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25/03/2023

Vers l’impasse : Arundhati Roy sur la liberté d’expression et la démocratie défaillante

Arundhati Roy, Literary Hub, 22/3/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala


Arundhati Roy, écrivaine et militante indienne. Photo : Helena Nordenberg/ Sveriges Radio

“Il ne peut y avoir de fiction sans appropriation. Parce que nous, écrivains de fiction, sommes aussi des prédateurs”

 Le texte suivant est tiré d’un discours prononcé à l’Académie suédoise le 22 mars 2023, lors d’une conférence intitulée La pensée et la vérité sous pression

Je remercie l’Académie suédoise de m’avoir invitée à prendre la parole lors de cette conférence et de m’avoir donné le privilège d’écouter les autres intervenants. Cette conférence a été planifiée il y a plus de deux ans, avant que la pandémie de coronavirus ne déclenche l’ampleur de l’horreur qu’elle nous réservait et avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie.

Mais ces deux événements cataclysmiques n’ont fait qu’intensifier la situation difficile sur laquelle nous sommes réunis ici pour réfléchir : le phénomène de la transformation des démocraties en quelque chose de méconnaissable, mais dont les résonances sont étonnamment reconnaissables. Et l’escalade de la police de la parole selon des méthodes très anciennes et très nouvelles, au point que l’air lui-même s’est transformé en une sorte de machine punitive de chasse à l’hérésie. Nous semblons nous approcher rapidement de ce qui ressemble à une impasse intellectuelle.

Je vais inverser la séquence suggérée par le titre de cet exposé et commencer par le phénomène de la démocratie défaillante.

La dernière fois que je suis venue en Suède, c’était en 2017, pour le salon du livre de Göteborg. Plusieurs activistes m’ont demandé de boycotter la foire car, au nom de la liberté d’expression, elle avait permis au journal d’extrême droite Nya Tider d’installer son stand. À l’époque, j’ai expliqué qu’il serait absurde pour moi de faire cela parce que Narendra Modi, le Premier ministre de mon pays, qui a été (et est) chaleureusement accueilli sur la scène mondiale, est un membre à vie du RSS, une organisation suprémaciste hindoue d’extrême droite fondée en 1925, et constituée à l’image des Chemises Noires, l’aile paramilitaire “entièrement bénévole” du Parti national fasciste de Mussolini.

À Göteborg, j’ai assisté à la marche du Mouvement de résistance nordique. Il s’agissait de la première marche nazie en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale. Elle a été contrée dans la rue par de jeunes antifascistes.

Mais aujourd’hui, un parti d’extrême droite, même s’il n’est pas ouvertement nazi, fait partie de la coalition au pouvoir dans le gouvernement suédois. Et Narendra Modi est Premier ministre de l’Inde depuis neuf ans.

Lorsque je parlerai de démocratie défaillante, je parlerai principalement de l’Inde, non pas parce qu’elle est connue comme la plus grande démocratie du monde, mais parce que c’est l’endroit que j’aime, l’endroit que je connais et où je vis, l’endroit qui me brise le cœur tous les jours. Et qui le répare aussi.

N’oubliez pas que ce que je dis n’est pas un appel à l’aide, car nous savons très bien en Inde qu’aucune aide ne viendra. Aucune aide ne peut venir. Je vous parle d’un pays qui, bien qu’imparfait, était autrefois plein de possibilités singulières, un pays qui offrait une compréhension radicalement différente du sens du bonheur, de l’épanouissement, de la tolérance, de la diversité et de la durabilité que celle du monde occidental. Tout cela est en train de s’éteindre, de s’éteindre spirituellement.

La démocratie indienne est systématiquement démantelée. Seuls les rituels subsistent. L’année prochaine, vous entendrez certainement beaucoup parler de nos élections bruyantes et colorées. Ce qui n’apparaîtra pas, c’est que les règles du jeu - fondamentales pour des élections équitables - sont en fait une falaise abrupte dans laquelle pratiquement tout l’argent, les données, les médias, la gestion des élections et l’appareil de sécurité sont entre les mains du parti au pouvoir. L’institut suédois V-Dem, qui dispose d’un ensemble de données détaillées et complètes permettant de mesurer la santé des démocraties, a classé l’Inde dans la catégorie des “autocraties électorales”, au même titre que le Salvador, la Turquie et la Hongrie, et prédit que la situation risque d’empirer. Il s’agit de 1,4 milliard de personnes qui sortent de la démocratie pour entrer dans l’autocratie. Ou pire encore.

