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27/01/2024

SARA ROY
Vivre avec l’Holocauste : l’itinéraire d’une enfant de survivants de l’Holocauste

Sara Roy, Journal of Palestine Studies, Vol. 32, no. 1 (automne 2002), p. 5
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

À l’occasion de ce 79ème anniversaire de la libération du camp de concentration d’Auschwitz par l’Armée rouge (27 janvier 1943), nous publions la traduction d’une intervention de Sara Roy lors de la deuxième conférence annuelle sur la mémoire de l’Holocauste au Centre d’études américaines et juives et au Séminaire George W. Truett de l’Université Baylor (Waco, Texas), le 8 avril 2002. L’auteure étudie Gaza depuis 40 ans et elle retrace ci-dessous son cheminement exemplaire.-FG

Il y a quelques mois, j’ai été invitée à réfléchir à mon parcours en tant qu’enfant de survivants de l’Holocauste. Ce parcours se poursuit et se poursuivra jusqu’à ma mort. Bien qu’il me soit impossible de tout dire, il me semble particulièrement poignant d’aborder ce sujet à un moment où le conflit entre Israéliens et Palestiniens s’enfonce si tragiquement dans un abîme moral et où, pour moi du moins, l’essence même du judaïsme, de ce que cela signifie d’être juif, semble s’enfoncer dans le même abîme.

L’Holocauste a été l’élément déterminant de ma vie. Il n’aurait pas pu en être autrement. J’ai perdu plus de 100 membres de ma famille et de ma famille élargie dans les ghettos nazis et les camps de la mort en Pologne - grands-parents, tantes, oncles, cousins, un frère ou une sœur pas encore né(e) - des personnes dont j’ai tant entendu parler tout au long de ma vie, mais que je n’ai jamais connues. Ils vivaient en Pologne dans des communautés juives appelées shtetls.

Déportation des Juifs du ghetto de Lodz vers le camp de la mort de Chelmno, avril 1942. Photo Walter Genewein

En réfléchissant à ce que je voulais dire sur ce parcours, j’ai essayé de me souvenir de ma toute première rencontre consciente avec l’Holocauste. Bien que je n’en sois pas certaine, je pense que c’est la première fois que j’ai remarqué le numéro que les nazis avaient tatoué sur le bras de mon père. Pour ses oppresseurs, mon père, Abraham, n’avait pas de nom, pas d’histoire et pas d’identité autre que ce numéro à l’encre bleue, que je n’ai jamais noté. Lorsque j’étais un jeune enfant de quatre ou cinq ans, je me souviens avoir demandé à mon père pourquoi il avait ce numéro sur le bras. Il m’a répondu qu’il l’avait peint une fois, mais qu’il s’était rendu compte qu’il ne s’enlevait pas au lavage, et qu’il était donc resté avec.

Mon père était l’un des six enfants de sa famille et il a été le seul à survivre à l’Holocauste. Je sais très peu de choses sur sa famille, car il ne pouvait pas en parler sans s’effondrer. Je sais peu de choses sur ma grand-mère paternelle, dont je porte le nom, et encore moins sur les sœurs et le frère de mon père. Je ne connais que leurs noms. Je souffrais tellement de le voir souffrir de ses souvenirs que j’ai cessé de lui demander de les partager.     

Le nom de mon père a été reconnu dans les milieux de l’Holocauste parce qu’il était l’un des deux survivants connus du camp de la mort de Chelmno, en Pologne, où 350 000 Juifs ont été assassinés, parmi lesquels la majorité de ma famille, du côté de mon père et de ma mère. Ils y ont été emmenés et gazés à mort en janvier 1942. J’ai appris par un cousin de mon père qu’il y a maintenant une plaque à l’entrée de ce qui reste du camp de la mort de Chelmno avec le nom de mon père dessus - quelque chose que j’espère voir un jour. Mon père a également survécu aux camps de concentration d’Auschwitz et de Buchenwald, ce qui lui a valu d’être appelé à témoigner lors du procès Eichmann à Jérusalem en 1961.

Ma mère, Taube, était l’une de neuf enfants - sept filles et deux garçons. Son père, Herschel, était rabbin et schohet - un sacrificateur rituel d’animaux- et profondément aimé et respecté par tous ceux qui l’ont connu. Herschel était un homme érudit qui avait étudié avec certains des plus grands rabbins de Pologne. Les histoires que ma mère et ma tante m’ont racontées indiquent également qu’il était une sorte de féministe, se mettant à quatre pattes pour aider sa femme ou ses filles à laver le sol, traitant les femmes de sa vie avec le même respect et la même révérence qu’il accordait aux hommes. Ma grand-mère, Miriam, dont j’ai également le nom, était une âme gentille et douce, mais c’est elle qui imposait la discipline dans la famille, car Herschel ne pouvait jamais élever la voix face à ses enfants. Ma mère venait d’une famille profondément religieuse et aimante. Mes oncles et tantes étaient aussi dévoués à leurs parents qu’ils l’étaient à eux-mêmes. La famille vivait très modestement, mais chaque shabbat, mon grand-père ramenait à la maison un pauvre ou un sans-abri qui s’asseyait en bout de table pour partager le repas.

Ma mère et sa sœur Frania ont été les deux seules de leur famille à survivre à la guerre. Tous les autres ont péri, à l’exception d’une autre sœur, Shoshana, qui avait émigré en Palestine en 1936. Ma mère et Frania avaient réussi à rester ensemble pendant toute la guerre - sept ans dans les ghettos de Pabanice et de Lodz, puis dans les camps de concentration d’Auschwitz et d’Halbstadt. La seule fois où elles ont été séparés en sept ans, c’est à Auschwitz. Elles se trouvaient dans une ligne de sélection, où les Juifs étaient alignés et leur destin scellé par le médecin nazi Joseph Mengele, qui était le seul à déterminer qui vivrait et qui mourrait. Lorsque ma tante s’est approchée de lui, Mengele l’a envoyée sur la droite, au travail (un sursis temporaire). Lorsque ma mère s’est approchée de lui, il l’a envoyée à gauche, à la mort, ce qui signifiait qu’elle serait gazée. Miraculeusement, ma mère a réussi à se faufiler à nouveau dans la ligne de sélection, et lorsqu’elle s’est approchée à nouveau de Mengele, il l’a envoyée au travail.

Un moment décisif de ma vie et de mon parcours en tant qu’enfant de survivants de l’Holocauste s’est produit avant même ma naissance. Il s’agit de décisions prises par ma mère et sa sœur, deux femmes très remarquables, qui allaient changer leur vie et la mienne.

