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01/09/2025

AMENA EL ASHKAR
Le problème posé par l’analogie faite par le Hamas entre le génocide de Gaza et l’Holocauste

« Ce qu’il [le très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du XXème siècle] ne pardonne pas à Hitler, ce n’est pas le crime en soi, le crime contre l’homme, ce n’est pas l’humiliation de l’homme en soi, c’est le crime contre l’homme blanc, c’est l’humiliation de l’homme blanc, et d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde et les nègres d’Afrique ».

Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, 1955

Les efforts déployés par le Hamas pour gagner des sympathies occidentales en comparant le génocide de Gaza à l’Holocauste sont compréhensibles, mais en fin de compte à courte vue. Au contraire, replacer le génocide dans le contexte plus large de la violence coloniale pourrait permettre de construire une véritable solidarité.

Amena El Ashkar (bio), Mondoweiss,  29/8/2025

Traduit par Tlaxcala


Des Palestiniens enterrent les corps de 110 personnes tuées par les attaques israéliennes dans une fosse commune au cimetière de Khan Younès, le 22 novembre 2023. Photo Mohammed Talatene/dpa via ZUMA Press APA Images)

Depuis plus de deux ans, les Palestiniens de Gaza déclarent : « Nous sommes en train d’être exterminés ». Ces déclarations ne proviennent pas uniquement des déclarations officielles israéliennes, mais aussi de l’expérience vécue, où les opérations militaires israéliennes ont transformé les corps palestiniens en lieux de violence coloniale extrême. Pourtant, malgré la visibilité des déplacements massifs, des bombardements et de la famine, une grande partie de la communauté internationale reste réticente à qualifier ces actions de génocide.

Dans la pratique, la réalité palestinienne ne devient « légitime » qu’une fois qu’elle a été soumise aux cadres moraux des institutions internationales, qui minimisent souvent l’ampleur de la violence. La reconnaissance fait généralement suite à un long processus : évaluation, vérification, collecte de données et implication d’une autorité « crédible » et « neutre » chargée d’étudier et de qualifier l’événement. Ce n’est qu’alors que la souffrance palestinienne peut acquérir un certain degré de légitimité. En effet, les Palestiniens peuvent mourir sans restriction, mais ils ne sont pas autorisés à nommer leur propre mort sans approbation extérieure.

Pour lutter contre cela, nous avons vu comment des figures de la résistance palestinienne, y compris le Hamas lui-même, ont tenté de contextualiser le génocide à Gaza en utilisant l’une des analogies historiques les plus puissantes du lexique occidental : l’holocauste nazi.

Dans le contexte de la lutte coloniale, il ne s’agit pas simplement d’une question de terminologie, mais d’un défi stratégique.

À première vue, la stratégie médiatique du Hamas consistant à utiliser l’holocauste nazi pendant la Seconde Guerre mondiale semble logique : les porte-parole cherchent à évoquer la mémoire morale occidentale de l’Holocauste et du nazisme, dans l’espoir de mobiliser l’opinion publique des sociétés occidentales afin de faire pression sur les gouvernements pour qu’ils agissent et mettent fin aux souffrances à Gaza.

Pourtant, après plus de deux ans, cet effet ne s’est pas concrétisé. Pourquoi ?

Dans l’imaginaire politique occidental, la Seconde Guerre mondiale est un point de référence moral central, et l’Holocauste en est le cœur. Dans le cadre de la domination épistémique occidentale, ces États ont pu imposer leurs normes éthiques et définir les comportements inacceptables, façonnant ainsi les fondements mêmes du concept d’« humanité ». L’Holocauste n’était pas une anomalie historique ; l’histoire coloniale de ces mêmes États est truffée de génocides et de famines perpétrés contre les peuples colonisés. Ce qui a fait de l’Holocauste un absolu moral, ce n’est pas l’acte de massacre lui-même, mais l’identité du groupe visé : le corps européen. En ce sens, les cadres moraux mondiaux ont été construits sur une base eurocentrique.

En choisissant de présenter les événements de Gaza à travers le prisme de l’Holocauste, le Hamas révèle deux dynamiques : premièrement, la tragédie palestinienne n’est pas présentée comme une expérience autonome, mais plutôt à travers le prisme d’une autre catastrophe, celle que les puissances occidentales ont désignée comme l’archétype de l’atrocité. Cela renforce l’autorité d’un système moral qui fait preuve d’une surdité sélective à la souffrance palestinienne et accorde inévitablement la primauté au traumatisme occidental. Deuxièmement, l’utilisation de cette analogie envoie un message au public occidental : « Croyez-nous, car ce qui nous arrive ressemble à votre propre histoire ». Cela renforce l’idée que la douleur occidentale est la référence en matière de souffrance et que les autres tragédies doivent être comparées à celle-ci pour être considérées comme crédibles. Cette dynamique risque de minimiser l’expérience historique palestinienne en la situant dans l’ordre moral dont elle cherche à se libérer.

La comparaison elle-même pose également un problème structurel. En invoquant l’Holocauste et le nazisme, la guerre de Gaza est placée dans une position perdante, car la comparaison est jugée à l’aune d’un critère conçu pour maintenir l’Holocauste au sommet de la hiérarchie des atrocités. Cela néglige le fait que l’Holocauste occupe une place protégée dans la mémoire collective occidentale, maintenue grâce à des décennies d’investissement dans les musées, les films, la littérature et l’éducation. L’énormité des crimes nazis est ainsi préservée comme inégalée. Dans ce cadre, si la violence à Gaza est perçue comme inférieure à cette norme — par exemple, en l’absence d’images emblématiques de chambres à gaz —, il devient plus facile pour les sceptiques de rejeter l’étiquette de génocide.

De plus, le terme « zio-nazisme » fréquemment utilisé par le Hamas est imprécis. Bien qu’il existe des similitudes, notamment la promotion d’une idéologie de suprématie raciale, le sionisme est un projet colonialiste, ce qui n’était pas le cas du nazisme. Si les deux ont commis des crimes graves, ces crimes diffèrent par leur substance et leur objectif. Les politiques israéliennes à Gaza s’inscrivent davantage dans la continuité historique de la violence coloniale que dans la répétition directe des méthodes nazies. Techniquement et politiquement, cette analogie risque d’occulter la logique structurelle de la violence israélienne et permet à Israël de rejeter l’accusation en discréditant la comparaison.

Lorsque le Hamas a choisi d’utiliser les comparaisons avec l’Holocauste et le nazisme, son public cible était clairement la communauté internationale occidentale. Cela révèle deux problèmes connexes. Le premier est une mauvaise interprétation de la nature structurelle du soutien occidental à Israël, qui semble supposer que la position de l’Occident est motivée par l’ignorance ou l’aveuglement moral, plutôt que par des intérêts stratégiques et coloniaux de longue date qui font d’Israël un allié fonctionnel dans la région. Dans cette optique, le traitement occidental des Palestiniens et de la résistance comme enjeu sécuritaire pourrait être inversé si le public était persuadé de voir Israël sous un angle moral différent, tel que celui de l’Holocauste.

Elle surestime également l’impact probable de la pression publique occidentale sur la politique de l’État, évalue mal les alliances viables et limite ses manœuvres diplomatiques à des cadres fixés par d’autres. Dans un tel contexte, l’analogie avec l’Holocauste ne parvient pas seulement à convaincre, elle signale une posture stratégique sous-jacente qui risque d’entraver la capacité du mouvement à convertir ses gains sur le champ de bataille en avantage politique à long terme.

