuple et qu'il éclaire tous ses dirigeants...".

Puis il y eut l'allocution non annoncée du Premier Ministre Patrice Emery Lumumba à la grande surprise du gouvernement belge et de la maison royale. Son discours, pour les Congolais, fut libérateur  de tant d'humiliations, de brimades et de crimes contre l'humanité subis et jamais dénoncés publiquement. Il fut interrompu à huit reprises par les applaudissements de la foule  et son discours fut couronné par une véritable ovation tandis que le roi Baudoin devint livide selon nombre d'observateurs. Lumumba intervint immédiatement après l'allocution du président congolais. C'est Joseph Kasongo, le président de la chambre des représentants qui donna la parole au Premier ministre à la grande stupéfaction du gouvernement Eyskens et du roi. Aucun des spectateurs de cette journée n'avait eu le projet de texte de Lumumba, ni la presse, ni les Belges, ni les Congolais. Jean Van Lierde, ami belge de Lumumba, raconte comment il a vu Lumumba corriger son texte durant l'allocution du roi Baudoin et du président Kasavubu. C'est le contenu du discours qui va sceller le sort de Lumumba et montrer au monde entier de quelles valeurs, de quelle idéologie politique il était trempé. Pour la première fois, un "nègre" devenu le plus haut responsable du gouvernement congolais, révèle au monde entier le sort que les colonisés ont subi sous le joug colonial au Congo. Comble du déshonneur, il ne s'adresse ni au roi, ni au gouvernement belge mais aux Conglais, reléguant les anciens colons au rôle de spectateurs.

Ce portrait de Lumuba, commandé au peintre Bernard Safran pour orner la couverure du TIME MAGAZINE du 22 août 1960, ne parut jamais, car il fut remplacé au dernier moment par un portrait de Dag Hamarskjِöld, le Secrétaire général de l'ONU, qui venait de mourir dans un accident d'avion, resté inexpliqué à ce jour, au...Congo

Discours du 30 Juin 1960

Congolais et Congolaises,

Combattants de l'Indépendance aujourd'hui victorieux, Je vous salue au nom du gouvernement congolais.

 A vous tous, mes amis, qui avez lutté sans relâche à nos côtés, je vous demande de faire de ce 30 juin 1960 une date illustre que vous garderez ineffablement gravée dans vos coeurs, une date dont vous enseignerez avec fierté la signification à vos enfants, pour que ceux-ci à leur tour fassent connaître à leurs fils et à leurs petits-fils l'histoire glorieuse de notre lutte pour la liberté.

16/12/2024

VALÉRIE K ORLANDO
La littérature et le cinéma francophones du « nouveau » Maroc, reflets d’une société en transition
Nouveau livre des éditions The Glocal Workshop

“Seul le palmier se tient encore droit, implorant le Ciel, profitant du vent chaud pour dire ses prières d’un léger hochement de tête. Comme la première lettre de l’alphabet, l’Alif, il se tenait droit parmi toutes ces courbes, ces points épars, ces lignes brisées.”

Youssouf Amine Elalamy Amour nomade

Valérie K Orlando étudie dans ce livre la production écrite et filmée de langue française durant la première décennie du règne de Mohamed VI, dans le Maroc d’après les Années de plomb (1963-1999). Une décennie marquée par un florilège d’œuvres de fiction et documentaires brisant les tabous politiques, sociaux et culturels. Le fait sans doute le plus remarquable de cette période est la prise de parole féminine. Mais les œuvres ici analysées mettent aussi en scène les déshérités et les laissés pour compte. Les espoirs énormes exprimés durant cette première décennie du “nouveau” Maroc ont souvent été déçus, mais les Marocain·es ont su et savent faire preuve de persévérance et de résilience. Ils et elles le démontrent chaque jour, par la plume, par le clavier et par la caméra.

Valérie K. Orlando

La littérature et le cinéma francophones du « nouveau » Maroc
Reflets d’une société en transition

Traduit de l’anglais (USA) par Isa Rousselot
Édité par Fausto Giudice

Éditions The Glocal Workshop/L’Atelier Glocal

Collection “Tezcatlipoca” n° 6
408 pages, format A5
Décembre 2024

Classification Dewey : 070 - 440 – 492 – 791 - 840 – 843.08.083 - 892 – 928 - 964


Tout soutien bienvenu

07/12/2024

LÉOPOLD LAMBERT
Casablanca 1952 : l’architecture au service de la lutte anticoloniale ou de la contre-révolution


Léopold Lambert, The Funambulist, 9/8/2018
Traduit par
Tafsut Aït Baamrane, Tlaxcala

Je me suis récemment rendu en Algérie pour faire quelques recherches en vue de mon prochain livre consacré à l’espace de l’état d’urgence français ; j’espère écrire bientôt quelques-uns de ces articles non rigoureux à ce sujet mais, en attendant, j’aimerais écrire un court article sur une lutte de libération nationale contre l’empire colonial français que nous évoquons généralement moins souvent que la Révolution algérienne : la lutte de libération marocaine. Un moment de cette lutte revêt une importance particulière lorsqu’il s’agit d’évoquer la relation entre le colonialisme et l’architecture, notamment en la comparant aux stratégies adoptées par les gouvernements français successifs en Algérie dans les années qui suivront ce moment spécifique. 

L’événement dont il est question ici consiste en deux journées de grève et de manifestations organisées par l’Union. Générale des Syndicats Confédérés du. Maroc (UGSCM) et le principal parti nationaliste marocain (Istiqlal) en décembre 1952, décrites avec précision par Jim House dans un essai intitulé « L’impossible contrôle d’une ville coloniale ? ».(Genèses vol. 86, 2012). Bien que cet article soit partiellement motivé par la tentative de traduire certains éléments de la description de la grève de 1952 par House (ce à quoi la première partie de cet article est consacrée), il trouve également sa motivation dans l’absence, dans son article, de considération pour la transformation urbaine massive que les autorités coloniales entreprenaient à l’époque. Ce point, ainsi que ce qu’il nous apprend sur les responsabilités des architectes dans la contre-révolution coloniale, fera donc l’objet de la deuxième partie de cet article.


Farhat Hached (en costume sombre) en tête d'une manifestation de l'UGTT, la confédération syndicale tunisienne


Une manifestation anticoloniale dans les Carrières Centrales de Casablanca

Le 5 décembre 1952, le nationaliste et syndicaliste tunisien Ferhat Hached est assassiné dans un complot qui semble impliquer les autorités coloniales françaises en Tunisie. En guise de réponse transnationale, l’UGSCM marocaine et l’Istiqlal organisent une grève générale au Maroc le 7 décembre. Cette grève trouve son origine dans le bidonville des Carrières Centrales (aujourd’hui Hay Mohammadi) à Casablanca, où vivent plus de 130 000 colonisés. Certains d’entre eux ont quitté les zones rurales du pays pour venir s’installer ici ; d’autres ont été déplacés en 1938 du centre-ville après qu’une épidémie de typhoïde a servi de prétexte aux autorités pour détruire les petits bidonvilles adjacents aux « quartiers européens » et expulser leurs habitants en dehors de ce qui était alors les limites de la ville. 

