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31/01/2023

CHIARA CRUCIATI
Ramy Shaath : “Tahrir était animée par l’ espoir, le prochain soulèvement sera motivé par la faim”

 Chiara Cruciati, il manifesto, 25/1/2023
English:
Ramy Shaath: Tahrir was driven by hope, the next revolt will be driven by hunger
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

L’Égypte du 25 janvier. Douze ans après la révolution, la misère dicte la vie quotidienne : il y a pénurie de nourriture et de médicaments. Il n’y a pas de devises étrangères : les importations sont bloquées, mais le régime dépense des milliards en armes occidentales. Interview de l’activiste Ramy Shaath : « Le pays est sur le point d’exploser. Mais avec l’opposition emprisonnée, il y a un manque de vision politique ».

Douze ans plus tard, la place Tahrir a changé de visage. La restructuration voulue par le gouvernement né du coup d’État de juillet 2013 l’a défigurée. Pour l’empêcher de rester ce qu’elle a toujours été, la place de la libération, on l’a transformée en rond-point pour les automobilistes et on a rempli son cœur d’obélisques pour célébrer le plus ancien empire et oublier les réalisations modernes.

Autour de Tahrir, la vie quotidienne a également changé. Les Égyptiens ont faim. Jamais ils n’avaient eu aussi faim, disent-ils. Le journal en ligne The New Arab titrait hier : « Forcés de devenir végans », parce que la viande coûte trop cher. Les bouchers ferment boutique, les uns après les autres. Ils n’ont pas de clients. Il y a également une pénurie de producteurs : élever une vache n’est plus rentable. Douze ans après la révolution qui a dévoilé l’autre Égypte, Tahrir est de plus en plus lontaine. Au moins en apparence. La colère monte.

Ramy Shaath, l’un des militants les plus connus d’Égypte, en est convaincu. D’origine palestinienne, cofondateur de BDS Égypte et visage de la place Tahrir, il fête un an de liberté : il a été libéré en janvier 2022, après deux ans et demi de détention provisoire, sans jamais passer en jugement. Semi-liberté : le Caire lui a retiré sa citoyenneté, il a été expulsé vers Paris immédiatement après avoir mis “les pieds sur l’asphalte”, comme disent les Égyptiens lorsqu’un prisonnier sort de prison.

Ramy Shaath et son épouse Céline Lebrun-Shaath à l'aéroport de Roissy, le 8 janvier 2022, après leur expulsion. (JULIEN DE ROSA / AFP)

Pour comprendre l’Égypte d’aujourd’hui, on ne peut que commencer par la situation socio-économique. Deux tiers de la population vivent dans la pauvreté, tandis que le gouvernement achète un jet présidentiel à 500 millions de dollars, dépense 50 milliards pour une capitale flambant neuve, neuf milliards pour des navires de guerre italiens. On pourrait continuer.

La situation économique ne se détériore pas, elle explose. Au cours des deux derniers mois, la livre égyptienne a perdu 50 % de sa valeur. Les produits de première nécessité ne sont plus disponibles : riz, huile de cuisson, médicaments. Ils ne sont pas là parce que 70% de ce que les Égyptiens consomment vient de l’étranger, mais il y a une pénurie de dollars dans le pays et les importations sont bloquées. Et ce qu’il y a coûte trop cher, certains produits de base ont connu une hausse de prix allant jusqu’à 300 %. Avec un budget intérieur dont un tiers va aux méga-projets d’infrastructure voulus par le régime, il ne reste rien pour la santé, l’éducation, les subventions alimentaires pour les pauvres. Mais la réduction des subventions n’a pas amélioré la situation économique de l’État.

L’Égypte ne produit presque plus rien, elle vit essentiellement des transferts de fonds des Égyptiens à l’étranger. La seule véritable exportation de l’Égypte est la population, une main-d’œuvre bon marché qui va travailler dans le Golfe, en Europe, aux USA, et qui renvoie 30 milliards de dollars par an au pays. Mais même cela ne suffit plus : l’Égypte a une dette extérieure officielle de 170 milliards de dollars, bien que les chiffres officieux parlent de 220 milliards. Chaque jour, je reçois des appels d’amis, de politiciens, de membres de ma famille restés en Égypte, qui me parlent de l’impossibilité de trouver de la nourriture et des médicaments, des chats et des chiens errants qui meurent dans les rues parce que les gens vident les poubelles à la recherche de restes.