La résistance et la libération ne consistent pas uniquement à récupérer des terres, mais aussi à récupérer l’imagination, la conscience et le langage. À première vue, parler de décoloniser les cadres de connaissance pendant une guerre d’extermination peut sembler secondaire, mais cela reste essentiel. Ce qui se passe aujourd’hui à Gaza n’est pas un événement exceptionnel, ni ne ressemble à l’Holocauste tel que l’Occident l’a construit dans son imagination morale. Il s’agit plutôt de la continuation d’un long héritage colonial qui a façonné non seulement le destin des Palestiniens, mais aussi celui d’autres peuples du Sud.

Il est essentiel de considérer le présent de Gaza comme s’inscrivant dans ce continuum colonial plus large afin de construire de nouvelles alliances dans un ordre géopolitique en mutation. L’histoire coloniale de la région offre de nombreux cadres comparatifs pour dénoncer les atrocités, sans renforcer les régimes moraux qui, après plus de deux ans, n’ont apporté que des résultats diplomatiques et politiques très limités à la lutte palestinienne.

La manière dont nous nommons ce qui se passe n’est pas un acte symbolique ; elle façonne fondamentalement la trajectoire de la réflexion stratégique et est un indicateur de la façon dont nous percevons les choses et dont nous pensons être perçus par les autres. Décoloniser les cadres à travers lesquels nous nous exprimons n’est donc pas seulement un objectif symbolique, mais une voie stratégique vers une pratique politique et diplomatique capable de traduire les gains tactiques sur le terrain en victoires stratégiques à long terme, en utilisant des termes que nous définissons nous-mêmes, plutôt que ceux imposés de l’extérieur.

26/04/2025

GIDEON LEVY
À quoi et qui je pense quand retentissent les sirènes du souvenir de la Shoah

 Gideon Levy, Haaretz , 23/4/2025
Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala

 

Israël ne commet pas un holocauste contre le peuple palestinien. Cependant, au cours des 19 derniers mois, il s’en est rapproché à une vitesse effrayante. Cela doit être dit, et avec encore plus d’insistance aujourd’hui.

 
Des personnes en deuil lors des funérailles de Palestiniens tués dans des frappes israéliennes, à l’hôpital Al-Ahli Arabi, dans la ville de Gaza, mercredi. Photo  Dawoud Abu Alkas/Reuters

Comme chaque année, je me tiendrai au garde-à-vous lorsque la sirène retentira, et mes pensées vagabonderont. Elles passeront du souvenir de ma grand-mère et de mon grand-père, Sophie et Hugo Löwy, dont j’ai vu les noms gravés sur le mur commémoratif du vieux cimetière juif de Prague, aux images de Gaza, qui ne me quittent pas.

Depuis mon enfance, pendant que retentissaient les sirènes, j’ai toujours imaginé un grand incendie consumant tout. Avant la guerre de Gaza, j’imaginais des Juifs brûler dans les flammes ; cette année, je verrai aussi les bébés brûlés vifs la semaine dernière dans leur tente à Khan Younès, et avec eux des milliers d’enfants,de femmes et d’hommes qu’Israël a tués sans pitié.

 Comment est-il possible de se tenir au garde-à-vous aujourd’hui sans penser à l’enquête effrayante de Yaniv Kubovich  sur l’exécution de 15 secouristes palestiniens par des soldats israéliens, qui les ont abattus de sang-froid, puis ont écrasé leurs ambulances et enterré les corps dans le sable ? Sans penser au résident de Sinjil, en Cisjordanie, dont la maison a été incendiée par des colons, après quoi des soldats sont venus lui lancer des gaz lacrymogènes jusqu’à ce qu’il ait une crise cardiaque et meure, comme l’a rapporté Hagar Shezaf mercredi ? Sans penser à la communauté pastorale d’Umm al-Khair, dans les collines du sud d’Hébron, et aux pogroms incessants que ces gens pacifiques subissent de la part de l’armée et des colons, qui ont uni leurs forces pour les expulser de leurs terres ?

Comment ne pas penser à l’article courageux et choquant d’Orit Kamir (Haaretz hébreu, 22 avril) sur les Israéliens qui se taisent sur cette guerre, ce qui, selon elle, leur enlève le droit de se plaindre des Allemands qui ont fait de même, et être d’accord avec chaque mot ? Ou à l’article tout aussi choquant de Daniel Blatman sur les enfants de Gaza et les enfants de l’Holocauste (Haaretz hébreu, 23 avril) ? Il écrit que le jour où les combats ont repris à Gaza restera gravé dans l’histoire juive comme un jour d’infamie. On ne peut qu’espérer que ce sera le cas.

« J’étudie l’Holocauste depuis 40 ans », écrit Blatman. « J’ai lu d’innombrables témoignages sur le génocide le plus horrible qui ait jamais existé, celui du peuple juif et d’autres victimes. Cependant, je n’aurais jamais pu imaginer, même dans mes pires cauchemars, que je lirais un jour des récits sur des massacres commis par l’État juif qui me rappellent de manière effrayante les témoignages des archives de Yad Vashem. »

Il ne s’agit pas d’une comparaison avec l’Holocauste, mais d’un terrible avertissement sur la direction que prennent les choses. Ne pas y penser aujourd’hui, c’est trahir la mémoire de l’Holocauste et de ses victimes. Ne pas penser à Gaza aujourd’hui, c’est renoncer à son humanité et profaner la mémoire de l’Holocauste. C’est un signe avant-coureur de ce qui nous attend.

 

Le frère de Zain Hijazi, un enfant de quatre ans tué lundi lors du bombardement israélien d’un campement de tentes pour Palestiniens déplacés par le conflit, au Jazira Club de Gaza. Photo AFP/Omar Al-Qattaa

En Israël, les gens ont tendance à affirmer que le 7 octobre est la pire catastrophe qui ait frappé le peuple juif depuis l’Holocauste. Il s’agit bien sûr d’une comparaison perverse qui dévalorise la mémoire de l’Holocauste. Il n’y a aucune similitude entre l’attaque meurtrière et ponctuelle du 7 octobre et l’Holocauste. Mais ce qui a suivi évoque bel et bien ce souvenir.

Il n’y a pas d’Auschwitz ou de Treblinka à Gaza, mais il y a des camps de concentration. Il y a aussi la famine, la soif, le transfert de personnes d’un endroit à l’autre comme du bétail et le blocus des médicaments.

Ce n’est pas encore l’Holocauste, mais l’un de ses éléments fondamentaux est en place depuis longtemps : la déshumanisation des victimes qui s’est installée chez les nazis souffle désormais avec force en Israël. Depuis la reprise de la guerre, quelque 1 600 Palestiniens ont été tués à Gaza. Il s’agit d’un bain de sang, pas d’un combat. Cela se passe non loin de chez nous, perpétré par les meilleurs de nos fils et filles. Cela se passe dans le silence et l’indifférence écœurante de la plupart des Israéliens.

Ariel Rubinstein, lauréat du prix Israël, a publié un article profond et inspirant (Haaretz hébreu, 22 avril), dans lequel il explique pourquoi il ne se mettra pas au garde-à-vous cette année lorsque retentira la sirène. Je me tiendrai debout et je penserai à ma grand-mère et à mon grand-père, mais surtout à Gaza.

