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17/11/2024

GIORGIO GRIZIOTTI
Equalize the world (Égaliser le monde)


Giorgio Griziotti, Effimera, 16/11/2024
Traduit par Fausto Giudice,
Tlaxcala

L’autre jour, débarqué à l’aéroport d’Orly en provenance d’Italie, je marchais avec les autres passagers vers la sortie quand, à un certain moment, une file d’attente s’est formée devant un tunnel lumineux dont les portes ne laissent passer qu’une seule personne à la fois. Un système supplémentaire de contrôle et de détection automatique, comme si, au cours du voyage aérien, le passager, déjà contrôlé à l’embarquement, pouvait se procurer des armes, des drogues ou d’autres produits illicites. Cette énième nouveauté aéroportuaire anxiogène est l’une des nombreuses manifestations de l’obsession sécuritaire omniprésente dans le réel comme dans le virtuel, accompagnée d’une rhétorique qui alimente la perception d’un danger permanent comme la promotion d’une culture de la peur.

En réalité, le danger existe souvent parce que les partisans du discours sécuritaire et les agents du cyberespionnage sont dans le même camp et se nourrissent les uns des autres.

Equalize, la société italienne d’analyse de risques - lisez espionnage industriel et pas seulement, puisqu’elle compte parmi ses clients le Mossad et le Vatican - pour les entreprises, qui fait actuellement l’objet d’une enquête, est exemplaire en ce sens : son propriétaire, en plus d’être président de la Fondation de la Foire de Milan, nommé en 2022 par le leader de la Lega et président de la Chambre des députés Lorenzo Fontana, et conseiller de l’Université Bocconi, entretenait des liens étroits avec de hauts fonctionnaires, dont le président du Sénat et la ministre du Tourisme Daniela Santanchè, qui a fait l’objet de plus d’une enquête.

Equalize est donc une illustration contemporaine de la nouvelle dynamique de pouvoir entre contrôleurs et contrôlés à l’ère du « capitalisme de surveillance »[1]. Lorsque Zuboff a écrit ce livre il y a quelques années, elle espérait que le capitalisme pourrait être réformé. Aujourd’hui, un fait marquant semble définitivement démentir cette hypothèse : la montée en puissance d’Elon Musk.

Comme le racontent ceux qui ont pu faire des incursions dans le futur [2], l’arrivée fracassante de Musk dans les sphères de la gouvernance scelle lentanglement (intrication) entre l’État et les techno-tycoons ou techno-oligarques, comme on voudra les appeler. Depuis l’ère industrielle, le grand capital avait l’habitude d’acquérir et de contrôler les médias grand public de l’époque, mais nous assistons aujourd’hui à un saut quantique sans précédent. Les dix-sept milliards d’impressions générées par Musk avec ses seuls gazouillis pendant la campagne électorale exercent une influence biopolitique incomparable même à celle du précurseur Berlusconi avec ses médias électriques à la Mc Luhan. C’est précisément la possession d’énormes quantités de données qui permet aux plateformes du neurocapitalisme, largement autonomes dans la définition de leurs propres règles de fonctionnement, d’exercer une influence significative sur les récits, les perceptions, les émotions et les décisions. Ce pouvoir façonne activement les élections, les marchés et même les relations personnelles, redéfinissant leur dynamique et orientant leur développement de manière profonde et omniprésente.

Pour en revenir à Equalize, il n’est pas surprenant que, dans ce contexte mondial, les acteurs intermédiaires émergent également comme de nouveaux centres de pouvoir privé. Grâce à l’intelligence artificielle, à l’exploration de données et au piratage, ils parviennent à transformer l’information en un instrument de coercition et de contrôle.
Dans ce cas précis, l’ambition d’Equalize était de devenir une sorte de « Google du renseignement ». Pour ce faire, elle avait développé une plateforme appelée Beyond, qui permettait d’obtenir des rapports sophistiqués simplement en introduisant une requête sur une personne ou une entreprise. Ces rapports proposent des analyses détaillées et suggèrent, le cas échéant, des réflexions ou des enquêtes plus approfondies.

Jusqu’à présent, Beyond pouvait sembler similaire à d’autres plateformes légales. Cependant, sa nature profondément illicite, telle qu’elle a été découverte par les enquêteurs, réside dans l’obtention illégale d’informations à partir de bases de données protégées et confidentielles grâce à l’utilisation d’un logiciel malveillant de type RAT (Remote Access Trojan), qui permet d’obtenir un contrôle à distance complet du système cible.
Parmi les bases de données attaquées figurent celles de l’Agence des impôts [système Serpico qui mesure l’adéquation entre le niveau de vie des contribuables et leur déclaration, NdT] , de l’Istat (Institut national de statistiques), de l’INPS (Institut national de sécurité sociale), du Registre national d’état-civil (ANPR), du Système d’information monétaire (Siva) de l’Automobile Club d’Italie (ACI), mais surtout le SDI, le système d’investigation du ministère de l’Intérieur[3].
La relative facilité avec laquelle Equalize/Beyond a réussi à télécharger des données directement à partir des serveurs du ministère de l’Intérieur, grâce aussi à des complicités et à des infiltrations, montre que même les bases de données les plus sensibles gérées par les organes centraux de l’État, qui devraient être hyperprotégées, sont désormais vulnérables et se retrouvent sur le marché noir des données volées. C’est probablement aussi le résultat de la sous-traitance croissante de certains des nœuds les plus critiques du fonctionnement de l’État au secteur privé. Il s’agit d’une érosion non seulement des frontières entre le public et le privé, mais aussi de celles entre ceux qui contrôlent et ceux qui sont contrôlés.
Les utilisateurs, souvent sans en être conscients, contribuent volontairement à leur propre surveillance en utilisant des appareils connectés et des plateformes numériques. Cette « surveillance participative » génère une boucle de rétroaction continue, dans laquelle les données produites sont retraitées pour influencer les individus mêmes qui les ont générées. Un exemple de ce mécanisme peut également être trouvé dans le cas d’Equalize, où, comme l’a expliqué un responsable, des rapports détaillés sur les visites du site étaient collectés chaque jour, y compris des informations sur qui s’était connecté, d’où, avec quel appareil et quel navigateur. Ce processus a permis d’établir un profil approfondi des utilisateurs, en contrôlant non seulement qui accède à la plateforme, mais aussi ce qu’ils recherchent.
Equalize n’est probablement que le premier grand cas à émerger, tandis que d’autres en Italie, en Europe et ailleurs continuent d’opérer dans l’ombre. Ils sont les symptômes collatéraux et locaux de la vague de techno-solutionnisme fasciste qui porte le coup de grâce aux démocraties occidentales désormais irréformables, comme l’affirme Emanuele Braga dans un récent article d’Effimera où il dénonce la mauvaise foi (stupide) des politiciens et des intellectuels de la défunte gauche. Pour conclure, j’ai été frappé par la récente interview de David Colon dans le Manifesto sous le titre significatif « La nouvelle frontière des techno-oligarques ». Du haut de sa chaire de Science Po à Paris, Colon affirme que « les milliardaires de la technologie entendent détrôner la politique au profit de la technologie, de l’intelligence artificielle, c’est-à-dire des outils qui ont fait leur fortune ». Déblatérant, le jour même de l’élection de Trump, sur les « bonnes » démocraties occidentales à sauver parce qu’elles sont gravement menacées par les « mauvaises » autocraties du reste du monde, notre bon prof de « gauche » ne se rend même pas compte de l’ineptie de ses affirmations. Aucune technologie n’a pris ou ne prendra la place de la politique : Elon Musk & Co. sont déjà les nouveaux leaders politiques du capitalisme du XXIe siècle...