Après la fin de la guerre, ma tante Frania voulait désespérément se rendre en Palestine pour y rejoindre sa sœur, qui s’y trouvait depuis dix ans. La création d’un État juif était imminente et Frania pensait que c’était le seul endroit sûr pour les Juifs après l’Holocauste. Ma mère n’était pas d’accord et a refusé catégoriquement de partir. Elle m’a dit à plusieurs reprises au cours de ma vie que sa décision de ne pas vivre en Israël était fondée sur une conviction, apprise et renforcée par ses expériences pendant la guerre, selon laquelle la tolérance, la compassion et la justice ne peuvent être pratiquées ou étendues lorsque l’on ne vit qu’avec les siens. « Je ne pouvais pas vivre en tant que juive parmi les seuls juifs », a-t-elle déclaré. « Pour moi, ce n’était pas possible et ce n’était pas ce que je voulais. Je voulais vivre en tant que juive dans une société pluraliste, où mon groupe restait important, mais où d’autres étaient également importants pour moi ».

Frania a émigré en Israël et mes parents sont partis en Amérique. Il était extrêmement douloureux pour ma mère de quitter sa sœur, mais elle estimait qu’elle n’avait pas d’autre choix. (Elles sont restées très proches et se sont vues souvent, tant dans ce pays qu’en Israël). J’ai toujours trouvé remarquable le choix de ma mère et le contexte dans lequel il s’inscrivait.

J’ai grandi dans un foyer où le judaïsme était défini et pratiqué non pas comme une religion, mais comme un système d’éthique et de culture. Dieu était présent mais pas central. Ma première langue était le yiddish, que je parle encore avec ma famille. Mon foyer était rempli de joie et d’optimisme, même s’il était parfois ponctué de chagrins et de pertes. Israël et la notion de patrie juive étaient très importants pour mes parents. Après tout, les restes de notre famille s’y trouvaient. Mais contrairement à beaucoup de leurs amis, mes parents n’étaient pas sans critique à l’égard d’Israël, dans la mesure où ils estimaient qu’ils pouvaient l’être. L’obéissance à un État n’était pas une valeur juive ultime, ni pour eux, ni après l’Holocauste. Le judaïsme a fourni le contexte de notre vie et des valeurs et croyances qui ne dépendaient pas des frontières
nationales, mais les transcendaient. Pour ma mère et mon père, le judaïsme signifiait témoigner, s’élever contre l’injustice et renoncer au silence. Il signifiait compassion, tolérance et secours. Cela signifiait, comme l’a écrit Ammiel Alcalay, veiller dans la mesure du possible à ce que les souvenirs du passé ne deviennent pas les souvenirs de l’avenir. Telles étaient les valeurs juives ultimes. Mes parents n’étaient pas des saints ; ils avaient leurs défauts et commettaient des erreurs. Mais ils se souciaient profondément des questions de justice et d’équité, et ils se souciaient profondément des gens - de tous les gens, pas seulement des leurs.
    
Les leçons de l’Holocauste m’ont toujours été présentées comme étant à la fois particulières (c’est-à-dire juives) et universelles. Le plus important peut-être, c’est qu’elles étaient présentées comme indivisibles. Les diviser reviendrait à diminuer leur signification.

En repensant à ma vie, je me rends compte que, par leurs actes et leurs paroles, ma mère et mon père n’ont jamais essayé de me protéger de la connaissance de soi ; au contraire, ils ont insisté pour que j’affronte ce que je ne savais pas ou ne comprenais pas. Noam Chomsky parle des « paramètres de la pensée pensable ». Ma mère et mon père ont constamment repoussé ces paramètres aussi loin qu’ils le pouvaient, ce qui n’était pas assez loin pour moi, mais ils m’ont appris à les repousser et à comprendre l’importance de le faire.

Carlos Latuff, 2008

Il était peut-être inévitable que je suive un chemin qui me conduirait à la question israélo-arabe. J’ai visité Israël à de nombreuses reprises au cours de mon enfance. Enfant, je trouvais que c’était un endroit magnifique, romantique et paisible. Adolescente et jeune adulte, j’ai commencé à ressentir certaines contradictions que je n’arrivais pas à expliquer complètement, mais qui étaient centrées sur ce qui semblait être l’absence presque totale, dans la vie et le discours israéliens, de la vie juive en Europe de l’Est avant l’Holocauste, et même de l’Holocauste lui-même. Je demandais à ma tante pourquoi ces sujets n’étaient pas abordés et pourquoi les Israéliens n’apprenaient pas à parler yiddish. Mes questions se heurtaient souvent à un silence sinistre.

Le plus douloureux pour moi était le dénigrement de l’Holocauste et de la vie juive d’avant l’État [d’Israël] par nombre de mes amis israéliens. Pour eux, c’était l’époque de la honte, où les Juifs étaient faibles et passifs, inférieurs et indignes, méritant non pas notre respect mais notre dédain. « Nous ne nous laisserons plus jamais massacrer et nous n’accepterons plus jamais d’être massacrés », disaient-ils. Il n’était guère nécessaire de comprendre ces millions de personnes qui ont péri ou les vies qu’elles ont vécues. Il était encore moins nécessaire de les honorer. Pourtant, dans le même temps, l’Holocauste était utilisé par l’État pour se défendre contre les autres, pour justifier des actes politiques et militaires.

Je n’arrivais pas à comprendre ni à donner un sens à ce que j’entendais. Je me souviens avoir eu peur pour ma tante. Dans ma confusion, je me souviens aussi d’une profonde colère. C’est peut-être à ce moment-là que j’ai commencé à penser aux Palestiniens et à leur conflit avec les Juifs. Si tant d’entre nous pouvaient nier les leurs et pervertir ainsi la vérité, pourquoi pas les Palestiniens ? Y avait-il un lien quelconque entre les Juifs assassinés d’Europe et les Palestiniens ? Je ne le savais pas, mais c’est ainsi que mes recherches ont commencé.

Le voyage a été douloureux, mais il a été l’un des plus significatifs de ma vie. À mes côtés, toujours, se trouvait ma mère, qui m’a toujours soutenu, même si elle était parfois ambivalente et en conflit. Mon père était mort jeune ; je ne sais pas ce qu’il aurait pensé, mais j’ai toujours senti sa présence. Ma famille israélienne s’est opposée à ce que je faisais et est toujours restée ferme dans son opposition. En fait, je n’ai pas parlé de mon travail avec eux pendant plus de quinze ans.