“Mort des innocents” : peinture murale de l’artiste norvégien Töddel à Bergen, Norvège, juillet 2004. Les établissements d’enseignement supérieur de cette ville ont coupé leurs relations avec leurs homologues israéliens. L’œuvre a été évidemment attaquée comme “antisémite” par les organisations sionistes. « Représenter une victime de l’Holocauste avec un keffieh est une grave déformation de l’histoire », a déclaré le Congrès juif européen dans un communiqué. « De tels actes ne constituent pas une critique sincère, mais des représentations profondément antisémites et offensantes qui portent atteinte à la mémoire de l’Holocauste ».
Mais l’auteur de la fresque, l’artiste de rue norvégien anonyme Töddel, défend son œuvre, expliquant à l’Agence télégraphique juive qu’il a choisi Anne Frank précisément en raison de son respect pour l’histoire de l’Holocauste.
Töddel a déclaré ne pas être juif, mais avoir lu plusieurs fois le journal d’Anne Frank et visité les camps d’extermination d’Auschwitz-Birkenau avec ses enfants.
« Anne Frank est un symbole d’innocence », a déclaré l’artiste. « Comme les enfants et les femmes de Gaza, elle a souffert et est morte à cause de son origine ethnique et de sa religion, et parce qu’elle se trouvait au mauvais endroit au mauvais moment. » [NdT]


Cette autre œuvre murale, de l’artiste de rue aleXsandro Palombo* à Milan, Piazza Castello (novembre 2023) reflète bien la confusion mentale « intersectionnelle » régnant en Europe. « La fureur antisémite déclenchée par le Hamas submerge les Juifs partout dans le monde. Cette horreur qui resurgit du passé doit nous faire réfléchir tous, car elle menace la liberté, la sécurité et l'avenir de chacun d'entre nous. Le terrorisme est la négation même de l'humanité et n'a rien à voir avec la résistance. Il nous utilise pour nous diviser et nous entraîner dans l'abîme de son mal, dans un tourbillon infernal sans fin. Il ne pourra y avoir de paix tant que le terrorisme ne sera pas éradiqué. Le légitimer, c'est condamner à mort l'humanité tout entière » : dixit l’artiste, dont le travail de commande s’inscrivait dans une série intitulée « Innocence, haine et espérance ». L’Ann Frank de droite est devenue israélienne, celle de gauche palestinienne, brûlant un drapeau du Hamas. Les intervenants anonymes qui ont recouvert l’Ann Frank israélisée ont respecté celle de gauche, ne comprenant sans doute pas le message qu’elle véhiculait : que les résistants de Gaza sont les nouveaux nazis. [NdT]
*Né en 1973 dans Pouilles, milanais depuis 1992, l'artiste anonyme se présente comme un “travailleur humanitaire” ayant œuvré entre autres à la Croix Rouge, à l'aide aux réfugiés albanais et à la « lutte contre le trafic de drogue dans le détroit de Gibraltar » menée par...la marine militaire italienne.



12/04/2025

PETER NEUMANN
“Regardez Buchenwald” : entretien avec Omri Boehm

Le philosophe Omri Boehm s’exprime ici pour la première fois sur le scandale de l’annulation de son discours sur Buchenwald à Weimar 

Entretien : Dr. Peter Neumann , ZEIT N° 15/2025, 9.4. 2025 

Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala

Le philosophe germano-israélien Omri Boehm enseigne à la New School for Social Research à New York. Il a reçu le Prix du livre de Leipzig pour la compréhension européenne pour son livre Radical Universalism (2022).

Peter Neumann (Neubrandenburg, 1987) est un poète, philosophe et écrivain allemand, membre de la rédaction de l'hebdomadaire Die Zeit.






Omri Boehm, 46 ans, est lui-même un descendant de survivants de l’Holocauste.Photo LenaGiovanazzi/laif

DIE ZEIT : Monsieur Boehm, vous deviez parler au mémorial de Buchenwald. et vous avez été désinvité sous pression politique. Vous saviez que ce serait délicat ? 

Omri Boehm : J’étais conscient du risque que les acteurs politiques puissent déchaîner un scandale artificiel. En ces temps que l’on doit qualifier - au sens de Hannah Arendt - de “sombres”, il n’est guère possible de parler. Et parler de la mémoire, encore moins. 

ZEIT : Et pourtant, vous avez accepté l’invitation. 

Boehm : Oui. Les périodes sombres ne sont pas simplement mauvaises. Ce sont des temps où le discours public ne renforce plus la pensée et les lumières, mais les sape. Dans le climat qui s’est installé après le 7 octobre et  l’intervention militaire d’Israël à Gaza, cette obscurité menace d’ébranler l'engagement à se souvenir de l’Holocauste. 

ZEIT : Dans quelle mesure ? 

Boehm : La signification de la culture de la mémoire d’après-guerre est depuis longtemps remise en question au niveau international - et pas seulement par les radicaux ou les antisémites. Au vu des actions israéliennes à Gaza et de l’attitude ambivalente de l’Allemagne, beaucoup commencent à se demander rétrospectivement si cette culture du souvenir, telle qu’elle a été pensée dès le départ, n’est pas au fond un projet idéologique occidental. Et cela se produit à un moment de profond changement tectonique. L’Europe chancelle : les nationalistes gagnent en influence et se mettent en scène avec de plus en plus de succès comme les véritables gardiens de la mémoire. Aucun juif qui a les yeux ouverts ne peut être assez naïf pour ne pas s’en rendre compte. 

ZEIT : L’ambassadeur israélien en Allemagne voit les choses différemment. Il vous reproche de relativiser l’Holocauste “sous couvert de science”. 

Boehm : Certaines des autres accusations qu’il a formulées dans ce contexte prouvent suffisamment le sérieux de ses propos. 

ZEIT : Et pourtant, vous utilisez des termes qui en irritent plus d’un : vous qualifiez le mémorial de l’Holocauste Yad Vashem de “machine à laver” pour la politique d’extrême droite. N’est-il pas compréhensible que les représentants israéliens soient indignés ? 

Boehm : Honnêtement, je ne pense pas que mes termes irritent vraiment. Même mes critiques les plus manipulateurs n’ont pas réussi jusqu’à présent à déformer mes propos et à s’en sortir. Cette fois encore, ils n’y parviendront pas. Tous ceux qui se sont penchés sur mon travail le savent : en tant que petit-fils de survivants de l’Holocauste, j’écris pour défendre la mémoire. 

Jordan Bardella écoute un officier israélien lors d’une visite à un mémorial pour les victimes et les otages des attaques du Hamas de 2023, près du kibboutz Re'im dans le sud d’Israël, le mercredi 26 mars 2025.   PHOTO JACK GUEZ, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS   

         


ZEIT : Vous n’avez pas seulement cité le terme “machine à laver”, vous l’avez utilisé. 

Boehm : C’est exact. Je faisais référence à un article qui argumentait que Yad Vashem pourrait devenir une machine à laver pour la politique historique de l’extrême droite - et je soulignais que ce processus était en cours depuis longtemps. Déjà à l’époque, des nationalistes populistes comme Viktor Orbán, Matteo Salvini et Sebastian Kurz - pour n’en citer que quelques-uns – avaient été officiellement invités au Mémorial. Celui-ci est dirigé par un homme qui était auparavant à la tête du mouvement des colons israéliens [Dani Dayan]. Depuis, d’autres choses se sont passées : le ministre israélien officiellement chargé de la lutte contre l’antisémitisme [Amichai Chikli] coopère désormais ouvertement avec des alliés européens comme Marine Le Pen et le parti d’extrême droite espagnol Vox. Il y a une certaine ironie dans le fait que ceux-là même qui représentent un gouvernement qui veut lutter contre l’antisémitisme avec Le Pen tentent de construire un scandale à partir du mot machine à laver. Mais au lieu de nous en indigner, nous devrions nous demander : que pouvons-nous faire pour lutter pour la mémoire ? Pour Yad Vashem ? 

