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13/07/2025

NAGHAM ZBEEDAT
“C’est une forme de boycott” : pourquoi ces citoyens palestiniens d’Israël suppriment l’hébreu de leur quotidien

Malgré l’obtention de diplômes ou l’exercice d’un métier en hébreu, un sentiment croissant d’aliénation vis-à-vis de l’État israélien et des Israéliens juifs a conduit certains citoyens arabophones israéliens à renoncer complètement à l’hébreu, en particulier pendant la guerre de Gaza : « Je parle une langue dont les locuteurs natifs, bien souvent, n’acceptent même pas mon existence ».

 Nagham Zbeedat, Haaretz, 13/7/2025
Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala

Nagham Zbeedat est une journaliste palestinienne d’Israël couvrant les affaires palestiniennes et le monde arabe pour le quotidien Haaretz .@ztnagham

 

Illustration : Shumisat Rasulaev

Dans un café animé de Haïfa, un groupe d’amis passe sans effort de l’arabe à langlais, sans prononcer un mot d’hébreu. Ce n’est pas qu’ils ne le parlent pas. En fait, la plupart d’entre eux l’ont étudié pendant des années et le parlent couramment dans un contexte académique ou professionnel. Mais lorsqu’il s’agit de conversations informelles, de nombreux arabophones font désormais un choix délibéré : éviter complètement de parler hébreu.

Parmi ceux qui ont fait ce choix linguistique conscient, on trouve Ahlam, une infirmière diplômée de 26 ans originaire de la ville de Kafr Yasif, dans le nord du pays. Comme beaucoup de citoyens palestiniens d’Israël, elle a grandi en parlant arabe à la maison et a fréquenté des écoles publiques arabophones, où l’hébreu est enseigné comme deuxième langue à partir du CE2.

Ahlam a étudié les sciences infirmières à l’université de Tel Aviv et a terminé sa formation clinique dans un hôpital du centre d’Israël. Après s’être liée d’amitié avec des Palestiniens vivant à Gaza et en Cisjordanie, elle s’est rendu compte que l’hébreu s’était glissé dans son vocabulaire quotidien, même lorsqu’elle parlait arabe.

« J’ai commencé à me sentir dégoûtée de moi-même », dit-elle. « Pourquoi utilisais-je des mots hébreux avec des gens qui parlaient la même langue que moi ? Notre langue commune est l’arabe. Et pourtant, la moitié des mots que j’utilisais, ils ne les comprenaient même pas parce qu’ils étaient en hébreu. »

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Ahlam a commencé à supprimer délibérément les mots hébreux de son vocabulaire quotidien, un processus qu’elle poursuit encore aujourd’hui. « Je pense qu’il est important d’apprendre la langue, mais je ne trouve pas normal de l’utiliser entre nous [les Arabes] », explique-t-elle. « L’éducation m’a tellement éloignée de ma langue que je connais certains mots uniquement en hébreu et que je ne sais pas ce qu’ils signifient en arabe, et vice versa. Il y a des mots arabes que je ne comprends même plus. »


« Bien sûr, quand les Juifs ne parlent pas l’arabe, je suis obligée de leur parler dans leur langue. Mais on ne leur demande jamais de parler la mienne », explique Ahlam, une infirmière de 26 ans originaire de Kafr Yasif. Photo  Olivier Fitoussi

Ce qui a commencé comme un changement subtil est devenu une tendance croissante parmi les jeunes citoyens arabes d’Israël, sous la forme d’une expression culturelle et politique discrète influencée par la guerre en cours, la discrimination et un sentiment croissant d’aliénation vis-à-vis des Israéliens juifs et de la culture hébraïque.

« [Parler hébreu] était quelque chose qui m’était imposé. J’ai vécu avec. Mais maintenant que je le rejette, c’est une façon de résister, de m’accrocher à mon identité et à mes racines », dit Ahlam. « Ils ont essayé de nous dépouiller de tout, y compris de notre langue. L’hébreu représente l’occupant. Celui qui est venu, a pris mon pays et m’a imposé sa langue. »

« Bien sûr, quand les Juifs ne connaissent pas l’arabe, je suis obligé de leur parler dans leur langue. Mais on ne leur demande jamais de parler la mienne. »

Double identité

En Israël, le ministère de l’Éducation gère deux systèmes éducatifs distincts : les écoles arabophones et les écoles hébréophones. Chaque système dispose de ses propres superviseurs, budgets, établissements de formation des enseignants et systèmes de placement des enseignants. Cependant, le secrétariat pédagogique du ministère de l’Éducation élabore et supervise un programme unique pour les deux systèmes.