Le bidonville massif qui existe donc au début des années 1950 est considéré par les autorités françaises comme une menace politique pour l’ordre colonial - nous verrons dans la deuxième partie en quoi a consisté la stratégie contre-révolutionnaire qui s’en est suivie. En conséquence, un plan de répression spécifique est mis en place pour répondre à tout mouvement anticolonial dans les Carrières Centrales : en plus des policiers français et marocains (ces derniers étant sous les ordres du makhzen), les autorités coloniales imaginent plusieurs niveaux de renforts militaires tels que des tirailleurs marocains ou sénégalais, des goums (unités militaires berbères), et d’autres branches de l’armée coloniale.

La grève organisée à l’origine par l’Istiqlal est appelée « grève des souris ». Elle consiste à refuser de sortir de chez soi pour aller travailler. Dans la soirée du 7 décembre cependant, des crieurs publics circulent dans le bidonville pour déclarer que la grève est interdite et que tout le monde devra ouvrir son magasin comme un jour normal. Quelques instants plus tard, la police ouvre le feu sur les habitants qui leur jetaient des pierres en réponse à l’interdiction. Les manifestants se rassemblent devant le poste de police local ; certains sont tués par balle. Les policiers entreprennent alors de fouiller le bidonville et pénètrent systématiquement dans les maisons, tandis que des militants nationalistes sont arrêtés. Le lendemain, les colons qui vivent à proximité sont évacués et de nouveaux tirs sont effectués par la police dans le quartier, tuant notamment un garçon de 15 ans qui creusait une tranchée à l’intérieur de sa maison pour protéger sa famille.

Dans l’après-midi du 8 décembre, une marche massive est organisée, quittant les quartiers pauvres marocains et se dirigeant vers le centre-ville, vers la Maison des Syndicats, où une réunion est prévue. En décrivant les événements, la presse française évoque une « tentative d’invasion de la ville européenne ». La police tire et tue au moins 14 personnes dans le cortège. De nombreuses autres personnes sont arrêtées. Certaines sont relâchées en petit nombre au milieu d’une foule de colons qui les agressent. Pendant ce temps, d’importants renforts militaires sont appelés pour circonscrire les quartiers pauvres marocains. Des avions de reconnaissance volent à basse altitude au-dessus de ces quartiers dans un effort qui relève autant de la surveillance que de l’intimidation. De même, des chars légers et des mitrailleuses paradent autour des Carrières Centrales. Dans le quartier lui-même, la police marocaine oblige les habitants à ouvrir leurs magasins et détruit ceux qui restent fermés, dans ce qui préfigure la réponse française à la grève générale organisée par le FLN en Algérie cinq ans plus tard.

Dans les jours qui suivent, des milliers de policiers et de soldats sont déployés dans les quartiers marocains et 1206 personnes sont jugées coupables d’atteinte à lordre public par les tribunaux coloniaux. Certains des manifestants arrêtés sont torturés à l’électricité dans les commissariats - préfigurant là encore les années suivantes de la révolution algérienne (1954-1962). 51 syndicalistes français, proches du mouvement nationaliste marocain, sont également expulsés vers la France.

Comme c’est souvent le cas dans les massacres coloniaux (l’État ayant tout intérêt à empêcher les archives d’exister), le nombre de manifestants tués au cours de ces journées de répression reste flou, mais se situerait entre 100 et 300. (Jim House, « L’impossible contrôle d’une ville coloniale ? », 2012).

 
Le Plan Écochard et le bidonville. Photothèque du ministère de l’habitat marocain


Les architectes et la contre-révolution

Comme mentionné plus haut, les informations fournies par Jim House dans son essai sont extrêmement précieuses, mais omettent également de mentionner comment les Carrières Centrales ont été en même temps le lieu d’une transformation urbaine drastique qui reste aujourd’hui bien connue dans l’histoire de l’architecture. Le récit politique et historique n’implique donc pas l’architecture et, sans surprise, la plupart des récits architecturaux n’impliquent pas la violence du colonialisme ou le font avec trop peu d’insistance. 

Alors qu’il était directeur de la Direction de l’urbanisme du Maroc (1946 à 1952), l’architecte et urbaniste français Michel Écochard a conçu un plan directeur pour les Carrières Centrales, avec son collectif, dont le nom, GAMMA pour Groupe d’Architectes Modernes Marocains, trompe sur le type d’architectes impliqués (« marocains » signifie ici français et occidentaux au Maroc, comme Shadrach Woods ou Georges Candilis).

Comme mentionné ci-dessus, ce plan directeur et sa grille reconnaissable de 8×8 mètres, ainsi que ses tentatives (plus ou moins orientalistes) de l’adapter à la population marocaine, appartiennent à l’histoire canonique de l’architecture. Dans les rares occasions où le contexte politique de ce projet est mentionné (pas « simplement » l’ordre colonial français au Maroc, mais aussi la suppression du mouvement nationaliste marocain), ce contexte est compris comme l’arrière-plan du projet, plutôt que comme son essence même.

Il s’agit, à mon avis, d’une dimension fondamentale pour comprendre, non seulement le rôle de l’architecture ici, non seulement la relation que l’architecture entretient avec le colonialisme, mais plus largement, la fonction même de l’architecture dans la cristallisation et l’application des ordres politiques (et, dans de très rares occasions peut-être, des désordres).


En d’autres termes, nous ne devrions pas simplement être frappés par le fait que le massacre de 1952 s’est produit alors que la transformation urbaine du bidonville était en cours - nous devrions considérer cette transformation comme l’effort colonial pour faire taire le mouvement anticolonial, comme ce sera plus tard le cas en Algérie à la fin des années 1950 avec la construction de complexes résidentiels massifs par les autorités françaises comme la deuxième vague contre-révolutionnaire (après et en même temps que la vague judiciaire et militaire) contre la révolution anticoloniale. Bien sûr, le projet lui-même n’est pas une réponse à la grève de 1952, mais il constitue plutôt une réponse préventive à une telle lutte politique.

Affirmer cela n’est pas une proposition pour relire l’histoire à travers le prisme d’une conspiration coloniale impliquant des architectes et des urbanistes à tous les niveaux des décisions militaires et administratives. Je n’ai personnellement pas lu de compte-rendu impliquant Ecochard et les militaires sur les caractéristiques contre-révolutionnaires de son projet urbain et je ne sais pas s’il en existe - pas plus que pour Fernand Pouillon à Alger quelques années plus tard.