ZEIT : Et quelle est votre réponse ? 

Boehm : J’ai accepté l’invitation à Buchenwald parce que la mémoire doit être protégée - pour formuler un contre-projet responsable au milieu de ce contexte politique difficilement supportable. Un projet issu de la tradition juive et de l’esprit des Lumières. Et j’ai amené mon fils de dix ans de New York pour lui parler de l’extermination de sa famille pendant l’Holocauste. Et mon père d’Israël, qui a perdu ses grands-parents à Theresienstadt et Auschwitz - et qui a grandi avec une mère qui a pu s’échapper in extremis en 1939. 

ZEIT : Le mémorial et son directeur Jens-Christian Wagner n’auraient-ils pas dû alors insister pour maintenir votre discours, même contre la pression d’Israël ? 

Boehm : Il y a pressions et pressions. Jens-Christian Wagner a fait ce qui était en son pouvoir. Je le respecte pour son travail et son intégrité et je me réjouis de poursuivre notre collaboration. 

ZEIT : Dans votre discours, publié en allemand par la Süddeutsche Zeitung [et en anglais par Haaretz, NdT], vous appelez à un changement dans la culture de la mémoire. Qu’est-ce qui doit changer selon vous ? 

Boehm : En fait, j’appelle à s’en tenir à ce qui était autrefois sa promesse centrale. La difficulté réside dans une tension fondamentale. Le droit international né après la guerre repose sur une promesse universaliste : que tous les êtres humains méritent la même protection - née de la reconnaissance historique que l’homme est capable de destruction radicale. Mais en même temps, il est aussi l’expression de la mémoire : l’Holocauste a joué un rôle central dans la prise de conscience par la communauté internationale de cette capacité de destruction. En ce sens, le droit international exprime, même si ce n’est qu’implicitement, un attachement particulier à l’histoire juive et donc à la souveraineté juive. Cette tension a conduit à ce que les institutions fondées sur l’universalisme échouent précisément à protéger les Palestiniens. C’est une mauvaise chose pour les Palestiniens, c’est le moins qu’on puisse dire. Mais au vu des destructions que nous observons aujourd’hui, cela fait aussi croire à beaucoup que le droit lui-même - en tant qu’expression de cette mémoire occidentale - n’est plus un droit, mais une idéologie. 

« Le droit international n’est pas une proposition. C’est du droit »

ZEIT : Vous parlez de la critique postcoloniale, c’est-à-dire de l’affirmation selon laquelle le souvenir de l’Holocauste est utilisé pour supprimer d’autres souvenirs. Par exemple celle de la Nakba, l’expulsion des Palestiniens lors de la création d’Israël ? 

Boehm : Oui. Mais soyons clairs, puisqu’il y a tant de manipulations en jeu : personne de sain d’esprit ne peut sérieusement croire que l’on puisse en déduire l’équivalence de la Nakba et de l’Holocauste. La tâche consiste à montrer que ce droit peut être pris au sérieux en tant que droit, malgré son contexte historique. Et si nous ne le faisons pas, nous ne rendrons pas justice à la mémoire de la Shoah. En d’autres termes, pour rendre justice à la mémoire des contextes historiques insupportables, nous devons respecter le fait que le droit s’applique indépendamment de ceux-ci. Pour les partisans d’un nouveau réalisme, il est commode de présenter cette tentative comme un “radicalisme moral”. 

ZEIT : Dans le débat sur le nettoyage ethnique et un éventuel génocide dans la guerre de Gaza, vous avez récemment mis en garde contre l’utilisation de catégories comme “génocide” ou “crimes contre l’humanité” comme armes idéologiques. 

Boehm : Je constate avec inquiétude que les deux camps placent souvent l’idéologique au-dessus du juridique. D’un côté, il y a des voix qui utilisent le terme de génocide pour diaboliser le sionisme en lui-même et délégitimer ainsi toute idée d’autodétermination juive. Ce sont précisément ceux qui, comme moi, aspirent à la paix dans une confédération, qui doivent s’opposer fermement à cela. 

ZEIT : Et l’autre partie ? 

Boehm : L’autre partie considère qu’un État de survivants de l’Holocauste est par définition immunisé contre de telles accusations. Ces deux attitudes ne sont pas seulement fausses, elles sont dangereuses. Car elles déshumanisent - chacune à sa manière. Présenter le sionisme en bloc comme génocidaire, c’est déshumaniser les Israéliens. Si l’on exonère d’emblée Israël de toute culpabilité, on prive les Palestiniens de la réalité juridique dans laquelle leur souffrance devient visible et justiciable. 

ZEIT : Vous insistez sur l’intégrité du droit, mais c’est justement ce droit qui s’érode de plus en plus. La Hongrie vient de se retirer de la Cour pénale internationale. Orbán reçoit Netanyahou alors qu’un mandat d’arrêt a été lancé contre ce dernier. 

Boehm : Le fait que les autocrates ignorent le droit n’est pas un argument contre le droit. C’est un argument pour le renforcer. 

ZEIT : Le chef de la CDU Friedrich Merz prévoit apparemment lui aussi d’inviter Netanyahou en Allemagne. 

Boehm : J’espère qu’il s’agit d’un dérapage. Et non pas l’influence des doctrines néoréalistes que nous observons désormais. 

ZEIT : Mais si Netanyahou venait effectivement, celle-ci devrait-elle l’arrêter ? 

Boehm : Le droit international n’est pas une proposition. C’est du droit. 

ZEIT : Et pourtant, ce droit ressemble aujourd’hui à un tigre édenté. 

Boehm : Je partage cette inquiétude, mais pas entièrement. Les dernières années n’ont pas seulement montré l’échec du droit, mais aussi sa force. C’est précisément pour cela que je dis : regardez Buchenwald. Le droit n’a pas de force propre. Il ne vit que grâce à ceux qui le défendent. Les poiliticien·nes, les États, les personnes - tous doivent comprendre qu’il est dans leur propre intérêt de renforcer le droit. Et c’est aussi la réponse au néoréalisme : l’ordre mondial libéral n’était pas un projet moral de naïfs. Il était le résultat d’un processus d’apprentissage pratique et douloureux, que beaucoup semblent maintenant oublier. 

ZEIT : De nombreux scientifiques usaméricains envisagent actuellement d’émigrer en Europe. 

Boehm : Et ce pour une raison simple : parce que l’Europe offre encore une alternative aux développements aux USA. Pour l’instant. Mais si l’Europe devient un simple reflet, elle perdra précisément ce rôle. 

ZEIT : Vous enseignez à New York. Pensez-vous vous-même à partir ? 

Boehm : Bien sûr. Nous ressentons la pression d’un gouvernement qui méprise de plus en plus l’État de droit. Cela est désormais directement visible dans les universités usaméricaines. Et nous voyons à quelle vitesse la situation peut se dégrader. Mais c’est justement pour cela qu’il est important de rester. Le point où il est trop tard n’est pas encore atteint. Ça vaut encore la peine de se battre pour ces valeurs. 


20/02/2025

GIDEON LEVY
Il n’y a aucun pavé de la mémoire à Gaza pour honorer la mémoire des Palestiniens morts

Gideon Levy, Haaretz, 19/02/2025
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Dans le quartier berlinois de Charlottenburg, a écrit Naama Riba (Haaretz en hébreu, mardi), il y a une rue avec des dizaines de Stolpersteine, ou pavés de la mémoire, de couleur dorée, incrustés dans le trottoir en mémoire des Juifs qui y ont vécu autrefois. Le droit d’Israël à exister, a fait valoir Riba, découle des événements que ces pierres commémorent.

