Katy Fallon, Giorgos Christides, Julian
Busch et Lydia Emmanouilidou, The Guardian,
10/7/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Les
recherches menées sur le naufrage d’un chalutier ayant fait des centaines de
morts contredisent fortement les comptes rendus officiels, tout en constatant l’absence
de mobilisation des secours et la falsification des déclarations des
survivants.
Un
survivant utilise la modélisation 3D pour décrire ce qu’il a vécu la nuit où le
chalutier a coulé. Photo : Forensis
Les
tentatives des garde-côtes grecs de remorquer un chalutier transportant des
centaines de migrants pourraient avoir provoqué le naufrage du navire, selon
une nouvelle enquête menée par The Guardian et des médias partenaires,
qui soulève de nouvelles questions sur l’incident, qui a fait environ 500
disparus.
Le chalutier
transportant des migrants de la Libye vers l’Italie a coulé au large des côtes
grecques le 14 juin. Il y a eu 104 survivants.
Les
journalistes et les chercheurs ont mené plus de 20 entretiens avec des
survivants et se sont appuyés sur des documents judiciaires et des sources des
garde-côtes pour dresser un tableau des occasions de sauvetage manquées et des
offres d’assistance qui ont été ignorées. De nombreux survivants ont déclaré
que les tentatives des garde-côtes grecs de remorquer le navire avaient
finalement causé le naufrage. Les garde-côtes ont vigoureusement nié avoir
tenté de remorquer le chalutier.
La nuit où
le chalutier a chaviré, à 47 milles nautiques au large de Pylos, dans le
sud-ouest de la Grèce, a été reconstituée à l’aide d’un modèle 3D interactif du
bateau créé par Forensis, une agence de recherche basée à Berlin et fondée par Forensic Architecture, qui enquête sur les
violations des droits humains.
Des sacs
mortuaires transportant des corps récupérés dans la mer arrivent à Kalamata.
Photo : Stelios Misinas/Reuters
L’enquête
menée conjointement par The Guardian, la chaîne publique allemande ARD/NDR [voir ici] et le média d’investigation grec Solomon [voir ici], en collaboration avec Forensis,
a fourni l’un des comptes rendus les plus complets à ce jour de la trajectoire
du chalutier jusqu’à son naufrage. Ils ont mis au jour de nouveaux éléments,
tels qu’un navire de garde-côtes amarré dans un port plus proche mais jamais
dépêché sur les lieux de l’incident, ainsi que le fait que les autorités
grecques n’ont pas répondu, non pas deux fois, comme cela avait été signalé
précédemment, mais trois fois, aux offres d’assistance de Frontex, l’agence
européenne de garde-frontières et de garde-côtes.
Forensis a cartographié les
dernières heures avant le naufrage, en utilisant les données du journal de bord
des garde-côtes et le témoignage du capitaine du chalutier, ainsi que les
trajectoires de vol, les données sur le trafic maritime, l’imagerie satellite
et les informations provenant de vidéos prises par des navires commerciaux à
proximité et d’autres sources. Les derniers mouvements du navire contredisent
ceux des garde-côtes et révèlent des incohérences dans le récit officiel des
événements, notamment en ce qui concerne la direction et la vitesse du
chalutier.
L’enquête a
montré que le chalutier surchargé a commencé à se diriger vers l’ouest lorsqu’il
a rencontré l’unique navire des garde-côtes grecs envoyé sur les lieux. Selon
plusieurs témoignages de survivants recueillis par The Guardian et les
procureurs grecs, les garde-côtes avaient dit aux migrants qu’ils les
conduiraient en Italie, ce qui contredit la version officielle selon laquelle
le chalutier a commencé à se diriger vers l’ouest de son propre chef. L’enquête
a également montré que le chalutier avait viré vers le sud et était resté
presque immobile pendant au moins une heure jusqu’à ce que, selon les
survivants, une deuxième tentative de remorquage, qui a été fatale, ait lieu.
Des survivants
utilisent le modèle 3D du bateau pour décrire ce qui s’est passé dans la nuit
du 14 juin. Photo : Forensis
Deux
survivants ont utilisé le modèle 3D pour décrire le remorquage lui-même, tandis
que trois autres, qui étaient assis à l’intérieur ou sur le pont inférieur du
navire, ont décrit avoir été propulsés vers l’avant “comme une fusée”, alors
que le moteur ne tournait pas. Cela suggère une tentative de remorquage.