Le régime a-t-il une stratégie ?

Il n’y a pas de vision gouvernementale. Le régime a multiplié la dette extérieure, de 30 milliards en 2013 à 170 milliards aujourd’hui, à laquelle s’ajoute la dette intérieure, de 40 milliards à 251 milliards aujourd’hui. De l’argent qui n’a pas été utilisé en faveur de l’économie de production, mais qui a été dépensé dans des projets inutiles, comme l’élargissement du canal de Suez ou la nouvelle capitale, le Nouveau Caire, symbole du besoin du régime de se fortifier, de s’éloigner du peuple afin qu’en cas de soulèvement, le désert et les postes militaires protègent le gouvernement. Des projets visant à enrichir les entreprises contrôlées par l’armée, qui détient aujourd’hui 50 à 60% de l’économie sans payer d’impôts ni de factures. Les généraux sont devenus très riches, envoyant de l’argent à l’étranger sur des comptes secrets pendant que le pays sombre. Et pour la première fois, les classes riches sombrent aussi, les entrepreneurs privés souffrent aussi. Et ne parlons pas de la classe moyenne : elle a disparu, elle n’existe plus. Il n’y a que la pauvreté.

Pourtant, de nombreux pays occidentaux racontent une histoire différente : une Égypte qui est une source de stabilité dans une région en proie à des conflits. Un régime qui emprisonne 60 000 personnes pour des raisons politiques et affame un peuple entier peut-il générer la stabilité ?

Il n’y a pas de stabilité avec la pauvreté et la persécution de dizaines de milliers de personnes pour leurs idées politiques. Il n’y a pas de stabilité avec la censure des médias et l’armée qui contrôle l’économie. Il n’y a pas de stabilité avec l’armée qui augmente son pouvoir et avec l’argent qui est dépensé pour les armes au lieu de la santé et de l’éducation. Les gouvernements occidentaux qui arment le Caire devraient faire pression pour la démocratisation, des élections libres, la fin de l’oppression politique et une gestion équitable de l’économie. Cela garantira la stabilité. Au lieu de cela, nous avons un régime qui achète des jets de guerre usaméricains au milieu de la plus grande crise de l’histoire de l’Égypte et avec neuf milliards de dollars d’importations alimentaires qui n’entrent pas dans le pays parce que nous n’avons pas de dollars pour les payer. Lorsque la situation explosera, l’Occident nous traitera de dictature du tiers monde. Nous ne sommes pas seulement cela, nous sommes un colonialisme du tiers monde, car c’est l’Occident qui maintient cette réalité de corruption et d’oppression. Il y a trois semaines, aux USA, j’ai rencontré le département d’État : ils m’ont dit que je ne devais pas placer mes espoirs dans la démocratisation, que nous pouvions au mieux travailler à améliorer le respect des droits de l’homme. Non merci, nous ne voulons pas d’une “amélioration”, nous voulons la liberté et la démocratie.

Dix ans après le coup d’État, le régime d’Al Sissi est-il stable ou existe-t-il des dissensions internes ?

Les fractures viendront. Aujourd’hui, les services secrets et l’armée soutiennent le régime parce qu’il leur accorde le pouvoir économique et l’impunité. Lorsque cette puissance économique sera mise à mal par la crise économique, qui affectera aussi inévitablement leurs entreprises, nous assisterons à des dissensions internes. En s’appuyant sur l’armée, Al Sissi a tenté de se constituer une base solide. Et il a mis les forces armées au premier plan, après des décennies de pouvoir dans les coulisses. Il n’y a plus de zone tampon entre le peuple et l’armée. Le prochain soulèvement ne peut avoir que l’armée comme interlocuteur et rien de bon n’en sortira.

Les oppositions existent-elles encore dans un climat aussi répressif ?