Les « Stolpersteine », des “pierres sur lesquelles on trébuche”, commémorent les dernières résidences volontaires de Juifs tués par les nazis. Ici dans la Servitengasse à Vienne. Photo Fausto Giudice

En revanche, dans le quartier de Rimal, à Gaza, il ne reste plus de trottoirs, seulement une dévastation totale. L’hôpital Al-Shifa de la ville a également été détruit, ainsi que des immeubles d’habitation, des écoles et des hôtels. Il n’y a pas de « Stolpersteine » dorés à Rimal pour honorer la mémoire des centaines de ses résidents palestiniens tués pendant la guerre. Si de telles pierres existaient, elles pourraient témoigner de la lutte du peuple palestinien pour un État qui le protégerait.

Mais Riba est aveugle aux ruines de Rimal et de Gaza. Elle ne voit que la façon dont les Palestiniens traitent les personnes LGBTQ+. Dans son éditorial, elle critique trois auteurs de Haaretz : Hanin Majadli, Michael Sfard et moi-même, pour avoir remis en question la légitimité de l’existence d’Israël, un État dont la justification – affirme-t-elle – réside dans les pierres de la rue Giesebrecht à Berlin-Charlottenburg.

Je n’ai jamais remis en question le droit d’Israël à exister. Ce que je remets en question, en revanche, c’est son droit d’agir comme il le fait et de commettre les atrocités qu’il commet. Ce sont les actions d’Israël qui remettent en question sa légitimité.

Depuis un siècle, les Palestiniens subissent des persécutions, des dépossessions, des meurtres et des destructions incessants. Aucun meurtre, pas même celui de l’arrière-grand-père de Riba, tué par des Arabes alors qu’il se rendait à la synagogue de Haïfa, ne peut justifier cela.

27/01/2024

SARA ROY
Vivre avec l’Holocauste : l’itinéraire d’une enfant de survivants de l’Holocauste

Sara Roy, Journal of Palestine Studies, Vol. 32, no. 1 (automne 2002), p. 5
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

À l’occasion de ce 79ème anniversaire de la libération du camp de concentration d’Auschwitz par l’Armée rouge (27 janvier 1943), nous publions la traduction d’une intervention de Sara Roy lors de la deuxième conférence annuelle sur la mémoire de l’Holocauste au Centre d’études américaines et juives et au Séminaire George W. Truett de l’Université Baylor (Waco, Texas), le 8 avril 2002. L’auteure étudie Gaza depuis 40 ans et elle retrace ci-dessous son cheminement exemplaire.-FG

Il y a quelques mois, j’ai été invitée à réfléchir à mon parcours en tant qu’enfant de survivants de l’Holocauste. Ce parcours se poursuit et se poursuivra jusqu’à ma mort. Bien qu’il me soit impossible de tout dire, il me semble particulièrement poignant d’aborder ce sujet à un moment où le conflit entre Israéliens et Palestiniens s’enfonce si tragiquement dans un abîme moral et où, pour moi du moins, l’essence même du judaïsme, de ce que cela signifie d’être juif, semble s’enfoncer dans le même abîme.

L’Holocauste a été l’élément déterminant de ma vie. Il n’aurait pas pu en être autrement. J’ai perdu plus de 100 membres de ma famille et de ma famille élargie dans les ghettos nazis et les camps de la mort en Pologne - grands-parents, tantes, oncles, cousins, un frère ou une sœur pas encore né(e) - des personnes dont j’ai tant entendu parler tout au long de ma vie, mais que je n’ai jamais connues. Ils vivaient en Pologne dans des communautés juives appelées shtetls.

Déportation des Juifs du ghetto de Lodz vers le camp de la mort de Chelmno, avril 1942. Photo Walter Genewein

En réfléchissant à ce que je voulais dire sur ce parcours, j’ai essayé de me souvenir de ma toute première rencontre consciente avec l’Holocauste. Bien que je n’en sois pas certaine, je pense que c’est la première fois que j’ai remarqué le numéro que les nazis avaient tatoué sur le bras de mon père. Pour ses oppresseurs, mon père, Abraham, n’avait pas de nom, pas d’histoire et pas d’identité autre que ce numéro à l’encre bleue, que je n’ai jamais noté. Lorsque j’étais un jeune enfant de quatre ou cinq ans, je me souviens avoir demandé à mon père pourquoi il avait ce numéro sur le bras. Il m’a répondu qu’il l’avait peint une fois, mais qu’il s’était rendu compte qu’il ne s’enlevait pas au lavage, et qu’il était donc resté avec.

Mon père était l’un des six enfants de sa famille et il a été le seul à survivre à l’Holocauste. Je sais très peu de choses sur sa famille, car il ne pouvait pas en parler sans s’effondrer. Je sais peu de choses sur ma grand-mère paternelle, dont je porte le nom, et encore moins sur les sœurs et le frère de mon père. Je ne connais que leurs noms. Je souffrais tellement de le voir souffrir de ses souvenirs que j’ai cessé de lui demander de les partager.     

Le nom de mon père a été reconnu dans les milieux de l’Holocauste parce qu’il était l’un des deux survivants connus du camp de la mort de Chelmno, en Pologne, où 350 000 Juifs ont été assassinés, parmi lesquels la majorité de ma famille, du côté de mon père et de ma mère. Ils y ont été emmenés et gazés à mort en janvier 1942. J’ai appris par un cousin de mon père qu’il y a maintenant une plaque à l’entrée de ce qui reste du camp de la mort de Chelmno avec le nom de mon père dessus - quelque chose que j’espère voir un jour. Mon père a également survécu aux camps de concentration d’Auschwitz et de Buchenwald, ce qui lui a valu d’être appelé à témoigner lors du procès Eichmann à Jérusalem en 1961.

Ma mère, Taube, était l’une de neuf enfants - sept filles et deux garçons. Son père, Herschel, était rabbin et schohet - un sacrificateur rituel d’animaux- et profondément aimé et respecté par tous ceux qui l’ont connu. Herschel était un homme érudit qui avait étudié avec certains des plus grands rabbins de Pologne. Les histoires que ma mère et ma tante m’ont racontées indiquent également qu’il était une sorte de féministe, se mettant à quatre pattes pour aider sa femme ou ses filles à laver le sol, traitant les femmes de sa vie avec le même respect et la même révérence qu’il accordait aux hommes. Ma grand-mère, Miriam, dont j’ai également le nom, était une âme gentille et douce, mais c’est elle qui imposait la discipline dans la famille, car Herschel ne pouvait jamais élever la voix face à ses enfants. Ma mère venait d’une famille profondément religieuse et aimante. Mes oncles et tantes étaient aussi dévoués à leurs parents qu’ils l’étaient à eux-mêmes. La famille vivait très modestement, mais chaque shabbat, mon grand-père ramenait à la maison un pauvre ou un sans-abri qui s’asseyait en bout de table pour partager le repas.

Ma mère et sa sœur Frania ont été les deux seules de leur famille à survivre à la guerre. Tous les autres ont péri, à l’exception d’une autre sœur, Shoshana, qui avait émigré en Palestine en 1936. Ma mère et Frania avaient réussi à rester ensemble pendant toute la guerre - sept ans dans les ghettos de Pabanice et de Lodz, puis dans les camps de concentration d’Auschwitz et d’Halbstadt. La seule fois où elles ont été séparés en sept ans, c’est à Auschwitz. Elles se trouvaient dans une ligne de sélection, où les Juifs étaient alignés et leur destin scellé par le médecin nazi Joseph Mengele, qui était le seul à déterminer qui vivrait et qui mourrait. Lorsque ma tante s’est approchée de lui, Mengele l’a envoyée sur la droite, au travail (un sursis temporaire). Lorsque ma mère s’est approchée de lui, il l’a envoyée à gauche, à la mort, ce qui signifiait qu’elle serait gazée. Miraculeusement, ma mère a réussi à se faufiler à nouveau dans la ligne de sélection, et lorsqu’elle s’est approchée à nouveau de Mengele, il l’a envoyée au travail.

