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02/07/2025

Hommage à Patrice Lumumba pour le centenaire de sa naissance

Fausto GiudiceTlaxcala, 2/7/2025

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Tribute to Patrice Lumumba on his birth centenary


Ils étaient nés le même mois de la même année, ils sont morts la même année, à onze mois de distance. Ce n’étaient pas leurs seuls points communs. Tous deux étaient des combattants de l’Afrique en lutte pour sa décolonisation. Et tous deux ont laissé une marque indélébile dans la longue mémoire des peuples. Patrice Emery Lumumba était né le 2 juillet 1925 au Congo, Frantz Fanon était né en Martinique le 20 juillet. Le premier, éphémère Premier ministre du Congo à peine indépendant, avait, par son discours de prise de fonction en présence du roi Baudouin, signé son arrêt de mort. Il fut kidnappé, torturé et exécuté par une bande de tueurs katangais, belges et français avec la bénédiction de la CIA, le 17 janvier 1961.


Maison natale à Onalua, territoire de Katakokombe, district du Sankuru, dans le Kasaï oriental

Le second, Frantz Ibrahim Omar Fanon, devait mourir de leucémie en décembre 1961. Les deux hommes s’étaient connus (en 1958, au Ghana et en 1960 au Congo) et s’appréciaient mutuellement. Et avant tout, ils partageaient la conviction que les peuples africains ne pourraient s’émanciper réellement qu’en s’unissant, en se coordonnant contre leur ennemi commun. Frantz Fanon, qui contribua de manière décisive à la dimension panafricaniste du FLN algérien, écrivit le texte puissant et admirable ci-dessous, publié un mois après la mort de Lumumba, dans Afrique Action, l’hebdomadaire créé quelques mois auparavant à Tunis par Béchir Ben Yahmed, et qui allait devenir Jeune Afrique. Après ce texte, nous vous proposons un poème de Langston Hughes, le grand poète de la Renaissance de Harlem et deux chansons, la première du chanteur congolais Franco et son groupe l’OK Jazz, et la seconde du Cubain Carlos Pueblo. Notre manière de marquer le centenaire de la naissance de Lumumba.

Frantz Fanon
La mort de Lumumba :
Pouvions-nous faire autrement ?

Afrique Action, Tunis, N° 19, 20 février 1961
Repris dans Frantz Fanon, Pour la révolution africaine. François Maspero/La Découverte. 1964/1969/2001

Les observateurs qui se sont trouvés dans les capitales africaines pendant le mois de juin 1960 pouvaient se rendre compte d’un certain nombre de choses. De plus en plus nombreux, en effet, d’étranges personnages venus d’un Congo à peine apparu sur la scène internationale s’y succédaient.
Que disaient ces Congolais ? Ils disaient n’importe quoi. Que Lumumba était vendu aux Ghanéens. Que Gizenga était acheté par les Guinéens, Kashamura par les Yougoslaves. Que les civilisateurs belges partaient trop tôt, etc...

Mais si l’on s’avisait d’attraper dans un coin un de ces Congolais, de l’interroger, alors on s’apercevait que quelque chose de très grave se tramait contre l'indépendance du Congo et contre l’Afrique.

Des sénateurs, des députés congolais aussitôt après les fêtes de l’indépendance se sauvaient hors du Congo et se rendaient... aux États-Unis. D’autres s'installaient pour plusieurs semaines à Brazzaville. Des syndicalistes étaient invités à New-York. Là encore, si l’on prenait l’un de ces députés ou de ces sénateurs dans un coin et qu’on l’interrogeait, il devenait patent que tout un processus très précis allait se mettre en route.

Dès avant le 1er juillet 1960, l’opération Katanga était lancée. Son but ? Bien sûr, sauvegarder l’Union Minière. Mais au-delà de cette opération, c’est une conception belge qui était défendue. Un Congo unifié, avec un gouvernement central, allait à l’encontre des intérêts belges. Appuyer les revendications décentralisatrices des diverses provinces, susciter ces revendications, les alimenter, telle était la politique belge avant l’indépendance.

Dans leur tâche, les Belges étaient aidés par les autorités de la Fédération Rhodésies-Nyassaland. On sait aujourd’hui, et M. Hammarskjöld mieux que quiconque, qu’avant le 30 juin 1960, un pont aérien Salisbury-Elisabethville alimentait le Katanga en armes. Lumumba avait certain jour proclamé que la libération du Congo serait la première phase de la complète indépendance de l’Afrique centrale et méridionale et il avait très précisément fixé ses prochains objectifs : soutien des mouvements nationalistes en Rhodésie, en Angola, en Afrique du Sud.

Un Congo unifié ayant à sa tête un anticolonialiste militant constituait un danger réel pour cette Afrique sudiste, très proprement sudiste, devant laquelle le reste du monde se voile la face. Nous voulons dire devant laquelle le reste du monde se contente de pleurer, comme à Sharpeville, ou de réussir des exercices de style à l’occasion des journées anticolonialistes. Lumumba, parce qu’il était le chef du premier pays de cette région à obtenir l’indépendance, parce qu’il savait concrètement le poids du colonialisme, avait pris l’engagement au nom de son peuple de contribuer physiquement à la mort de cette Afrique-là. Que les autorités du Katanga et celles du Portugal aient tout mis en œuvre pour saboter l’indépendance du Congo ne nous étonne point. Qu’elles aient renforcé l’action des Belges et augmenté la poussée des forces centrifuges au Congo est un fait. Mais ce fait n’explique pas la détérioration qui s’est installée progressivement au Congo, ce fait n’explique pas l’assassinat froidement décidé, froidement mené de Lumumba, cette collaboration colonialiste au Congo est insuffisante à expliquer pourquoi en février 1961 l’Afrique va connaître autour du Congo sa première grande crise.

