Reinaldo Spitaletta, Sombrero de mago, El Espectador, 30/10/2023
Traduit
par Fausto Giudice, Tlaxcala
Après avoir été émus par le Mémorial
de l’Holocauste, qui laisse sans voix et avec beaucoup de questions et d’angoisse,
nous y avons déposé une rose rouge, puis nous avons marché jusqu’au Mémorial
des Rroms et Sintis d’Europe, situé au sud du bâtiment du Reichstag à Berlin.
Ces deux mémoriaux commémorent le génocide nazi. Au bord du bassin du mémorial,
où nous avons rencontré deux dames iraniennes, les eaux nous ont parlé avec des
mots exacts et très douloureux. Un poème du Rrom italien Santino
Spinelli, intitulé Auschwitz : « Visage affaissé / yeux éteints
/ lèvres froides / silence / cœur brisé / sans souffle / sans mots / pas de
larmes ».
« Aucun pays ne pratique le nettoyage ethnique en toute impunité aussi bruyamment qu’Israël et aucun pays fait un silence aussi bruyant que l’Allemagne ».
Près du bâtiment du parlement
allemand, en cours de rénovation, un homme en noir, portant un drapeau
palestinien, tenait une harangue sur les difficultés de son peuple, la
souffrance des enfants et des personnes âgées, les humiliations d’Israël contre
une nation sans territoire, toujours accablée et prête à haïr l’ennemi. Il
portait un keffieh blanc avec des arabesques noires et transmettait son
désarroi en anglais à quelques spectateurs.
Ma compagne s’est approchée, a
crié “Vive la Palestine !” et l’a serré dans ses bras. Ils se sont pris dans
les bras. L’homme pleurait. Elle aussi. J’ai été la seule autre personne à me
joindre à l’étreinte et j’ai crié “Vive la résistance palestinienne”. Les
manifestations pro-palestiniennes avaient été interdites en Allemagne au début
du mois d’octobre, au moment des attaques du Hamas contre Israël et de la
réponse d’Israël. J’ai donc appris plus tard qu’à plusieurs endroits
stratégiques de Berlin, il n’y avait qu’un seul Palestinien qui, comme l’homme
dans l’étreinte, parlait de ses douleurs et de ses malheurs à ceux qui s’arrêtaient
pour l’écouter.
Le poème tzigane et les larmes du
Palestinien m’ont suivi pendant un bon moment. Je pensais à la façon dont la
haine est alimentée dans le monde, à la tragédie des gens et à l’intervention
silencieuse des politiciens. Je pensais aussi aux guerres et à leurs victimes,
principalement des civils. Ma compagne a continué à pleurer et m’a parlé du
regard du Palestinien, qui était très triste, et de la façon dont il a pleuré
sur ses épaules, comme dans une sorte d’orphelinat infini.
L’écrivain israélien David
Grossman a déclaré que les Palestiniens et les Israéliens sont les enfants du
conflit « qui nous a légué tous les handicaps de la haine et de la
violence ». Dans son livre La mort comme mode de vie, une sélection
d’articles sur le conflit israélo-palestinien, dans lequel il tente de trouver
une sorte d’équilibre instable entre les deux peuples, il constate que les
Palestiniens ont été les laissés-pour-compte de l’histoire. « Ils ont vécu
déchirés entre des souvenirs légendaires démesurés et l’aspiration à un avenir
héroïque ». Et que Palestiniens et Israéliens ont tenté de s’éliminer les
uns les autres.
Un autre écrivain, José Saramago,
a déclaré en 2002 que la Palestine était comme Auschwitz, soulevant une tempête
inhabituelle en Israël (où ses livres sont très lus), et a ajouté qu’il ne s’agissait
pas d’un conflit entre les deux entités. « Nous pourrions parler de
conflit s’il s’agissait de deux pays, avec une frontière et deux États dotés
chacun d’une armée ». Et dans la même interview à la BBC à Londres, il a
averti qu’“un sentiment d’impunité caractérise désormais le peuple israélien et
son armée. Ils sont devenus des rentiers de l’holocauste. Avec tout le respect
dû aux personnes tuées, torturées et gazées”.
Que n’avait-il pas dit !
« Auschwitz est pour les
Juifs une blessure qui ne guérira probablement jamais. Mais c’est aussi une
blessure qu’ils ne veulent pas voir guérie, qu’ils grattent constamment pour qu’elle
continue à saigner, comme s’ils voulaient nous en rendre responsables »,
a-t-il noté dans une interview parue dans le livre Palestina Existe.
Furieux, les Israéliens ont boycotté l’écrivain, qui avait complété son propos
par ces mots : « Au lieu d’apprendre des victimes, ils se sont inscrits à
l’école des bourreaux. Hier, ils faisaient l’objet de ségrégation ? Aujourd’hui,
ils font de la ségrégation. Ils ont été torturés ? Aujourd’hui, ils torturent ».
Contre les
Palestiniens, de la part d’Israël, il n’y a pas seulement du mépris, mais de la
haine. Et les deux peuples s’excluent l’un l’autre, ils font partie des réseaux
du pouvoir mondial qui, surtout, font d’Israël le porte-drapeau des politiques
impérialistes au Moyen-Orient. À ce stade, il convient de rappeler un passage
du poème de Mahmoud Darwich intitulé Sur cette terre :
Sur
cette terre, il y a ce qui mérite vie :
sur cette terre, se tient la maîtresse de la terre, mère des préludes et des
épilogues.
On l’appelait Palestine.
On l’appelle désormais Palestine.
Ma Dame, je mérite la vie, car tu es ma Dame.
(1986, trad. Elias Sanbar)
Nous avons continué à marcher
dans Berlin et nous avons tous les deux ressenti une sorte de vide, une sorte
de nausée, une sorte de douleur contenue, ce qu’on nomme impuissance
individuelle. Je n’arrêtais pas d’entendre la voix de l’homme en noir, ainsi
que celle des femmes iraniennes qui nous ont dit qu’elles étaient des exilées.
Les images monumentales de l’holocauste et les eaux du bassin des tziganes m’ont
à nouveau secoué : il y avait un cœur brisé, sans mots, mais, dans ce cas, il y
avait des larmes.