Un moment décisif de ma vie et de mon parcours en tant qu’enfant de survivants de l’Holocauste s’est produit avant même ma naissance. Il s’agit de décisions prises par ma mère et sa sœur, deux femmes très remarquables, qui allaient changer leur vie et la mienne.

Après la fin de la guerre, ma tante Frania voulait désespérément se rendre en Palestine pour y rejoindre sa sœur, qui s’y trouvait depuis dix ans. La création d’un État juif était imminente et Frania pensait que c’était le seul endroit sûr pour les Juifs après l’Holocauste. Ma mère n’était pas d’accord et a refusé catégoriquement de partir. Elle m’a dit à plusieurs reprises au cours de ma vie que sa décision de ne pas vivre en Israël était fondée sur une conviction, apprise et renforcée par ses expériences pendant la guerre, selon laquelle la tolérance, la compassion et la justice ne peuvent être pratiquées ou étendues lorsque l’on ne vit qu’avec les siens. « Je ne pouvais pas vivre en tant que juive parmi les seuls juifs », a-t-elle déclaré. « Pour moi, ce n’était pas possible et ce n’était pas ce que je voulais. Je voulais vivre en tant que juive dans une société pluraliste, où mon groupe restait important, mais où d’autres étaient également importants pour moi ».

Frania a émigré en Israël et mes parents sont partis en Amérique. Il était extrêmement douloureux pour ma mère de quitter sa sœur, mais elle estimait qu’elle n’avait pas d’autre choix. (Elles sont restées très proches et se sont vues souvent, tant dans ce pays qu’en Israël). J’ai toujours trouvé remarquable le choix de ma mère et le contexte dans lequel il s’inscrivait.

J’ai grandi dans un foyer où le judaïsme était défini et pratiqué non pas comme une religion, mais comme un système d’éthique et de culture. Dieu était présent mais pas central. Ma première langue était le yiddish, que je parle encore avec ma famille. Mon foyer était rempli de joie et d’optimisme, même s’il était parfois ponctué de chagrins et de pertes. Israël et la notion de patrie juive étaient très importants pour mes parents. Après tout, les restes de notre famille s’y trouvaient. Mais contrairement à beaucoup de leurs amis, mes parents n’étaient pas sans critique à l’égard d’Israël, dans la mesure où ils estimaient qu’ils pouvaient l’être. L’obéissance à un État n’était pas une valeur juive ultime, ni pour eux, ni après l’Holocauste. Le judaïsme a fourni le contexte de notre vie et des valeurs et croyances qui ne dépendaient pas des frontières
nationales, mais les transcendaient. Pour ma mère et mon père, le judaïsme signifiait témoigner, s’élever contre l’injustice et renoncer au silence. Il signifiait compassion, tolérance et secours. Cela signifiait, comme l’a écrit Ammiel Alcalay, veiller dans la mesure du possible à ce que les souvenirs du passé ne deviennent pas les souvenirs de l’avenir. Telles étaient les valeurs juives ultimes. Mes parents n’étaient pas des saints ; ils avaient leurs défauts et commettaient des erreurs. Mais ils se souciaient profondément des questions de justice et d’équité, et ils se souciaient profondément des gens - de tous les gens, pas seulement des leurs.
    
Les leçons de l’Holocauste m’ont toujours été présentées comme étant à la fois particulières (c’est-à-dire juives) et universelles. Le plus important peut-être, c’est qu’elles étaient présentées comme indivisibles. Les diviser reviendrait à diminuer leur signification.

En repensant à ma vie, je me rends compte que, par leurs actes et leurs paroles, ma mère et mon père n’ont jamais essayé de me protéger de la connaissance de soi ; au contraire, ils ont insisté pour que j’affronte ce que je ne savais pas ou ne comprenais pas. Noam Chomsky parle des « paramètres de la pensée pensable ». Ma mère et mon père ont constamment repoussé ces paramètres aussi loin qu’ils le pouvaient, ce qui n’était pas assez loin pour moi, mais ils m’ont appris à les repousser et à comprendre l’importance de le faire.

Carlos Latuff, 2008

Il était peut-être inévitable que je suive un chemin qui me conduirait à la question israélo-arabe. J’ai visité Israël à de nombreuses reprises au cours de mon enfance. Enfant, je trouvais que c’était un endroit magnifique, romantique et paisible. Adolescente et jeune adulte, j’ai commencé à ressentir certaines contradictions que je n’arrivais pas à expliquer complètement, mais qui étaient centrées sur ce qui semblait être l’absence presque totale, dans la vie et le discours israéliens, de la vie juive en Europe de l’Est avant l’Holocauste, et même de l’Holocauste lui-même. Je demandais à ma tante pourquoi ces sujets n’étaient pas abordés et pourquoi les Israéliens n’apprenaient pas à parler yiddish. Mes questions se heurtaient souvent à un silence sinistre.

Le plus douloureux pour moi était le dénigrement de l’Holocauste et de la vie juive d’avant l’État [d’Israël] par nombre de mes amis israéliens. Pour eux, c’était l’époque de la honte, où les Juifs étaient faibles et passifs, inférieurs et indignes, méritant non pas notre respect mais notre dédain. « Nous ne nous laisserons plus jamais massacrer et nous n’accepterons plus jamais d’être massacrés », disaient-ils. Il n’était guère nécessaire de comprendre ces millions de personnes qui ont péri ou les vies qu’elles ont vécues. Il était encore moins nécessaire de les honorer. Pourtant, dans le même temps, l’Holocauste était utilisé par l’État pour se défendre contre les autres, pour justifier des actes politiques et militaires.

Je n’arrivais pas à comprendre ni à donner un sens à ce que j’entendais. Je me souviens avoir eu peur pour ma tante. Dans ma confusion, je me souviens aussi d’une profonde colère. C’est peut-être à ce moment-là que j’ai commencé à penser aux Palestiniens et à leur conflit avec les Juifs. Si tant d’entre nous pouvaient nier les leurs et pervertir ainsi la vérité, pourquoi pas les Palestiniens ? Y avait-il un lien quelconque entre les Juifs assassinés d’Europe et les Palestiniens ? Je ne le savais pas, mais c’est ainsi que mes recherches ont commencé.

Le voyage a été douloureux, mais il a été l’un des plus significatifs de ma vie. À mes côtés, toujours, se trouvait ma mère, qui m’a toujours soutenu, même si elle était parfois ambivalente et en conflit. Mon père était mort jeune ; je ne sais pas ce qu’il aurait pensé, mais j’ai toujours senti sa présence. Ma famille israélienne s’est opposée à ce que je faisais et est toujours restée ferme dans son opposition. En fait, je n’ai pas parlé de mon travail avec eux pendant plus de quinze ans.

