Shay
Hazkani, Haaretz, 4/12/2022
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Shay Hazkani est professeur
associé d'histoire à l'université du Maryland. Son livre “Dear Palestine: A Social History of the 1948 War” a remporté le Korenblat Book
Award in Israel Studies pour 2022. Un documentaire basé sur ses recherches, “L'opinion
du soldat”, a été présenté en première au Festival du film de Jérusalem en
2022. Le Dr Hazkani a participé à diverses luttes concernant les politiques de
déclassification des archives en Israël. En 2019, il a adressé une pétition à
la Cour suprême israélienne avec l'Association pour les droits civils, afin de
contraindre le service de renseignement intérieur israélien, le Shin Bet, à
ouvrir ses archives au public. Avant sa carrière universitaire, Shay a travaillé
comme journaliste couvrant la Cisjordanie et l'armée israélienne.
Lorsque les Archives de l'État
d'Israël refusent de diffuser des documents pillés aux Palestiniens sous
prétexte que cela « porterait atteinte à la sécurité nationale », il
est clair qu'il s'agit d'une couverture pour une crainte totalement différente.
Des réfugiés palestiniens
quittant leur village, lieu inconnu, 1948. Photo : UNRWA
Vous vous êtes sans doute demandé
à un moment donné, comme moi, quel genre d'État arabe les Palestiniens
envisageaient en 1948 s'ils avaient gagné la guerre. Quels étaient leurs plans
? Où avaient-ils l'intention de construire leur version de l'autoroute Ayalon ?
Voulaient-ils aussi assécher le marécage de Hula pour rendre plus disponibles
les terres agricoles ?
Oh, et que pensaient-ils des 628
000 Juifs qui vivaient dans ce qui est maintenant Israël à la veille de la
guerre ? Qu'avaient-ils l'intention de faire d'eux ?
Chaque semaine, le chroniqueur
Ben-Dror Yemini raconte à ses lecteurs dans le Yedioth Ahronoth que les
dirigeants arabes de 1948 ont appelé à jeter les Juifs à la mer. En d'autres
termes, ils avaient l'intention de procéder à un massacre systématique.
Ainsi, sans accabler les lecteurs
de Haaretz avec une recherche académique aride, je pense qu'il est utile
de les informer qu'en 15 ans de recherche, au cours desquels j'ai lu des
centaines de documents de propagande de 1947 à 1949, je n'ai rencontré qu'un
seul cas dans lequel un dirigeant arabe a mentionné “mer” et “Juifs” dans la
même phrase. Il s'agissait de l'Égyptien Hassan al-Banna, fondateur des Frères
musulmans, dans un appel à expulser les Juifs d'Égypte.
Les citations plus familières
(comme celle attribuée au secrétaire général de la Ligue arabe de l'époque,
Azzam Pacha) ne sont pas étayées par des sources arabes fiables, et il n'est
pas certain qu'elles aient jamais été prononcées.
Quoi qu'il en soit, je n'ai
trouvé aucun appel au meurtre de Juifs au seul motif qu'ils étaient Juifs, que
ce soit dans la propagande ou dans le matériel éducatif destiné aux
Palestiniens et aux combattants arabes en 1948. À en juger par les documents
que j'ai rassemblés pour mon dernier livre, les affirmations concernant un plan
arabe visant à “jeter les Juifs à la mer” sont en fait ancrées dans la
propagande sioniste officielle. Cette propagande a commencé pendant la guerre,
peut-être pour encourager les combattants juifs à laisser aussi peu de
Palestiniens que possible dans les zones qui allaient faire partie d'Israël.
(Soit dit en passant, une comparaison de la propagande arabe et juive en 1948
révèle que la propagande des Forces de défense israéliennes et de leur
précurseur, la Haganah, était beaucoup plus violente).
J'ai récemment pensé qu'une
occasion en or d'en apprendre un peu plus sur les plans des Palestiniens en cas
de victoire en 1948 m'était tombée
dessus. Cinq ans après avoir demandé l'autorisation d'examiner plusieurs
dossiers qui avaient été pillés dans des institutions palestiniennes pendant la
guerre et dont l'existence avait été dissimulée, les Archives de l'État
d'Israël m'ont fourni une liste de dossiers provenant d'un département secret
du ministère des Affaires étrangères appelé “département politique” (qui est devenu
plus tard le Mossad). En 1948 et 1949, il était dirigé par un agent de
renseignement nommé Boris Guriel.
Deux dossiers de la liste ont
immédiatement attiré mon attention. Le premier, le dossier MFA 5/6100, était
intitulé « Palestine - un État arabe indépendant ». Il contenait des
documents produits par la Ligue arabe, apparemment dans le cadre de sa
correspondance avec le gouvernement en exil de “Toute la Palestine” qui s'est
installé dans la bande de Gaza pendant la guerre.
Selon les archives, ce dossier
contenait « de la correspondance et des rapports sur la création d'un État
arabe indépendant ». Mais il est tellement secret que ce n'est que 90 ans
après sa création - c'est-à-dire en 2040 - que je serai autorisé à le lire.