Sa première grande crise car il faudra qu’elle dise si elle avance ou si elle recule. Il faudra qu’elle comprenne qu’il ne lui est plus possible d’avancer par régions, que, comme un grand corps qui refuse toute mutilation, il lui faudra avancer en totalité, qu’il n’y aura pas une. Afrique qui se bat contre le colonialisme et une autre qui tente de s’arranger avec le colonialisme. Il faudra que l’Afrique, c’est-à-dire les Africains, comprennent qu’il n’y a jamais de grandeur à atermoyer et qu’il n’y a jamais de déshonneur à dire ce que l’on est et ce que l’on veut et qu’en réalité l’habileté du colonisé ne peut être en dernier ressort que son courage, la conception lucide de ses objectifs et de ses alliances, la ténacité qu’il apporte à sa libération.

Lumumba croyait en sa mission. Il avait une confiance exagérée dans le peuple. Ce peuple, pour lui, non seulement ne pouvait se tromper, mais ne pouvait être trompé. Et de fait, tout semblait lui donner raison. Chaque fois par exemple que dans une région les ennemis du Congo arrivaient à soulever contre lui l’opinion, il lui suffisait de paraître, d’expliquer, de dénoncer, pour que la situation redevienne normale. Il oubliait singulièrement qu’il ne pouvait être partout à la fois et que le miracle de l'explication était moins la vérité de ce qu’il exposait que la vérité de sa personne.

Lumumba avait perdu la bataille pour la présidence de la République. Mais parce qu’il incarnait d’abord la confiance que le peuple congolais avait mise en lui, parce que confusément les peuples africains avaient compris que lui seul était soucieux de la dignité de son pays, Lumumba n’en continua pas moins à exprimer le patriotisme congolais et le nationalisme africain dans ce qu’ils ont de plus rigoureux et de plus noble.

Alors d’autres pays beaucoup plus importants que la Belgique ou le Portugal décidèrent de s’intéresser directement à la question. Lumumba fut contacté, interrogé. Après son périple aux États-Unis la décision était prise : Lumumba devait disparaître.

Pourquoi ? Parce que les ennemis de l’Afrique ne s’y étaient pas trompés. Ils s’étaient parfaitement rendu compte que Lumumba était vendu, vendu à l’Afrique s’entend. C’est-à-dire qu’il n’était plus à acheter.

Les ennemis de l’Afrique se sont rendu compte avec un certain effroi que si Lumumba réussissait, en plein cœur du dispositif colonialiste, avec une Afrique française se transformant en communauté rénovée, une Angola « province portugaise » et enfin l’Afrique orientale, c’en était fini de « leur » Afrique au sujet de laquelle ils avaient des plans très précis.

Le grand succès des ennemis de l’Afrique, c’est d’avoir compromis les Africains eux-mêmes. Il est vrai que ces Africains étaient directement intéressés par le meurtre de Lumumba. Chefs de gouvernements fantoches, au sein d’une indépendance fantoche, confrontés jour après jour à une opposition massive de leurs peuples, ils n’ont pas été longs à se convaincre que l’indépendance réelle du Congo les mettrait personnellement en danger.

Et il y eut d’autres Africains, un peu moins fantoches, mais qui s’effraient dès qu’il est question de désengager l’Afrique de l’Occident. On dirait que ces Chefs d’Etat africains ont toujours peur de se trouver en face de l’Afrique. Ceux-là aussi, moins activement, mais consciemment, ont contribué à la détérioration de la situation au Congo. Petit à petit, on se mettait d’accord en Occident qu’il fallait intervenir au Congo, qu’on ne pouvait pas laisser les choses évoluer à ce rythme.

Petit à petit, l’idée d’une intervention de l’ONU prenait corps. Alors on peut dire aujourd’hui que deux erreurs simultanées ont été commises par les Africains.

Et d’abord par Lumumba quand il sollicita l’intervention de l’ONU. Il ne fallait pas faire appel à l’ONU. L’ONU n’a jamais été capable de régler valablement un seul des problèmes posés à la conscience de l’homme par le colonialisme, et chaque fois qu’elle est intervenue, c’était pour venir concrètement au secours de la puissance colonialiste du pays oppresseur.

Voyez le Cameroun. De quelle paix jouissent les sujets de M. Ahidjo tenus en respect par un corps expéditionnaire français qui, la plupart du temps, a fait ses premières armes en Algérie ? L’ONU a cependant contrôlé l’autodétermination du Cameroun et le gouvernement français y a installé un « exécutif provisoire ».

Voyez le Viet-Nam.

Voyez le Laos.

Il n'est pas vrai de dire que l’ONU échoue parce que les causes sont difficiles.

En réalité l'ONU est la carte juridique qu'utilisent les intérêts impérialistes quand la carte de la force brute a échoué.

Les partages, les commissions mixtes contrôlées, les mises sous tutelle sont des moyens légaux internationaux de torturer, de briser la volonté d'indépendance des peuples, de cultiver l’anarchie, le banditisme et la misère.

Car enfin, avant l’arrivée de l’ONU, il n’y avait pas de massacres au Congo. Après les bruits hallucinants propagés à dessein à l'occasion du départ des Belges, on ne comptait qu’une dizaine de morts. Mais depuis l’arrivée de l’ONU on a pris l'habitude chaque matin d’apprendre que les Congolais par centaines s’entremassacraient.