Carlos Latuff, 2014

Malgré de nombreuses visites en Israël durant ma jeunesse, je me suis rendue pour la première fois en Cisjordanie et à Gaza durant l’été 1985, deux ans et demi avant le premier soulèvement palestinien, afin d’effectuer des recherches sur le terrain pour ma thèse de doctorat, qui portait sur l’aide économique usaméricaine à la Cisjordanie et à la bande de Gaza. Mes recherches visaient à déterminer s’il était possible de promouvoir le développement économique dans des conditions d’occupation militaire. Cet été-là a changé ma vie, car c’est à ce moment-là que j’ai compris et expérimenté ce qu’était l’occupation et ce qu’elle signifiait. J’ai appris comment fonctionne l’occupation, son impact sur l’économie, sur la vie quotidienne et sur les personnes. J’ai appris ce que cela signifiait d’avoir peu de contrôle sur sa vie et, plus important encore, sur la vie de ses enfants.

Comme pour l’Holocauste, j’ai essayé de me souvenir de ma toute première rencontre avec l’occupation. L’une de mes premières rencontres a impliqué un groupe de soldats israéliens, un vieil homme palestinien et son âne. Alors que je me trouvais dans une rue avec des amis palestiniens, j’ai remarqué qu’un Palestinien âgé marchait dans la rue en conduisant son âne. Il était accompagné d’un petit enfant de trois ou quatre ans maximum, manifestement son petit-fils. Des soldats israéliens qui se trouvaient à proximité se sont approchés du vieil homme et l’ont arrêté. L’un d’eux s’est approché de l’âne et lui a ouvert la bouche. « Hé le vieux », lui a-t-il demandé « pourquoi est-ce  que les dents de ton âne sont si jaunes ? Pourquoi elles ne sont pas blanches ? Tu ne brosses pas les dents de votre âne ? ». Le vieux Palestinien était mortifié, le petit garçon visiblement bouleversé. Le soldat a répété sa question, en criant cette fois, tandis que les autres soldats riaient.

L’enfant s’est mis à pleurer et le vieil homme est resté là, silencieux, humilié. Cette scène s’est répétée alors qu’une foule s’était rassemblée. Le soldat ordonne alors au vieillard de se tenir derrière l’âne et lui demande d’embrasser le derrière de l’animal. Le vieil homme a d’abord refusé, mais comme le soldat lui criait dessus et que son petit-fils devenait hystérique, il s’est penché et l’a fait. Les soldats ont et s’en sont allées. Ils avaient atteint leur but : humilier le vieil homme et son entourage. Nous sommes tous restés là en silence, honteux de nous regarder les uns les autres, n’entendant rien d’autre que les sanglots incontrôlables du petit garçon. Le vieil homme n’a pas bougé pendant un temps qui nous a semblé très long. Il est resté là, humilié et détruit.

Je suis restée là moi aussi, stupéfaite et incrédule. J’ai immédiatement pensé aux histoires que mes parents m’avaient racontées sur la façon dont les Juifs avaient été traités par les nazis dans les années 1930, avant les ghettos et les camps de la mort, sur la façon dont les Juifs étaient forcés de nettoyer les trottoirs avec des brosses à dents et de se faire couper la barbe en public. Ce qui est arrivé au vieil homme était absolument équivalent dans son principe, son intention et son impact : il s’agissait d’humilier et de déshumaniser. Dans ce cas, il n’y avait aucune différence entre le soldat allemand et le soldat israélien. Tout au long de l’été 1985, j’ai assisté à des incidents similaires : de jeunes Palestiniens forcés par des soldats israéliens à aboyer comme des chiens à quatre pattes ou à danser dans les rues.

 À cet égard, ma première rencontre avec l’occupation a été la même que ma première rencontre avec l’Holocauste, avec le numéro sur le bras de mon père. Le message était le même : la négation de l’humanité. Il est important de comprendre les différences très réelles de volume, d’échelle et d’horreur entre l’Holocauste et l’occupation et d’être prudent dans les comparaisons, mais il est également important de reconnaître les parallèles lorsqu’ils existent.  

En tant qu’enfant de survivants de l’Holocauste, j’ai toujours voulu pouvoir, d’une manière ou d’une autre, vivre et ressentir certains aspects de ce que mes parents ont enduré, ce qui, bien sûr, était impossible. J’ai écouté leurs histoires, en voulant toujours en savoir plus, et j’ai partagé leurs larmes. Je me demandais souvent : à quoi ressemble la terreur pure ? À quoi ressemble-t-elle ? Qu’est-ce que cela signifie de perdre toute sa famille de manière aussi horrible et aussi immédiate, ou de voir tout un mode de vie s’éteindre de manière aussi irrévocable ? J’essayais de m’imaginer à leur place, mais c’était impossible. C’était hors de ma portée, trop insondable.

 Ce n’est que lorsque j’ai vécu avec des Palestiniens sous occupation que j’ai trouvé au moins une partie des réponses à certaines de ces questions. Je n’ai pas cherché les réponses, elles m’ont été imposées. J’ai appris, par exemple, à quoi ressemblait la terreur pure grâce à mon amie Rabia, dix-huit ans, qui, figée par la peur et des tremblements incontrôlables, est restée collée au milieu d’une pièce que nous partagions dans un camp de réfugiés, incapable de bouger, alors que des soldats israéliens tentaient d’enfoncer la porte d’entrée de notre abri. J’ai éprouvé de la terreur en voyant des soldats israéliens frapper une femme enceinte au ventre parce qu’elle leur avait fait un signe de V, et j’étais trop paralysée par la peur pour l’aider. J’ai pu comprendre plus concrètement la signification de la perte et du déplacement lorsque j’ai vu des hommes adultes sangloter et des femmes hurler lorsque les bulldozers de l’armée israélienne ont détruit leur maison et tout ce qu’elle contenait parce qu’ils avaient construit leur maison sans permis, que les autorités israéliennes avaient refusé de leur accorder.

C’est peut-être dans le concept de maison et d’abri que je trouve le lien le plus profond entre les Juifs et les Palestiniens, et peut-être l’illustration la plus douloureuse de la signification de l’occupation. Je ne saurais décrire à quel point il est horrible et obscène d’assister à la destruction délibérée de la maison d’une famille, sous les yeux de celle-ci, impuissante à l’arrêter. Pour les Juifs comme pour les Palestiniens, une maison représente bien plus qu’un toit, elle représente la vie elle-même. À propos de la démolition des maisons palestiniennes, Meron Benvenisti, historien et universitaire israélien, écrit :

On ne saurait trop insister sur la valeur symbolique d’une maison pour un individu pour qui la culture de l’errance et de l’enracinement dans la terre est si profondément ancrée dans la tradition, pour un individu dont le mythe national repose sur la tragédie du déracinement d’une patrie volée. L’arrivée d’un fils premier-né et la construction d’une maison sont les événements centraux de la vie de cet individu, car ils symbolisent la continuité dans le temps et l’espace physique. La démolition de la maison de l’individu s’accompagne de la destruction du monde.