Cependant, le degré d’intentionnalité manifesté par les architectes lorsqu’il s’agit de participer à l’ordre colonial est secondaire lorsque les clients sont précisément les gardiens de cet ordre, et que les architectes sont des membres de la société de colonisation. De plus, par sa valorisation extrême de la rationalité, l’architecture moderne, peut-être plus que toute autre, incarne le paradigme spatial idéal lorsqu’il s’agit de contrôler la population (voir cet article de 2014 sur Brasilia par exemple) et d’encadrer la plupart des aspects de la vie quotidienne de ses résidents.

Les différents ensembles modernistes construits par les autorités coloniales françaises au Maroc et en Algérie doivent donc être considérés, tant au niveau politique qu’opérationnel, pour ce qu’ils sont : des armes architecturales contre-révolutionnaires.


L’immeuble dit « Nid d’Abeilles » conçu par Georges Candilis et Sadrach Woods en 1952 et en 2016. Photos Léopold Lambert.

 L’architecture et la révolution anticoloniale

Comme je l’ai exprimé à maintes reprises sur The Funambulist, je suis convaincu que l’architecture a une propension à incarner l’ordre colonial. Sa violence intrinsèque matérialise facilement les murs dont l’État colonial a besoin pour se maintenir, et rien n’est plus facile que d’extruder une ligne tracée sur une carte où les frontières sont des constructions coloniales. Une partie de moi croit encore qu’un design anticolonial peut être réalisé si, d’une manière ou d’une autre, on accepte d’embrasser une telle violence intrinsèque en faveur d’un programme anticolonial. Néanmoins, la relation entre l’architecture et la révolution anticoloniale n’est jamais plus grande que lorsque l’ordre incarné par la première est subverti (volontairement ou non) en faveur de la seconde. Bien que la libération du Maroc ait eu lieu en 1956 et qu’il soit douteux qu’un tel processus ait déjà été réalisé à ce moment-là dans la grille Écochard des Carrières Centrales, la visite de l’architecture moderne de l’actuel Hay Mohammadi suggère certainement une telle subversion dans la difficulté que nous pourrions même éprouver en essayant de la reconnaître. 

Bien sûr, la subversion ici était principalement basée sur l’appropriation d’un espace domestique pour les besoins quotidiens, et non sur l’effort politique anticolonial ; cependant, tout comme les architectes colons n’ont pas besoin de contribuer volontairement à l’ordre colonial pour le faire, les résidents colonisés et post-coloniaux (Hay Mohammadi reste aujourd’hui un quartier prolétaire ) n’ont pas besoin de subvertir volontairement cet ordre pour le faire. 

Si nous pouvons conclure par une ultime comparaison avec Alger, la Casbah n’a pas eu besoin d’être transformée politiquement pour constituer une condition spatiale idéale pour la révolution algérienne, son existence continue en décalage avec la logique coloniale, ainsi que son incarnation d’une multitude de processus rationnels (par opposition à un processus uniforme, toujours manifesté dans un plan directeur), l’ont rendue ainsi. Que les photographies suivantes, en comparaison avec la précédente du plan Ecochard, représentent donc moins l’efficacité d’une lutte anticoloniale passée, que le symbole de sa potentialité au présent ou au futur dans la subversion de l’ordre colonial qu’elles incarnent.

Ci-dessous des photographies de Hay Mohammadi, Casablanca
par Léopold Lambert (2016)



Remerciements : cet article n’a pu être écrit aujourd’hui que grâce à l’invitation à Hay Mohammadi des amies Karima El Kharraze et Hélène Harder en 2016, et à la généreuse introduction à l’histoire prolétarienne de la ville par Karim Rouissi. Je profite également de ce paragraphe supplémentaire pour dire que j’ai bien sûr lu plusieurs textes de Marion Von Osten sur la question, et que je suis donc forcément influencé d’une manière ou d’une autre par son travail dans cet article ; pourtant, je reste incapable d’articuler une réponse à celui-ci car son discours semble être formulé davantage pour les besoins de l’histoire de l’architecture que pour l’histoire du colonialisme et des mouvements anticoloniaux abordée à travers la perspective de l’architecture, comme cela m’intéresse de le faire.

11/10/2024

SAMAN MUDUNKOTUWAGE
Pourquoi la victoire de gauche au Sri Lanka était-elle inévitable ?

Saman Mudunkotuwage, 11/10/2024

L’auteur est un exilé srilankais vivant en France. Il a participé à la campagne pour l’élection présidentielle du 22 septembre au Sri Lanka, qui a vu la victoire du candidat du JVP Anura Kumara Dissanayake.

La victoire électorale de la gauche au Sri Lanka est le résultat de plusieurs années de lutte inflexible du peuple opprimé, issu de tous les milieux sociaux, ethniques et religieux du pays. Il est important de noter que cette victoire n’aurait pas été possible sans l’unification de tous les révolutionnaires survivants et des victimes de toutes les répressions menées par les pouvoirs corrompus depuis l’indépendance en 1948. Le principe britannique du « diviser pour mieux régner » a finalement été vaincu par le peuple sri-lankais le 21 septembre 2024.


Anura Kumara Dissanayake, candidat du JVP, 55 ans, a été élu président de la République socialiste démocratique du Sri Lanka le 21 septembre 2024

Néanmoins, le Pouvoir national populaire (NPP), dirigé par les marxistes du JVP (Front de libération populaire du Sri Lanka), souhaite continuer le programme du FMI. En même temps, le parti est engagé à mettre en place un système économique plus juste et raisonnable sans abolir totalement la propriété privée des moyens de production ni l’économie de marché que le pays a adoptée depuis 1977. Le gouvernement du JVP se trouve dans une situation alarmante face aux conflits régionaux et internationaux agencés par les USA, la Chine, et l’Inde, d’une part, et, d’autre part, face à une dette de 55 milliards de $ à rembourser auprès d’institutions financières du monde entier sans oublier la partie de ses électeurs qui exige un arrêt des privatisations et de la vente de ressources de l’État. En fin de compte, le JVP maintient une flamme entourée de feux afin de préserver son pouvoir et de satisfaire son électorat de gauche.