 

Un exemple de propagande coloniale sur le Congo au moment de la Conférence panafricaine de fin août 1960. On peut voir Fanon avec Yazid à partir de 0 :17

On nous dit aujourd’hui que des provocations répétées furent montées par des Belges déguisés en soldats de l’Organisation des Nations Unies. On nous révèle aujourd'hui que des fonctionnaires civils de l'ONU avaient en fait mis en place un nouveau gouvernement le troisième jour de l'investiture de Lumumba. Alors on comprend beaucoup mieux ce que l’on a appelé la violence, la rigidité, la susceptibilité de Lumumba.

Tout montre en fait que Lumumba fut anormalement calme.

Les chefs de mission de l’ONU prenaient contact avec les ennemis de Lumumba et avec eux arrêtaient des décisions qui engageaient l’État du Congo. Comment un chef de gouvernement doit-il réagir dans ce cas ? Le but recherché et atteint est le suivant : manifester l’absence d’autorité, prouver la carence de l’État.

Donc motiver la mise sous séquestre du Congo.

Le tort de Lumumba a été alors dans un premier temps de croire en l'impartialité amicale de l’ONU. Il oubliait singulièrement que l’ONU dans l’état actuel n'est qu’une assemblée de réserve, mise sur pied par les Grands, pour continuer entre deux conflits armés la « lutte pacifique » pour le partage du monde. Si M. Iléo en août 1960 affirmait à qui voulait l’entendre qu'il fallait pendre Lumumba, si les membres du cabinet Lumumba ne savaient que faire des dollars qui, à partir de cette époque, envahirent Léopoldville, enfin un Mobutu tous les soirs se rendait à Brazzaville pour y faire et y entendre ce que l'on devine mieux aujourd'hui, pourquoi alors s’être tourne avec une telle sincérité, une telle absence de réserve vers l’ONU ?

Les Africains devront se souvenir de cette leçon. Si une aide extérieure nous est nécessaire, appelons nos amis. Eux seuls peuvent réellement et totalement nous aider à réaliser nos objectifs parce que précisément, l'amitié qui nous lie à eux est une amitié de combat.

Mais les pays africains de leur côté, ont commis une faute en acceptant d’envoyer leurs troupes sous le couvert de l'ONU. En fait, ils admettaient d'être neutralisés et sans s’en douter, permettaient aux autres de travailler.

Il fallait bien sûr envoyer des troupes à Lumumba, mais pas dans le cadre de l’ONU. Directement. De pays ami à pays ami. Les troupes africaines au Congo ont essuyé une défaite morale historique. L’arme au pied, elles ont assisté sans réagir (parce que troupes de l’ONU) à la désagrégation d’un État et d’une nation que l’Afrique entière avait pourtant salués et chantés. Une honte.


L’ONU envoya au Congo à partir du 16 juillet 1960 19 928 casques bleus, dont 8 800 Ghanéens et 2 500 Tunisiens, qui furent les premiers contingents à débarquer. Sur la photo, de g. à dr., un policier ghanéen, un soldat suédois et un soldat non identifié à “Léopoldville” (Kinshasa)

Notre tort à nous Africains, est d’avoir oublié que l’ennemi ne recule jamais sincèrement. Il ne comprend jamais. Il capitule, mais ne se convertit pas. Notre tort est d’avoir cru que l’ennemi avait perdu de sa combativité et de sa nocivité. Si Lumumba gêne, Lumumba disparaît. L'hésitation dans le meurtre n’a jamais caractérisé l’impérialisme.

Voyez Ben M’Hidi, voyez Moumié, voyez Lumumba. Notre tort est d'avoir été légèrement confus dans nos démarches. Il est de fait qu’en Afrique, aujourd’hui, les traîtres existent. Il fallait les dénoncer et les combattre. Que cela soit dur après le rêve magnifique d’une Afrique ramassée sur elle-même et soumise aux mêmes exigences d’indépendance véritable ne change rien à la réalité.

Des Africains ont cautionné la politique impérialiste au Congo, ont servi d’intermédiaires, ont cautionné les activités et les singuliers silences de l’ONU au Congo.

Aujourd'hui ils ont peur. Ils rivalisent de tartufferies autour de Lumumba déchiqueté. Ne nous y trompons point, ils expriment la peur de leurs mandants. Les impérialistes eux aussi ont peur. Et ils ont raison car beaucoup d’Africains, beaucoup d’Afro-Asiatiques ont compris. Les impérialistes vont marquer un temps d’arrêt. Ils vont attendre que « l’émotion légitime » se calme. Nous devons profiter de ce court répit pour abandonner nos craintives démarches et décider de sauver le Congo et l’Afrique.

Les impérialistes ont décidé d’abattre Lumumba. Ils l’ont fait. Ils ont décidé de constituer des légions de volontaires. Elles sont déjà sur place.

L’aviation katangaise sous les ordres de pilotes sud-africains et belges a commencé depuis plusieurs jours les mitraillages au sol. De Brazzaville, des avions étrangers se rendent bondés de volontaires et d’officiers parachutistes au secours d’un certain Congo.

Si nous décidons de soutenir Gizenga, nous devons le faire résolument.

Car nul ne connaît le nom du prochain Lumumba. Il y a en Afrique une certaine tendance représentée par certains hommes. C’est cette tendance dangereuse pour l’impérialisme qui est en cause. Gardons-nous de ne jamais l’oublier : c’est notre sort à tous qui se joue au Congo.

Langston Hughes

TOMBE DE LUMUMBA

Lumumba était noir
Et il ne faisait pas confiance
À ces putains toutes poudrées
De poussière d’uranium.

Lumumba était noir
Et il ne croyait pas
À ces mensonges que les voleurs agitaient
Dans leur tamis « liberté ».

Lumumba était noir.
Son sang était rouge —
Et pour avoir été un homme
Ils l’ont tué.