Post-scriptum
Comme nous le savons, le capitalisme de plateforme fonde sa rentabilité sur la transformation des données de la valeur d’usage en valeur d’échange (la soi-disant valeur de réseau). Le cas d’Equalize ne fait pas exception. La question démocratique n’a pas grand-chose à voir là-dedans. C’est du capitalisme, chéri·e ! La vente de données manipulées, gérées, sélectionnées et profilées par la plateforme Beyond est en fait l’activité principale de l’opération. D’après ce que nous avons pu lire des interceptions téléphoniques publiées dans certains journaux, une simple et unique demande d’information (qui ne nécessitait pas d’enquête spéciale ad hoc) avait un coût moyen d’environ 200 euros. Le coût d’obtention de ces informations était plus ou moins de 60 euros, avec une marge bénéficiaire certainement importante. Ce qu’il faut retenir, c’est que ces informations sont collectées en profilant les actes de la vie quotidienne de chacun d’entre nous, sans exception. En effet, les récentes technologies algorithmiques et de cloud computing permettent de cataloguer, sélectionner, manipuler et classer les données brutes résultant de l’utilisation d’apps sur les téléphones mobiles, les tablettes et les ordinateurs en données lisibles et vendables, en fonction des besoins du client et de l’entreprise. Ce n’est pas un hasard si l’on parle d’intelligence économique. Ce qui est relativement nouveau (du moins pour l’Italie), c’est la particularité des données traitées par la plateforme Equalize/Beyond : il s’agit en effet de données extrêmement sensibles, liées à la vie privée et à la sécurité, donc de données à très haute valeur ajoutée. Nous ne sommes plus seulement confrontés à la vie directement valorisée et au devenir du profit, mais au devenir « politique » du profit, avec toutes les implications que cela comporte (
Andrea Fumagalli).

NOTES

[1] Zuboff, Shoshana. L’Âge du capitalisme de surveillance, Zulma 2022
[2] Griziotti, Giorgio. Cronache del Boomernauta (Chroniques du Boomernaute) Éditions Mimesis, 2023 (à paraître en français en 2025)

[3] Le système d’information interforces, complexe et étendu, est divisé en 13 domaines d’application principaux dans lesquels circulent toutes sortes d’informations, des plaintes aux enquêtes, de la gestion des armes au contrôle des étrangers, du renseignement policier au suivi des appels d’offres pour les marchés publics.


14/08/2024

“Le droit à la vie privée mentale, à l’autodétermination et à la liberté de pensée est en danger”
Podcast : conversation avec Nita Farahany, auteure du livre “La bataille pour votre cerveau”

La bataille pour votre cerveau, avec Nita A. Farahany
Initiative sur l’intelligence artificielle et l’égalité, 14/3/2023
72 minutes d’écoute
Invitée : Nita A. Farahany, Université Duke
Hébergé par Wendell Wallach
Ancien titulaire de la bourse Carnegie-Uehiro, Initiative pour l’intelligence artificielle et l’égalité (AIEI) ; Centre interdisciplinaire de bioéthique de Yale

À propos de la série

L’IA peut-elle être déployée de manière à renforcer l’égalité ou les systèmes d’IA vont-ils exacerber les inégalités structurelles existantes et créer de nouvelles inégalités ? Le podcast “Intelligence artificielle et égalité” cherche à comprendre les innombrables façons dont l’IA affecte l’égalité et les affaires internationales.

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala 

Le moment est venu d’étendre les droits humains aux droits cognitifs, propose Nita A. Farahany, professeur à la Duke Law School, dans son livre qui vient d’être publié, The Battle for Your Brain : Defending the Right to Think Clearly in the Age of Neurotechnologies (La bataille pour votre cerveau : défendre le droit de penser clairement à l’ère des neurotechnologies) . Elle y présente la vaste gamme d’appareils déjà déployés qui permettent d’échantillonner diverses formes d’activité cérébrale. Dans son livre et dans ce podcast d’une grande portée sur l’intelligence artificielle et l’égalité avec Wendell Wallach, membre de Carnegie-Uehiro, Mme Farahany explique comment les informations cognitives, même limitées, collectées par les neurotechnologies peuvent être combinées à d’autres données pour améliorer la compréhension de soi ou manipuler les attitudes ou l’état d’esprit.

 

WENDELL WALLACH : Bienvenue. Je suis Wendell Wallach, codirecteur de l’initiative sur l’IA et l’égalité (AIEI) au Carnegie Council pour l’éthique dans les affaires internationales. Ce podcast est le deuxième de notre série sur la neuroéthique. Le premier était avec le Dr Joseph Fins, avec qui nous avons discuté de ses recherches sur l’utilisation des neurotechnologies pour communiquer avec des patients peu conscients. Joe a qualifié la neuroéthique d’“éthique de la technologie”, et je pense que cela deviendra encore plus clair aujourd’hui lorsque nous parlerons de l’étendue des neurotechnologies déjà déployées avec ma collègue et amie Nita Farahany. Nous sommes particulièrement ravis de l’accueillir aujourd’hui, date de publication de son merveilleux nouveau livre The Battle for Your Brain :Defending the Right to Think Freely in the Age of Neurotechnology (La bataille pour votre cerveau : défendre le droit de penser librement à l’ère de la neurotechnologie).