L’occupation des Palestiniens par Israël est au cœur du problème entre les deux peuples et le restera tant qu’elle n’aura pas pris fin. Au cours des trente-cinq dernières années, l’occupation a signifié la dislocation et la dispersion, la séparation des familles, le déni des droits humains, civils, juridiques, politiques et économiques imposés par un système de régime militaire, la torture de milliers de personnes, la confiscation de dizaines de milliers d’hectares de terres et le déracinement de dizaines de milliers d’arbres, la destruction de plus de 7 000 maisons palestiniennes, la construction de colonies israéliennes illégales sur des terres palestiniennes et le doublement de la population de colons au cours des dix dernières années ; d’abord l’affaiblissement de l’économie palestinienne et maintenant sa destruction ; le bouclage ; le couvre-feu ; la fragmentation géographique ; l’isolement démographique ; et la punition collective.

Carlos Latuff, 2014

L’occupation des Palestiniens par Israël n’est pas l’équivalent moral du génocide des Juifs par les nazis. Mais il n’est pas nécessaire qu’il en soit ainsi. Non, ce n’est pas un génocide, mais c’est une répression, et elle est brutale. Et c’est devenu effroyablement naturel. L’occupation, c’est la domination et la dépossession d’un peuple par un autre. Il s’agit de la destruction de leurs biens et de la destruction de leur âme. L’occupation vise essentiellement à priver les Palestiniens de leur humanité en leur refusant le droit de déterminer leur existence, de mener une vie normale dans leur propre maison. L’occupation, c’est l’humiliation. Elle est synonyme de désespoir. Et tout comme il n’y a pas d’équivalence morale ou de symétrie entre l’Holocauste et l’occupation, il n’y a pas non plus d’équivalence morale ou de symétrie entre l’occupant et l’occupé, même si nous, les Juifs, nous considérons comme des victimes.

C’est dans ce contexte de privation et d’étouffement, aujourd’hui largement oublié, que les horribles et ignobles attentats suicides ont vu le jour et ont coûté la vie à davantage d’innocents. Pourquoi des Israéliens innocents, dont ma tante et ses petits-enfants, devraient-ils payer le prix de l’occupation ? Comme les colonies, les maisons rasées et les barricades qui les ont précédés, les kamikazes n’ont pas toujours été là.

La mémoire dans le judaïsme - comme toute mémoire - est dynamique et non statique, embrassant une multiplicité de voix et rejetant l’hégémonie d’une seule. Mais dans le monde de l’après-Holocauste, la mémoire juive a failli, voire échoué, sur un point essentiel : elle a exclu la réalité de la souffrance palestinienne et la culpabilité juive à cet égard. En tant que peuple, nous avons été incapables de faire le lien entre la création d’Israël et le déplacement des Palestiniens. Nous n’avons pas voulu voir, et encore moins nous souvenir, que le fait de trouver notre place signifiait la perte de la leur. La férocité du conflit actuel s’explique peut-être par le fait que les Palestiniens insistent pour faire entendre leur voix, en dépit de nos efforts constants et désespérés pour la maîtriser.

Au sein de la communauté juive, il a toujours été considéré comme une forme d’hérésie de comparer les actions ou les politiques israéliennes à celles des nazis, et il faut certainement être très prudent en le faisant. Mais que signifie le fait que les soldats israéliens peignent des numéros d’identification sur les bras des Palestiniens ; que les jeunes hommes et garçons palestiniens d’un certain âge sont invités par des haut-parleurs israéliens à se rassembler sur la place de la ville ; que les soldats israéliens admettent ouvertement qu’ils tirent sur des enfants palestiniens pour le sport ; que certains morts palestiniens doivent être enterrés dans des fosses communes tandis que les corps d’autres sont abandonnés dans les rues de la ville et les allées des camps parce que l’armée ne veut pas autoriser un enterrement correct ; lorsque certains responsables israéliens et intellectuels juifs appellent publiquement à la destruction de villages palestiniens en représailles à des attentats suicides ou au transfert de la population palestinienne hors de Cisjordanie et de Gaza ; lorsque 46 % du public israélien est favorable à de tels transferts et que le transfert ou l’expulsion devient un élément légitime du discours populaire ; lorsque des responsables gouvernementaux parlent de « nettoyage des camps de réfugiés » et lorsqu’un intellectuel israélien de premier plan appelle à une séparation hermétique entre Israéliens et Palestiniens sous la forme d’un mur de Berlin, sans se soucier de savoir si les Palestiniens de l’autre côté du mur risquent de mourir de faim à cause de cela.

 Que sommes-nous censés penser lorsque nous entendons cela ? Que doit penser ma mère ?  Dans le contexte de l’existence juive d’aujourd’hui, que signifie préserver le caractère juif de l’État d’Israël ? Cela signifie-t-il préserver une majorité démographique juive par tous les moyens et maintenir la domination juive sur le peuple palestinien et sa terre ? Quel est le récit que nous créons en tant que peuple, et quel type de voix recherchons-nous ? Quel sens donnons-nous, en tant que Juifs, à l’avilissement et à l’humiliation des Palestiniens ? Qu’est-ce qui est au centre de notre discours moral et éthique ? Quelle est la source de notre héritage moral et spirituel ? Quelle est la source de notre rédemption ? Le processus de création et de reconstruction est-il terminé pour nous ?     