Le processus de démantèlement de la démocratie a commencé bien avant l’arrivée au pouvoir de Modi et du RSS. Il y a quinze ans, j’ai écrit un essai intitulé Democracy’s Failing Light. À l’époque, le Parti du Congrès était au pouvoir, un parti composé de vieilles élites féodales et de technocrates nouvellement acquis avec enthousiasme au marché libre. Je vais lire un court passage de cet essai, non pas pour prouver à quel point j’avais raison, mais pour vous montrer à quel point les choses ont changé depuis.

Alors que nous discutons toujours de la question de savoir s’il y a une vie après la mort, pouvons-nous ajouter une autre question au panier ? Y a-t-il une vie après la démocratie ? Quel genre de vie cela sera-t-il ?

La question est donc de savoir ce que nous avons fait de la démocratie. En quoi l’avons-nous transformée ? Que se passe-t-il une fois que la démocratie est épuisée ? Lorsqu’elle a été vidée de sa substance et de son sens ? Que se passe-t-il lorsque chacune de ses institutions s’est métastasée en quelque chose de dangereux ? Que se passe-t-il maintenant que la démocratie et le libre marché ont fusionné en un seul organisme prédateur à l’imagination mince et étriquée qui tourne presque entièrement autour de l’idée de maximiser le profit ? Est-il possible d’inverser ce processus ? Une chose qui a muté peut-elle redevenir ce qu’elle était ?

C’était en 2009. Cinq ans plus tard, en 2014, Modi a été élu Premier ministre de l’Inde. Au cours des neuf années qui se sont écoulées depuis, l’Inde a changé au point d’être méconnaissable. La “république laïque et socialiste” prévue par la Constitution indienne a presque cessé d’exister. Les grandes luttes pour la justice sociale et les mouvements écologistes visionnaires et obstinés ont été écrasés. Aujourd’hui, nous parlons rarement des rivières qui se meurent, des nappes phréatiques qui s’abaissent, des forêts qui disparaissent ou des glaciers qui fondent. Parce que ces inquiétudes ont été remplacées par une peur plus immédiate. Ou l’euphorie, selon le côté de la ligne idéologique où l’on se trouve.

Dans la pratique, l’Inde est devenue un État hindou corporatiste et théocratique, un État très policé et redoutable. Les institutions qui avaient été vidées de leur substance par le régime précédent, en particulier les grands médias, sont désormais animées d’une ferveur suprémaciste hindoue. Simultanément, le marché libre a fait ce que le marché libre fait. En bref, selon le rapport 2023 d’Oxfam, les 1 % les plus riches de la population indienne possèdent plus de 40 % de la richesse totale, tandis que les 50 % les plus pauvres de la population (700 millions de personnes) possèdent environ 3 % de la richesse totale. Nous sommes un pays très riche composé de personnes très pauvres.

29/09/2022

FRANCO “BIFO” BERARDI
Gérontofascisme
L'Alzheimer de l'histoire, 1922-2022

Franco « Bifo » Berardi, Nero Editions, 27/9/2022
Images d'Istubalz
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Comme par un sortilège, à l'expiration du centième anniversaire de la Marche sur Rome, les descendant·es direct·es de Benito Mussolini s’apprêtent à gouverner l’Italie. Gouverner est un mot exagéré. Personne ne peut gouverner le déchaînement des éléments telluriques, psychiques et géo-psycho-politiques.

Giorgia Meloni, secrétaire de Fratelli d’Italia, sera la première femme présidente du conseil de l'histoire italienne.

Le fascisme est partout sur la scène italienne et européenne : dans le retour de la fureur nationaliste, dans l'exaltation de la guerre comme seule hygiène du monde, dans la violence anti-ouvrière et antisyndicale, dans le mépris de la culture et de la science, dans l'obsession démographico-raciste qui veut convaincre les femmes de faire des enfants à la peau blanche pour éviter le grand remplacement ethnique et parce que si les berceaux sont vides, la nation vieillit et décède, comme Il dit.

Toutes ces ordures sont de retour.

C'est du fascisme ? Pas exactement. Celui de Mussolini était un fascisme futuriste, exaltation de la jeunesse, de la conquête, de l'expansion. Mais cent ans plus tard l’expansion est terminée, l'élan conquérant a été remplacé par la crainte d'être envahis par les migrants étrangers. Et à la place de l'avenir glorieux, il y a la désintégration en cours des structures qui ont rendu la civilisation possible.

« Soleil qui te lèves libre et fécond / Tu ne verras aucune gloire dans le monde / Plus grande que Rome », disait la rhétorique nationaliste du siècle dernier.

