Avigdor Feldman, Haaretz, 16/9/2022
Traduit par Fausto
Giudice, Tlaxcala
Avigdor Feldman (Tel Aviv, 1948), est un avocat
spécialisé dans les droits et humains en Israël. Il est le fondateur de
l'Association pour les droits civils en Israël (ACRI) ainsi qu'un membre
fondateur de B'Tselem. Il a notamment défendu Mordechai Vanunu. https://www.facebook.com/avigdor.feldman
Pendant des années, j'étais fier que mes collègues
juristes et moi-même ayons réussi à éliminer la possibilité d'obtenir des aveux
par la torture. Mais il s'avère que nous nous étions trompés.
Entre 23 h 53 le 17 décembre 2015 et 6 h 50 le 18
décembre 2015, il a été fait usage pendant des “périodes fixes et brèves” de
moyens dits spéciaux, appliqués avec une précision scientifique, sur le corps
d'Amiram Ben-Uliel. Ben-Uliel avait été reconnu coupable en mai 2020 de trois
chefs d'accusation de meurtre et de deux chefs d'accusation de tentative de
meurtre dans l'attaque de 2015 contre la famille Dawabsheh alors qu'elle dormait
chez elle dans le village de Douma, en Cisjordanie.
En tant que l'un des avocats dans l'appel soumis par
Ben-Uliel, qui a été rejeté au début du mois par la Cour suprême, il m'est
interdit de décrire les moyens spéciaux réels. Les instructions d'utilisation
desdits moyens apparaissent sur une page imprimée, définissant des termes qui
n'ont pas besoin d'être définis - le tout dans un langage laconique, concis et
bureaucratique qui ne tolère aucune ironie ou ambivalence, évitant la
conscience de soi comme la peste.
À en juger par la formulation du texte et sa cadence,
le mode d'emploi a été rédigé par une intelligence artificielle pas très
sophistiquée, qui a été formée à la lecture du mode d'emploi d'un vieil
aspirateur et qui, sur commande, présente des directives précises pour
appliquer la douleur sans se sentir coupable.
On m'a interdit de copier le mode d'emploi, ou de le
garder dans mon bureau pour y jeter un coup d'œil chaque fois que je commençais
à penser que j'avais rêvé ce que j'avais vu et que je doutais de l'existence
d'un tel morceau de papier, portant le sceau officiel du tribunal du district
central avec "P/1" noté à la main dans son coin droit (ce qui
signifie pièce à conviction n° 1). Je voulais revenir à P/1 pour m'assurer qu'il
était bien réel et non le fruit de l'imagination débridée de quelqu'un qui a lu
trop de livres sur les juges de régimes aberrants.
Pour pouvoir relire P/1, on m'a conduit dans une pièce
sans fenêtre dans les bureaux du parquet du district. Un avocat affable, qui n'avait
probablement jamais regardé la pièce en question, avait reçu l'ordre de
s'assurer que l'avocat de la défense ne copierait pas, ne photographierait pas,
ne plierait pas P/1, ne le déchirerait pas en morceaux et ne le mettrait pas
dans sa bouche pour le mâcher et l'avaler.
Chacun des moyens spéciaux mentionnés ci-dessus est
une surprise totale pour l'internaute et le lecteur. Tous les moyens de ce type
qui ont été rassemblés - sans doute par une équipe d'experts comprenant des
enquêteurs chevronnés, des physiologues et des médecins qui s'occupent de
l'esprit et du corps - existaient, jusqu'à la récente décision, loin de la main
de l'autorité, loin du poing ou de la paume ouverte qui s'abat sur l'interrogé.
Loin des protections que l'on considère comme allant de soi et qui font partie
de l'agenda existentiel de toute personne vivant dans un État démocratique et
juif.
Nous nous sommes habitués à penser que le corps humain et le royaume de la
douleur qui y réside échappent au contrôle des autorités. Aujourd'hui, la Cour
suprême a fixé la limite de cette protection jusqu'à 36 heures après la mise en
œuvre des moyens de douleur. En d'autres termes, la Cour a décidé qu'un aveu
fait 36 heures ou plus après la mise en œuvre du moyen de douleur est fait librement
et est donc recevable pour être utilisé contre un inculpé.
Trente-six heures suffisent pour faire tomber dans l'oubli et effacer tout souvenir du moyen, et le libre arbitre envahit alors la chair frémissante. Amiram s'est levé et a déclaré : « Je suis ici un homme libre, mon statut d'être humain qui m'a été enlevé par la force, par une main serrée en poing, m'a été rendu ».