Avant d’entrer dans le vif du sujet, permettez-moi de vous parler un peu de Nita. Elle est une éminente spécialiste des implications éthiques, juridiques et sociales des biosciences et des technologies émergentes, en particulier celles liées aux neurosciences et à la génétique comportementale. Nita est professeure de droit et de philosophie à la Duke School of Law et directrice fondatrice de Duke University Science & Society. En 2010, Nita a été nommée par le président Obama à la Commission présidentielle pour l’étude des questions de bioéthique, où elle a siégé jusqu’en 2017. Nita fait également partie du réseau d’experts du Forum économique mondial. Nous nous sommes d’ailleurs rencontrés pour la première fois lors d’un événement du Forum économique mondial à Tianjin, en Chine.

Félicitations, Nita, pour la publication de The Battle for Your Brain.

NITA FARAHANY : Merci, Wendell. Je suis ravie d’être avec vous aujourd’hui. Je ne peux imaginer personne avec qui j’aurais plus de plaisir à avoir une conversation à ce sujet ou à le célébrer que vous, compte tenu de notre longue histoire commune.

WENDELL WALLACH : Merci.

Pour commencer, parlons un peu de la manipulation de notre cerveau et de notre comportement à l’aide des neurotechnologies, car je pense que c’est quelque chose qui apparaît immédiatement à beaucoup de nos auditeurs lorsqu’ils entendent parler de technologies conçues pour entrer en contact avec ce qui se passe dans nos vies intérieures. DIites-nous où l’on en est exactement dans la manipulation du cerveau, de ce que vous jugez acceptable et de ce qui vous paraît vraiment excessif.

NITA FARAHANY : C’est un bon, un très bon point de départ, Wendell.

Il existe toutes sortes d’algorithmes prédictifs qui peuvent déjà dire avec une précision étonnante ce que nous pensons ou ressentons de manière générale. Si vous pensez à une plateforme comme TikTok et aux algorithmes qui l’alimentent, une partie de la raison pour laquelle des gouvernements comme celui des USA sont si inquiets est que juste après qu’une personne a passé quelques minutes ou quelques heures sur une plateforme comme celle-ci, l’algorithme est de mieux en mieux capable de dire quelles sont les préférences, les désirs et les préjugés d’une personne, de les segmenter, de les segmenter et commencer à leur donner beaucoup plus de ce que leurs préférences révèlent, ce qui peut subtilement manipuler et changer le comportement des gens en façonnant leurs opinions et en leur faisant penser que ce qui les intéresse, ce qui les préoccupe, il y en a beaucoup dans le monde. Cela devient leur monde entier à mesure que l’algorithme façonne plus précisément ce avec quoi ils interagissent.

Si vous réfléchissez à la manière dont le reste de la technologie avec laquelle nous interagissons est conçu pour pirater les raccourcis de notre cerveau, qu’il s’agisse de l’utilisation de fonctions AutoPlay qui vous maintiennent à l’écran et vous font regarder la prochaine émission ou d’un bouton “J’aime” qui joue sur votre besoin de réciprocité sociale comme une envie, un raccourci dans votre cerveau qui vous fait revenir encore et encore, ou de notifications qui sont regroupées de manière précise pour vous rendre dépendant des plateformes, nos cerveaux sont manipulés en permanence. C ‘est pourquoi, lorsque j’ai écrit La bataille pour votre cerveau, je n’ai pas abordé les neurotechnologies de manière isolée. J’ai parlé des neurotechnologies intégrées dans un environnement plus large, ainsi que des technologies qui utilisent les connaissances avancées du cerveau grâce aux progrès des neurotechnologies et des neurosciences pour pouvoir manipuler le cerveau avec plus de précision.

Lorsque je pense à la manipulation et à ce qu’elle implique, la ligne n’est pas facile à tracer. Nous essayons de nous persuader les uns les autres tout le temps - j’essaie de vous persuader, vous et vos auditeurs, aujourd’hui - de l’importance de la bataille pour notre cerveau, mais quand franchissons-nous la ligne entre persuader d’autres personnes pour essayer de les rallier à votre perspective ou à votre point de vue et partager des connaissances avec elles ou les inspirer dans votre appel à l’action et faire quelque chose qui franchit la ligne de ce que nous appellerions une manipulation inadmissible, contraire à l’éthique ?

Dans The Battle for Your Brain, j’ai proposé une ligne de démarcation différente de celle proposée par d’autres, en passant en revue les catégories du neuromarketing - le marketing de notre cerveau fondé sur une meilleure compréhension, les technologies de dépendance, la désinformation et l’utilisation des heuristiques et des raccourcis de notre cerveau - et en examinant une nouvelle stratégie de marketing surprenante appelée “incubation de rêves”.

WENDELL WALLACH : L’incubation de rêves : dites-nous de quoi il s’agit.

NITA FARAHANY : Pour être tout à fait honnête, l’incubation de rêves m’a donné la chair de poule lorsque j’ai lu pour la première fois ce qu’il en était, Wendell. Il s’agit d’une technique de marketing dans le cadre de laquelle des chercheurs ont essayé de comprendre, en collaboration avec des spécialistes du marketing, s’il était possible d’utiliser l’état suggestif de l’esprit juste au réveil - lorsque tout le flux sanguin n’a pas été rétabli dans le cortex préfrontal et distribué dans l’ensemble du cerveau, un moment où le cerveau est le plus suggestible - pour essayer d’implanter essentiellement des préférences, des désirs ou même des associations.

Le brasseur Coors était régulièrement exclu du spectacle de la mi-temps du Super Bowl de la Ligue nationale de football et voulait savoir s’il existait une autre tactique ou technique de marketing qu’ils pourraient mettre au point. Ils ont donc décidé de contacter une chercheuse qui avait étudié l’incubation des rêves.

Elle a découvert qu’il existe un état d’esprit suggestible pendant la période qui suit le réveil, avant que la circulation sanguine ne soit rétablie dans toutes les parties du cerveau, et que pendant cette fenêtre suggestible, si vous diffusez des éléments tels qu’un paysage sonore ou des images visuelles, par exemple, vous pouvez potentiellement amener une personne à se rendormir en pensant à n’importe quel élément auquel vous l’avez amenée à penser.