Je voudrais terminer cet essai par une citation d’Irena Klepfisz, écrivaine et enfant survivante du ghetto de Varsovie, dont le père les a fait sortir, elle et sa mère, avant de mourir lui-même lors de l’insurrection :

« J’en ai conclu que l’une des façons de rendre hommage à ceux que nous aimions, qui ont lutté, résisté et sont morts, est de s’accrocher à leur vision et à leur indignation féroce face à la destruction de la vie ordinaire de leur peuple. C’est cette indignation que nous devons maintenir vivante dans notre vie quotidienne et appliquer à toutes les situations, qu’elles impliquent des Juifs ou des non-Juifs. C’est cette indignation que nous devons utiliser pour alimenter nos actions et notre vision chaque fois que nous voyons des signes de perturbation de la vie commune : l’hystérie d’une mère pleurant son adolescent abattu ; une famille stupéfaite devant une maison vandalisée ou démolie ; une famille séparée, déplacée ; des lois arbitraires et injustes qui exigent la fermeture ou l’ouverture de magasins et d’écoles ; l’humiliation d’un peuple dont la culture est étrangère et jugée inférieure ; un peuple laissé sans abri et sans citoyenneté ; un peuple vivant sous un régime militaire. Grâce à notre expérience, nous reconnaissons ces maux comme des obstacles à la paix. Dans ces moments de reconnaissance, nous nous souvenons du passé, nous ressentons l’indignation qui a inspiré les Juifs du ghetto de Varsovie et nous la laissons nous guider dans les luttes actuelles. »

Pour moi, ces mots définissent la véritable signification du judaïsme et les leçons que mes parents ont cherché à transmettre. 


Holocaust parting: Zionism, par Mohamed Afefa, 2024

 L'auteure

Sara Roy est chercheuse principale au Center for Middle Eastern Studies de l’Université de Harvard (USA), spécialisée dans l’économie palestinienne, l’islamisme palestinien et le conflit israélo-palestinien. La Dre. Roy est également coprésidente du Séminaire sur le Moyen-Orient. Elle est l’auteure notamment de The Gaza Strip : The Political Economy of De-development (Institute for Palestine Studies, 1995, 2001, troisième édition 2016 avec une nouvelle introduction et une postface et édition arabe, 2018) et de l’ouvrage primé Hamas and Civil Society in Gaza : Engaging the Islamist Social Sector (Princeton University Press, 2011, 2014 avec une nouvelle postface). Son dernier ouvrage s’intitule Unsilencing Gaza, Reflections on Resistance (Pluto Press, 2021). Sara Roy a beaucoup écrit sur la question palestinienne et le conflit israélo-palestinien. Elle a commencé ses recherches dans la bande de Gaza et en Cisjordanie en 1985, en se concentrant sur le développement économique, social et politique de la bande de Gaza et sur l’aide étrangère des USA à la région. Depuis lors, elle a beaucoup écrit sur l’économie palestinienne, en particulier à Gaza, et sur le dé-développement de Gaza, un concept qu’elle a inventé. Elle a donné de nombreuses conférences aux USA, en Europe, au Moyen-Orient et en Australie, entre autres. Outre ses travaux universitaires, elle siège au conseil consultatif de l’American Near East Refugee Aid (ANERA) et a été consultante auprès d’organisations internationales et de groupes d’entreprises privées travaillant au Moyen-Orient.




22/11/2023

Enzo Traverso : la guerre à Gaza « brouille la mémoire de l’Holocauste »

 

L’historien italien s’inquiète des effets dévastateurs de l’instrumentalisation de la mémoire de l’Holocauste pour justifier la « guerre génocidaire » menée par l’armée israélienne à Gaza. Ce dévoiement pourrait causer une « remontée spectaculaire » de l’antisémitisme, alerte-t-il. 

Joseph Confavreux et Mathieu Dejean

5 novembre 2023 à 11h45 


L’historien italien Enzo Traverso, spécialiste du totalitarisme et des politiques de la mémoire, enseigne l’histoire intellectuelle à l’université Cornell aux États-Unis. De passage à Paris, l’auteur de La Violence nazie (La Fabrique, 2002), La fin de la modernité juive (La Découverte, 2013), Mélancolie de gauche (La Découverte, 2016) ou encore Révolution - Une histoire culturelle (La Découverte, 2022), analyse dans cet entretien les effets potentiellement dévastateurs de l’instrumentalisation de la mémoire de l’Holocauste pour justifier la « guerre génocidaire » menée par l’armée israélienne à Gaza. 

Tout en dénonçant la terreur du 7 octobre, il appelle à ne pas tomber dans le piège tendu par le Hamas et par l’extrême droite israélienne, qui conduirait à la destruction de Gaza et à une nouvelle Nakba. « On peut manifester pour la Palestine sans déployer le drapeau du Hamas ; on peut dénoncer la terreur du 7 octobre sans cautionner une guerre génocidaire menée sous prétexte du “droit légitime d’Israël de se défendre” », défend-il.

Mediapart : Dans « La fin de la modernité juive » (La Découverte, 2013), vous défendiez l’idée qu’après avoir été un foyer de la pensée critique du monde occidental, les juifs se sont retrouvés, par une sorte de renversement paradoxal, du côté de la domination. Ce qui se passe aujourd’hui confirme-t-il ce que vous écriviez ?

Enzo Traverso : Hélas, ce qui est train de se passer aujourd’hui me semble confirmer les tendances de fond que j’avais analysées, et cette confirmation n’est pas du tout réjouissante. Dans ce livre, je montrais que l’entrée des juifs dans la modernité eut lieu, vers la fin du XVIIIsiècle, sur la base d’une anthropologie politique particulière. Cette minorité diasporique se heurtait à une modernité politique façonnée par le nationalisme, qui voyait en eux un corps étranger, irréductible à des nations conçues comme des communautés ethniques et territoriales.

Engagés, après l’émancipation, dans la sécularisation du monde moderne, les juifs se sont retrouvés, au tournant du XXsiècle, dans une situation paradoxale : d’une part, ils s’éloignaient progressivement de la religion, en épousant avec enthousiasme les idées héritées des Lumières ; de l’autre, ils étaient confrontés à l’hostilité d’un environnement antisémite. C’est ainsi qu’ils sont devenus un foyer de cosmopolitisme, d’universalisme et d’internationalisme. Ils adhéraient à tous les courants d’avant-garde et incarnaient la pensée critique. Dans mon livre, je fais de Trotski, révolutionnaire russe qui vécut la plupart de sa vie en exil, la figure emblématique de cette judéité diasporique, anticonformiste et opposée au pouvoir.

La guerre à Gaza confirme que le nationalisme le plus étriqué, xénophobe et raciste, dirige aujourd’hui le gouvernement israélien.

Le paysage change après la Seconde Guerre mondiale, après l’Holocauste et la naissance d’Israël. Certes, le cosmopolitisme et la pensée critique ne disparaissent pas, ils demeurent des traits de la judéité. Pendant la deuxième moitié du XXsiècle, cependant, un autre paradigme juif s’impose, dont la figure emblématique est celle de Henry Kissinger : un juif allemand exilé aux États-Unis qui devient le principal stratège de l’impérialisme américain.