Ils ont enterré Lumumba
Dans une tombe sans épitaphe.
Mais il n’a pas besoin d’épitaphe —
Car l’air est sa tombe.

Le soleil est sa tombe,
La lune l’est, les étoiles le sont,
L’espace est sa tombe.

Mon cœur est sa tombe,
Et là est son épitaphe.
Demain son épitaphe sera
Partout.

Traduction : Pascal Neveu, dans La panthère et le fouet, éditions YPSILON

Franco & L'O.K. Jazz

 Liwa Ya Emery

La mort d'Emery


Oh mawa vraiment na liwa ya Patrice

Oh comme c'est triste, tellement triste, que Patrice soit mort.

Oh ndenge nini tokolela ye

Oh comment allons-nous pleurer pour lui ?

 

Tango ekoki te

Ce n'était pas encore le moment.

Lumumba Patrice akeyi na mawa

Lumumba Patrice est malheureusement décédé.

Bationalistes balati mpiri

Les nationalistes sont tous en noir.

Po na liwa ya martyr Emery, ngo mawa

Nous pleurons la mort d'Emery, le martyr, oh, quelle tristesse !

 

Lumumba, soki okoyoko ngai

Lumumba, si tu m'entends

Banationalistes bomana pasi

Les nationalistes sont persécutés.

Po na kombo ya  MNC

Parce qu'ils appartiennent au MNC (Mouvement National Congolais)

Zonga mbala ata ya suka

Reviens, même pour la dernière fois

Tokumisa yo na kombo ya Uhuru

Pour que nous puissions te louer au nom d'Uhuru (liberté)

 

Lumumba akofeli lUnité Nationale

Lumumba a été assassiné parce qu'il voulait que notre pays reste uni

Oh bana na ye nani akobokolo

Oh, qui élèvera ses enfants ?


Carlos Puebla


SON A LUMUMBA

 

Ce crime impérialiste

L'univers le condamne

C'est la fin de la chaîne

Du credo colonialiste

 

Tout le mal qu'ils ont fait

Tout le mal

Ils devront très bientôt le payer

 

Ils croient qu'en tuant Lumumba

Leur triomphe est sûr et certain

Mais ils ne savent pas qu'il y a des morts

Qui ne se laissent pas ensevelir.

 

Tout le mal qu'ils ont fait

Tout le mal

Ils devront très bientôt le payer

 

Ils n'ont pas pris en compte

Quelque chose de fondamental

Qu'ils ne pourront jamais tuer

Ce qu'il représente

 

Tout le mal qu'ils ont fait

Tout le mal

Ils devront très bientôt le payer

 

Lumumba, en son nom, clôt

Ce qui ne tient pas dans la tombe

Il n'y a pas de tombe pour Lumumba

Car la lumière ne s'enterre pas

 

Tout le mal qu'ils ont fait

Tout le mal

Ils devront très bientôt le payer

 

Lumumba est aujourd'hui le chant profond

de la foi qui se fait entendre

Lumumba poursuit la lutte

Pour la liberté du monde

 

Tout le mal qu'ils ont fait

Tout le mal

Ils devront très bientôt le payer



11/01/2025

BENOÎT GODIN
Quarante ans après sa mort, le combat d’Éloi Machoro n’a pas cessé


Benoît Godin, Billets d’Afrique, janvier 2025

Benoît Godin est un journaliste français, militant de l’association Survie, qui lutte contre la Françafrique. Auteur du documentaire radiophonique Le combat ne doit pas cesser : Éloi Machoro, un super-héros pour Kanaky

Le 12 janvier 1985, le GIGN abattait Éloi Machoro, portant un coup d’arrêt à deux mois d’un soulèvement qui secoua l’ordre colonial en Nouvelle-Calédonie, et révéla à la face du monde l’existence du peuple kanak et de son combat contre la domination française. Quarante ans après, ce dernier reste douloureusement d’actualité.
Qui a pris la décision d’abattre, le 12 janvier 1985, Éloi Machoro et l’un de ses compagnons de lutte, Marcel Nonarro ? Edgard Pisani, haut-commissaire de la République, fraîchement débarqué en Nouvelle-Calédonie avec des pouvoirs étendus pour faire face à une situation quasi insurrectionnelle ? Quelqu’un de plus haut placé à Paris ? Les hommes du GIGN envoyés sur place, ceux-là même qui avaient été humiliés un mois et demi plus tôt par Machoro et ses camarades et qui auraient outrepassé les ordres ? Quarante ans après, la question reste soulevée.
Mais est-elle au fond si importante ? Le véritable responsable de ce double assassinat – car c’en est un – est connu : c’est l’État français, toujours implacable lorsqu’il est confronté à des peuples en rébellion contre le joug colonial. Ce matin-là, la France éliminait l’un des hommes le plus honnis des Blancs de Nouvelle-Calédonie (l’annonce de sa mort sera accueillie par des hurlements de joie sur la place centrale de Nouméa). La figure emblématique du premier grand soulèvement kanak d’après-guerre (et même depuis les guerres de 1878 et 1917), qui marqua les débuts de la phase la plus dure de la période dite des « événements ».

Un homme de terrain

Qui est-il, Éloi Machoro ? Avant ces semaines terribles qui secouèrent l’ordre colonial, il est déjà une personnalité locale de premier plan, élu à l’Assemblée territoriale. Avec Yeiwéné Yeiwéné et surtout Jean-Marie Tjibaou, il est l’un des représentants les plus en vue de cette jeune génération kanak qui prit, en 1977, les rênes du plus ancien parti politique de l’archipel, l’Union calédonienne (UC), le transformant en un mouvement pro-indépendance. En 1981, Éloi Machoro en est même devenu le secrétaire général après l’assassinat de son prédécesseur, Pierre Declercq. À ce titre, il a pour mission d’organiser la vie du parti. Cet homme au contact aisé et au charisme évident est ainsi continuellement en déplacement aux quatre coins du territoire, au contact des militant·e·s de tous âges et même de toutes origines. C’est un homme de terrain. Et c’est donc là, sur le terrain, qu’on le retrouve en toute logique fin 1984, menant une partie des forces vives kanak.