Un autre
survivant a déclaré séparément avoir entendu des gens crier qu’une corde était
attachée par “l’armée grecque” et a décrit avoir été remorqué pendant 10
minutes peu avant que le chalutier ne coule. « J’ai l’impression qu’ils
ont essayé de nous pousser hors des eaux grecques pour mettre fin à leur
responsabilité », a déclaré un survivant après avoir examiné la carte des
événements et réfléchi à ses souvenirs de la nuit.
Maria
Papamina, avocate du Conseil grec pour les réfugiés, l’une des deux
organisations juridiques représentant entre 40 et 50 survivants, a déclaré que
deux tentatives de remorquage avaient été rapportées à son équipe. Les
documents judiciaires montrent également que sept des huit survivants ont
déclaré au procureur civil la présence d’une corde, d’un remorquage et d’une
forte traction, lors de dépositions effectuées les 17 et 18 juin.
Modèles 3D du
chalutier et du navire des garde-côtes. Photo : Forensis
Les
circonstances exactes du naufrage ne peuvent être prouvées de manière
concluante en l’absence de preuves visuelles. Plusieurs survivants ont déclaré
s’être fait confisquer leur téléphone par les autorités et certains ont indiqué
avoir filmé des vidéos quelques instants avant le naufrage. Des questions
subsistent quant à la raison pour laquelle le navire des garde-côtes grecs sur
les lieux, récemment acquis, n’a pas enregistré l’opération sur ses caméras
thermiques. Ce navire, appelé le 920, a été financé à 90 % par l’UE pour
renforcer les capacités de Frontex en Grèce et fait partie des opérations
conjointes de l’agence européenne des frontières dans le pays. Frontex
recommande que « dans la mesure du possible, toutes les actions
entreprises par […] les moyens cofinancés par Frontex soient systématiquement
documentées par vidéo ».
Le 920. Photo : Garde-côtes grecs
Dans des
déclarations officielles, les garde-côtes grecs ont affirmé que l’opération n’avait
pas été enregistrée parce que l’équipage se concentrait sur l’opération de
sauvetage. Mais une source au sein des garde-côtes a déclaré que les caméras n’ont
pas besoin d’être utilisées manuellement en permanence et qu’elles sont là
précisément pour filmer de tels incidents.
La présence
d’hommes masqués, décrits par deux survivants comme attachant une corde au
chalutier, est également documentée dans le journal de bord du navire, qui
comprend une entrée concernant une équipe d’opérations spéciales connue sous le
nom de KEA qui s’est jointe au 920 cette nuit-là.
Selon des
sources des garde-côtes, il ne serait pas inhabituel de déployer des KEA -
généralement utilisés dans des situations à risque telles que des suspicions de
contrebande d’armes ou de drogue en mer - étant donné le statut inconnu du
navire, mais une source a déclaré que leur présence suggérait que le navire
aurait dû être intercepté pour des raisons de sécurité et de sûreté maritime
uniquement.
Une source a
qualifié d’“incompréhensible” l’absence de mobilisation d’une aide plus proche
de l’incident. Le 920 a été déployé depuis La Canée, en Crète, à environ 150
milles nautiques du lieu du naufrage. La source a déclaré que les garde-côtes
disposaient de navires un peu plus petits mais toujours capables, basés à
Patras, Kalamata, Neapoli Voion et même à Pylos. Le 920 a reçu l’ordre du QG
des garde-côtes de “localiser” le chalutier vers 15 heures, heure locale, le 13
juin. Le contact a finalement été établi vers minuit. Un témoin oculaire a
confirmé qu’un autre navire était stationné à Kalamata le 14 juin et qu’il
aurait pu atteindre le chalutier en quelques heures. « Il aurait dû s’agir
d’une situation où il aurait fallu envoyer tout ce que l’on avait. Le chalutier
avait clairement besoin d’aide », a déclaré la source.
Les
garde-côtes grecs et Frontex ont été alertés de la présence du chalutier dans
la matinée du 13 juin. Les deux agences l’ont photographié depuis les airs,
mais aucune opération de recherche et de sauvetage n’a été menée - selon la
partie grecque, parce que le bateau avait refusé toute assistance. Les
autorités ont reçu un SOS urgent qui leur aurait été relayé à 17h53, heure
locale, par la ligne d’urgence pour les petites embarcations Alarmphone, qui
était en contact avec des personnes à bord.