Avec Israël, le peuple qui était par définition cosmopolite, diasporique et universaliste est devenu la source de l’État le plus ethnocentrique et territorial que l’on puisse imaginer. Un État qui s’est bâti au fil des guerres contre ses voisins, en se concevant comme un État juif exclusif – c’est inscrit depuis 2018 dans sa Loi fondamentale – et qui planifie l’élargissement de son territoire aux dépens des Palestiniens. Je vois là une mutation historique majeure, qui indique deux pôles antinomiques de la judéité moderne. La guerre à Gaza confirme que le nationalisme le plus étriqué, xénophobe et raciste, dirige aujourd’hui le gouvernement israélien.

D’un autre côté, l’offensive du Hamas le 7 octobre a agi comme une réactivation mémorielle très forte en Israël, à tel point qu’aujourd’hui la mémoire de l’Holocauste est utilisée pour justifier les massacres à Gaza. Comment maintenir une mémoire juive qui ne soit pas instrumentalisée ainsi ? Peut-on réactiver la première judéité dont vous parliez ?

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31/10/2023

REINALDO SPITALETTA
Les sanglots d’un Palestinien
Impressions berlinoises

Reinaldo Spitaletta, Sombrero de mago, El Espectador, 30/10/2023
Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala

Après avoir été émus par le Mémorial de l’Holocauste, qui laisse sans voix et avec beaucoup de questions et d’angoisse, nous y avons déposé une rose rouge, puis nous avons marché jusqu’au Mémorial des Rroms et Sintis d’Europe, situé au sud du bâtiment du Reichstag à Berlin. Ces deux mémoriaux commémorent le génocide nazi. Au bord du bassin du mémorial, où nous avons rencontré deux dames iraniennes, les eaux nous ont parlé avec des mots exacts et très douloureux. Un poème du Rrom italien Santino Spinelli, intitulé Auschwitz : « Visage affaissé / yeux éteints / lèvres froides / silence / cœur brisé / sans souffle / sans mots / pas de larmes ».

 

« Aucun pays ne pratique le nettoyage ethnique en toute impunité aussi bruyamment qu’Israël et aucun pays fait un silence aussi bruyant que l’Allemagne ».


Près du bâtiment du parlement allemand, en cours de rénovation, un homme en noir, portant un drapeau palestinien, tenait une harangue sur les difficultés de son peuple, la souffrance des enfants et des personnes âgées, les humiliations d’Israël contre une nation sans territoire, toujours accablée et prête à haïr l’ennemi. Il portait un keffieh blanc avec des arabesques noires et transmettait son désarroi en anglais à quelques spectateurs.

Ma compagne s’est approchée, a crié “Vive la Palestine !” et l’a serré dans ses bras. Ils se sont pris dans les bras. L’homme pleurait. Elle aussi. J’ai été la seule autre personne à me joindre à l’étreinte et j’ai crié “Vive la résistance palestinienne”. Les manifestations pro-palestiniennes avaient été interdites en Allemagne au début du mois d’octobre, au moment des attaques du Hamas contre Israël et de la réponse d’Israël. J’ai donc appris plus tard qu’à plusieurs endroits stratégiques de Berlin, il n’y avait qu’un seul Palestinien qui, comme l’homme dans l’étreinte, parlait de ses douleurs et de ses malheurs à ceux qui s’arrêtaient pour l’écouter.

Le poème tzigane et les larmes du Palestinien m’ont suivi pendant un bon moment. Je pensais à la façon dont la haine est alimentée dans le monde, à la tragédie des gens et à l’intervention silencieuse des politiciens. Je pensais aussi aux guerres et à leurs victimes, principalement des civils. Ma compagne a continué à pleurer et m’a parlé du regard du Palestinien, qui était très triste, et de la façon dont il a pleuré sur ses épaules, comme dans une sorte d’orphelinat infini.

L’écrivain israélien David Grossman a déclaré que les Palestiniens et les Israéliens sont les enfants du conflit « qui nous a légué tous les handicaps de la haine et de la violence ». Dans son livre La mort comme mode de vie, une sélection d’articles sur le conflit israélo-palestinien, dans lequel il tente de trouver une sorte d’équilibre instable entre les deux peuples, il constate que les Palestiniens ont été les laissés-pour-compte de l’histoire. « Ils ont vécu déchirés entre des souvenirs légendaires démesurés et l’aspiration à un avenir héroïque ». Et que Palestiniens et Israéliens ont tenté de s’éliminer les uns les autres.

Un autre écrivain, José Saramago, a déclaré en 2002 que la Palestine était comme Auschwitz, soulevant une tempête inhabituelle en Israël (où ses livres sont très lus), et a ajouté qu’il ne s’agissait pas d’un conflit entre les deux entités. « Nous pourrions parler de conflit s’il s’agissait de deux pays, avec une frontière et deux États dotés chacun d’une armée ». Et dans la même interview à la BBC à Londres, il a averti qu’“un sentiment d’impunité caractérise désormais le peuple israélien et son armée. Ils sont devenus des rentiers de l’holocauste. Avec tout le respect dû aux personnes tuées, torturées et gazées”.

Que n’avait-il pas dit !

« Auschwitz est pour les Juifs une blessure qui ne guérira probablement jamais. Mais c’est aussi une blessure qu’ils ne veulent pas voir guérie, qu’ils grattent constamment pour qu’elle continue à saigner, comme s’ils voulaient nous en rendre responsables », a-t-il noté dans une interview parue dans le livre Palestina Existe. Furieux, les Israéliens ont boycotté l’écrivain, qui avait complété son propos par ces mots : « Au lieu d’apprendre des victimes, ils se sont inscrits à l’école des bourreaux. Hier, ils faisaient l’objet de ségrégation ? Aujourd’hui, ils font de la ségrégation. Ils ont été torturés ? Aujourd’hui, ils torturent ».

Contre les Palestiniens, de la part d’Israël, il n’y a pas seulement du mépris, mais de la haine. Et les deux peuples s’excluent l’un l’autre, ils font partie des réseaux du pouvoir mondial qui, surtout, font d’Israël le porte-drapeau des politiques impérialistes au Moyen-Orient. À ce stade, il convient de rappeler un passage du poème de Mahmoud Darwich intitulé Sur cette terre :

Sur cette terre, il y a ce qui mérite vie :
sur cette terre, se tient la maîtresse de la terre, mère des préludes et des épilogues.
On l’appelait Palestine.
On l’appelle désormais Palestine.
Ma Dame, je mérite la vie, car tu es ma Dame.
(1986, trad. Elias Sanbar)

Nous avons continué à marcher dans Berlin et nous avons tous les deux ressenti une sorte de vide, une sorte de nausée, une sorte de douleur contenue, ce qu’on nomme impuissance individuelle. Je n’arrêtais pas d’entendre la voix de l’homme en noir, ainsi que celle des femmes iraniennes qui nous ont dit qu’elles étaient des exilées. Les images monumentales de l’holocauste et les eaux du bassin des tziganes m’ont à nouveau secoué : il y avait un cœur brisé, sans mots, mais, dans ce cas, il y avait des larmes.