Pour comprendre ce nouveau virage politique au Sri Lanka, il faut prendre en considération que, durant 70 ans, le peuple a été divisé en plusieurs tendances politico-ethniques ou religieuses, imposées ouvertement par l’élite du pays. De plus, durant toute la période coloniale, les autorités britanniques ont également utilisé le critère ethnique pour choisir les représentants au sein de leur assemblée nationale consultative afin de diviser cette petite nation insulaire. Malgré tout, le peuple sri-lankais a obtenu le suffrage universel en 1934. Après l’indépendance en 1948, l'UNP (Parti National Uni), un parti conservateur de droite, soutenu par le parti communiste stalinien agissant sur les directives de Moscou, a obtenu la majorité relative au parlement. Une fois au pouvoir, il a immédiatement retiré le droit de vote aux ouvriers des plantations de thé, le seul crime de leur syndicat étant de refuser de soutenir la formation d’un gouvernement de droite dirigé par l’UNP. Ces braves gens ont appelé les forces de gauche du pays à manifester aux côtés des trotskystes du LSSP pour former un gouvernement socialiste. Cependant, le parti communiste a discrètement soutenu l'UNP avec l’aide du SLFP, dirigé par le clan Bandaranaike contre ce projet. Ainsi, le parti des nationalistes tamouls du Nord a également soutenu l'UNP dans le projet de retrait de la citoyenneté aux Tamouls de plantation de thé, amenés à pied par les Britanniques dans des conditions épouvantables depuis l’Inde pour travailler dans le centre du pays.

Depuis 1960, le LSSP et le PCSL ont participé ensemble à la constitution de gouvernements capitalistes avec le SLFP, obtenant quelques ministères, mais ils ont vite oublié le travailleurs ayant perdu leur citoyenneté et leur droit de vote qui avaient milité largement aux côtés de ces deux partis de gauche. Ils ont dû attendre 1988 pour retrouver leur citoyenneté. En revanche, ces trotskistes et staliniens ont entériné l’élaboration de constitutions aux caractéristiques discriminatoires : la langue cinghalaise est devenue la langue officielle, le bouddhisme est devenu la religion d'État etc.  Un système de quota pour les étudiants tamouls du Nord a été mis en place face à l’existence des écoles catholiques dirigées par des missionnaires usaméricains pour former des fonctionnaires, des scientifiques, des avocats et des médecins au service de l’autorité britannique. Au lieu de créer des écoles similaires dans le sud, le gouvernement de gauche, soutenu par le PCSL et le LSSP, tout comme la droite, a adopté de loi limitant l'accès des étudiants tamouls à l'enseignement supérieur du pays. Cette discrimination en matière d'éducation est devenue l'une des causes préliminaires incitant les jeunes Tamouls à devenir guérilleros au sein des Tigres tamouls LTTE, pour la création d’un État indépendant.

Depuis l’indépendance, le peuple tamoul a, par des manifestations pacifiques, revendiqué le droit d'utiliser sa langue maternelle dans ses relations avec les autorités. Ces luttes démocratiques ont été violemment réprimées par tous les pouvoirs de droite comme de gauche depuis 1948. Même si la langue cinghalaise est devenue la langue officielle du pays, toutes les affaires de l'État se sont faites en anglais. En fin de compte, le peuple cinghalais est également devenu victime de cette machination linguistique anglo-saxonne. Lorsque les Britanniques ont quitté le pays en 1948, seulement 10 % de la population – l’élite appartenant aux communautés cinghalaise, tamoule, musulmane et européenne - parlait anglais. Au sein de cette élite, il n’y a pas eu de conflit ou de guerre ; mais ils ont systématiquement manipulé les communautés non-anglophones pour accéder au pouvoir en exacerbant le racisme.

La participation du LSSP et du PCS aux gouvernements successifs a provoqué des déceptions et des colères parmi les travailleurs de Colombo et les paysans. Dans les années 60-70, la Révolution cubaine et la guerre du Vietnam ont suscité la haine contre l’impérialisme dans tous les pays du monde. Au Sri Lanka, un jeune marxiste, victime de la politique du Kremlin, a fondé un parti maoïste, dénommé le Front de libération populaire du Sri Lanka (JVP). Devenu une icône chez les jeunes non-anglophones, il était perçu comme un ennemi à abattre par les deux formations bourgeoises, l’UNP et le SLFP, soutenus par le PCSL et le LSSP. Rohana Wijeweera, lefondateur du JVP, considérait qu’à cette époque, la position chinoise était plus progressiste et internationaliste que celle de Moscou. En conséquence, les autorités soviétiques refusèrent d’accorder un visa au jeune marxiste, qui était étudiant en médecine à l’université Patrice-Lumumba de Moscou.


Rohana Wijeweera, par Darsha Kapuge

Une des rares photos des semaines sanglantes de 1971 : la plupart des jeunes raflés ont sans doute disparu sans laisser de traces

Face à la répression menée par l’Alliance populaire, composée du PCSL et du LSSP, une insurrection a éclaté en avril 1971 sous la direction du JVP. Le gouvernement, soutenu par une « Sainte Alliance » (URSS, Chine, Yougoslavie, Inde, Pakistan, USA, Égypte), a éliminé plus de 20 000 révolutionnaires en une semaine sanglante, et 10 000 survivants ont été emprisonnés. Cet évènement a été dénommé « la Commune de Ceylan » par l’agronome René Dumont, futur candidat écologiste à l’élection présidentielle de 1974, qui se trouvait dans l’île au moment de l’insurrection et publia une chronique à ce sujet dans revue Esprit de juillet-août 1971, où il rappelait que ces « semaines sanglantes » srilankaises avaient eu lieu pour le centenaire de l’écraement de la Commune de Paris [lire la chronique ici]. Cependant, « les ministres trotskistes du gouvernement n’ont pas démissionné », regrettera Dumont dans son ouvrage paru en 1972, « Paysannerie aux abois (Ceylan, Tunisie, Sénégal) ». 


Tirant les leçons de l’insurrection, le gouvernement a entrepris une vaste réforme foncière en distribuant des terres aux plus démunis. Aujourd’hui, 80 % des terres sri-lankaises appartiennent directement ou indirectement à l'État. Ces terres regorgent d'eau, de matières premières, de fer, de pierres précieuses, de silicium, etc.


Dans les prisons, le fondateur et ses partisans du JVP se réorganisent et deviennent un parti marxiste-léniniste, renonçant au maoïsme, au stalinisme, au trotskisme et au guévarisme, sans pour autant refuser leur engagement envers le socialisme. Le parti a créé un système pour former des révolutionnaires professionnels qui s'engagent sans percevoir de salaire, de privilèges ou de compensations. Les salaires des élus du parti sont versés dans un fonds d’aide à la population en difficulté jusqu'à aujourd'hui. En 1977, arrivé au pouvoir, l'UNP a décidé de libérer les prisonniers politiques du JVP. Le nouveau pouvoir voulait également faire sortir quelques milliardaires corrompus emprisonnés par la même loi qui avait condamné les militants du JVP à la suite de l’insurrection de 1971, qui se trouvaient en détention à perpétuité.