L’urne brisée

Les similitudes entre les soulèvements kanak d’alors et de ce printemps 2024 ne manquent pas, et l’une des plus évidentes, c’est leur déclencheur. À l’époque déjà, la restriction du corps électoral est au cœur des revendications indépendantistes. Il s’agit de contrer les effets de près d’un siècle et demi de colonisation de peuplement qui ont fini par mettre en minorité le peuple autochtone sur ses propres terres. Les socialistes au pouvoir à Paris refusent d’en tenir compte : ils imposent un nouveau statut, dit Lemoine (du nom du secrétaire d’État en charge des Dom-Tom), et organisent le 18 novembre 1984 des élections territoriales ouvertes à tous. C’en est trop pour la plupart des organisations indépendantistes, UC en tête, qui se rassemblent au sein du Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS) et appellent au « boycott actif » du scrutin. Le jour J, le territoire s’embrase : manifestations, routes bloquées, mairies occupées, voire incendiées…


La hache d’Éloi, par Miriam Shwamm

Ce matin-là, Éloi Machoro envahit avec un groupe de militants la mairie de Canala, commune de la côte est de la Grande Terre dont il est originaire. Armé d’un tamioc, une hache traditionnelle, il brise l’urne électorale. Un geste puissant, immortalisé par la correspondante du quotidien local. La photo va faire le tour du monde. La lutte du peuple kanak apparaît soudain au grand jour, et elle a un visage : celui – sévère, arborant casquette, lunettes de soleil et épaisse moustache – d’Éloi Machoro.
C’est le point de départ d’une épopée aussi fulgurante que marquante pour la Kanaky-Nouvelle-Calédonie. Deux jours après, Éloi Machoro et des militant·e·s de Canala rejoignent les Kanak de Thio, une quarantaine de kilomètres plus au sud, pour en occuper la gendarmerie. Ils libèrent les lieux au bout d’une journée, mais entreprennent dans la foulée le « siège » de la commune : pendant près d’un mois, les indépendantistes vont tenir Thio, dressant des barrages, contrôlant tous ses accès.
Si Canala est alors très majoritairement kanak, Thio compte encore une large population de Caldoches (comme sont surnommés les Calédoniens d’origine européenne) et demeure un bastion de la droite coloniale. Son maire, Roger Galliot, vient d’ailleurs de créer la section locale du Front national. Mais au-delà du symbole politique, Thio représente aussi un enjeu économique de taille : elle abrite l’une des plus importantes mines de nickel du monde. Nickel qui est la principale richesse de la Nouvelle-Calédonie, une manne pour l’État français, mais dont les Kanak n’ont jamais profité, exception faite de quelques employés.

Ministre de la Sécurité de Kanaky

Machoro, qui devient ministre de la Sécurité du gouvernement provisoire de Kanaky proclamé par le FLNKS, mène l’occupation. Lui et ses hommes font le tour des habitations des colons pour confisquer leurs armes. Mais, en parallèle, il exige de ses militants une discipline sans faille. L’alcool et tout pillage, ou même simple dégradation, sont proscrits. Ceux qui ne respectent pas les consignes se font durement réprimander (pour le moins) et sont renvoyés illico chez eux. La mine est à l’arrêt, mais tout le matériel est soigneusement protégé. Il s’agit tout à la fois de préserver les outils économiques indispensables au futur pays indépendant, mais aussi de montrer un visage exemplaire aux journalistes qui se précipitent à Thio. Machoro les reçoit volontiers, multiplie les interviews, bien conscient que la cause kanak a besoin de soutiens extérieurs, au sein de la puissance administrante comme à l’international.
Le 1er décembre, le GIGN tente d’envahir la commune pour mettre fin à l’occupation. C’est raté : des dizaines de Kanak, équipés des fusils saisis aux Caldoches, les encerclent dès leur descente des hélicoptères Puma et les désarment, puis les obligent à quitter les lieux. Un camouflet pour les gendarmes – ceux-là même que l’on retrouvera quelques semaines plus tard du côté de La Foa. L’épisode marque les esprits, renforçant l’aura de Machoro dans le monde kanak… et la psychose chez des Européens pour qui Machoro devient l’ennemi public numéro un. Celui-ci est pourtant tout sauf un fanatique brutal. Après le massacre le 5 décembre dans la vallée de Hienghène de dix Kanak (dont deux frères de Jean-Marie Tjibaou) par des petits colons, il s’oppose à certains de ses hommes, désireux de se venger sur les Blancs isolés et terrés chez eux à Thio. Son action empêche très probablement un bain de sang.
En revanche, Machoro n’entend plus reculer face à l’État et ses alliés « loyalistes ». S’il finit par respecter (et faire respecter) à contrecœur la consigne de levée des barrages lancée mi-décembre par le FLNKS, c’est pour tout de suite préparer, avec un groupe de militants déterminés, un nouveau coup d’éclat : le siège de La Foa, de l’autre côté de la Grande Terre. Presque une déclaration de guerre aux yeux de l’État : cela revient à s’en prendre à une commune « caldoche » et surtout à couper la très stratégique Route territoriale 1 qui relie Nouméa, la capitale, au nord de l’île. Le 11 janvier 1985, à la veille de passer à l’action, Machoro et une trentaine de compagnons prennent position à quelques kilomètres de là, dans une ferme située sur le plateau de Dogny. Repérés, ils sont encerclés par les gendarmes. Le lendemain, au petit matin, les tireurs d’élite feront leur sale besogne.