Bien, ai-je pensé. Peut-être qu'ils
ne peuvent pas me dire ce que les Palestiniens prévoyaient pour leur État
indépendant, mais chaque enfant en Israël sait que lorsqu'il s'agit du célèbre
mufti de Jérusalem, tout est déjà connu et ouvert à l'examen. Après tout, les
liens d'Amin al-Husseini avec de hauts responsables du parti nazi et l'horrible
propagande qu'il a diffusée à la radio pendant la Seconde Guerre mondiale sont
les sujets favoris de la machine de diplomatie publique d'Israël depuis
maintenant sept décennies.
Mais il s'avère que je me suis
encore trompé. Les dossiers du département politique comprenaient également des
documents écrits par le mufti entre 1946 et 1948 (dossier MFA 3/6100). Or, les
archives m'ont informé que ces documents ne pouvaient être consultés que 90 ans
après leur rédaction.
Mais ne vous inquiétez pas, ils
ont accepté de partager la correspondance du mufti avec de hauts responsables
nazis. Seule la question triviale de savoir ce que faisait le leader du
mouvement national palestinien pendant la guerre ne peut être révélée.
Ces deux dossiers ne sont que la
partie émergée de l'iceberg du patrimoine politique et culturel palestinien
dissimulé dans les archives d'Israël. Ces documents ont été pris comme butin
aux institutions et aux individus palestiniens en 1948, 1956, 1967 et 1982 (et
bien sûr aussi dans les décennies suivantes), mais seule une partie d'entre eux
peut être consultée.
Selon mes estimations, des
dizaines de milliers de pages de documents arabes qui n'ont pas encore été mis
à la disposition du public se trouvent dans les archives de l'État d'Israël,
les archives des Forces de défense israéliennes, les archives du Mossad et les
archives du service de sécurité Shin Bet. Ce dernier, selon un témoignage, a
brûlé une partie de ces documents dans les années 1960.
Le fait que les archives du Shin
Bet soient complètement fermées au grand public, avec l'approbation de la Haute
Cour de justice, rend impossible de savoir ce qu'elles contiennent ou non. Mais
même dans les autres archives, de nombreux dossiers pillés sont gardés cachés ;
dans certains cas, même une liste de leur contenu n'est pas disponible.
D'ailleurs, il ne s'agit pas
seulement de documents de l'élite politique palestinienne. À ma demande, un
petit nombre de dossiers palestiniens pillés dans les archives de l'armée
israélienne ont récemment été mis à disposition, contenant des milliers de
pages de documents sur des personnes ordinaires.
L'un de ces dossiers, consacré à
un homme nommé Wadia Iskander Azzam, comprend toute sa vie : le document
d'enregistrement de sa maison à Safed, son certificat de mariage, les cartes de
visite qu'il a collectionnées au cours de sa vie, son journal intime et
quelques poèmes qu'il a écrits - tout un monde de documents sur une personne
dont le monde a été détruit en 1948.
Lorsque les Archives de l'État
d'Israël refusent de divulguer les documents pillés aux Palestiniens sous
prétexte que cela « porterait atteinte à la sécurité nationale », il
est clair que cela cache une toute autre crainte. Il n'y a pas et il ne peut
pas y avoir de secrets d'État dans les documents arabes écrits par les
Palestiniens, comme leurs plans pour un État palestinien indépendant ou les
documents d'un orphelinat de Jaffa.
Le plus grand secret est
l'existence même de ces documents, qui sont un mémorial à une civilisation
palestinienne détruite. Ce « secret », craignent les fonctionnaires
responsables de la déclassification des documents, pourrait ébranler le récit
sioniste israélien et susciter des doutes chez les personnes désireuses d'examiner
l'histoire d'un œil critique.
Imaginez qu'un autre pays possède
les archives d'une communauté juive d'Europe de l'Est qui a été détruite
pendant l'Holocauste, ou d'une communauté juive dans un pays musulman. Bien
sûr, il n'y a pas de comparaison possible, mais que dirait Yad Vashem ? Ou les
organisations juives des USA ? Le gouvernement usaméricain interviendrait-il
pour mettre ces documents en sécurité ?
En fait, vous n'avez pas besoin
d'imaginer, car il y a eu une pléthore de cas comme celui-ci au cours des 70
dernières années. L'un d'entre eux, toujours en cours, concerne les archives de
la communauté juive de Bagdad, que les forces d'occupation usaméricaines ont
prises au siège des services de renseignement irakiens en 2003.
Les USAméricains ont scanné
l'ensemble des archives et les ont mises en ligne, et ils prévoient maintenant
de les rendre au gouvernement irakien. Mais les représentants de la communauté
juive irakienne exigent que les documents de Bagdad, où il ne reste plus de
Juifs, ne soient pas rendus. La bataille fait toujours rage.
Israël aussi aura du mal à
continuer à conserver l'héritage culturel d'un autre peuple, surtout lorsque la
plupart des membres de ce peuple n'ont pas le droit d'accéder aux archives
israéliennes pour étudier cet héritage. Tout comme d'autres aspects du conflit
israélo-palestinien ont été internationalisés, le vol et la possession illégale
par Israël du patrimoine des Palestiniens finiront par être portés devant les
tribunaux internationaux. Israël serait bien avisé d'empêcher cela en publiant
systématiquement les documents qu'il détient et en les rendant accessibles.