Une fois sortis de prison, les militants du JVP ont renoncé à la lutte armée et ont commencé des activités politiques pour participer aux élections. Le parti a obtenu 13 élus lors de l’élection de districts en 1981, présentée par l’UNP comme une solution à la question nationale tamoule. Durant la campagne électorale, la prestigieuse bibliothèque de 100 000 ouvrages de langue tamoule située à Jaffna a été brûlée par une équipe dirigée par l’ancien chef d’État renversé à la suite de l’élection du 21 septembre 2024, Ranil Wicremesinghe, un « un libéral pro-occidental », selon les médias européens, qui n’a pas été puni jà ce jour pour ce crime contre humanité. Il était également impliqué dans la direction d'une caserne de torture où plus de 5 000 jeunes ont été éliminés durant la guerre civile de 1987-1990.

Le nouveau pouvoir de l’UNP, installé en 1977, a instauré un système libéral de plus en plus sauvage en introduisant les principes néoclassiques de Milton Friedman, le conseiller économique de Pinochet au Chili. L’agriculture du pays a été réduite de plus de 60 % de sa production en encourageant les secteurs privés nationaux et étrangers à importer davantage qu’à exporter. Les cultivateurs d’oignons rouges, de piments, de fruits et de légumes (majoritairement des Tamouls) ont été poussés à cesser de cultiver et contraints à l’émigration vers le Machrek et l’Europe. Dans le même temps, l'UNP a mis en place une structure néolibérale à l'échelle nationale pour favoriser la privatisation des services publics et du secteur industriel, incitant ainsi les classes populaires à se révolter et à les défier à plusieurs reprises. Les transports, les services, la santé, etc., ont été privatisés. Les fonctionnaires ont appelé à une grève générale en 1980 ; plus de 40 000 grévistes ont été licenciés sans indemnisation, compensation ou réintégration. Plus de 50 fonctionnaires grévistes se sont suicidés. La plupart de ces personnes licenciées sont entrées dans la lutte armée contre le régime.

Profitant de l’instabilité sociale et de la division des partis d’opposition, le président de l’UNP, JR Jayawardene, surnommé « Yankee Dickie », appelle à une élection présidentielle anticipée en 1982. Par des méthodes de terreur et de fraudes massives, l’UNP s’empare du pouvoir avec 52 % des voix. Rohana Wijeweera obtient 4 % des voix et le JVP devient la troisième force politique du pays. Sans organiser d’élections législatives en 1982, le pouvoir en place convoque un référendum pour sauvegarder ses députés qui assurent la majorité absolue de l’Assemblée nationale. Le chef d’État dira plus tard que l’objectif de ce référendum était d’éviter par tous les moyens l’entrée de députés du JVP au parlement. Le JVP saisit la justice contre le référendum et les fraudes électorales. Il devient alors un ennemi à abattre pour l’UNP.

02/10/2024

GABRIEL WINANT
La formation de la classe ouvrière de Springfield
À propos des immigrés qui bouffent les chiens et les chats des bons citoyens yankees

Les nouveaux fans de Trump, par Patrick Chappatte, NZZ am Sonntag, Zürich

Une des énormités les plus hallucinées/hallucinantes/hallucinatoires  proférées par Donald Trump dans la campagne électorale en cours aux USA a été l’accusation lancée contre les immigrés haïtiens de Springfield, Ohio : « ces immigrés volent et mangent les chiens et les chats ». Pour comprendre la portée de ces insanités, il faut savoir que 62% des USAméricains possèdent au moins un animal domestique, que 97% d’entre eux considèrent que ceux-ci font partie de la famille et que les heureux propriétaires ont dépensé en 2022 140 milliards de dollars pour leurs toutous, félins, perruches et autres canaris. Un historien des mouvements ouvriers reconstitue ci-dessous la genèse de cette trumpitude.-FG


Sondage post-débat aux USA, par Chappatte, Le Temps, Genève

 Gabriel Winant, The New York Review, 30/9/2024
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala 

Gabriel Winant est professeur associé d'histoire à l'université de Chicago et organisateur bénévole au sein de l'Emergency Workplace Organizing Committee [Comité d'organisation des urgences sur le lieu de travail] (EWOC), un projet commun des Socialistes démocrates d'Amérique (DSA) et des Travailleurs unis de l'électricité, de la radio et des machines d'Amérique (UE). Bio-bibliographie

Chaque génération de travailleurs de ce pays a toujours été incitée à détester la suivante, à inventer ses propres fantasmes d'immigrés mangeurs de chats.

Ateliers de mécanique Champion, Springfield, Ohio, 1907. Bibliothèque du Congrès/Wikimedia Commons

En septembre 1917, le gouverneur de l'Ohio, James M. Cox, qui allait devenir le candidat démocrate à la présidence en 1920, a marqué la fête du travail par un long discours public. Après quelques mots faisant l'éloge de l'American Federation of Labor (AFL) pour sa participation patriotique à l'effort de guerre, il aborde le phénomène émergent que nous appelons aujourd'hui la « Grande Migration ». « Il y a cependant un symptôme dans la situation actuelle qui présage de graves problèmes, à moins que la société et l'État n'agissent ensemble pour les éviter », a-t-il déclaré : « L'afflux important de personnes de couleur en provenance des États du Sud. La vie urbaine, a averti le gouverneur, transformera les Noirs du Sud, simples ruraux, en « types vicieux ». Leur « importation » menaçait de « briser les normes de travail et de mettre en péril les idéaux d'un État progressiste ».

Magnat des médias en herbe (dont le nom orne aujourd'hui l'empire du câble et de la presse), Cox avait lancé sa carrière politique en achetant des journaux dans deux villes industrielles du centre de l'Ohio : Dayton et Springfield. Dans l'ensemble, il était le même genre de progressiste que le président sortant, Woodrow Wilson : prudemment amical envers les travailleurs et les agriculteurs, de tendance internationaliste, et évidemment raciste.

Springfield, l'une de ses principales bases de soutien, a connu une histoire de terreur raciale. En 1904, après avoir lynché un Noir nommé Richard Dickerson, une foule blanche a incendié le petit quartier noir de la ville. (Personne n'a péri dans les flammes, car les autorités ont demandé aux habitants de déguerpir, puis ont laissé brûler leurs maisons). Deux ans plus tard, une bagarre dans un bar et une fusillade ont donné lieu à un nouvel épisode de violence collective et d'incendie criminel. En 1921, une troisième éruption a été provoquée, selon les historiens August Meier et Elliott Rudwick, par « la prise de conscience par les Blancs d'un “afflux de Nègres” ».

La violence se propageant, la Garde nationale occupe la ville. L'année suivante, Springfield a procédé à la reségrégation de ses écoles, qui étaient intégrées en vertu de la loi de l'État depuis 1887, en créant une école élémentaire entièrement noire pour un district qu'elle a baptisé « Needmore ». On a découvert plus tard que le surintendant et deux des cinq membres du conseil d'administration de l'école étaient des membres inscrits du Ku Klux Klan.