L’étude de l’hébreu dans les écoles arabophones est obligatoire à partir de la troisième année, voire dès la première année pour certains élèves. Ceux-ci suivent plusieurs heures de cours d’hébreu par semaine et, à la fin du lycée, ils passent des examens d’hébreu dans le cadre du baccalauréat. L’apprentissage de cette langue est obligatoire depuis la création de l’État. Mais l’apprentissage de l’hébreu n’est pas seulement une exigence éducative : il est pratiquement impossible pour les arabophones de travailler, d’étudier ou d’accéder aux services de santé et aux services sociaux sans une certaine maîtrise de l’hébreu.


Des adolescents apprenant l’hébreu dans un lycée de la ville bédouine de Sallama, dans le sud d’Israël, en 2020. Photo  Rami Shllush

Bien qu’elle ait dû acquérir un niveau élevé en hébreu pour pouvoir étudier à l’université et obtenir des diplômes en soins infirmiers, Ahlam a finalement pris la décision inhabituelle de poursuivre une carrière en dehors du système de santé israélien. Elle a préféré lancer sa propre petite entreprise en tant qu’infirmière consultante spécialisée dans l’activité physique, offrant des conseils personnalisés à des clients arabes qui cherchent à améliorer leur santé grâce à des soins axés sur le mouvement.

« Travailler dans le système de santé israélien ne me convenait tout simplement pas », dit-elle. « Même si j’aimais mon travail et que les patients m’appréciaient, je ne pouvais pas accepter de faire partie d’un système dirigé par un gouvernement qui bombarde mon peuple [à Gaza] et détruit notre secteur de la santé. »

« J’aurais adoré travailler dans mon domaine », dit-elle, « mais je ne peux tout simplement pas. Je suis sincèrement reconnaissante de ne pas vivre avec cette double identité, de ne pas devoir donner tout ce que j’ai pour combler les lacunes de leur système alors que mon propre peuple se voit refuser le droit le plus fondamental à des soins médicaux, tandis qu’Israël bombarde et arrête nos équipes médicales. »

Ironiquement, ce sont ses études universitaires qui ont perfectionné sa maîtrise de la langue. « L’éducation dans une institution israélienne a fait de l’hébreu une partie encore plus importante de ma vie quotidienne. Cela m’a éloignée de ma langue maternelle. Quand j’essaie de parler de sujets médicaux, je ne peux même pas le faire dans une autre langue, je ne sais le faire qu’en hébreu. Cela a complètement remplacé mes autres langues. Si je voulais étudier ou travailler à l’étranger, ce serait très difficile pour moi, car tout ce que j’ai appris est en hébreu. Je parle hébreu. »


Les enfants scolarisés dans le système scolaire arabophone d’Israël commencent l’apprentissage obligatoire de l’hébreu en troisième année. Photo  Tomer Appelbaum

« Une forme de boycott »

Ahlam n’est pas la seule à Haïfa à être mal à l’aise avec la présence de l’hébreu dans sa vie quotidienne. De l’autre côté de la table, Rashid, un ingénieur civil de 28 ans, acquiesce à mesure que la conversation avance. Comme Ahlam, il a pris la décision consciente de se distancier de l’hébreu dans sa vie quotidienne. « Ma mission d’éviter l’hébreu a commencé il y a huit ans », explique-t-il. « Aujourd’hui, je ne le parle plus que pour le travail. »

Travaillant dans un environnement mixte, Rashid est constamment entouré de collègues juifs israéliens et arabes qui parlent hébreu, mais il dit n’avoir jamais ressenti de pression pour l’adopter au-delà du nécessaire. « Je ne me sens pas proche de l’hébreu. J’ai toujours été distant de cette langue », explique-t-il.

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« Que ce soit pendant mes études ou maintenant au travail, être obligé d’utiliser l’hébreu suscite en moi beaucoup de sentiments contradictoires. Je ne parle pas seulement une langue qui n’est pas la mienne, je parle une langue dont les locuteurs natifs, bien souvent, n’acceptent même pas mon existence. »


Une arcade à Fattoush, un café-bar de Haïfa très prisé des jeunes citoyens palestiniens d’Israël. Photo  Hagai Frid

Pour Rashid, ce refus de parler hébreu n’est pas seulement personnel, c’est politique. « Je considère cela comme une forme de boycott », affirme-t-il avec fermeté. « Mais il ne devrait pas falloir une guerre à Gaza ou l’annexion de la Cisjordanie pour que nous prenions conscience de l’urgence de préserver notre identité et notre langue. Cela aurait toujours dû être notre mission. »

Comme Rashid, Dima, 25 ans, diplômée en génie civil du Technion, a grandi en parlant arabe et a fait ses études universitaires en hébreu ; adolescente, elle a fait le choix délibéré de garder l’hébreu à distance.