Le chalutier en mer avant le naufrage. Photo :
Anadolu Agency/Getty Images
Deux des
sources des garde-côtes ont déclaré au Guardian qu’elles pensaient que
le remorquage était une raison probable du chavirement du bateau. Cette
situation n’est pas sans précédent. En 2014, une tentative de remorquage d’un
bateau de réfugiés au large de Farmakonisi a coûté la vie à 11 personnes. Les
tribunaux grecs ont innocenté les garde-côtes, mais la Cour européenne des
droits de l’homme a rendu un jugement accablant en 2022.
Des
allégations ont également été formulées selon lesquelles les déclarations des
survivants auraient été falsifiées. Deux séries de témoignages ont été
présentées - d’abord aux garde-côtes, puis à un procureur civil - toutes deux
vues par le Guardian. Les témoignages de deux survivants de nationalités
différentes auprès des garde-côtes sont identiques, mot pour mot, lorsqu’ils
décrivent le naufrage : « Nous étions trop nombreux sur le bateau, qui
était vieux et rouillé... c’est pourquoi il a chaviré et coulé à la fin ».
Sous serment
devant le procureur civil, quelques jours plus tard, les mêmes survivants
décrivent des incidents de remorquage et accusent les garde-côtes grecs d’être
responsables du naufrage. Le même survivant syrien qui avait déclaré dans son
témoignage devant les garde-côtes que le chalutier avait chaviré en raison de
son âge et de sa surpopulation témoignera plus tard : « Lorsqu’ils sont
venus sur nous, et je suis désolé de le mentionner, notre bateau a coulé. Je
pense que la raison en est le remorquage par le bateau grec ».
Survivants du
naufrage au port de Kalamata. Photo : Angelos Tzortzinis/AFP/Getty
Images
Bruxelles a
demandé une enquête “transparente” sur le naufrage, tandis que Frontex, qui a
proposé à plusieurs reprises des moyens aux autorités grecques - un avion à
deux reprises et plus tard un drone - n’a pas reçu de réponse. Bien que Frontex
soit de plus en plus sollicitée pour se retirer de Grèce, le Guardian
croit savoir qu’elle envisage des mesures moins radicales, comme l’arrêt du
cofinancement des navires des garde-côtes grecs.
Neuf
Égyptiens qui se trouvaient à bord du chalutier ont été arrêtés et accusés d’homicide
involontaire, d’avoir provoqué un naufrage et d’avoir fait passer des migrants
clandestinement ; ils nient avoir commis des actes répréhensibles. Selon les
informations du Guardian, les accusés ont déclaré qu’il y avait eu deux
tentatives de remorquage, la seconde ayant entraîné le naufrage du bateau. Un
frère de l’un des accusés a déclaré que son frère avait payé environ 3 000
livres sterling pour être sur le bateau, ce qui prouve, selon lui, qu’il n’était
pas un passeur.
En Grèce et
ailleurs, les survivants et les familles des victimes tentent de comprendre ce
qui s’est passé. Trois survivants pakistanais ont déclaré avoir pris un vol du
Pakistan vers la Libye en passant par Dubaï ou l’Égypte. Deux d’entre eux
pensaient qu’ils allaient voler de la Libye vers l’Italie et ont été choqués en
voyant le chalutier. « Je n’arrive pas à dormir correctement. Quand je
dors, j’ai l’impression que je m’enfonce dans l’eau et que je vais mourir »,
raconte l’un d’eux.
Un survivant
pakistanais du naufrage montre la photo d’un compatriote disparu. Photographie
: Forensis
Près de la
moitié des quelque 750 personnes à bord auraient été des citoyens pakistanais empruntant
une nouvelle route de migration clandestine vers l’Italie. Les autorités
pakistanaises estiment que 115 d’entre eux venaient de Gujranwala, dans l’est
du pays, une région connue pour ses plantations de riz et ses champs de coton,
mais profondément enlisée dans la crise économique pakistanaise.
Ahmed
Farouq, qui vit à la périphérie de la ville de Gujranwala, a perdu son fils
dans le naufrage de Pylos. Parlant du remorquage présumé, il a déclaré : « Ils
voulaient que le bateau coule. Pourquoi n’ont-ils pas d’abord sauvé les gens ?
S’ils ne veulent pas d’immigrés clandestins, qu’ils nous expulsent, mais qu’ils
ne nous laissent pas nous noyer ».
The Pylos Shipwreck - Situated Testimony (long version) from Forensis on Vimeo.