Jorge Majfud, Escritos críticos, 19/9/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
En 1997, alors que je travaillais au Mozambique en tant qu’architecte
fraîchement diplômé, j’ai visité les villages de Cabo Delgado, Mueda et
Montepuez en compagnie de l’Allemand Reinhard Klingler (coopérant pour une ONG
appelée UFUNDA). Dans l’un d’eux, nous avons rencontré les chefs de village
pour leur proposer le plan qui, selon Reinhard, devait être financé par un
groupe de coopération de l’Union européenne.
J’avais été chargé de fournir des solutions de construction pour les écoles
professionnelles en fonction des ressources matérielles et de la main-d’œuvre
disponibles dans la région. Un soir, à la fin d’une de ces réunions dans une
cour solennelle de terre rouge fraîchement balayée, les chefs de village
s’approchèrent de moi et me dirent, dans un portugais plein de mots makua (je
cite de mémoire et sans prétendre à la littéralité) : « Nous sommes
tout à fait d’accord avec toutes vos propositions... Mais nous voulons que le
chef responsable du projet soit un blanc (Ncunña ou Kunha) ».
Peut-être ont-ils remarqué mon visage surpris ou bien leur ai-je répondu par
une question. « Sim, ncuña..., branco ». Ce dont je me
souviens, sans hésitation, c’est de l’explication qu’ils m’ont donnée : « C’est
que les blancs sont moins corrompus que les noirs ».
Fresque murale à São Filipe, sur l’Île de Fogo, au Cap-Vert
Je ne me souviens pas si je leur ai répondu ou si la réponse n’était qu’une
des milliers de notes que j’ai prises pour mon livre Crítica de la pasión
pura et que je n’ai pas incluses lorsque j’ai pu le publier à Montevideo en
1998 : « Je crains que les maîtres blancs ne vous aient déjà corrompus en
vous faisant répéter leurs propres idées et leurs propres intérêts, pas les
vôtres ». Comme l’a écrit le grand Frantz Fanon dans Les damnés de la
terre, le colonisé est un humain déshumanisé [1] ou, plus clairement
encore, dans son livre précédent, Peau noire, masques blancs (1952),
« Le Blanc obéit à un complexe d’autorité, à un complexe de chef,
cependant que le Malgache obéit à un complexe de dépendance"[2].
Cette fonction que les colonisés, les déshumanisés, ont remplie pendant des
siècles, est aujourd’hui complétée par un autre type d’êtres déshumanisés : les
bots, les robots dotés d’une intelligence artificielle. En d’autres termes,
c’est au fond la même chose, mais simplifiée par la haute technologie.
Pendant longtemps, les experts ont compris que l’une des caractéristiques
des bots était (1) qu’ils ne produisaient pas de contenu et (2) qu’ils étaient
monothématiques. C’est très bien. On constate que le premier point est cohérent
avec l’étymologie même du mot bot, qui dérive de robot* et, à son
tour, du mot tchèque pour esclave. Pour sa part, le mot esclave
dérive de slave, mais si nous passons à l’étymologie du mot adicto
[dépendant, addict], nous verrons que dans l’Antiquité, ce mot désignait
l’homme condamné à l’esclavage pour dette, au sens où les Romains l’entendaient
comme un individu qui ne peut plus agir et penser par lui-même, mais qui est addictus,
“affecté” à, c’est-à-dire que son corps est mis à disposition du plaignant par
un juge. Bref, il est ravalé au rang de robot, de bot, un esclave.
Le deuxième point fait référence au fait que les bots sur les réseaux
sociaux ont généralement un objectif politique, c’est-à-dire le pouvoir. Ils
répètent comme des addicts, comme des esclaves, au profit de leur maître. Ils
n’ont pas d’autres intérêts, comme un humain d’avant les réseaux, c’est-à-dire
qu’ils ne parlent ni de football ni de Hegel, mais seulement de leur thème. Le
bot est monothématique. Le problème est qu’il est aussi possible, et même très
possible, de trouver des humains qui correspondent à ce profil de bots,
d’addicts, d’esclaves. Il y a au moins quinze ans, j’ai réfléchi à la nouvelle
nature matérielle et psychologique dans laquelle nous entrions et, dans
certains articles, j’avais mentionné quelque chose que j’ai repris plus tard
dans le livre Cyborgs de 2012 : « Alors que les universités
fabriquent des robots qui ressemblent de plus en plus à des êtres humains, non
seulement pour leur intelligence avérée, mais maintenant aussi pour leurs
capacités à exprimer et à recevoir des émotions, les habitudes consuméristes
nous rendent de plus en plus semblables à des robots » [3]
Aujourd’hui, les bots les plus modestes des médias sociaux sont déjà
capables de s’exprimer avec des bégaiements et des tics, alors que nous, les
humains, essayons de les éliminer de notre nature. Au cours des trois premiers
mois de sa campagne de 2016, Donald Trump, alors candidat à la présidence, a
cité 150 de ses propres bots comme s’il s’agissait d’humains ayant quelque
chose d’important à dire. À leur tour, ces citations ont été reproduites par
d’autres humains et d’autres bots [4], une pratique qui s’est poursuivie après
son accession à la présidence.