Les oppositions sont très faibles. Le mouvement islamique est complètement détruit et ce qui reste est divisé : il y a des divergences entre les frères musulmans en prison et ceux à l’extérieur, entre l’ancienne et la nouvelle génération. Je pense que c’est une bonne chose : au sein de la Fraternité, des voix s’élèvent désormais contre les tentatives de nouvelles ascensions vers le pouvoir. Cela pourrait pour la première fois donner à l’Egypte une chance de changement vers un gouvernement laïc, ni militaire ni religieux. Mais la société civile ne se porte pas bien non plus : des dizaines de milliers de militants sont en prison, des centaines ont dû quitter le pays. Il est difficile de former une opposition organisée. Il y en a une dans la diaspora qui essaie d’entrer en contact avec celle du pays, mais c’est dangereux : beaucoup de militants en Égypte ont peur de nous parler à l’étranger. C’est suffisant pour être arrêté.

Un nouveau soulèvement est-il encore possible ?

C’est certain, mais je crains que ce ne soit dangereux. Si vous détruisez les oppositions, le peuple qui se révolte par la faim se retrouvera sans direction politique. La révolution de 2011 était une révolution pour la liberté, lancée par la classe moyenne et soutenue par tous les secteurs sociaux. Elle avait une vision politique claire et des revendications précises : démocratisation, liberté, changements constitutionnels. Sans scénario politique, le mouvement populaire sera dépolitisé et moins organisé, animé par la colère et la faim plutôt que par l’espoir et la vision politique. La situation va exploser. Et ça va bientôt exploser. Cela peut arriver à tout moment. Avec une opposition forte, l’explosion se produirait dans un filet de sécurité qui évite l’abîme. Une révolution conduite par la colère et non par l’espoir est dangereuse. Tahrir était magnifique parce qu’elle était animé par l’espoir.

Cependant, Tahrir a changé la société égyptienne, elle a montré qu’elle était capable de faire une révolution.

Le peuple sera toujours créatif et trouvera les moyens de se soulever. Ce que le régime a fait, c’est frapper tous ceux qui ont participé à la révolution. Elle a été faite par les activistes ? Il les a emprisonnés ou déportés. Elle a été faite par le mouvement islamique ? Il a tué ses membres, les a emprisonnés. Elle a été faite  par les ONG ? Il les a fait fermer par décret et a confisqué leur argent. Elle a été faite grâce à Internet ? Les services ont intensifié le contrôle de masse des réseaux sociaux. Elle s’est faite dans les lieux de rencontre des mouvements et des intellectuels de gauche ? Il a fermé des cafés, des librairies, des lieux culturels. Le régime a visé tout espace pouvant représenter un lieu de débat politique. Il a réorganisé la place Tahrir pour rendre les manifestations difficiles. C’est une façon stupide de penser, c’est l’armée et les services. Ils n’ont pas compris que lorsque les gens veulent se rebeller, ils trouvent un moyen de communiquer et de se rassembler.

La place Tahrir le 18 février 2011 (à dr.) et le 11 novembre 2020

 

 

21/04/2022

ANTONIO MAZZEO
ITALIE-ÉGYPTE : Enrico Letta et le PD découvrent qu’Al Sissi est un dictateur (mieux vaut tard que jamais)

Antonio Mazzeo , Pagine Esteri, 20/4/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

C’est le mantra du jour : il faut diversifier les origines et les sources d'approvisionnement en énergie afin de ne pas avoir à dépendre de l'ours russe après l'agression brutale contre l'Ukraine. Ainsi, les responsables gouvernementaux et les dirigeants d'ENI, la société géante détenue à 30% par l'État italien, intensifient leurs voyages et leurs contacts dans les principaux pays producteurs d'hydrocarbures, en Afrique et au Moyen-Orient. La nouvelle d'un accord sur le gaz avec l'Égypte du dictateur Al Sissi a provoqué quelques crampes d'estomac parmi les forces politiques de centre-gauche, presque en même temps que l'énième arrêt de la procédure pénale contre les responsables présumés de la mort du jeune chercheur Giulio Regeni, en raison du refus des autorités du Caire de coopérer avec les juges italiens. Le secrétaire du Parti Démocrate, Enrico Letta, a exprimé « de nombreux doutes » quant aux futures livraisons de gaz égyptien à ENI, car « l'affaire Regeni est un symbole de la nécessité de défendre les droits de l'homme et de faire justice » et « notre gouvernement doit être beaucoup plus fort et exigeant envers les Égyptiens ». (1)