 

 

09/02/2023

DAVID STAVROU
Le sauvetage de l'Holocauste des Juifs du Danemark : mythe et réalité

David Stavrou (bio), Haaretz, 3/2/2023
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

 

Des recherches récentes réexaminent les mythes historiques entourant le sauvetage des Juifs danois pendant l'Holocauste, révélant des intérêts sous-jacents surprenants.

 

Juifs danois fuyant vers la Suède en septembre 1943. « Les Danois qui ont aidé les Juifs l'ont fait pour préserver le caractère démocratique du pays - et non dans le cadre d'une opération de résistance », explique l'historienne Keren-Carmel.Photo: Scanpix Denmark/AFP

 

STOCKHOLM - Les horreurs de l'Holocauste ont donné lieu à de nombreux récits qui suscitent l'inspiration, mais beaucoup d'entre eux se sont terminés par un peloton d'exécution ou la corde du pendu. Le sauvetage des Juifs du Danemark, dont le 80e  anniversaire sera célébré cette année, est différent. C'est l'histoire d'un pays qui a décidé de sauver tous les membres de sa communauté juive - et qui a réussi.

 

Les Juifs danois avaient un avantage que ne partageaient pas les autres Juifs d'Europe : à la suite d'une fuite d'informations en provenance d'Allemagne, ils savaient ce qui les attendait. En effet, en octobre 1943, pendant Rosh Hashanah, beaucoup avaient déjà entendu parler de leur expulsion imminente. La population juive du Danemark s'élevait alors à environ 7 700 personnes, dont 1 200 Juifs arrivés récemment d'autres pays. Ceux qui ont reçu le rapport sont priés de transmettre l'information aux autres membres de la communauté et de se cacher. Dans le même temps, une sorte de soulèvement populaire éclate. Des Danois ordinaires - policiers et postiers, serveurs et chauffeurs, enseignants et membres du clergé - diffusent la nouvelle, et certains aident également les Juifs à trouver des voies d'évasion et des endroits où se cacher. Grâce au soutien populaire, presque tous les Juifs ont pu trouver des endroits où ils pouvaient se cacher de la Gestapo pendant les raids, puis des endroits où ils pouvaient attendre jusqu'à ce qu'ils puissent faire le voyage vers la Suède, qui leur avait déjà offert un sanctuaire. Tout le monde ne réussit pas à s'échapper. Certains membres malades et âgés de la communauté ont été capturés par les Allemands. Dans la ville de Gilleleje, par exemple, la Gestapo a attrapé et arrêté plusieurs dizaines de Juifs qui se cachaient dans les combles d'une église. Cependant, la grande majorité d'entre eux ont réussi à atteindre les villages et les villes situés le long de la côte du détroit d’Öresund, qui sépare le Danemark de la Suède. Les habitants de ces villages ont continué à les cacher jusqu'à ce que des pêcheurs et des marins puissent les emmener en Suède, pays neutre, sur des bateaux. Là encore, tout ne se passe pas sans heurts - certains bateaux coulent - mais finalement, la majorité des Juifs du pays, soit plus de 7 200 personnes, atteignent la Suède.

 

La plupart des faits concernant le sauvetage des Juifs danois ne sont pas contestés. L'histoire est devenue un mythe formateur qui est enseigné dans le système scolaire israélien, qui est souligné lors de cérémonies et qui est commémoré sur des sites publics, tels que Denmark Square et Denmark High School à Jérusalem et sur une place à Haïfa. Contrairement à ce que beaucoup de gens pensent, le peuple danois n’a pas été désigné comme Juste parmi les nations par le mémorial de l’Holocauste de Yad Vashem à Jérusalem (cette distinction n'est accordée qu'à des individus), bien que trois arbres y aient été plantés en l'honneur du peuple danois, de l'organisation clandestine du pays et du roi Christian X (qui a régné de 1912 à 1947).

 

Cette supposition est un autre exemple du fait que tout ce qui concerne les Juifs danois pendant l'Holocauste n'est pas fidèle aux faits. L'une des histoires les plus connues, par exemple, est que le roi a arboré l'étoile de David que les Juifs étaient obligés de porter dans de nombreux pays occupés, alors qu'il était à cheval dans les rues de Copenhague, en signe d'identification avec la communauté. Ce récit s'avère faux, probablement en raison des efforts de relations publiques déployés pendant la guerre par des Danois vivant aux USA et cherchant à améliorer l'image de leur patrie, qui avait capitulé devant les nazis presque sans combattre.

 

Pour comprendre si les autres récits sont également entachés d'éléments qui ne cadrent pas avec la vérité, il faut revenir en 1940. « Le Danemark a survécu à l'occupation nazie mieux que n'importe quel autre pays européen », explique l'historienne Orna Keren-Carmel de l'Université hébraïque de Jérusalem, spécialiste des relations entre Israël et la Scandinavie et auteur du livre “Israël et la Scandinavie : le début des relations"”(en hébreu), sur les liens entre le jeune État d'Israël et les pays scandinaves.

 

« Lorsque Hitler a envahi le Danemark, la Norvège, la Hollande, la Belgique et la France, explique le Dr Keren-Carmel dans une interview, il leur a fait à tous la même offre : capitulez d'avance, et en échange, vous aurez la possibilité de continuer à gérer vos affaires intérieures de manière souveraine, tandis que l'Allemagne sera chargée de la politique étrangère ».

 

Le roi  Christian X

Le Danemark est le seul pays à avoir accédé à cette offre, signant les termes de sa reddition en quelques heures, le 9 avril 1940. Selon Keren-Carmel, les Danois savaient qu'ils n'avaient aucune chance contre le “géant du sud”. Ils ont préféré capituler, préserver leur capacité à fonctionner et minimiser le coup porté à la population civile, à ses biens et à l'économie du pays. Les Allemands, de leur point de vue, ont choisi de gouverner le Danemark avec une “main de velours” afin de maintenir la stabilité politique et de profiter des exportations danoises », explique-t-elle.