En 2015, un tiers des gazouillis et jusqu’à la moitié du trafic internet
étaient déjà générés par des bots[5]. Dans de nombreux cas, les bots ont été
humanisés avec tous les défauts et habitudes des humains, tels que le maintien
constant d’autres comptes sur différents réseaux sociaux avec des idées et des
tics similaires ; ou le fait de prendre un temps prudent pour répondre à une
question urgente. En 2014, un robot a réussi pour la première fois à passer le
test de Turing (conçu en 1950 par le génie informatique Alan Turing) en faisant
croire aux juges, lors d’un entretien de cinq minutes, qu’il s’agissait d’un
véritable être humain. Grâce à cette capacité à se substituer aux humains avec
la sensibilité du réel, comme lorsque quelqu’un parle notre propre langue et
s’exprime comme nos propres amis, ces bots ont pu encourager des soulèvements
sociaux et, surtout, perturber de vraies protestations de personnes réelles
ayant de vrais problèmes.
Les PDG des grandes plateformes sociales comme X (ex-Twitter) et Meta
(ex-Facebook) s’excusent face à la prolifération de contenus racistes en
affirmant que « nous ne sommes pas les arbitres de la vérité ». Ce
qui serait tout à fait exact s’il ne s’agissait pas d’une illusion commode.
Aujourd’hui, la sensibilité au racisme aux USA a supplanté d’autres réalités
telles que le classisme ou l’exploitation à distance d’êtres humains au profit
de la micro-élite patronale. Les plateformes n’arbitrent pas seulement des
positions politiques, comme celle de savoir qui a raison dans le conflit
Russie-OTAN, ou Trump-Biden, mais leur existence entière et leur ingénierie
psychologique sont basées sur l’idéologie du consumérisme et les avantages de
la “libre concurrence”, l’un des mythes les plus obscènes de notre époque, s’il
y en a un autre plus obscène.
Ce n’est pas un hasard si la jeunesse rebelle, révolutionnaire et de gauche
des XIXe et XXe
siècles était une jeunesse lettrée, alors que la jeunesse réactionnaire,
conservatrice et de droite d’aujourd’hui a été éduquée dans les réseaux sociaux.
Ce n’est pas un hasard si la diffusion de fausses nouvelles à partir de ces
“réseaux neutres” a proliféré sur des thèmes classiques de l’extrême droite
tels que la religion, la tribu et le racisme.
Après les dernières invasions et guerres post-coloniales des puissances
occidentales en Afrique et au Moyen-Orient (Afghanistan, Irak, Libye, Syrie,
Yémen), le même phénomène s’est produit qu’avec les guerres de Washington dans
son arrière-cour latino-américaine : des milliers de personnes ont commencé à
fuir le chaos du Sud mondial vers le seul endroit où elles pouvaient trouver un
emploi rémunéré, le Nord civilisé, et elles n’ont pas été les bienvenues. Les
frontières des USA et de l’Europe ont été fermées pour “protéger notre
culture”, pour “protéger l’ordre public”, pour “protéger nos frontières”, des
droits qui n’ont jamais été respectés en ce qui concernait les frontières, la
culture et les lois et l’ordre des autres, les sauvages.