Membres du Ku Klux Klan défilant à Springfield, Ohio, 1923. Corbis/Getty Images

En d'autres termes, les accès de violence de la foule blanche n'ont pas seulement caractérisé le Sud de Jim Crow, mais aussi le Nord industriel, où ils ont également mis en œuvre un régime quotidien de ségrégation et d'exploitation. La violence a atteint son paroxysme pendant et juste après la Première Guerre mondiale. Elle s'est surtout concentrée dans les petits centres industriels - East St. Louis, Chester, Indianapolis, Omaha, Gary. Elle se concentre parfois sur les briseurs de grève noirs, « importés » (souvent sans le savoir) dans ce but. Mais il était courant pour des amis des travailleurs comme Cox d'insinuer que tous les migrants noirs avaient été « importés » de cette manière - « lâchés sur Springfield », comme on pourrait l'entendre dire aujourd'hui.

L'industrie centrale de Springfield, l'équipement agricole, a joué un rôle crucial dans le décollage industriel de l'USAmérique à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. L'énorme productivité de l'agriculture usaméricaine, rendue possible en grande partie par les innovations d'International Harvester, de John Deere, de Caterpillar et des entreprises Champion Machine Works et Oliver Farm Equipment de Springfield, a généré un excédent commercial massif, qui a stimulé l'expansion des chemins de fer utilisés pour expédier les produits agricoles hors des plaines. Les chemins de fer, bien sûr, sont en acier, tout comme les faucheuses et les lieuses qui ont accéléré le flux de céréales en provenance du cœur de l'USAmérique. Ainsi, les fermes usaméricaines ont indirectement stimulé l'industrie sidérurgique, qui s'est développée pour fournir les matériaux nécessaires à la construction de gratte-ciel, d'autoroutes et d'automobiles. Ainsi, le développement économique des années 1870 aux années 1950 s'est appuyé sur la productivité agricole, pour laquelle des villes comme Springfield se sont développées afin de fournir les instruments nécessaires.

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À chaque étape de ce processus, il fallait trouver de nouvelles sources de main-d'œuvre pour extraire le minerai et poser les rails, alimenter les fours et fondre le métal, riveter les pièces et souder les bords. En règle générale, la main-d'œuvre provenait de la zone d'éclatement de plus en plus étendue des économies rurales effondrées à la périphérie de l'Europe. Les ménages paysans ne pouvaient pas résister à l'intégration dans le système capitaliste mondial, où les céréales usaméricaines bon marché fixaient désormais les prix. Ils ont donc décidé de partir vers la source de la crise qu’ils vivaient.

L'adaptation à l'USAmérique industrielle pouvait être une épreuve. En 1912, le Springfield Daily News a publié un article intitulé « Le travail des étrangers dans les usines est important », illustré par le récit d'« une grande usine de l'Ohio qui emploie plusieurs centaines de Magyars ». Lorsqu'ils sont arrivés, ils présentaient les qualités indésirables habituelles des nouveaux immigrants », observe le journaliste. « Mais le directeur a prévu d'éliminer ces qualités ».

Les usines de Springfield puisent toutefois leur main-d'œuvre davantage dans l'arrière-pays que prmi les paysans d'Italie, de Pologne et d'Autriche-Hongrie. Les pauvres du Sud des USA qui ne pouvaient plus gagner leur vie en cultivant du coton ou en creusant du charbon ont également subi l'épreuve de l'adaptation. Et pas seulement les migrants noirs que les Blancs plébéiens du Nord ont accueillis avec violence, mais aussi les milliers de « hillbillies » [ploucs, péquenauds] blancs - les ancêtres de JD Vance [colistier de Trump]. Comme le montre l'historien Max Fraser dans son récent ouvrage Hillbilly Highway, ils présentaient eux aussi « les qualités indésirables du nouvel immigrant ».

Dans la ville voisine de Dayton, par exemple, les propriétaires louaient aux « péquenauds » à la semaine, craignant qu'ils ne manquent à leur bail ; le département de la santé déplorait qu'ils aient dû recevoir des instructions sur « la propreté, les vaccinations, l'hygiène et la nutrition » d'un niveau de quatrième année d’école. « Nos lois et nos coutumes sont différentes de tout ce qu'ils ont connu », se plaint un policier de Cincinnati.

À chaque nouvelle vague, le même hurlement s'élevait d'une gorge usaméricaine : ce groupe est trop différent, trop peu préparé, trop mal élevé : ces Irlandais, ces Chinois, ces Italiens, ces Juifs, ces « gens de couleur », ces péquenauds, ces Mexicains, ces Salvadoriens, ces Vénézuéliens, ces Haïtiens. En 1909, par exemple, des journaux californiens ont publié des articles affirmant que la guerre des gangs chinois à San Francisco alimentait le commerce de la viande de chat. « Les Chinois croient superstitieusement que si leurs guerriers sont nourris de la chair de chats sauvages, ils assimileront la férocité de ces bêtes. En 1911, un habitant de Brooklyn a accusé « une bande de travailleurs étrangers » - dont l'origine ethnique n'a pas été précisée - d'avoir attrapé et mangé ses trois chats. À l'époque, comme aujourd'hui, la provenance du récit était indirecte ; l'histoire était de troisième main au moment où elle a été imprimée.

Vue de l'usine de fabrication de la Compagnie de cercueils métalliques de Springfield, tirée de l'ouvrage de William Mahlon Rockel intitulé 20th Century History of Springfield, and Clark County, Ohio, and Representative Citizens (Biographical Publishing Co., 1908). Internet Archive/Wikimedia Commons

Dire que le développement économique et la destruction créatrice qui l'accompagne - en éliminant ou en élevant les anciennes populations ouvrières, en en installant de nouvelles - crée une nouvelle fantasmagorie d'immigrants mangeurs de chats à chaque génération, c'est simplement décrire sous un autre angle le problème historique fondamental de la classe ouvrière usaméricaine. Continuellement inondée de nouveaux arrivants, la classe ouvrière de ce pays a toujours entendu d'une oreille un appel à détester les nouveaux venus, à abhorrer leurs manières anarchiques et leurs habitudes dégénérées. Cette voix est parfois venue de l'intérieur de la maison des travailleurs, mais presque toujours de son aile droite. En 1902, le président de l'AFL, Samuel Gompers, a rédigé un pamphlet insistant sur le fait que « soixante ans de contact avec les Chinois, vingt-cinq ans d'expérience avec les Japonais et deux ou trois ans de connaissance avec les Hindous devraient suffire à convaincre toute personne normalement intelligente qu'ils n'ont pas de normes morales sur lesquelles un Caucasien pourrait les juger ».