Si vous l’amorcez à penser, par exemple, aux montagnes et à l’eau lorsqu’il s’agit de Coors, comme si c’était rafraîchissant, et à faire cette association positive lorsqu’il s’endort et rêve de cela, alors au réveil suivant, lorsque la personne est dans cet état d’esprit, lorsque vous pouvez encore vous en souvenir, ils lui demandent de quoi elle a rêvé et, bien sûr, sur la base des rapports personnels, elle rêve de montagnes, d’eau et de cette association rafraichissante avec Coors. Cette idée, selon laquelle on peut utiliser le temps où une personne est inconsciente, où elle est endormie, pour lui faire du marketing, me fait froid dans le dos.

WENDELL WALLACH : Une société de neuromarketing, Coors ou quelqu’un d’autre pourrait-elle savoir à votre insu que vous êtes dans cet état de vulnérabilité ?

NITA FARAHANY : Potentiellement. Je dois commencer par dire que l’espoir de ce type de recherche est que les gens puissent utiliser la suggestibilité de l’état de sommeil pour faire des choses comme travailler sur le syndrome de stress post-traumatique (SSPT) et surmonter les souvenirs traumatiques, qu’il puisse y avoir des applications thérapeutiques et précieuses pour cela. Je ne suis pas troublée par le fait que quelqu’un consente à l’utilisation de l’incubation des rêves à des fins thérapeutiques ou à n’importe quelle autre fin. Ce qui me préoccupe, c’est exactement ce que vous avez demandé, à savoir la possibilité d’une utilisation qui ne serait pas pleinement consentie.

Par exemple, les gens portent des biocapteurs pour dormir qui suivent leur activité de sommeil, qu’il s’agisse d’une montre ou d’un masque de sommeil avec des capteurs intégrés ou d’un Fitbit qui capte leur activité de sommeil. Ces capteurs peuvent détecter le moment où vous avez ces bousculades, ces mouvements où vous êtes suffisamment éveillé pour être dans un état d’esprit suggestible. Avec l’utilisation croissante de biocapteurs pour détecter l’activité cérébrale, ce type d’analyse pourrait devenir encore plus précis.

Étant donné l’omniprésence des téléphones portables dans les chambres à coucher et sur les tables de chevet, ou d’autres appareils intelligents à domicile tels que Google Home ou Amazon Echo, qui peuvent jouer de la musique, on pourrait imaginer un monde dans lequel il y aurait une intégration entre ces appareils. Votre Apple Watch détecte que vous vous réveillez et commence à jouer un paysage sonore pour l’incubation des rêves.

Encore une fois, pour des raisons thérapeutiques, cela pourrait être parfait. Mais si cela était fait sans consentement à des fins de marketing, de micromarketing ou même pour essayer de façonner les opinions, les préférences politiques ou l’idéologie d’une personne, les possibilités d’utiliser un état d’esprit suggestible pour cibler le cerveau pourraient être profondément problématiques.

WENDELL WALLACH : Qu’en est-il des applications plus répandues, comme le neuromarketing en général ? Y a-t-il d’autres domaines que l’incubation des rêves où vous souhaiteriez obtenir un consentement éclairé ?

29/04/2024

FRANCESCO MARIA PEZZULLI
Occuper l'imaginaire avec le Boomernaute
Entretien avec Giorgio Griziotti

Francesco Maria Pezzulli, Machina, 26/4/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Le plus récent grand et beau livre de Giorgio Griziotti (Cronache del Boomernauta. Gaia e le metatecniche selvagge) est un voyage dans le temps, aux origines de la septicémie de Gaïa, la planète Terre, une maladie dont l'effet destructeur sur l'environnement et ses habitants est intimement lié à l'utilisation abusive de la méta-technologie par l'homme. Un virus qui a toujours été présent, que le système capitaliste a incroyablement accéléré au point de générer une situation jugée irréversible. Dans cette optique, explique l'auteur, les activistes de la Sphère Autonome vont tenter de former un bloc révolutionnaire multi-espèces pour tenter, tous ensemble, d'inverser la maladie. Y parviendront-ils ? Au lecteur d'en juger.

Dans cette interview, cependant, tout en suivant les Chroniques du Boomernaute, nous prendrons le chemin inverse, en partant de la fabula pour revenir à la réalité, parce que les questions « fantastiques » du livre de Griziotti font, je crois, incroyablement partie de notre réalité de tous les jours. D'ailleurs, dans un chapitre central du livre, il écrit : « Dans de telles conditions, il était désormais impossible de s'accrocher à une nouvelle utopie. Les signes prémonitoires étaient arrivés lorsque la science-fiction et la fiction en général étaient devenues incapables d'échapper à la réalité comme par le passé : l'imagination des écrivains et des scénaristes ne pouvait plus les produire, mais seulement copier la réalité ». Nous pouvons donc commencer.

Bert Theis, From Fight Specific Isola to Isola Utopia, 2015. Collection Bert Theis Archive, Luxembourg, Milan

FMP : Dès que j'ai commencé à lire Le Cronache del Boomernauta, deux choses me sont venues à l'esprit. La première concerne le grand philosophe et résistant français Georges Canguilhem, qui expliquait que dans les périodes prérévolutionnaires, les théories scientifiques étaient obligées de se déguiser en « religions » pour être véhiculées et diffusées. La deuxième chose, assez proche de la première, se rapporte au 18 Brumaire de Louis Bonaparte de Marx, lorsqu'il dit que les hommes font leur histoire dans les circonstances déterminées par les faits et la tradition et « c’est précisément à ces époques de crise révolutionnaire qu’ils évoquent craintivement les esprits du passé, qu’ils leur empruntent leurs noms, leurs mots d’ordre, leurs costumes, pour apparaître sur la nouvelle scène de l’histoire sous ce déguisement respectable et avec ce langage emprunté ». Bref, même tes Chroniques me semblent être une sorte de « déguisement », d'où la question initiale : pourquoi as-tu choisi de parler de tes thèmes favoris, en général du développement capitaliste, en adoptant le stratagème de la fabula ? Et aussi, à ton avis, sommes-nous aujourd'hui dans une période « prérévolutionnaire » ?