En raison du vieillissement de la population allemande et du bon sens de la
chancelière Angela Merkel, plusieurs milliers de réfugiés syriens ont été
accueillis. Mais comme dans le reste de l’Europe, les migrants se sont heurtés
à une résistance comme s’ils étaient des envahisseurs. Comme ce récit ne
suffisait pas, on a eu recours à un autre classique du genre, exercé avec une
extrême habileté démagogique par l’ancien président Donald Trump et la plupart
des politiciens de son parti : “les immigrés basanés et pauvres viennent violer
nos femmes”. Ce discours récurrent de l’imaginaire pornographique du XIXe
siècle (la féministe et éducatrice Rebecca Latimer Felton préconisait mille
coups de fouet pour empêcher les Noirs libres de violer les jeunes filles
blondes, alors même que les viols les plus fréquents étaient le fait de Blancs
sur de jeunes femmes noires). Au moment où Rebecca Felton est élue première
femme sénatrice de l’histoire de ce pays, en 1922, certains scientifiques
européens et usaméricains (contrairement à ce qu’affirmaient divers auteurs
latino-américains comme le Cubain José Martí ou le Péruvien González Prada)
sont également convaincus de la supériorité de certaines races sur d’autres,
selon leur propre idée de la supériorité. En 1923, le spécialiste Carl Brigman
écrivait dans son Study of American Intelligence : « la supériorité
de notre population nordique sur d’autres groupes tels que les Alpins, les
Européens méditerranéens et les Nègres est quelque chose qui a été
démontré ». 6] Le même auteur regrettera cette conclusion quelques années
plus tard, estimant qu’elle n’était pas fondée sur les données disponibles,
mais la culture populaire et les pouvoirs qui façonnent et manipulent ses
faiblesses s’étaient déjà déplacés comme un tsunami de l’autre côté. Les années
1930 ont été l’apogée du nazisme en Europe et, aux USA, la haine des Noirs et
l’expulsion de citoyens usaméricains au faciès mexicain ont atteint des niveaux
historiques. Le pouvoir de ces théories n’a pas pris fin avec la défaite
d’Hitler ; elles se sont poursuivies dans la pratique avec des expériences
médicales sur les Noirs aux USA et les pauvres au Guatemala ; elles se sont
poursuivies avec des guerres impérialistes et des stérilisations massives de
races inférieures, comme à Porto Rico dans les années 1970 et au Pérou dans les
années 1990. [les braves Suédois ont stérilisé des Rroms et des tattare, des
“Tatars” -un groupe de voyageurs marginalisés et ethnicisés – jusqu’aux années
50, NdT]
Robot-chien policier, Allemagne, de nos jours
Dans l’Europe du XXIe siècle, la rumeur séculaire selon laquelle
les immigrés basanés tuaient les hommes et violaient les femmes européennes
blanches pauvres et sans défense a été répandue à maintes reprises. Ces rumeurs
n’ont jamais été confirmées par des statistiques, mais il s’agit là d’un détail
sans importance pour les masses enflammées.
Un autre exercice de rumeur, alimentant le marché juteux de la haine qui
germe dans la peur, a affligé les victimes de multiples massacres aux USA au
cours des deux dernières décennies. Diverses plateformes habitées par des
mouches anonymes ont fait circuler la version selon laquelle ces massacres
avaient été mis en scène, en dépit du fait que les familles et les tombes des
victimes elles-mêmes étaient là pour en vérifier l’existence. Ce n’est pas un
hasard si les groupes qui se sont chargés de rendre virales ces théories du
complot étaient d’extrême droite ou simplement des partisans de la droite
politique adepte des armes à feu.
Après tous ces antécédents humains, ce n’est pas une simple coïncidence si
même les bots sont racistes. Au début de l’année 2016, Microsoft a lancé son
robot vedette, une jeune fille inexistante dotée du bagage linguistique d’un
humain de 19 ans qui, grâce à son intelligence artificielle, pouvait interagir
avec de vrais humains sur Twitter et dans le cadre de discussions téléphoniques
telles que GroupMe. Les chats avec Tay (Thinking About You) étaient si
réalistes que même les erreurs de ponctuation étaient incluses [8]. Grâce à
cette interaction avec le “monde réel”, Tay a appris à être Tay. Peu après ces
discussions enrichissantes (comme au siècle dernier une jeune femme apprenait
des conversations dans les cafés d’ intellectuels de Paris ou de Montevideo),
Tay est devenue une racaille raciste. À tel point que l’entreprise Microsoft,
sans doute moins pour des raisons morales que pour des raisons économiques, a
décidé de lui délivrer un certificat de décès 16 heures après sa naissance. Une
vie courte, sans doute, mais suffisante pour écrire près de cent mille tweets.
D’autres expériences améliorées (comme Zo, plus politiquement correct) ont
duré plus longtemps et ont échoué pour des raisons similaires. Les
méga-plateformes comme Facebook ont essayé de nettoyer tout ce racisme et ce
sexisme ambiant qui servent de matière première aux futures IA. Toutefois, la
technique de censure des pages et des textes contenant des expressions racistes
est très similaire à l’actuelle culture de l’annulation [cancel], qui a
vu le jour aux USA et a commencé à atteindre d’autres continents. De la même
manière que, dans diverses institutions éducatives, plusieurs enseignants et
même des professeurs ont perdu leur emploi pour avoir mentionné le mot “noir”
lorsqu’ils tentaient de dénoncer le racisme dans un texte, un document ou une
œuvre de fiction, des robots ont censuré des textes dénonçant le racisme à
l’égard des Indiens ou des Noirs pour avoir inclus des expressions que le robot
avait mal interprétées dans leur contexte général [9].