Ataï (à gauche) et Machoro, peinture d’Élia Aramoto sur un abribus à Poindimié. Photo Hamid Mokaddem, 1990.

Répondre à la brutalité coloniale

Quarante ans après, Éloi Machoro reste une icône dans le monde kanak, pour sa jeunesse notamment, au même rang que le grand chef Ataï qui mena la guerre de 1878 contre l’occupant français et à qui il est souvent comparé. Son portrait est partout : T-shirts, banderoles, murs des tribus ou des quartiers populaires nouméens, réseaux sociaux… Disparu avant le temps des accords, Machoro incarne une lutte sans concession contre cette colonisation qui n’en finit pas. Le 4 avril dernier, en marge d’une conférence de presse organisée au local de l’UC à Nouméa, une hache plantée dans une urne accueillait les journalistes… Quand il faut revenir aux actions de terrain, on invoque l’esprit du vieux Éloi.
Un certain malentendu persiste pourtant autour de cet homme assez mal connu, presque autant du côté de ses partisans que de ses opposants. Les deux camps entretiennent en effet une légende qui, dorée ou obscure, dresse finalement plus ou moins le même portrait, celui d’un Che Guevara océanien jusqu’au-boutiste. Ce qui a peu à voir avec la réalité… Car s’il meurt un fusil à la main, Machoro n’aura jamais tiré un seul coup de feu – pas même avant d’être abattu, contrairement à la première version des « forces de l’ordre » cherchant à justifier leur crime.
C’est en réalité un homme qui s’est montré largement ouvert au dialogue – à l’instar des autres responsables de l’UC de l’époque. Il participe d’ailleurs en 1983, aux côtés de Yeiwéné et Tjibaou, à la table-ronde de Nainville-les-Roches, durant laquelle les indépendantistes tendront la main aux autres communautés de l’archipel, reconnues comme « victimes de l’Histoire ». Si Éloi Machoro se pose la question du recours à des modes d’action plus radicaux, ce n’est qu’en réponse au mépris et à la brutalité du système colonial. En cela, son parcours épouse celui de son peuple, toujours ouvert à l’échange, mais se heurtant, jusqu’à aujourd’hui, à un État français enfermé dans sa logique impérialiste criminelle. On ne rappellera jamais assez que l’explosion de colère populaire au soir du 13 mai 2024, après le vote par l’Assemblée nationale du projet de loi constitutionnelle actant le dégel du corps électoral, faisait suite à des mois de mobilisation massive et pacifiste des forces indépendantistes, et kanak en premier lieu…
Dans une lettre rédigée le 17 novembre 1984, veille du boycott actif, et longtemps présentée à tort comme sa dernière, Éloi Machoro écrivait ces mots restés dans les mémoires : « Le combat ne doit pas cesser, faute de leaders ou faute de combattants ». Si le peuple kanak a pu depuis donner l’impression qu’il était moins combatif, ce n’était que parce qu’il donnait une chance au processus de décolonisation porté par les accords de Matignon, puis de Nouméa. Suivant le mot d’ordre de Machoro, il n’a en réalité jamais renoncé à la lutte pour son émancipation et pour l’indépendance de la Kanaky-Nouvelle-Calédonie. L’année écoulée nous l’a encore prouvé.

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07/12/2024

LÉOPOLD LAMBERT
Casablanca 1952 : l’architecture au service de la lutte anticoloniale ou de la contre-révolution


Léopold Lambert, The Funambulist, 9/8/2018
Traduit par
Tafsut Aït Baamrane, Tlaxcala

Je me suis récemment rendu en Algérie pour faire quelques recherches en vue de mon prochain livre consacré à l’espace de l’état d’urgence français ; j’espère écrire bientôt quelques-uns de ces articles non rigoureux à ce sujet mais, en attendant, j’aimerais écrire un court article sur une lutte de libération nationale contre l’empire colonial français que nous évoquons généralement moins souvent que la Révolution algérienne : la lutte de libération marocaine. Un moment de cette lutte revêt une importance particulière lorsqu’il s’agit d’évoquer la relation entre le colonialisme et l’architecture, notamment en la comparant aux stratégies adoptées par les gouvernements français successifs en Algérie dans les années qui suivront ce moment spécifique. 

L’événement dont il est question ici consiste en deux journées de grève et de manifestations organisées par l’Union. Générale des Syndicats Confédérés du. Maroc (UGSCM) et le principal parti nationaliste marocain (Istiqlal) en décembre 1952, décrites avec précision par Jim House dans un essai intitulé « L’impossible contrôle d’une ville coloniale ? ».(Genèses vol. 86, 2012). Bien que cet article soit partiellement motivé par la tentative de traduire certains éléments de la description de la grève de 1952 par House (ce à quoi la première partie de cet article est consacrée), il trouve également sa motivation dans l’absence, dans son article, de considération pour la transformation urbaine massive que les autorités coloniales entreprenaient à l’époque. Ce point, ainsi que ce qu’il nous apprend sur les responsabilités des architectes dans la contre-révolution coloniale, fera donc l’objet de la deuxième partie de cet article.