« Je me suis assurée que cela ne fasse pas partie de mon langage quotidien », dit-elle. « Je ne suis pas disposée à utiliser l’hébreu sauf si je n’ai vraiment pas le choix, pas lors d’une réunion ou avec des amis. »

Dima décrit cette frontière linguistique comme étant à la fois personnelle et politique. « Utiliser une langue qui ne me reflète pas était difficile. C’était un défi constant de la séparer de mon identité. » Son détachement vis-à-vis de l’hébreu, dit-elle, s’est accentué ces derniers mois. « Dès le début, j’avais des réserves à l’égard de cette langue et de tout ce que représente l’État. Tout cela s’est intensifié avec cette guerre. »

Pour Dima, parler arabe, en particulier dans les espaces palestiniens communs, est une forme de résistance culturelle. « Notre simple présence ici est une forme de résistance. Alors que l’État tente de judaïser tout ce qui nous touche, nous accrocher à notre langue, à nos coutumes et à notre identité est notre moyen de riposter. »


« L’éducation m’a littéralement éloignée de ma langue à tel point que je ne comprends même plus certains mots arabes », explique Ahlam. Photo  Rami Shllush

Ce sentiment d’imposition culturelle est également ressenti par Arwa, une jeune fille de 18 ans qui vient d’obtenir son diplôme d’études secondaires et se prépare à entrer à l’université dans le centre d’Israël. Comme les autres, Arwa parle couramment l’hébreu ; elle a excellé dans cette langue tout au long de sa scolarité et a obtenu de bons résultats aux examens nationaux. Mais dernièrement, elle s’est mise à le pratiquer moins, en particulier dans des situations informelles avec ses amis.

Arwa, qui vit dans la ville de Sakhnin, dans le nord du pays, explique qu’elle et ses camarades se sentent souvent exclus par leurs homologues juifs israéliens, que ce soit dans la vie sociale ou dans le milieu scolaire. « Nous ne nous sentons pas les bienvenus », explique-t-elle. « Nous avons constamment le sentiment d’être des étrangers, même si nous vivons ici, parlons la même langue et étudions dans les mêmes établissements. »

Certains diplômés arabes du secondaire ont des difficultés à étudier dans les collèges et universités israéliens où l’hébreu est la langue d’enseignement, car ils ne maîtrisent pas suffisamment cette langue. Dans les établissements d’enseignement supérieur israéliens, ils sont censés parler l’hébreu aussi couramment que les locuteurs natifs, car les cours, les examens et les devoirs sont tous en hébreu, alors que près d’un cinquième des étudiants israéliens sont de langue maternelle arabe.


Mustafa, un père de Nazareth, a du mal à convaincre son fils de prendre ses cours d’hébreu au sérieux. « La guerre à Gaza l’a profondément marqué. Depuis le 7 octobre, il s’est encore plus éloigné de cette langue. » Photo  Rami Shllush

Arwa décrit « une forte identité culturelle enracinée en Palestine », et non dans l’État israélien. Et bien que ses résultats scolaires restent solides, elle admet qu’elle appréhende d’entrer dans des espaces universitaires dominés par l’hébreu. « Je crains de ne pas être capable de tenir des conversations à ce niveau de fluidité », dit-elle. « Ce n’est pas que je ne comprends pas, c’est juste que je n’ai plus l’impression que ça m’appartient. »

Bien qu’Arwa reconnaisse son utilité, elle a commencé à associer l’hébreu à bien plus que la communication. « Après avoir été témoin de la vérité en ligne, de la guerre à Gaza, du massacre de mon peuple, tout cela documenté, j’ai cessé de voir l’hébreu comme une simple langue », dit-elle. « C’est devenu la langue de l’occupation, la langue d’une société qui exprime son racisme envers mon peuple. 