Carlos Latuff, 2014

Malgré de nombreuses visites en Israël durant ma jeunesse, je me suis rendue pour la première fois en Cisjordanie et à Gaza durant l’été 1985, deux ans et demi avant le premier soulèvement palestinien, afin d’effectuer des recherches sur le terrain pour ma thèse de doctorat, qui portait sur l’aide économique usaméricaine à la Cisjordanie et à la bande de Gaza. Mes recherches visaient à déterminer s’il était possible de promouvoir le développement économique dans des conditions d’occupation militaire. Cet été-là a changé ma vie, car c’est à ce moment-là que j’ai compris et expérimenté ce qu’était l’occupation et ce qu’elle signifiait. J’ai appris comment fonctionne l’occupation, son impact sur l’économie, sur la vie quotidienne et sur les personnes. J’ai appris ce que cela signifiait d’avoir peu de contrôle sur sa vie et, plus important encore, sur la vie de ses enfants.

Comme pour l’Holocauste, j’ai essayé de me souvenir de ma toute première rencontre avec l’occupation. L’une de mes premières rencontres a impliqué un groupe de soldats israéliens, un vieil homme palestinien et son âne. Alors que je me trouvais dans une rue avec des amis palestiniens, j’ai remarqué qu’un Palestinien âgé marchait dans la rue en conduisant son âne. Il était accompagné d’un petit enfant de trois ou quatre ans maximum, manifestement son petit-fils. Des soldats israéliens qui se trouvaient à proximité se sont approchés du vieil homme et l’ont arrêté. L’un d’eux s’est approché de l’âne et lui a ouvert la bouche. « Hé le vieux », lui a-t-il demandé « pourquoi est-ce  que les dents de ton âne sont si jaunes ? Pourquoi elles ne sont pas blanches ? Tu ne brosses pas les dents de votre âne ? ». Le vieux Palestinien était mortifié, le petit garçon visiblement bouleversé. Le soldat a répété sa question, en criant cette fois, tandis que les autres soldats riaient.

L’enfant s’est mis à pleurer et le vieil homme est resté là, silencieux, humilié. Cette scène s’est répétée alors qu’une foule s’était rassemblée. Le soldat ordonne alors au vieillard de se tenir derrière l’âne et lui demande d’embrasser le derrière de l’animal. Le vieil homme a d’abord refusé, mais comme le soldat lui criait dessus et que son petit-fils devenait hystérique, il s’est penché et l’a fait. Les soldats ont et s’en sont allées. Ils avaient atteint leur but : humilier le vieil homme et son entourage. Nous sommes tous restés là en silence, honteux de nous regarder les uns les autres, n’entendant rien d’autre que les sanglots incontrôlables du petit garçon. Le vieil homme n’a pas bougé pendant un temps qui nous a semblé très long. Il est resté là, humilié et détruit.

Je suis restée là moi aussi, stupéfaite et incrédule. J’ai immédiatement pensé aux histoires que mes parents m’avaient racontées sur la façon dont les Juifs avaient été traités par les nazis dans les années 1930, avant les ghettos et les camps de la mort, sur la façon dont les Juifs étaient forcés de nettoyer les trottoirs avec des brosses à dents et de se faire couper la barbe en public. Ce qui est arrivé au vieil homme était absolument équivalent dans son principe, son intention et son impact : il s’agissait d’humilier et de déshumaniser. Dans ce cas, il n’y avait aucune différence entre le soldat allemand et le soldat israélien. Tout au long de l’été 1985, j’ai assisté à des incidents similaires : de jeunes Palestiniens forcés par des soldats israéliens à aboyer comme des chiens à quatre pattes ou à danser dans les rues.

 À cet égard, ma première rencontre avec l’occupation a été la même que ma première rencontre avec l’Holocauste, avec le numéro sur le bras de mon père. Le message était le même : la négation de l’humanité. Il est important de comprendre les différences très réelles de volume, d’échelle et d’horreur entre l’Holocauste et l’occupation et d’être prudent dans les comparaisons, mais il est également important de reconnaître les parallèles lorsqu’ils existent.  

En tant qu’enfant de survivants de l’Holocauste, j’ai toujours voulu pouvoir, d’une manière ou d’une autre, vivre et ressentir certains aspects de ce que mes parents ont enduré, ce qui, bien sûr, était impossible. J’ai écouté leurs histoires, en voulant toujours en savoir plus, et j’ai partagé leurs larmes. Je me demandais souvent : à quoi ressemble la terreur pure ? À quoi ressemble-t-elle ? Qu’est-ce que cela signifie de perdre toute sa famille de manière aussi horrible et aussi immédiate, ou de voir tout un mode de vie s’éteindre de manière aussi irrévocable ? J’essayais de m’imaginer à leur place, mais c’était impossible. C’était hors de ma portée, trop insondable.

 Ce n’est que lorsque j’ai vécu avec des Palestiniens sous occupation que j’ai trouvé au moins une partie des réponses à certaines de ces questions. Je n’ai pas cherché les réponses, elles m’ont été imposées. J’ai appris, par exemple, à quoi ressemblait la terreur pure grâce à mon amie Rabia, dix-huit ans, qui, figée par la peur et des tremblements incontrôlables, est restée collée au milieu d’une pièce que nous partagions dans un camp de réfugiés, incapable de bouger, alors que des soldats israéliens tentaient d’enfoncer la porte d’entrée de notre abri. J’ai éprouvé de la terreur en voyant des soldats israéliens frapper une femme enceinte au ventre parce qu’elle leur avait fait un signe de V, et j’étais trop paralysée par la peur pour l’aider. J’ai pu comprendre plus concrètement la signification de la perte et du déplacement lorsque j’ai vu des hommes adultes sangloter et des femmes hurler lorsque les bulldozers de l’armée israélienne ont détruit leur maison et tout ce qu’elle contenait parce qu’ils avaient construit leur maison sans permis, que les autorités israéliennes avaient refusé de leur accorder.

C’est peut-être dans le concept de maison et d’abri que je trouve le lien le plus profond entre les Juifs et les Palestiniens, et peut-être l’illustration la plus douloureuse de la signification de l’occupation. Je ne saurais décrire à quel point il est horrible et obscène d’assister à la destruction délibérée de la maison d’une famille, sous les yeux de celle-ci, impuissante à l’arrêter. Pour les Juifs comme pour les Palestiniens, une maison représente bien plus qu’un toit, elle représente la vie elle-même. À propos de la démolition des maisons palestiniennes, Meron Benvenisti, historien et universitaire israélien, écrit :

On ne saurait trop insister sur la valeur symbolique d’une maison pour un individu pour qui la culture de l’errance et de l’enracinement dans la terre est si profondément ancrée dans la tradition, pour un individu dont le mythe national repose sur la tragédie du déracinement d’une patrie volée. L’arrivée d’un fils premier-né et la construction d’une maison sont les événements centraux de la vie de cet individu, car ils symbolisent la continuité dans le temps et l’espace physique. La démolition de la maison de l’individu s’accompagne de la destruction du monde.

L’occupation des Palestiniens par Israël est au cœur du problème entre les deux peuples et le restera tant qu’elle n’aura pas pris fin. Au cours des trente-cinq dernières années, l’occupation a signifié la dislocation et la dispersion, la séparation des familles, le déni des droits humains, civils, juridiques, politiques et économiques imposés par un système de régime militaire, la torture de milliers de personnes, la confiscation de dizaines de milliers d’hectares de terres et le déracinement de dizaines de milliers d’arbres, la destruction de plus de 7 000 maisons palestiniennes, la construction de colonies israéliennes illégales sur des terres palestiniennes et le doublement de la population de colons au cours des dix dernières années ; d’abord l’affaiblissement de l’économie palestinienne et maintenant sa destruction ; le bouclage ; le couvre-feu ; la fragmentation géographique ; l’isolement démographique ; et la punition collective.

