Harold James, Project Syndicate, 28/11/2024
Harold James est professeur d’histoire et d’affaires internationales à l’université de Princeton (USA). Spécialiste de l’histoire économique allemande et de la mondialisation, il est coauteur de The Euro and The Battle of Ideas, et de The Creation and Destruction of Value : The Globalization Cycle, Krupp: A History of the Legendary German Firm, Making the European Monetary Union, The War of Words, et, plus récemment, Seven Crashes : The Economic Crises That Shaped Globalization (Yale University Press, 2023).
Le programme politique du président usaméricain élu Donald Trump, s’il est mis en œuvre, sèmera inévitablement les graines d’une nouvelle vague de mécontentement, de protestations et de théories du complot. L’URSS a connu une dynamique similaire au cours de la décennie qui a précédé son effondrement.
PRINCETON - En 1987, l’historien Paul Kennedy a publié un best-seller influent, The Rise and Fall of the Great Powers (L’essor et la chute des grandes puissances), qui s’attardait sur le thème de la démesure impériale et se terminait par un regard sur l’Union soviétique et les USA, les deux grandes puissances de l’époque. En l’espace de quelques années seulement, l’Union soviétique s’est effondrée, ouvrant la voie à l’émergence des USA en tant que seule puissance mondiale pleinement dominante. Au vu des événements récents, il est peut-être temps de dépoussiérer le livre de Kennedy et d’en réexaminer les leçons.
En juillet 2020, en pleine pandémie, j’ai écrit un commentaire inquiet intitulé «Late Soviet America » [Feue l’Amérique soviétique]. Nous approchions de la fin du premier mandat du président Donald Trump, et je craignais que les USA ne soient coincés dans une ornière sans issue. Bien que le pays dispose d’un énorme réservoir de talents et d’énergie, le système politique était dysfonctionnel. Les deux principaux partis sélectionnaient leurs candidats de manière non démocratique (puisque le processus des primaires s’était en grande partie atrophié), et les chèques de relance à grande échelle semblaient être devenus la méthode préférée pour gagner en popularité politique. Dans ce contexte, le passage de Trump au président Joe Biden n’a pas changé grand-chose. L’USAmérique ne disposait pas d’un État à parti unique de type soviétique, mais elle n’avait pas non plus beaucoup de démocratie entre les partis ou au sein des partis. Les électeurs se sentaient toujours lésés et les grosses dépenses étaient toujours considérées comme la clé du succès électoral et de la stabilité sociale.
L’USAmérique semblait destinée à rester au stade soviétique tardif. L’effondrement de l’Union soviétique s’est déroulé en deux temps : une gérontocratie immobile a cédé la place à une tentative mal conçue de réforme radicale et perturbatrice. Lorsque Konstantin Tchernenko est devenu secrétaire général du parti communiste en 1984, il avait déjà 72 ans. Il avait succédé à un Leonid Brejnev sénile et à un Youri Andropov malade, mais il était lui-même si décrépit qu’il avait du mal à lire l’éloge funèbre d’Andropov. Puis vint Mikhaïl Gorbatchev, qui promit de rajeunir l’URSS en brisant les chaînes de la vieille bureaucratie par la perestroïka (réforme économique) et la glasnost (ouverture et transparence). Mais l’effort pour balayer la vieille pensée a libéré des forces centrifuges, en particulier des nationalismes réprimés, qui ont bientôt balayé l’Union soviétique elle-même.
Aujourd’hui, surtout en Russie, de nombreux analystes appliquent cette analyse de la décadence soviétique aux USA. D’éminentes personnalités comparent Trump à Gorbatchev, dont les réformes ont ébranlé l’URSS. Bien que Trump soit beaucoup plus âgé que Gorbatchev à l’époque, il est lui aussi un initié qui se présente comme un outsider, comme quelqu’un qui va briser le système.