Ses parents travaillent tous deux pour le ministère israélien de l’Éducation, ce qui explique que la famille reste relativement discrète sur ses opinions culturelles et politiques en public. Mais à la maison, l’attachement à la langue arabe est évident. « Nous avons été élevés dans le sentiment d’appartenir à notre patrie, et non à l’occupant », explique-t-elle. « Nous ne parlons qu’arabe à la maison, à l’exception de quelques mots hébreux qui se sont naturellement glissés dans notre langage au fil des ans, comme mazgan [climatiseur]. »


« Nous avons constamment le sentiment d’être des étrangers, même si nous vivons ici, parlons la langue et étudions dans les mêmes établissements », explique Arwa, une jeune fille de 18 ans originaire de Sakhnin. Photo  Olivier Fitoussi

Changement de code et identité

Ce glissement subtil, l’utilisation de mots hébreux dans des conversations autrement arabes, est courant chez les citoyens palestiniens d’Israël. Bien qu’il existe des équivalents arabes (par exemple « mukayyif » pour « mazgan »), les mots empruntés à l’hébreu les remplacent souvent dans le langage courant. Ce phénomène, connu sous le nom de “code-switching” [alternance codique ou changement de code, NdT], est profondément ancré dans les habitudes linguistiques de nombreuses familles palestiniennes vivant en Israël.

Une étude publiée en 2019 dans le Global Journal of Foreign Language examine les raisons pour lesquelles l’hébreu s’immisce dans les conversations arabes dans une enquête auprès d’étudiants arabes israéliens de l’Université arabo-américaine de Cisjordanie, où les cours sont dispensés exclusivement en arabe ou en anglais.

Les étudiants ont signalé des cas de changement de code même dans un environnement entièrement arabophone, et ont indiqué que ce phénomène était souvent inconscient ; les participants ont expliqué qu’ils n’avaient pas appris les équivalents arabes de certains mots dans leur famille ni même à l’école. L’étude a également révélé que l’âge et l’origine des personnes interrogées en Israël avaient une influence significative sur leur utilisation de l’hébreu.

« Il était clair que le nord a tendance à changer de code plus que le centre d’Israël », écrivent les chercheurs, ajoutant qu’« un pourcentage important d’étudiants venant du sud d’Israël utilisent le changement de code principalement pour des raisons liées à la proximité géographique des colonies israéliennes et au fait que de nombreux citoyens druzes [qui vivent principalement dans le nord d’Israël] servent dans l’armée israélienne ».

Dans cette étude, 72 % des participants estimaient que le changement de code linguistique avait une incidence sur leur sentiment d’identité palestinienne. La langue continuant à servir non seulement d’outil de communication, mais aussi de marqueur identitaire, le choix entre les mots mazgan et mukayyif dépasse la simple question sémantique. Il devient politique.


« Que ce soit pendant mes études ou aujourd’hui dans mon travail, être obligé d’utiliser l’hébreu suscite en moi beaucoup de sentiments contradictoires », explique Rashid, un ingénieur civil de 28 ans. Photo  Rami Shllush

Mustafa, un père de 39 ans originaire de Nazareth, explique que son fils Mohammed, âgé de 13 ans, a développé une forte aversion pour l’hébreu. « Seuls quelques mots basiques lui échappent, comme mazgan, shalat (télécommande) ou haklata (enregistrement). Et même là, Mohammed ne les utilise pas beaucoup. Il n’aime pas l’hébreu, c’est la matière qu’il déteste le plus à l’école ».

« Il faut beaucoup d’efforts et de temps pour qu’il termine ses devoirs d’hébreu », admet Mustafa. « La guerre à Gaza l’a profondément marqué. Depuis le 7 octobre, il s’est encore plus éloigné de cette langue. »

Au lieu de cela, Mohammed s’est tourné vers l’anglais. « Il l’utilise beaucoup plus, surtout quand nous voyageons », explique Mustafa. « Je vois la différence dans son enthousiasme. Il passe tout en anglais : son téléphone, ses jeux vidéo, ses films. Cela le passionne. L’hébreu, en revanche, ne lui parle tout simplement pas. »

Ce fossé entre la langue et l’identité est une source de tension pour Mustafa, tant sur le plan émotionnel qu’en tant que parent. « C’est un sujet très sensible pour nous », dit-il. « D’un côté, nous essayons de l’encourager à apprendre l’hébreu : c’est nécessaire pour vivre ici. Mais d’un autre côté, je veux qu’il excelle dans quelque chose qu’il aime. Je veux qu’il ait des rêves qui dépassent les frontières de ce pays. »

Un moment qui l’a particulièrement marqué est celui où il a essayé de motiver son fils à terminer un devoir d’hébreu. « Je lui ai dit : “L’hébreu, c’est facile, c’est comme l’arabe, on est pratiquement cousins !” Et il m’a regardé et m’a répondu : “Tu n’arrêtes pas de dire qu’on est cousins, mais ils sont en train de nous tuer.” »