Plus influentes encore sont les voix des hommes politiques qui parlent le langage de la conscience de classe pour diviser la classe ouvrière au lieu de l'unir. Woodrow Wilson, par exemple, un champion de Jim Crow qui a timidement courtisé le mouvement ouvrier, a comparé les conséquences de l'immigration asiatique à celles de la traite transatlantique d’ esclaves, c'est-à-dire pour les Blancs : « Le travail rémunérateur est la base du contentement. La démocratie repose sur l'égalité des citoyens. Le coolieisme [le phénomène des coolies] oriental nous donnera un autre problème racial à résoudre et nous aurons certainement eu notre leçon ».

La prétendue inimitié entre les différents types de travailleurs - libres et esclaves, natifs et immigrés, qualifiés et non qualifiés, noirs et blancs, hommes et femmes - n'est pas un vestige d'un passé amer. Il est continuellement réactivé. L'une des principales tâches de la gauche usaméricaine a donc été de servir de médiateur entre une génération de travailleurs et la suivante, de trouver les ouvertures entre leurs diverses traditions et de les relier.

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Les ouvriers migrants noirs qui sont arrivés à Springfield dans les années 1910 ont organisé des manifestations en faveur des droits civiques dès 1922, en boycottant et en dressant des piquets de grève devant les écoles à nouveau ségréguées. La Ligue de protection des droits civiques qu'ils ont formée était dirigée par un petit groupe de professionnels noirs, mais sa base était constituée de nouveaux migrants, concentrés à « Needmore » et se rassemblant dans les églises dites « du feu de l'enfer » [dont les prédicateurs promettaient aux pêcheurs et mécréants qu’ils brûleraient en enfer s’ils ne se repentaient pas, NdT]. La Ligue dénonçait les prédicateurs qui refusaient de collecter des fonds pour sa cause le dimanche, affrontait les enseignants noirs qui travaillaient dans les écoles ségréguées et rendait visite aux familles qui ne participaient pas au piquet de grève.


Herman Henry Wessel : The Farm Implement Industry [L'industrie des machines agricoles] (étude murale pour le bureau de poste de Springfield, Ohio), 1936 ; Smithsonian American Art Museum/Wikimedia Commons

En représailles, le procureur local inculpa cinq groupes de parents de la classe ouvrière en vertu de la loi sur l'absentéisme scolaire, ainsi qu'un ouvrier nommé Waldo Bailey, pour avoir agressé un enseignant qui franchissait le piquet de grève, mais il n'obtint aucune condamnation. La Ligue, en revanche, obtint des décisions favorables dans les litiges concernant les écoles et organisa même la défaite des candidats du Klan à la commission scolaire, mais pas à la commission municipale ni au poste de juge de paix. Mais elle n'est jamais parvenue à réintégrer les écoles. La suprématie blanche l'emporta par inertie. « La victoire des Noirs de Springfield était vide de sens », observent Meier et Rudwick.

Des changements plus durables surviennent dans les années 1930, avec la percée du mouvement ouvrier et la montée de la gauche politique. William et Mattie Mosley, par exemple, sont venus du Tennessee à Springfield avec leurs enfants dans le cadre de la Grande Migration. En 1920, William travaillait comme mouleur dans une fonderie, bien qu'il l'ait quittée à un moment donné pour devenir jardinier. Mattie participa au mouvement de boycott des écoles ségréguées. Leur fils Herbert fut embauché comme ouvrier à la Oliver Farm Equipment Company. Lorsque le nouveau mouvement syndical industriel a déferlé sur Springfield dans les années 1930, unissant pour la première fois la classe ouvrière industrielle au-delà des frontières raciales, ethniques et professionnelles, il les a sans doute entraînés eux aussi. Les Mosley ont probablement rejoint des organisations intégrées (United Auto Workers Local 884 pour Herbert) qui ont défendu leur droit d'accès aux institutions civiques et les ont défendus sur leur lieu de travail.

Ces nouveaux syndicats présentaient des lacunes internes, notamment en ce qui concerne les questions raciales, mais ils formaient néanmoins une sorte d'unité à partir de la cascade générationnelle polyglotte des Slaves, des Italiens, des Blancs des Appalaches et des migrants noirs du Sud. Ce faisant, ils ont apporté pour la première fois une véritable démocratie dans des endroits comme Springfield, en associant les travailleurs blancs aux luttes et parfois même à la direction de leurs voisins noirs. Comme l'indique un petit article paru dans le Springfield Daily News en 1942, une réunion du conseil du CIO [Congrès des organisations industrielles] de la ville, qui s'était réunie pour examiner les soutiens politiques, a également nommé un comité composé de deux représentants de l'UAW [United Auto Workers], l'un blanc, l'autre noir, « pour enquêter sur les installations de loisirs existantes pour les membres nègres du CIO à Springfield. Le comité se présentera devant la Commission municipale lundi soir pour discuter des propositions visant à améliorer ces installations ».

Il n'est pas exagéré de dire que la première phase du mouvement des droits civiques est née en partie de ces expériences d'unité de la classe ouvrière. Dans les années 1940, Mattie Mosley avait participé au sit-in contre la ségrégation au comptoir de restauration rapide des magasins Woolworth de Springfield ; elle a ensuite coordonné des boycotts de cinémas et de restaurants pratiquant la ségrégation.

Veda Patterson, aide-soignante et fille d'un concierge de la compagnie de gaz, l'a rejointe. Elle a organisé des étudiants de l'Antioch College, situé à Yellow Springs, pour qu'ils participent aux piquets de grève. (La police a harcelé Patterson pour qu’elle quitte e la ville dans les années 1960, après qu'elle se fut engagée dans le mouvement nationaliste noir de la République de Nouvelle Afrique). En 1964, lorsqu'un coiffeur de Yellow Springs a refusé de servir des clients noirs, deux cents personnes se sont assises et ont croisé les bras sur l'avenue Xenia. Avec des tuyaux à gaz et des lances à incendie, la police a tenté en vain de mettre fin à l'action dans ce que le Springfield News-Sun a appelé « une mêlée sauvage qui a duré une heure ».

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Les générations du XXe siècle ont chacune apporté quelque chose au mouvement ouvrier et à la gauche politique qui s'est développée en symbiose avec lui. Dans la génération de la Grande Migration, le courage et l'endurance appris dans le Sud de Jim Crow se sont transformés en fermeté face au Klan. Pendant les années de dépression et de guerre, les travailleurs noirs se sont unis aux péquenauds et aux immigrés pour triompher des entreprises de matériel agricole. Dans les années 1960 et 1970, le libéralisme racial qu'ils ont rendu possible a interagi avec d'autres traditions, parfois plus radicales - le nationalisme noir, la politique étudiante. Une Nouvelle Gauche péquenaude s'est même développée dans certaines régions du pays, notamment à Chicago. Au cours de ces décennies, Springfield a élu un maire juif, Maurice K. Baach, suivi d'un maire noir, Robert C. Henry, ce qui en a fait brièvement la plus grande ville jamais dirigée par un Afro-USAméricain.