Après avoir camouflé son projet révolutionnaire pendant la campagne, Trump affiche désormais clairement ses intentions. Comme tout mouvement politique réussi, le « Make America Great Again » (MAGA) de Trump a prévalu en construisant une coalition. Les USAméricains de la classe ouvrière (y compris un plus grand nombre d’électeurs asiatiques, hispaniques et noirs) qui ont aimé le message antisystème de Trump se sont joints à des entrepreneurs technologiques très influents et ultra-riches qui ont leurs propres idées sur la façon de transformer le pays.
Il n’est pas surprenant que cette coalition montre déjà des signes de tension. Le problème le plus évident est que bon nombre des remèdes proposés par Trump conduiront inévitablement à l’inflation - le même problème qui a fait sombrer le président Joe Biden. De nouveaux droits de douane plus élevés augmenteront immédiatement le coût de la vie, et toute tentative sérieuse de rafler et d’expulser 11 millions d’immigrés sans papiers créera des troubles et de nouvelles pénuries de main-d’œuvre dans l’agriculture, la construction et les centres de distribution essentiels.
De même, réduire la bureaucratie comme l’envisagent Elon Musk et Vivek Ramaswamy - par le biais du nouveau ministère de l’efficacité gouvernementale (DOGE) - mettrait un grand nombre d’USAméricains à la rue. (Il est peu probable que ces travailleurs déplacés se précipitent vers des emplois agricoles mal rémunérés). Ainsi, alors que l’avenir meilleur n’est qu’une vague promesse, les coûts et les souffrances qui se profilent à l’horizon sont évidents. Les représentants de la Silicon Valley rêvent également de libérer l’intelligence artificielle pour accroître la productivité et, partant, les revenus des travailleurs moins qualifiés. L’idée n’est pas absurde à première vue. Il existe des preuves empiriques que l’IA a précipité au moins la première montée en puissance des centres d’appel. Des gains de productivité dans d’autres domaines, tels que les soins de santé et les soins aux personnes âgées, sont clairement possibles. Mais ni cette philosophie révolutionnaire « accélérationniste » ni ses applications potentielles n’ont été testées à grande échelle.
Bill O'Neal
En outre, la vision de la Silicon Valley repose sur un monde connecté à l’échelle planétaire, dans lequel les USA sont l’acteur dominant. Ainsi, alors que Musk adhère pleinement au projet de perturbation totale de Trump, sa propre vision - paradoxalement - associe la technologie au statu quo « mondialiste ». « Le statu quo conduit l’Amérique à la faillite », affirme-t-il, “nous devons donc changer d’une manière ou d’une autre”. Musk applaudit à juste titre la thérapie de choc du président argentin Javier Milei, qui a éliminé les droits de douane et ouvert l’économie argentine, mais nous savons tous que le mot« tarif [douanier] » est le mot préféré de Trump .
Il reste à voir comment cette tension évidente sera résolue. Sur une note plus optimiste, le désengagement des USA ne peut à lui seul provoquer un effondrement du commerce mondial digne de la Grande Dépression, puisque l’USAmérique ne représente que 13,5 % des importations mondiales. Bien sûr, d’autres pays pourraient prendre des mesures de rétorsion ou simplement essayer d’imiter Trump. Mais plus Trump est chaotique, moins il a de chances de trouver des imitateurs. Il suffit de voir l’effet dissuasif du Brexit sur les autres eurosceptiques, ou l’empressement de la plupart des États successeurs de l’Union soviétique à adopter un état d’esprit différent.
Ainsi, une partie de la coalition trumpienne veut le mondialisme, et l’autre le rejette. L’ironie de la chose, c’est que c’est ce dernier camp qui souffrira le plus des tentatives de repli sur soi. Le programme politique de Trump, s’il est mis en œuvre, sèmera inévitablement les graines d’une nouvelle vague de mécontentement, de protestations et de théories du complot. La même description s’applique à l’expérience post-soviétique dans les dernières années du XXe siècle. Les changements brusques et rapides n’ont conduit qu’à des perturbations, et tous ceux qui en ont souffert ont rejoint la prochaine cohorte d’aliénés. Une dynamique similaire semble s’installer aux USA. C’est certainement ce que la Russie d’aujourd’hui espère.