Robocop, Dubaï, de nos jours
Même problème avec la technologie “biométrique” ou de reconnaissance
faciale, selon laquelle les visages des personnes non blanches étaient plus
susceptibles d’être reconnus comme suspects [10]. Ou bien ils ne les
reconnaissent tout simplement pas comme des visages humains. Cette observation
n’est pas nouvelle. En termes économiques, elles appartiennent à la préhistoire
des techniques de reconnaissance faciale, rapportées au moins depuis 2009. [11]
Si l’on remonte à la technologie de la photographie depuis le 19e
siècle, l’histoire n’est pas très différente. Selon l’historien du cinéma
Richard Dyer, lorsque les premiers photographes se sont tournés vers le
portrait dans les années 1840, « expérimentant la chimie du matériel
photographique, la taille de l’ouverture, la durée du développement et la
lumière artificielle, ils sont partis du principe que ce qu’il fallait obtenir,
c’était le rendu d’un visage blanc » [12].
NdT
*Le mot “robot” a été créé par l’écrivain tchèque Karel Čapek en 1920 pour
sa pièce de théâtre Rossum’s Universal Robots (R.U.R.). Le terme “robot”
vient du tchèque robota, qui signifie “corvée” ou “travail forcé”. Dans
la pièce, le “robot” est conçu pour servir d’esclave à l’homme, mais il finit
par se rebeller.
Notes de l’auteur
[1] Fanon, Frantz, Les damnés de la terre. Paris : François Maspero,
1968, p. 13 (« La bourgeoisie colonialiste, quand elle enregistre
l’impossibilité pour elle de maintenir sa domination sur les pays coloniaux,
décide de mener un combat d’arrière-garde sur le terrain de la culture, des
valeurs, des techniques, etc. […] Le fameux principe de l’égalité des hommes
trouvera son illusion dans les colonies dès lors que le colonisé posera qu’il est l’égal du colon ».)
[2] Fanon, Frantz, Peau noire, masques blancs [Préface (1952) et
postface (1965) de Francis Jeanson. Paris, Éditions du Seuil, 1965, p. 99 :
« Je commence à souffrir de ne pas être un Blanc
dans la mesure où l’homme blanc m’impose une discrimination, fait de moi un
colonisé, m’extorque toute valeur, tutte originalité, me dit que je parasite le
monde. […] Alors j’essaierai tut simplement de me faire blanc, c’est-à-dire
j’obligerai la Blanc à reconnaître mon humanité. Mais, nous dira M. Mannoni,
vous ne pouvez pas, car il existe au profond de vous un complexe de dépendance.
[…] le Blanc obéit à un complexe d’autorité, à un complexe de chef, cependant
que le Malgache obéit à un complexe de dépendance. Tout le monde est satisfait. »
[3] Majfud, Jorge. Cyborgs. Izana Editores, Madrid, 2012.
[4] Business Insider UK. “Donald Trump Quoted Bots on Twitter 150 Times,
Analysis Claims.” Business Insider, Insider, 11 Apr. 2016,
[5] Woolley, Samuel C.,
and Philip N. Howard. Computational Propaganda: Political Parties,
Politicians, and Political Manipulation on Social Media. Oxford Studies in
Digital Poli, 2018, p. 7.
[6] Zaller, John R., et
Zaller J. R. The Nature and Origins of Mass Opinion. Cambridge UP, 1992, p. 10.
[7] Au-delà de la vieille arrière-cour, de 1971 à 1977 et avec un budget de
cinq millions de dollars (plus de 30 millions en valeur 2020), l’International
Education Program in Gynecology and Obstetrics a formé 500 médecins dans 60
pays, dont le Chili de Pinochet et l’Iran du Shah. Le 21 avril 1977, le
directeur du Bureau de la population du gouvernement fédéral, le Dr R. T.
Ravenholt, a déclaré que l’objectif de Washington était de stériliser 570
millions de femmes pauvres, soit un quart de toutes les femmes fertiles du
monde (J. Majfud, La frontera salvaje. 200 años de fanatismo anglosajón
en América Latina, 2021, p. 502).
[8] "Meet
Tay - Microsoft A.I. Chatbot with Zero Chill". Archive.org, 2016,
[9] Majfud, Jorge. “La tiranía del lenguaje (colonizado).” Página12,
20 Feb. 2022,.
[10] Sandvig, Christian,
et al. "When the Algorithm Itself
Is a Racist : Diagnosing Ethical Harm in the Basic Components of Software". International
Journal of Communication, vol. 10, 2016, pp. 4972-4990,
[11] "Webcam Can’t Recognize Black Face". Thestar.com, thestar.com, 23 déc. 2009,
[12] Dyer, Richard. White. Londres : Routledge,
1997.