Au cours des quatre dernières décennies, cette solidarité accumulée a diminué. À la fin des années 1960, alors que la croissance ralentissait et que l'inflation s'installait, les tensions économiques et sociales au sein du libéralisme du New Deal sont remontées à la surface. Au début des années 1980, une cascade de fermetures d'usines et de pertes massives d'emplois industriels s'en est suivie. Le lien que les syndicats avaient forgé entre la gauche idéologique et la classe ouvrière industrielle s'est presque complètement rompu sous ces pressions. Même là où les usines sont restées ouvertes, le nombre de travailleurs a diminué et leur confiance a été brisée pour toute une génération.

À Springfield, par exemple, les travailleurs d'International Harvester ont participé à une grande grève nationale de six mois contre l'entreprise en 1979-1980. Ils semblaient avoir gagné, mais ils ont été frappés par d'importantes vagues de licenciements, puis contraints à des concessions en matière de salaires et d'avantages sociaux en 1982. L'entreprise, qui opère aujourd'hui sous le nom de Navistar, est toujours là, mais les travailleurs et leur syndicat ont perdu l'initiative et ne l'ont jamais retrouvée. Dans les luttes acharnées pour les écoles, les quartiers, les emplois et la protection sociale, la politique du racisme et de la xénophobie a refait surface, invoquée par les politiciens enhardis de la Nouvelle Droite dans les années 1980 et leurs successeurs jusqu'à aujourd'hui.

Sur le terrain, les activistes locaux ont tenté de maintenir la communauté unie alors que Donald Trump et Vance provoquent une panique raciste pour la déchirer. De nombreux héritages institutionnels des années 1930 et 1940 persistent sous une forme réduite : l'UAW est toujours là. Mais ce ne sont que des ombres de ce qu'ils étaient auparavant. Alors même que les néonazis défilent dans les rues et que le Klan couvre Springfield de sa littérature, les politiciens libéraux au niveau national, notamment Kamala Harris et Tim Walz, prétendent que le problème disparaîtra s'ils dénoncent les calomnies racistes à Springfield tout en se livrant à une dérive droitière sur la politique des frontières.

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La population de Springfield a diminué d'environ un tiers depuis son apogée au milieu du siècle dernier. Le comté a perdu 22 000 emplois dans l'industrie manufacturière dans les années 1990. Mais ces dernières années, il a été une modeste exception à la sombre trajectoire de la région, attirant de nouveaux investissements de la part de fabricants et d'entreprises de logistique. La relative solidité du marché du travail est une nouveauté de ces dernières années. Il ne fait aucun doute que le choc des décennies de déclin suivies d'une croissance soudaine est à l'origine d'une partie de la dislocation actuelle.

Quoi qu'il en soit, au cours des dernières années, les Haïtiens de Springfield ont fait la même chose que tant de vagues précédentes d'immigrants : légalement dans le pays sous le statut de protection temporaire, ils ont suivi le bouche-à-oreille pour trouver leur chemin là où il y a du travail. Pour l'instant, ils occupent des emplois classiques de « greenhorn » [bleus, novices] - cols bleus, moins susceptibles d’avoir besoin de connaître l'anglais - et commencent à former une nouvelle communauté : quelques restaurants, un centre communautaire, une agence pour l'emploi, une aide mutuelle par l'intermédiaire de la Société Saint-Vincent-de-Paul. Bientôt, leurs enfants anglophones enseigneront dans les écoles et soigneront dans les hôpitaux, comme le font de nombreux USAméricains d'origine haïtienne en Floride, à New York et dans toute la Nouvelle-Angleterre.

Des membres de la communauté haïtienne de Boston et leurs alliés se rassemblent contre le racisme anti-Haïtien, Boston, Massachusetts, 24 septembre 2024. Jessica Rinaldi/The Boston Globe/Getty Images

Les Haïtiens au centre de l'histoire sont eux-mêmes, en d'autres termes, parfaitement ordinaires. La panique raciste qui les entoure témoigne cependant du rôle particulier d'Haïti dans l'histoire moderne. Dans un sens réel, les Haïtiens qui ont renversé l'esclavage ont été le premier prolétariat moderne : ils venaient de nombreuses nations, parlaient de nombreuses langues et suivaient de nombreuses traditions culturelles et religieuses ; pourtant, ils se sont soudés pour vaincre les empires les plus puissants du monde. À cet égard, leur révolution a représenté la capacité des personnes asservies de transcender les différences qui leur étaient imposées, et donc la menace et la promesse de l'unité de la classe ouvrière. Depuis lors, les États les plus riches ont puni la nation insulaire pour ce crime unique et, au XIXe siècle, la peur de la révolution haïtienne était une force puissante dans tout l'hémisphère occidental.

Peut-être les années 1790 sont-elles trop lointaines pour que cela ait de l'importance, mais je ne pense pas que ce soit le cas. L'image d'Haïti comme un pays à part, peuplé de brutes bestiales et superstitieuses, a beaucoup circulé ces dernières semaines, et elle doit certainement quelque chose à cette histoire. Les invocations du vaudou, du « génocide blanc » et du faible QI forment un lien indéniable entre la réaction de panique face à la révolution du XVIIIe siècle et la politique de suprématie blanche d'aujourd'hui. La mémoire de la révolution, d'ailleurs, pourrait également être facilement accessible aux travailleurs haïtiens eux-mêmes, qui sont souvent des syndicalistes engagés là où ils sont concentrés dans les secteurs de l'hôtellerie et des soins de santé dans le nord-est et en Floride. C'est peut-être pour cette raison que SEIU [Syndicat international des employé·es de services, 2 millions de membres, NdT] et UNITE HERE [syndicat de l’ 'hôtellerie, la restauration, la confection-textile, la blanchisserie, la livraison et les jeux, 440 000 membres, NdT] ont fait preuve d'une certain franc-parler à l'égard des événements de Springfield.

Dans mon expérience du mouvement syndical, j'ai rarement vu des travailleurs ou des organisateurs faire le genre de discours que l'on peut voir dans un film sur une grève ; l'organisation se fait dans la conversation, pas dans les discours. Une fois, cependant, j'ai aidé des travailleurs de l'hôtellerie à s'organiser dans le Connecticut : le personnel d'entretien était entièrement haïtien. Avant d'aller démarcher leurs collègues, le comité d'organisation s'est réuni pour un petit rassemblement. Un organisateur est monté sur une table de pique-nique et s'est adressé au groupe en créole. Je n'ai rien compris, à l'exception d'une phrase prononcée au moment le plus émouvant du discours : « Toussaint Louverture ».