 GG : Ce qui est exprimé dans l'histoire peut presque être considéré comme un renversement du concept de « résurrection des morts » décrit par Marx dans Le 18 Brumaire. Le Boomernaute est déjà un personnage du passé, mais l'opération est différente de celle décrite par notre vénéré (tris)aïeul Karl.  Il s'agit d'un vieil acteur qui, contraint de voyager dans d'autres dimensions de l'espace-temps, emprunte « les noms, les mots d’ordre, les costumes » et les machines de ce qu'il croit avoir vu au cours de ses pérégrinations pour raconter l'un des scénarios possibles de l'avenir.

Pour répondre plus précisément à ta question, je dirai que je me suis retrouvé dans ce processus créatif au cours de la période un peu particulière de la première phase de Covid 19 où, dans une sorte de limbe de la suspension du temps et dans le surréel des villes désertes, il y a eu un tournant pour moi.

Nous savons maintenant que le Covid n'était que le début à partir duquel la séquence de transformation de la réalité s'accélère brusquement en une science-fiction dystopique angoissante : la crise due à la détérioration foudroyante de l'état de la biosphère, la concrétisation de la menace d'une ère de guerres entre impérialismes et de guerres néocoloniales génocidaires, la dégradation de la qualité de vie de la grande majorité, en sont quelques-unes des manifestations tangibles.

Je l'ai perçu comme le début d'une nouvelle phase, peut-être d'une nouvelle ère, et les hypothèses sur lesquelles j'avais travaillé jusqu'alors m'ont soudain semblé inadaptées à la nouvelle réalité dans laquelle nous vivions.

Ma fabula speculativa, comme l'écrit Giuliano Spagnul dans la préface, est une tentative d'entrer dans un nouveau champ de l'imaginaire. Une façon d'entrer dans le monde de la SF, un acronyme qui, selon Donna Haraway, signifie Science Fiction, Speculative Feminism, Speculative Fabula, Scientific Fact.

Le Boomernaute est avant tout un personnage politique, puisqu'il a participé en tant que militant aux mouvements des années 1960 et 1970.  Sa façon d'exposer les événements du futur est politiquement orientée et il ne le cache pas. Mais il est aussi un « personnage conceptuel », à la Deleuze et Guattari, qui pose des diagnostics, des perspectives et des analyses qui décrivent un plan d'immanence et qui intervient dans la création même des concepts qui le peuplent. Tout cela se produit à travers les diffractions de l’espacetempsmatérialisation (spacetimemattering) [1] - un terme cardinal de la philosophie de Karen Barad qui indique comment ces trois entités émergent à travers des intra-actions - qui sont produites dans la rencontre entre le regard du vingtième siècle du Boomernaute et les événements des futurs proches et cachés.

Le mode FS offre une marge de liberté par rapport à une certaine « rigidité » de la non-fiction. Mon approche techno-sociopolitique de la non-fiction avait peut-être trouvé sa limite avec Neurocapitalisme, qui était basé sur ma propre expérience.

Je ne peux pas dire si nous sommes dans une période pré-révolutionnaire. Cependant, toutes les difficultés rencontrées pour faire face à un environnement qui nécessiterait de toute urgence une révolution capable d'arrêter la propagation apparemment impossible à arrêter de la septicémie de Gaïa, avant qu'il ne soit trop tard, apparaissent clairement dans l'histoire. Il est clair que cette situation met en danger non seulement les êtres humains, mais aussi de nombreuses formes de vie sur Terre, bien que la survie de Gaïa elle-même ne le soit pas. Il y a immédiatement le grand défi, par exemple, de dépasser le dogme newtonien, si cher au capital, d'une réalité basée sur la matière inerte et mesurable, dans laquelle seuls les humains (nous dirions plutôt : les classes dirigeantes) ont le pouvoir d'agir. Il n'est pas possible, à mon avis, d'imaginer une révolution qui agisse encore dans le cadre conceptuel des révolutions du XXème  siècle.

Il faut l'émergence d'une théorie fondée sur une onto-épistémologie qui corresponde à une réalité radicalement et dramatiquement différente de celle de l'époque précédente. Ce n'est pas facile, car un siècle s'est déjà écoulé depuis que les premières révélations de la physique quantique ont rendu la physique newtonienne obsolète. Peut-être que même les tentatives d'occupation de l'imaginaire peuvent nous aider. Et puis cette théorie n'existera que si elle a en elle la force de se traduire par une pratique qui ne peut être que révolutionnaire, compte tenu de la gravité de la situation.

FMP: Une curiosité : dans le court chapitre qui clôt la première partie du livre, intitulé « Seuls nos ennemis nous comprennent », tu écris à propos de "cette partie de la classe politique, judiciaire et médiatique qui avait fait fortune et prospéré sur la défaite lointaine de ses pairs »  que « maintenant, dans leur vieillesse, ils étaient ravis d'avoir cette occasion de rétablir les relations (de pouvoir) dans les camps opposés. Et ce n'était pas si différent de retrouver de vieux amis, qui étaient partis loin et ont été forcés de revenir, et de se remémorer les bons moments dans les médias grand public. Bref, entre contemporains impliqués dans les mêmes événements lointains, il n'y avait pas tant de difficultés à communiquer, nous pouvions certainement nous comprendre et c'était agréable et gratifiant pour certains, un peu moins pour d'autres ». J'imagine que ce que tu dis t’est arrivé dans ta propre expérience de vie, ou du moins que tu as remarqué ce phénomène. Est-ce que tu veux m'en parler ? Veux-tu donner des exemples (indépendamment des noms et prénoms) ?