En 1999, la Cour suprême, siégeant en formation
élargie, a statué que lors de l'interrogatoire d'un suspect terroriste, le
service de sécurité Shin Bet n'est pas autorisé à utiliser des moyens de
pression physique extrême. À cette époque, les moyens dits spéciaux sont sortis
de leur boîte et la Haute Cour a interdit diverses méthodes de torture telles
que le “secouage” (impliquant une violence dirigée vers la partie supérieure du
corps de telle sorte que le cerveau heurte le crâne) ; la technique du “shabah”
[prisonnier en hébreu, NdT] (nommée d'après son utilisation sur les
Palestiniens entrés illégalement en Israël et comprenant la flexion douloureuse
du dos de la personne, l'utilisation d'une musique assourdissante, etc.) et ce
qu’ils appellent « l’accroupissement de grenouille ».
Ces méthodes constituent-elles les moyens spéciaux mis
en œuvre dans le cas de Ben-Uliel ? Je ne suis pas en mesure de le confirmer ou
de l'infirmer. Ce qui a été publié en 1999 est aujourd'hui un secret d'Etat,
gardé encore plus rigoureusement que les secrets nucléaires d'Israël et les
activités de l'Institut de recherche biologique. À l'époque, je représentais,
avec mes collègues, les pétitionnaires contre la torture. Parfois, lorsque je
me suis lassé de la profession que je m'étais imposée, je me suis souvenu de ce
jugement et je me suis dit : Ils ne peuvent pas m'enlever l'abolition de
l'accroupissement de la grenouille.
Bien, c'est ce que j'ai dit.
À une époque où la frontière entre l'imagination et la
réalité s'estompe, la question s'est posée de savoir si un jugement a
effectivement été rendu pour annuler l'utilisation de ces méthodes
d'interrogatoire. Quiconque parcourt le site ouèbe bien conçu du Shin Bet en
langue anglaise découvrira, à sa grande surprise, ce qui suit dans la section “Patrimoine”
: « À la suite de l'affaire Nafsu [où des moyens de torture excessifs ont
été utilisés pour extorquer des aveux à un officier de renseignement de
l'armée, en 1980], le gouvernement israélien a nommé une commission d'enquête
chargée d'examiner les méthodes et procédures d'interrogatoire de l'AIS [Agence israélienne de sécurité, Shin Bet].
Moshe Landau, un juge de la Cour suprême à la retraite, a été nommé président
de la commission d'enquête. La commission a publié
ses conclusions en octobre 1987, et a précisé qu'il était interdit
d'utiliser une pression physique inacceptable lors des interrogatoires, sauf
dans des cas extraordinaires où l'utilisation d'une pression physique modérée
était autorisée, et seulement avec une permission spéciale. La commission a
établi des règlements et des procédures pour la supervision des méthodes d'interrogatoire
de l’AIS. Depuis lors, la supervision des interrogatoires a été renforcée, et
les principes concernant les méthodes autorisées et interdites ont été
inculqués aux interrogateurs ».
Les mensonges fusent. Les moyens de contrôle n'ont pas
été augmentés, les recommandations douteuses de la commission Landau ont été
annulées par la Cour suprême, et les pressions physiques modérées ne sont
soumises à aucune autorisation spéciale. Entretemps, la disposition de
l'article 277 du code pénal prévoyant une peine de trois ans d'emprisonnement
pour un fonctionnaire qui extorque des aveux par la violence, n'a pas été
effacée des livres de loi.
Ce n'est pas si terrible, disent les juges, pas de
chocs électriques, pas d'arrachage d'ongles, pas de waterboarding [simulacre de noyade] à la
Guantanamo, il ne s'agit que de s'accroupir, de se courber et d’encaisser des
décibels - pourquoi en faire tout un plat ?
Jean Améry,
lui, en fait tout un plat dans son livre Par-delà le crime et le châtiment, Essai pour surmonter l'insurmontable
: « Quand on parle de
torture, il faut se garder d'exagérer. Ce qui m'a été infligé (...) n'était de
loin pas la pire forme de torture (...) Et pourtant, 22 ans après qu'elle s’est
produite (...) j'ose affirmer que la torture est l'événement le plus horrible
qu'un être humain puisse garder en lui (...) Au premier coup, [la] confiance
dans le monde s'effondre.
L'autre personne, en face de
laquelle j'existe physiquement dans le monde, et avec laquelle je peux exister
tant qu'elle ne touche pas la surface de ma peau comme frontière, m'impose sa
propre corporéité au premier coup. Il est sur moi et me détruit ainsi. C'est
comme un viol, un acte sexuel sans le consentement de l'un des deux partenaires ».
Les tribunaux israéliens ne donnent que 36 heures à la douleur du détenu
pour se dissiper. Pendant 30 ans, Jean Améry n'a pas réussi à effacer le
souvenir de la torture “légère” qu'il a subie - jusqu'à ce qu'elle prenne le
dessus et qu'il mette fin à ses jours.