Farhat Hached (en costume sombre) en tête d'une manifestation de l'UGTT, la confédération syndicale tunisienne


Une manifestation anticoloniale dans les Carrières Centrales de Casablanca

Le 5 décembre 1952, le nationaliste et syndicaliste tunisien Ferhat Hached est assassiné dans un complot qui semble impliquer les autorités coloniales françaises en Tunisie. En guise de réponse transnationale, l’UGSCM marocaine et l’Istiqlal organisent une grève générale au Maroc le 7 décembre. Cette grève trouve son origine dans le bidonville des Carrières Centrales (aujourd’hui Hay Mohammadi) à Casablanca, où vivent plus de 130 000 colonisés. Certains d’entre eux ont quitté les zones rurales du pays pour venir s’installer ici ; d’autres ont été déplacés en 1938 du centre-ville après qu’une épidémie de typhoïde a servi de prétexte aux autorités pour détruire les petits bidonvilles adjacents aux « quartiers européens » et expulser leurs habitants en dehors de ce qui était alors les limites de la ville. 

Le bidonville massif qui existe donc au début des années 1950 est considéré par les autorités françaises comme une menace politique pour l’ordre colonial - nous verrons dans la deuxième partie en quoi a consisté la stratégie contre-révolutionnaire qui s’en est suivie. En conséquence, un plan de répression spécifique est mis en place pour répondre à tout mouvement anticolonial dans les Carrières Centrales : en plus des policiers français et marocains (ces derniers étant sous les ordres du makhzen), les autorités coloniales imaginent plusieurs niveaux de renforts militaires tels que des tirailleurs marocains ou sénégalais, des goums (unités militaires berbères), et d’autres branches de l’armée coloniale.

La grève organisée à l’origine par l’Istiqlal est appelée « grève des souris ». Elle consiste à refuser de sortir de chez soi pour aller travailler. Dans la soirée du 7 décembre cependant, des crieurs publics circulent dans le bidonville pour déclarer que la grève est interdite et que tout le monde devra ouvrir son magasin comme un jour normal. Quelques instants plus tard, la police ouvre le feu sur les habitants qui leur jetaient des pierres en réponse à l’interdiction. Les manifestants se rassemblent devant le poste de police local ; certains sont tués par balle. Les policiers entreprennent alors de fouiller le bidonville et pénètrent systématiquement dans les maisons, tandis que des militants nationalistes sont arrêtés. Le lendemain, les colons qui vivent à proximité sont évacués et de nouveaux tirs sont effectués par la police dans le quartier, tuant notamment un garçon de 15 ans qui creusait une tranchée à l’intérieur de sa maison pour protéger sa famille.

Dans l’après-midi du 8 décembre, une marche massive est organisée, quittant les quartiers pauvres marocains et se dirigeant vers le centre-ville, vers la Maison des Syndicats, où une réunion est prévue. En décrivant les événements, la presse française évoque une « tentative d’invasion de la ville européenne ». La police tire et tue au moins 14 personnes dans le cortège. De nombreuses autres personnes sont arrêtées. Certaines sont relâchées en petit nombre au milieu d’une foule de colons qui les agressent. Pendant ce temps, d’importants renforts militaires sont appelés pour circonscrire les quartiers pauvres marocains. Des avions de reconnaissance volent à basse altitude au-dessus de ces quartiers dans un effort qui relève autant de la surveillance que de l’intimidation. De même, des chars légers et des mitrailleuses paradent autour des Carrières Centrales. Dans le quartier lui-même, la police marocaine oblige les habitants à ouvrir leurs magasins et détruit ceux qui restent fermés, dans ce qui préfigure la réponse française à la grève générale organisée par le FLN en Algérie cinq ans plus tard.

Dans les jours qui suivent, des milliers de policiers et de soldats sont déployés dans les quartiers marocains et 1206 personnes sont jugées coupables d’atteinte à lordre public par les tribunaux coloniaux. Certains des manifestants arrêtés sont torturés à l’électricité dans les commissariats - préfigurant là encore les années suivantes de la révolution algérienne (1954-1962). 51 syndicalistes français, proches du mouvement nationaliste marocain, sont également expulsés vers la France.

Comme c’est souvent le cas dans les massacres coloniaux (l’État ayant tout intérêt à empêcher les archives d’exister), le nombre de manifestants tués au cours de ces journées de répression reste flou, mais se situerait entre 100 et 300. (Jim House, « L’impossible contrôle d’une ville coloniale ? », 2012).

 
Le Plan Écochard et le bidonville. Photothèque du ministère de l’habitat marocain


Les architectes et la contre-révolution

Comme mentionné plus haut, les informations fournies par Jim House dans son essai sont extrêmement précieuses, mais omettent également de mentionner comment les Carrières Centrales ont été en même temps le lieu d’une transformation urbaine drastique qui reste aujourd’hui bien connue dans l’histoire de l’architecture. Le récit politique et historique n’implique donc pas l’architecture et, sans surprise, la plupart des récits architecturaux n’impliquent pas la violence du colonialisme ou le font avec trop peu d’insistance. 

Alors qu’il était directeur de la Direction de l’urbanisme du Maroc (1946 à 1952), l’architecte et urbaniste français Michel Écochard a conçu un plan directeur pour les Carrières Centrales, avec son collectif, dont le nom, GAMMA pour Groupe d’Architectes Modernes Marocains, trompe sur le type d’architectes impliqués (« marocains » signifie ici français et occidentaux au Maroc, comme Shadrach Woods ou Georges Candilis).

Comme mentionné ci-dessus, ce plan directeur et sa grille reconnaissable de 8×8 mètres, ainsi que ses tentatives (plus ou moins orientalistes) de l’adapter à la population marocaine, appartiennent à l’histoire canonique de l’architecture. Dans les rares occasions où le contexte politique de ce projet est mentionné (pas « simplement » l’ordre colonial français au Maroc, mais aussi la suppression du mouvement nationaliste marocain), ce contexte est compris comme l’arrière-plan du projet, plutôt que comme son essence même.