GG : Dans le récit, il y a une référence aux vicissitudes des certain·es révolutionnaires qui ont vécu l'épopée du long 68 italien et en particulier à la tragédie d'une défaite générationnelle dans un pays où la perversité généralisée se concentre, comme la radioactivité dans les champignons, dans les classes dirigeantes politiques, médiatiques et économico-financières. Dans la phrase que tu cites, le Boomernaute utilise une ironie lourde pour dénoncer l'instrumentalisation avec laquelle cette classe dirigeante, même après un demi-siècle, continue de s'acharner sur les vaincus à des fins carriéristes et électoralistes. Un épisode assez récent semble bien correspondre à cette histoire. Il s'agit de l'affaire des Italien·nes, âgé·es en moyenne de plus de soixante-dix ans, réfugié·es en France depuis 40 ans ou plus, dont le gouvernement italien, avec une persévérance digne de la meilleure cause, a réclamé l'extradition pendant des décennies jusqu'à la sentence définitive de refus prononcée par la justice française en 2023. Une sentence fondée sur le principe du droit européen selon lequel les dommages causés à ces personnes auraient été bien plus graves que le bénéfice des soi-disant « parents des victimes », véhicule utilisé par une caste dirigeante en déroute d'un pays perdu dans son déclin. Au moment où j'écris ces lignes, une nouvelle petite confirmation de ce comportement immuable vient d'être apportée.  À l'occasion de la mort de Barbara Balzerani, ancienne membre des Brigades Rouges (27 ans de prison) et écrivaine de grand talent et de grande sensibilité, la professeure de philosophie de renommée internationale Donatella di Cesare a exprimé son émotion sur les médias sociaux avec une phrase de solidarité générique destinée à la cause révolutionnaire. La caste perverse, unie dans le front uni habituel, allant des fascistes au PD [ex-PDS ex-PCI], laissée sans arguments sur l'affaire française, a saisi avec empressement cette opportunité en répétant l'habituelle litanie d'insultes et de menaces concrètes contre toute sympathie supposée pour la génération révolutionnaire des Boomernautes, tout en soutenant et en aidant le génocide des Palestiniens.

FMP : Un chapitre du livre est consacré aux technologies des affects multi-espèces (TAM), définies comme un système technologique d'interactions et de connexions émotionnelles entre humains et non-humains. Peux-tu nous dire comment t’est venue l'idée des TAM ? Je dois ajouter qu'à la fin du chapitre, tu écris : « la même approche a été adoptée pour les TAM que pour les logiciels libres : sucer le miel produit par l'intellect général, qui était d'ailleurs en grand déclin par rapport à l'époque où le (tris)aïeul Karl en avait détecté l'existence ».

Que voulais-tu dire en parlant du grand déclin de l'Intellect général ? S'agit-il d'un simple artifice littéraire ou penses-tu que ce déclin est présent ?

GG : Les technologies des affects multi-espèces sont l'un des moyens adoptés par la sphère autonome pour tenter de faire face à la gravité de la septicémie de Gaïa. Cette grave infection est causée par la maladie nekomémétique, un virus immatériel qui affecte les humains et se manifeste par un comportement pathologique particulier, destructeur de l'environnement. En d'autres termes, il s'agit d'une quête humaine spasmodique pour rejoindre Gaïa, dans le but de renverser l'orientation actuelle de la technoscience, conduite par le couple État-capital et de plus en plus caractérisée par la guerre, la destruction et l'accumulation.

Pour l'intellect général, le Boomernaute se réfère à une période postérieure à celle que nous vivons actuellement. À cet égard, on se demande aujourd'hui comment expliquer qu'au XXème  siècle des mouvements massifs composés de tant de personnes peu éduquées sinon analphabètes aient réussi à provoquer de grandes révolutions alors qu'au XXIème , malgré des exploits technologiques continus et une augmentation spectaculaire de l'éducation moyenne mondiale, nous retombons dans l'abîme du populisme fasciste ; de plus, le phénomène semble encore plus centralisé dans les pays les plus riches.  Je ne sais pas si ce fait justifie l'argument du « grand déclin de l'intellect général » ; cependant, la situation contemporaine confirme que les développements techno-scientifiques tant vantés non seulement n'apportent aucun progrès social en soi, mais au contraire peuvent être utilisés pour approfondir la régression individualiste/égoïste dans laquelle nous sommes immergés.

L'objectif du Boomernaute fait également référence à la grande déception du logiciel libre, comme l'a dit Morozov. Manifestement, lui aussi, comme beaucoup d'entre nous, avait espéré que la grande épopée du logiciel libre ne serait pas, comme tant d'autres pratiques alternatives, complètement récupérée et intégrée dans la production capitaliste.

Dans la suite de l'histoire, le Boomernaute adoucit légèrement sa déclaration précédente, expliquant que les activistes de la Sphère Autonome parviennent, au moins pour un temps, à reprendre le contrôle de technologies stratégiques.  L'objectif est de les utiliser comme plateforme technologique pour entrer dans une phase de co-création qui provoquera une récession de la septicémie de Gaïa. Une co-création constituée des intra-actions des humains, des non-humains, de la matière et des technologies (machines) qui entreprend une tentative de révolution multi-espèces.

FMP : Vers la fin du livre, il y a un court chapitre très évocateur intitulé « Wormhole »  (un trou de ver reliant deux régions différentes de l'espace-temps), dans lequel on raconte au Boomernaute qu'il se trouve dans un futur indéterminé où il rencontre des clans qui lui racontent des histoires qui lui sont particulièrement précieuses. Parmi elles, « la peur de tomber dans des zones pièges où chaque individu perd son identité et son essence. Ces zones se caractérisent par une hyper-stimulation de l'attention, avec des visions tourbillonnantes de détails insignifiants qui empêchent de se concentrer. Les personnes étaient submergées par des émotions inconnues, d'origine indéterminée, qui les troublaient et les déstabilisaient, et finalement leur volonté s'affaiblissait d'abord, puis s'estompait jusqu'à presque disparaître ». Ce passage me rappelle votre concept de biohypermédia (dans Neurocapitalisme) ainsi que de nombreuses autres études et recherches sur l'attention que l'on pourrait qualifier de « troublantes ». J'aimerais maintenant te poser la question suivante : à quel point ce passage te semble-t-il éloigné de la réalité et fait-il partie de notre vie de tous les jours ?

GG : Le Wormhole transporte le Boomernaute dans un futur indéfini, très éloigné des événements des XXI ème  et XXIIème  siècles, qui constituent les parties centrales du livre. C'est l'occasion pour lui de lever certaines incertitudes sur l'avenir de l'humanité et de Gaïa, et de découvrir les conditions de vie néo-primitives des quelques survivants « libres » restants.  Ta citation fait référence à leur peur de tomber dans des zones-pièges mystérieuses qui les priveraient de cette liberté.  En transcrivant l'histoire, je n'ai pas réalisé que cette condition pouvait faire allusion, comme tu le fais remarquer à juste titre, à l'hégémonie que les plates-formes du capitalisme exercent depuis longtemps dans les biohypermédias[2]. Cependant, il s'agit d'une situation inversée par rapport à notre quotidien contemporain puisque ce sont d'autres composantes de Gaïa qui exercent cette hégémonie pour éviter que les humains ne provoquent de nouveaux effondrements.