 Letta semble n'avoir découvert qu'aujourd'hui les activités de la holding énergétique à l'ombre des pyramides. Un coup d'œil aux bilans et aux communiqués de presse d'ENI aurait suffi pour vérifier que celui d'aujourd'hui n'est qu'un des innombrables contrats signés dans le pays d'Afrique du Nord après le prétendu refroidissement des relations diplomatiques, économiques et militaires entre Rome et Le Caire dû à la tromperie égyptienne dans l'enquête sur le meurtre de Giulio Regeni. Le secrétaire du Parti démocrate semble également avoir manqué les fréquentes visites en Égypte du puissant PDG Claudio Descalzi et des dirigeants d'ENI, dont certaines se sont terminées par des tête-à-tête fraternels avec le président Al-Sissi. En réalité, plutôt que de diversifier, le gouvernement Draghi semble vouloir augmenter le volume des importations de gaz et de pétrole en provenance de ses partenaires stratégiques consolidés, l'Égypte en tête. Quant à la méchante Russie, comme nous le verrons, au-delà des récits main stream, la "nouvelle" campagne d'ENI en territoire égyptien repropose un certain pragmatisme et une certaine hypocrisie du modèle italien  de politique industrielle.

Le dernier acte de l’Egyptian connection a eu lieu au Caire le 13 avril, lorsque le directeur général d'ENI, Guido Brusco, et le président d'EGAS, la holding gazière publique égyptienne, ont signé un accord-cadre visant à "maximiser" les exportations de GNL (gaz naturel liquéfié). « Cet accord vise à promouvoir l'exportation de gaz égyptien vers l'Europe, et en particulier vers l'Italie, dans le cadre de la transition vers une économie à faible émission de carbone », rapporte la note du bureau de presse d'ENI. « Les parties ont convenu d'accroître la valeur des réserves de gaz égyptiennes en augmentant les activités gérées conjointement. ENI optimisera également les campagnes d'exploration dans les blocs existants et les zones nouvellement acquises dans les régions du delta du Nil, de la Méditerranée orientale et du désert occidental ». Le groupe italien vise à s'approvisionner en GNL pour un total de trois milliards de mètres cubes d'ici à la fin de 2022. (2)

Le même jour, le 13 avril, ENI a annoncé la découverte de nouveaux champs de pétrole et de gaz dans la concession de Meleiha, dans le désert occidental, pour environ 8 500 barils/jour d'équivalent pétrole. Plus précisément, les hydrocarbures ont été identifiés dans trois puits (Nada, Meleiha SE et Deep Emry) dans les formations d'Alam El Bueib, Khatatba et Matrouh. (3)

D'autres découvertes importantes de pétrole et de gaz dans le désert ont été officialisées le 26 octobre 2021, toujours à Meleiha (puits Jasmine dans les formations de Khatatba et d'Alam El Bueib) et dans la concession " sœur " de South West Meleiha (un puits dans la localisation de Bahariya), à environ 130 kilomètres au nord de l'oasis de Siwa. Globalement, les ressources de ces trois découvertes permettraient de fournir 6 300 barils de pétrole léger et 200 000 mètres cubes de gaz associé par jour.

Dans la concession South West Meleiha, d'une superficie de 3 013 km², ENI détient une participation de 100% en tant que groupe entrepreneur par l'intermédiaire de sa filiale IEOC (International Egyptian Oil Company). Les hydrocarbures extraits sont ensuite transportés et traités dans l'usine de Melehia de l'Agiba Petroleum Company, une autre société détenue à parts égales par ENI-IEOC et la compagnie pétrolière d'État égyptienne EGPC (Egyptian General Petroleum Corporation). Dans la concession de Meleiha, ENI - toujours par le biais de l'IEOC - détient une participation de 76 %, tandis que les 24 restants sont entre les mains de la société privée russe Lukoil. « IEOC et Lukoil constituent le groupe entrepreneur de la concession à laquelle participe l'Egyptian General Petroleum Corporation au nom du gouvernement égyptien », précise la holding italienne. (4)