Il s’agit, à mon avis, d’une dimension fondamentale pour comprendre, non seulement le rôle de l’architecture ici, non seulement la relation que l’architecture entretient avec le colonialisme, mais plus largement, la fonction même de l’architecture dans la cristallisation et l’application des ordres politiques (et, dans de très rares occasions peut-être, des désordres).


En d’autres termes, nous ne devrions pas simplement être frappés par le fait que le massacre de 1952 s’est produit alors que la transformation urbaine du bidonville était en cours - nous devrions considérer cette transformation comme l’effort colonial pour faire taire le mouvement anticolonial, comme ce sera plus tard le cas en Algérie à la fin des années 1950 avec la construction de complexes résidentiels massifs par les autorités françaises comme la deuxième vague contre-révolutionnaire (après et en même temps que la vague judiciaire et militaire) contre la révolution anticoloniale. Bien sûr, le projet lui-même n’est pas une réponse à la grève de 1952, mais il constitue plutôt une réponse préventive à une telle lutte politique.

Affirmer cela n’est pas une proposition pour relire l’histoire à travers le prisme d’une conspiration coloniale impliquant des architectes et des urbanistes à tous les niveaux des décisions militaires et administratives. Je n’ai personnellement pas lu de compte-rendu impliquant Ecochard et les militaires sur les caractéristiques contre-révolutionnaires de son projet urbain et je ne sais pas s’il en existe - pas plus que pour Fernand Pouillon à Alger quelques années plus tard.

Cependant, le degré d’intentionnalité manifesté par les architectes lorsqu’il s’agit de participer à l’ordre colonial est secondaire lorsque les clients sont précisément les gardiens de cet ordre, et que les architectes sont des membres de la société de colonisation. De plus, par sa valorisation extrême de la rationalité, l’architecture moderne, peut-être plus que toute autre, incarne le paradigme spatial idéal lorsqu’il s’agit de contrôler la population (voir cet article de 2014 sur Brasilia par exemple) et d’encadrer la plupart des aspects de la vie quotidienne de ses résidents.

Les différents ensembles modernistes construits par les autorités coloniales françaises au Maroc et en Algérie doivent donc être considérés, tant au niveau politique qu’opérationnel, pour ce qu’ils sont : des armes architecturales contre-révolutionnaires.


L’immeuble dit « Nid d’Abeilles » conçu par Georges Candilis et Sadrach Woods en 1952 et en 2016. Photos Léopold Lambert.

 L’architecture et la révolution anticoloniale

Comme je l’ai exprimé à maintes reprises sur The Funambulist, je suis convaincu que l’architecture a une propension à incarner l’ordre colonial. Sa violence intrinsèque matérialise facilement les murs dont l’État colonial a besoin pour se maintenir, et rien n’est plus facile que d’extruder une ligne tracée sur une carte où les frontières sont des constructions coloniales. Une partie de moi croit encore qu’un design anticolonial peut être réalisé si, d’une manière ou d’une autre, on accepte d’embrasser une telle violence intrinsèque en faveur d’un programme anticolonial. Néanmoins, la relation entre l’architecture et la révolution anticoloniale n’est jamais plus grande que lorsque l’ordre incarné par la première est subverti (volontairement ou non) en faveur de la seconde. Bien que la libération du Maroc ait eu lieu en 1956 et qu’il soit douteux qu’un tel processus ait déjà été réalisé à ce moment-là dans la grille Écochard des Carrières Centrales, la visite de l’architecture moderne de l’actuel Hay Mohammadi suggère certainement une telle subversion dans la difficulté que nous pourrions même éprouver en essayant de la reconnaître. 

Bien sûr, la subversion ici était principalement basée sur l’appropriation d’un espace domestique pour les besoins quotidiens, et non sur l’effort politique anticolonial ; cependant, tout comme les architectes colons n’ont pas besoin de contribuer volontairement à l’ordre colonial pour le faire, les résidents colonisés et post-coloniaux (Hay Mohammadi reste aujourd’hui un quartier prolétaire ) n’ont pas besoin de subvertir volontairement cet ordre pour le faire. 

Si nous pouvons conclure par une ultime comparaison avec Alger, la Casbah n’a pas eu besoin d’être transformée politiquement pour constituer une condition spatiale idéale pour la révolution algérienne, son existence continue en décalage avec la logique coloniale, ainsi que son incarnation d’une multitude de processus rationnels (par opposition à un processus uniforme, toujours manifesté dans un plan directeur), l’ont rendue ainsi. Que les photographies suivantes, en comparaison avec la précédente du plan Ecochard, représentent donc moins l’efficacité d’une lutte anticoloniale passée, que le symbole de sa potentialité au présent ou au futur dans la subversion de l’ordre colonial qu’elles incarnent.

Ci-dessous des photographies de Hay Mohammadi, Casablanca
par Léopold Lambert (2016)



Remerciements : cet article n’a pu être écrit aujourd’hui que grâce à l’invitation à Hay Mohammadi des amies Karima El Kharraze et Hélène Harder en 2016, et à la généreuse introduction à l’histoire prolétarienne de la ville par Karim Rouissi. Je profite également de ce paragraphe supplémentaire pour dire que j’ai bien sûr lu plusieurs textes de Marion Von Osten sur la question, et que je suis donc forcément influencé d’une manière ou d’une autre par son travail dans cet article ; pourtant, je reste incapable d’articuler une réponse à celui-ci car son discours semble être formulé davantage pour les besoins de l’histoire de l’architecture que pour l’histoire du colonialisme et des mouvements anticoloniaux abordée à travers la perspective de l’architecture, comme cela m’intéresse de le faire.