D'autre part, je crois aussi que dans d'autres passages de l'histoire, il y a des considérations, des allusions, des indications conceptuelles cachées entre les lignes qui n'apparaissent pas à la première lecture. Et cela s'applique également à moi. Par exemple, ce n'est que maintenant que je réalise vraiment que les TAM et autres technologies, décrites par le Boomernaute et utilisées par la Sphère Autonome, sont des machines affectives-discursives-matérielles qui, agissant dans un entrelacement inséparable (entanglement) avec toutes les composantes de Gaia, tentent de subvertir un présent calamiteux. Le récit semble donc s'inscrire dans le courant de pensée d'un nouveau matérialisme, d'un post-humanisme féministe critique, auquel appartiennent Donna Haraway et Karen Barad*. Mais c'est une vérification que je fais rétrospectivement, et dont le Boomernaute était plus conscient que moi.

FMP : Nous arrivons à la fin du livre en essayant de ne pas la spoiler. À cette fin, je simplifierai beaucoup : un rôle décisif est joué par les « non-humains » (les non-humains qui font partie de Gaia, y compris les formes évoluées d'intelligence artificielle) qui permettent aux humains de continuer à vivre, mais en tant que « néo-primitifs », parce que leur utilisation de la méta-technologie a été désastreuse. Avec une lecture rapide et superficielle, on pourrait croire que tu penses que les possibilités de civilisation ont pris fin aujourd'hui. Mais je ne pense pas, et je me trompe peut-être, que c'est ce que tu veux dire. Tu veux argumenter ?

GG : Dans la réponse précédente, j'ai partiellement anticipé la condition des néo-primitifs à laquelle tu fais référence. Il n'y a pas d'affirmations définitives sur la civilisation dans l'histoire. Comme l'affirme Giuliano Spagnul dans la préface, dans le voyage du Boomernaute « qui dénoue l'un des nombreux fils imaginables d'un passé lointain à un avenir incertain au-delà de l'humanité, s'exerce cette “pratique de mise en forme” de la co-création risquée dont parlait Haraway et qui nous oblige, au lieu de répondre à des questions, à interroger les questions elles-mêmes. Non pas comment nous survivons, mais pourquoi nous devrions survivre ».

Que cela puisse prêter à un nihilisme qui est aujourd'hui plus qu'évident est aussi inévitable que de supposer aujourd'hui que les pratiques risquées de la narration sont une étape nécessaire « pour trouver de nouvelles valeurs, non plus absolues, mais qui, dans leur partialité, peuvent être dites situées dans la vie, dans l'environnement, dans les relations avec d'autres êtres humains et non-humains. Des valeurs capables de créer un monde qui, en se recréant continuellement, permet à la réalité de perdurer ». Telle est la conclusion de Spagnul et je crois qu'il a mis le doigt sur l'essentiel.

En bon ingénieur, j'essaierais de compléter la réponse à ta question sur les possibilités de civilisation par une approche plus matérialiste mais tout aussi dynamique, considérant que la matière n'est pas inerte mais qu'elle a sa propre agentivité. La question, à mon avis, porte avant tout sur le signifiant civilisation. Si ce terme se limitait à l'ensemble des pratiques discursives et matérielles qui ont caractérisé l'évolution de l'humanité jusqu'au point catastrophique actuel, alors je crois sincèrement qu'il n'y a pas d'issue. Le Boomernaute s'en est rendu compte précisément dans l'épisode de la rencontre avec les néo-primitifs dans un futur lointain. Après avoir critiqué le concept de civilisation, il en évoque un autre, celui de « biocénisation » : « La biocénisation semblait être le résultat d'une lutte réussie contre la septicémie de Gaïa, même si, au cours de la longue période de son émergence dans les réseaux de la vie, de nombreuses espèces, genres et familles s'étaient éteints ou avaient été fortement affaiblis, comme cela avait été le cas pour l'espèce humaine ».

FMP : Le Boomernaute voyage dans le temps, rencontre des sujets, humains et non-humains, des mondes nouveaux et des technologies spéciales. Il observe aussi une lutte décisive, entre le Gov néolib (qui deviendra Gov Q) et la Sphère Autonome, la galaxie des mouvements d'en bas.

Revenons un instant à l'histoire réelle. A une époque, comme tu  le sais, la sphère autonome, malgré les différents groupes qui la composaient, avait néanmoins quelque chose d'unificateur, ne serait-ce que parce qu'elle évoluait dans le cadre de la lutte des classes, d'où l'identification d'un ennemi commun. Aujourd'hui, au contraire, cette dimension est plus floue, car on se bat souvent pour des objectifs particuliers qui ne touchent pas toujours au « mode de production capitaliste ». Quelles sont tes réflexions à ce sujet ? Qu'est-ce qui, selon toi, peut rendre les nombreuses luttes de la sphère autonome plus efficaces aujourd'hui ?

GG : Ma première observation est que l'objectif n'est peut-être pas seulement d'avoir un impact sur le « mode de production capitaliste ». À cet égard, l'histoire tente de faire comprendre qu'il n'y a pas d'issue, révolutionnaire ou autre, à l'impasse de la septicémie de Gaïa qui ne puisse être mise en œuvre que par les humains. L'entreprise restera une utopie tant que nous ne serons pas capables d'effondrer le scénario anthropocentrique et théologique qui est enraciné dans la philosophie occidentale depuis l'époque d'Aristote. Dans cette vision libérale-newtonienne, l'homme est l'agent dominant d'une réalité faite de « nature » à son service et de matière inerte. Ce dernier postulat sur la non-agence de la matière a été scientifiquement réfuté par la physique quantique, et malheureusement aussi lorsque, à partir d'Alamogordo puis d'Hiroshima, le plus petit des fragments, le cœur de l'atome a été brisé avec une telle violence qu'il a fait trembler la terre et le ciel. Cependant, les grandes forces du système Gov Néolib (celui qui gouverne le système mondial) sont prêtes à toutes les destructions, y compris celle de l'atome, pour empêcher l'effondrement du scénario mortifère dans lequel nous vivons.