Maintenant, le soleil fait peur parce que les rivières sont à sec et les forêts brûlent.

Ce qui avance, c'est le gérontofascisme : le fascisme de l'époque sénile, le fascisme comme réaction enragée à la sénescence de la race blanche. 

Je sais bien que même un peu de jeunes (pas beaucoup) ont voté pour Melons, mais l’âme de cette droite est en proie à une sorte de démence sénile, un oubli des catastrophes passées qui semble provoqué par la maladie d'Alzheimer.

Le gérontofascisme, agonie de la civilisation occidentale, ne durera pas longtemps.

Mais dans le court laps de temps où il sera au pouvoir, il pourrait produire des effets très destructeurs. Plus qu'on ne peut l'imaginer.

L’identité nationale est une superstition à laquelle les citadins n'ont jamais cru, mais qui est imposée par une minorité influencée par le romantisme le plus réactionnaire.

Qu'est-ce qu’a été le fascisme historique ?

Petite leçon d'histoire italienne. 

Italie est un nom féminin. Depuis la Renaissance, les cent villes de la péninsule vivent leurs histoires sans se penser comme une nation, mais plutôt comme des lieux de passage, de résidence, d'échange.

La beauté des lieux, la sensualité des corps : l’auto-perception des habitants de la péninsule des cent communes est féminine jusqu'à ce que déboule l’austère fanfare de la nation. Au cours des siècles qui ont suivi la Renaissance, la péninsule est une terre de conquête pour les armées étrangères, mais le peuple se débrouille.

« France ou Espagne, pourvu qu’on bouffe. »

Le pays est en déclin, mais certaines villes prospèrent, d'autres s'en sortent.

Vient ensuite le XIXe siècle, un siècle rhétorique qui croit à la nation, mot mystérieux qui ne veut rien dire. Le lieu de naissance, ou l’identité fondée sur le territoire que nous avons en commun ?

L’identité nationale est une superstition à laquelle les citadins n'ont jamais cru, mais qui est imposée par une minorité influencée par le romantisme le plus réactionnaire. Les Piémontais, ls montagnards présomptueux succubes de la France prétendent que les Napolitains, les Vénitiens et les Siciliens acceptent de se soumettre à leur commandement. Le Sud est alors conquis et colonisé par la bourgeoisie du Nord : vingt millions d'Italiens méridionaux et vénitiens émigrent entre 1870 et 1915. En Sicile se forme la mafia qui, au début, est l'expression des communautés locales pour se défendre des conquérants, puis deviendra une structure criminelle de contrôle du territoire. La question du Sud en tant que colonie n'a jamais pris fin : aujourd'hui encore, le Sud continue de sombrer, même si les villes (Palerme, Naples) vivent une vie extra-italienne, cosmopolite.

Pendant les guerres d'indépendance, un jeune homme nommé Goffredo Mameli a écrit les paroles de Fratelli d’Italia, qui est devenu l'hymne national. 

Ce n'est pas un très bel hymne : une congerie de phrases rhétoriques bellicistes et esclavagistes. Mameli est mort très jeune, et il ne mériterait pas d'être encore exposé aux railleries de quiconque écoute cette petite musique qui essaie d'être mâle et, au lieu de ça, fait rire.

Les poses guerrières réussissent mal parce que les habitants des villes italiennes ont toujours été trop intelligents pour croire en la mythologie de la nation. Ce sont des Vénitiens, des Napolitains, des Siciliens, des Romains, des Génois, des Bolognais… avec ça, on a tout dit. Seule la bourgeoisie piémontaise, qui, permettez-moi de le dire, n'a jamais été très brillante, peut croire à cette fiction vert-blanc-rouge.

Puis viennent les grandes épreuves du nouveau siècle, le siècle de l'industrie et de la guerre. Il faut devenir compétitif, agressif, fini de faire les femmelettes.

En 1914, alors que la Serbie et l’Autriche entrent en guerre, la polémique fait rage entre interventionnistes et non-interventionnistes. Les futuristes, piètres intellectuels, s'agitent sur la scène. 

Mépris de la femme, la guerre seule hygiène du monde crie le très mauvais poète Marinetti dans son Manifeste de 1909. 

A bas l’Italiette ! crient les étudiants interventionnistes pour convaincre les Siciliens et les Napolitains d'être italiens et d'aller se faire tuer à la frontière avec l’Empire austro-hongrois qui, pour les Napolitains et les Siciliens, ne signifie rien.

L'histoire de la nation italienne est une histoire de trahison systématique.