 

En outre, note-t-elle, cette approche s'accordait également avec la théorie nazie des affinités raciales de la race aryenne et de la race nordique, et avec le “nouvel ordre européen” : Le plan des nazis était que les peuples nordiques les aident à gouverner les peuples dits inférieurs d'Europe de l'Est après la guerre.

 

23/08/2022

JORGE MAJFUD
Psychopatriotisme yankee

Jorge Majfud, Escritos Críticos, 21/8/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

En vertu d'une loi de 1994 (Holocaust Education Bill), les écoles publiques de Floride ont une matière appelée “Holocauste”, dans laquelle sont étudiées les atrocités racistes commises en Europe contre les juifs. En 2020, le gouverneur Ron DeSantis a promulgué une autre loi exigeant que toutes les écoles primaires et secondaires certifient qu'elles enseignent l'Holocauste aux nouvelles générations. Dans le même temps, les sénateurs de la communauté afro ont réussi à faire inclure dans le programme la mention du massacre d'Ocoee, où au moins 30 Noirs ont été tués en 1920, ce qui, pour comprendre le racisme endémique et les injustices sociales, revient à expliquer le corps humain par son ombre.

Le 2 novembre 1920, July Perry est lynché par une foule lors du massacre d'Ocoee, le pire jour d'élections de l'histoire des USA. Les problèmes ont commencé lorsqu'un homme noir du nom de Moses Norman s'est vu refuser le droit de vote, parce qu'on lui a dit qu'il ne pouvait pas voter parce qu'il n'avait pas payé sa taxe électorale (photo de July Perry, avec l'aimable autorisation du Orange County Regional History Center) (Orlando Sentinel). Ci-dessous deux plaques commémoratives apposées pour le centenaire.


 

Par la loi également, à partir de 2022, dans ces mêmes lycées de Floride, il est interdit de discuter de l'histoire raciste usaméricaine. La raison, selon le gouverneur Ron DeSantis, est que « personne ne devrait apprendre à se sentir inégal ou à avoir honte de sa race. En Floride, nous ne laisserons pas l'agenda de l'extrême-gauche prendre le contrôle de nos écoles et de nos lieux de travail. Il n'y a pas de place pour l'endoctrinement ou la discrimination en Floride ».

Si on n'en parle pas, ça n'existe pas. De ce côté-ci de l'Atlantique, le racisme n'existe pas et n'a jamais existé.

Les mêmes esclavagistes qui définissaient des millions d'esclaves (la base de la prospérité du pays) comme “propriété privée” sur la base de leur couleur de peau, appelaient ce système une “bénédiction de l'esclavage”, qu'ils voulaient “répandre dans le monde entier” pour “lutter pour la liberté” tout en appelant leur système de gouvernement “démocratie” (Brown, 1858).

“Ce nègre a voté”. Cette photo provient de Miami, en Floride, dans les années 1920, où le Klu Klux Klan a lancé une “parade de la peur” destinée à effrayer les électeurs noirs pour qu'ils ne votent pas.
Après le massacre, jusqu'à 500 Noirs ont été chassés de leurs terres à Ocoee et le Klu Klux Klan a mis en place un embargo autour de la ville pour s'assurer qu'aucun d'entre eux ne pourrait retourner chez lui. Pendant ce temps, les Blancs saisissent leurs biens, parfois avec des actes exigeant que les terres “ne soient plus cédées aux Noirs”.

Les mêmes personnes qui ont volé et exterminé des peuples autochtones bien plus démocratiques et civilisés que la nouvelle nation de la ruée vers l'or avant la ruée vers l'or, ont appelé cela de la “légitime défense” contre des “attaques non provoquées” de sauvages (Jackson, 1833 ; Wayne, 1972).

28/01/2022

ANSHEL PFEFFER
Est-ce important de savoir combien de Juifs il y a sur terre ?

Anshel Pfeffer, Haaretz, 27/1/2022
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Il peut sembler contre-intuitif de se demander pourquoi nous avons besoin de compter les Juifs, après qu'un tiers d'entre eux ont  été exterminés lors de l'Holocauste. Mais il existe des raisons éthiques, voire statistiques, cruciales de s'opposer à notre obsession démographique, surtout lorsque c’est Israël qui s’y livre.

Des membres de la communauté juive indienne allument une ménorah érigée à la Gateway of India à Mumbai, en Inde, dans le cadre des célébrations de Hanoukka, la dernière nuit de la fête juive des lumières : AP Photo/Rafiq Maqbool

La Torah, sur son mode bizarre et chaotique, nous donne deux attitudes très différentes pour compter les Juifs.

D'une part, dans le désert, Moïse est averti par Dieu qu'effectuer un recensement est une chose dangereuse et qu'afin de s'assurer « qu'aucune plaie ne vienne sur eux du fait de leur inscription », tous ceux qui sont recensés doivent, selon l'Exode, payer une « rançon » d'un demi-shekel qui ira ensuite dans les coffres du Temple. Il s'agit bien d'un demi-shekel, et non d'un shekel entier, pour rendre le comptage des têtes encore moins direct.

L'obliquité numérique n'était pas seulement un problème pour Moïse. En général, l'idéal, depuis la promesse initiale de Dieu à Abraham, était que ses descendants soient « aussi nombreux que les étoiles du ciel et les sables du bord de la mer », ce qui, selon le récit de la Genèse, signifiait pour son petit-fils Jacob « trop nombreux pour être comptés ».

Une aversion pour le comptage des têtes existe encore aujourd'hui dans le judaïsme traditionnel. Les grands-parents orthodoxes mettent un point d'honneur à ne jamais compter leurs petits-enfants et, à la synagogue, lorsqu'un minyan ou quorum de dix personnes se réunit pour prier, ils ne sont pas comptés par des nombres, mais par un verset spécial de dix mots tiré des Psaumes.

On pourrait donc penser que les Juifs sont contre les recensements, n'est-ce pas ? Cependant, la même Torah enregistre le nombre de membres du peuple d'Israël pendant les 40 ans d'errance dans le désert entre l'Égypte et la Terre promise à cinq ( !) reprises. Ce qui est positivement à la limite de l'obsession.

Les commentateurs rabbiniques, au fil des générations, étaient, bien entendu, conscients de cette divergence et proposent toute une série d'explications. Les personnes recensées n'étaient pas tous les enfants d'Israël, mais seulement les hommes en âge de servir dans l'armée. Si le recensement avait un but précis, comme la répartition des terres dans le pays de Canaan bientôt conquis, il ne s'agissait que d'une mesure temporaire nécessaire pour organiser l'émigration massive des Israélites.