À cet égard, je voudrais citer la proclamation de la sphère autonome dans l'histoire du Boomernaute : « Nous n'avons pas réalisé que la maladie nekomémétique existait depuis l'Antiquité, tandis que le capitalisme, dans l'histoire de l'humanité et plus encore dans l'histoire de Gaïa, n'est qu'une brève et féroce parenthèse qui a aggravé la situation au point de la rendre critique. Ce n'est que lorsque nous avons réalisé notre erreur d'inverser les causes et les effets que nous avons compris que notre stratégie ne fonctionnerait jamais.  Plutôt que d'essayer de mettre fin au capitalisme dans une collision frontale à l'issue douteuse pour arrêter complètement la pandémie - en supposant qu'il soit désormais possible d'arrêter la totalité d'un appareil aussi vaste, articulé, mortel et complexe - nous devons essayer de surmonter la pandémie non seulement pour mettre fin au capitalisme mais aussi pour éviter des issues chaotiques, autodestructrices et, en fin de compte, suicidaires. Il reste une dernière chance qu'il faut absolument saisir pour démentir la fausse prophétie anthropocentrique selon laquelle il serait plus facile d'imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme, et cela ne peut se faire que par l'alliance des classes humaines dominées avec les autres composantes de Gaïa ».

Pour en revenir à l'actualité, il est important de souligner que la prise de conscience de cette situation concerne principalement la sphère autonome et les mouvements d'en bas. Comme tu l’as souligné à juste titre, les gens se battent souvent pour des objectifs spécifiques qui n'influencent pas toujours directement le « mode de production capitaliste ».  Et il est tout aussi vrai que, comme le dit Maurizio Lazzarato, auteur d'une des analyses géopolitiques contemporaines les plus cohérentes, les luttes et pratiques alternatives et antagonistes se heurtent partout à la poigne de fer du commandement de l'État-capital, qui réprime ces mouvements dès qu'il perçoit le moindre signe de danger, qu'il soit réel ou imaginé. Malheureusement, le rappel des luttes de classe du XXe siècle et de l'extraordinaire habileté politique du camarade Lénine ne suffit plus comme seul antidote. Beaucoup ont essayé cette voie, mais elle ne fonctionne plus comme avant. Les raisons en sont multiples, liées au bouleversement de Gaïa évoqué plus haut, mais aussi historiques : la victoire stratégique du capitalisme sur les mouvements révolutionnaires mondiaux en 68, consolidée par l'effondrement du bloc soviétique en 1989, le conditionnement des subjectivités de plusieurs générations à un individualisme égoïste pendant un demi-siècle de néolibéralisme quotidien, et enfin la grande trahison d'une ancienne gauche alliée au capital. Ces facteurs, ainsi que d'autres qu'il est impossible de traiter exhaustivement ici, ont conduit à une hégémonisation progressive des formes de révolte des classes subalternes par les forces populo-fascistes alliées au capitalisme. En l'absence d'une perspective révolutionnaire pour renverser le scénario libéral-newtonien, les forces réactionnaires ont les coudées franches pour inciter les masses à protéger égoïstement leur misère relative face à l'avancée du chaos climatique et social mondial. À l'exception de Nanni Moretti, il est difficile de croire au «  soleil du futur »[3] d'une très hypothétique victoire (finale ? définitive ? globale ?) sur le Gov Neolib, qui pourrait d'ailleurs miraculeusement guérir Gaïa d'un coup de baguette magique. Face à une situation aussi compromise, beaucoup d'entre nous baissent les bras et certains proclament même que tout combat sera vain. Peut-être, mais ne pas lâcher prise est une question ontologique.  Au contraire, c'est peut-être le moment de tenter de libérer l'imaginaire de la terrible tenaille individualiste dans laquelle il a été solidement emprisonné. Tel est le message du Boomernaute.

  Notes

[1] Le terme « spacetimemattering » de Karen Barad a été créé pour décrire la façon dont la matière et l'espace-temps émergent par des actions internes et sont intrinsèquement liés. Ce concept fait partie de la théorie philosophique du réalisme agentiel. Lire Karen Barad, Frankenstein, la grenouille et l’électron. Les sciences et la performativité queer de la nature, éditions Asinamali, 2023

[2] Le Boomernaute connaissait le concept, cf. note 6 p. 25 : « À ma grande joie, je me suis rendu compte que le Boomernaute, malgré ses errances, avait lu Neurocapitalisme, et j'ai même eu un instant l'illusion que c'était pour cela qu'il m'avait rendu visite. Quoi qu'il en soit, je cite ici le passage du livre concernant le « concept de biohypermédia, qui est né pour définir l'ensemble des interconnexions et des interactions continues des systèmes nerveux et des corps avec le monde à travers le complexe de dispositifs, d'applications et d'infrastructures réticulaires. Par extension, la sphère biohypermédia devient la sphère dans laquelle l'interpénétration des consciences humaines avec ces technologies devient si intime qu'elle génère une symbiose dans laquelle s'opèrent des modifications et des simulations réciproques ».

[3] Titre du film de Nanni Moretti de 2023

Patrizia Piccinini, The Long Awaited, 2008. Silicone, fibre de verre, cheveux humains, contreplaqué, cuir, vêtements. 152 x 80 x 92 cm

Francesco Maria Pezzulli est sociologue et chercheur indépendant. Il a enseigné à l'université La Sapienza de Rome et mène des recherches et des enquêtes au sein du laboratoire sur les transitions, le changement social et les nouvelles subjectivités de l'université Roma Tre. Il s'intéresse aux questions relatives au développement capitaliste et au Mezzogiorno italien.

 

Passionné de technologie et féru de philosophie politique, Giorgio Griziotti est l'un des premiers ingénieurs en informatique sortis du Politecnico de Milan. Ceci lui confère une longue expérience dans les technologies informatiques, entre les applications industrielles et les usages sociaux. Sa participation au mouvement autonome lors du long 1968 italien l'a conduit à réaliser une grande partie de son activité professionnelle à l'étranger et notamment en France, où il vit encore aujourd'hui. Il est l'un des animateurs du collectif international Effimera. Il est l’auteur de Neurocapitalisme Pouvoirs numériques et multitudes (C&F éditions, 2018) et de Cronache del Boomernauta. Gaia e le metatecniche selvagge (Mimesis, 2023), à paraître en français chez C&F courant 2024.