Carlos Latuff, 2014

L’occupation des Palestiniens par Israël n’est pas l’équivalent moral du génocide des Juifs par les nazis. Mais il n’est pas nécessaire qu’il en soit ainsi. Non, ce n’est pas un génocide, mais c’est une répression, et elle est brutale. Et c’est devenu effroyablement naturel. L’occupation, c’est la domination et la dépossession d’un peuple par un autre. Il s’agit de la destruction de leurs biens et de la destruction de leur âme. L’occupation vise essentiellement à priver les Palestiniens de leur humanité en leur refusant le droit de déterminer leur existence, de mener une vie normale dans leur propre maison. L’occupation, c’est l’humiliation. Elle est synonyme de désespoir. Et tout comme il n’y a pas d’équivalence morale ou de symétrie entre l’Holocauste et l’occupation, il n’y a pas non plus d’équivalence morale ou de symétrie entre l’occupant et l’occupé, même si nous, les Juifs, nous considérons comme des victimes.

C’est dans ce contexte de privation et d’étouffement, aujourd’hui largement oublié, que les horribles et ignobles attentats suicides ont vu le jour et ont coûté la vie à davantage d’innocents. Pourquoi des Israéliens innocents, dont ma tante et ses petits-enfants, devraient-ils payer le prix de l’occupation ? Comme les colonies, les maisons rasées et les barricades qui les ont précédés, les kamikazes n’ont pas toujours été là.

La mémoire dans le judaïsme - comme toute mémoire - est dynamique et non statique, embrassant une multiplicité de voix et rejetant l’hégémonie d’une seule. Mais dans le monde de l’après-Holocauste, la mémoire juive a failli, voire échoué, sur un point essentiel : elle a exclu la réalité de la souffrance palestinienne et la culpabilité juive à cet égard. En tant que peuple, nous avons été incapables de faire le lien entre la création d’Israël et le déplacement des Palestiniens. Nous n’avons pas voulu voir, et encore moins nous souvenir, que le fait de trouver notre place signifiait la perte de la leur. La férocité du conflit actuel s’explique peut-être par le fait que les Palestiniens insistent pour faire entendre leur voix, en dépit de nos efforts constants et désespérés pour la maîtriser.

Au sein de la communauté juive, il a toujours été considéré comme une forme d’hérésie de comparer les actions ou les politiques israéliennes à celles des nazis, et il faut certainement être très prudent en le faisant. Mais que signifie le fait que les soldats israéliens peignent des numéros d’identification sur les bras des Palestiniens ; que les jeunes hommes et garçons palestiniens d’un certain âge sont invités par des haut-parleurs israéliens à se rassembler sur la place de la ville ; que les soldats israéliens admettent ouvertement qu’ils tirent sur des enfants palestiniens pour le sport ; que certains morts palestiniens doivent être enterrés dans des fosses communes tandis que les corps d’autres sont abandonnés dans les rues de la ville et les allées des camps parce que l’armée ne veut pas autoriser un enterrement correct ; lorsque certains responsables israéliens et intellectuels juifs appellent publiquement à la destruction de villages palestiniens en représailles à des attentats suicides ou au transfert de la population palestinienne hors de Cisjordanie et de Gaza ; lorsque 46 % du public israélien est favorable à de tels transferts et que le transfert ou l’expulsion devient un élément légitime du discours populaire ; lorsque des responsables gouvernementaux parlent de « nettoyage des camps de réfugiés » et lorsqu’un intellectuel israélien de premier plan appelle à une séparation hermétique entre Israéliens et Palestiniens sous la forme d’un mur de Berlin, sans se soucier de savoir si les Palestiniens de l’autre côté du mur risquent de mourir de faim à cause de cela.

 Que sommes-nous censés penser lorsque nous entendons cela ? Que doit penser ma mère ?  Dans le contexte de l’existence juive d’aujourd’hui, que signifie préserver le caractère juif de l’État d’Israël ? Cela signifie-t-il préserver une majorité démographique juive par tous les moyens et maintenir la domination juive sur le peuple palestinien et sa terre ? Quel est le récit que nous créons en tant que peuple, et quel type de voix recherchons-nous ? Quel sens donnons-nous, en tant que Juifs, à l’avilissement et à l’humiliation des Palestiniens ? Qu’est-ce qui est au centre de notre discours moral et éthique ? Quelle est la source de notre héritage moral et spirituel ? Quelle est la source de notre rédemption ? Le processus de création et de reconstruction est-il terminé pour nous ?     


Je voudrais terminer cet essai par une citation d’Irena Klepfisz, écrivaine et enfant survivante du ghetto de Varsovie, dont le père les a fait sortir, elle et sa mère, avant de mourir lui-même lors de l’insurrection :

« J’en ai conclu que l’une des façons de rendre hommage à ceux que nous aimions, qui ont lutté, résisté et sont morts, est de s’accrocher à leur vision et à leur indignation féroce face à la destruction de la vie ordinaire de leur peuple. C’est cette indignation que nous devons maintenir vivante dans notre vie quotidienne et appliquer à toutes les situations, qu’elles impliquent des Juifs ou des non-Juifs. C’est cette indignation que nous devons utiliser pour alimenter nos actions et notre vision chaque fois que nous voyons des signes de perturbation de la vie commune : l’hystérie d’une mère pleurant son adolescent abattu ; une famille stupéfaite devant une maison vandalisée ou démolie ; une famille séparée, déplacée ; des lois arbitraires et injustes qui exigent la fermeture ou l’ouverture de magasins et d’écoles ; l’humiliation d’un peuple dont la culture est étrangère et jugée inférieure ; un peuple laissé sans abri et sans citoyenneté ; un peuple vivant sous un régime militaire. Grâce à notre expérience, nous reconnaissons ces maux comme des obstacles à la paix. Dans ces moments de reconnaissance, nous nous souvenons du passé, nous ressentons l’indignation qui a inspiré les Juifs du ghetto de Varsovie et nous la laissons nous guider dans les luttes actuelles. »

Pour moi, ces mots définissent la véritable signification du judaïsme et les leçons que mes parents ont cherché à transmettre. 


Holocaust parting: Zionism, par Mohamed Afefa, 2024

 L'auteure

Sara Roy est chercheuse principale au Center for Middle Eastern Studies de l’Université de Harvard (USA), spécialisée dans l’économie palestinienne, l’islamisme palestinien et le conflit israélo-palestinien. La Dre. Roy est également coprésidente du Séminaire sur le Moyen-Orient. Elle est l’auteure notamment de The Gaza Strip : The Political Economy of De-development (Institute for Palestine Studies, 1995, 2001, troisième édition 2016 avec une nouvelle introduction et une postface et édition arabe, 2018) et de l’ouvrage primé Hamas and Civil Society in Gaza : Engaging the Islamist Social Sector (Princeton University Press, 2011, 2014 avec une nouvelle postface). Son dernier ouvrage s’intitule Unsilencing Gaza, Reflections on Resistance (Pluto Press, 2021). Sara Roy a beaucoup écrit sur la question palestinienne et le conflit israélo-palestinien. Elle a commencé ses recherches dans la bande de Gaza et en Cisjordanie en 1985, en se concentrant sur le développement économique, social et politique de la bande de Gaza et sur l’aide étrangère des USA à la région. Depuis lors, elle a beaucoup écrit sur l’économie palestinienne, en particulier à Gaza, et sur le dé-développement de Gaza, un concept qu’elle a inventé. Elle a donné de nombreuses conférences aux USA, en Europe, au Moyen-Orient et en Australie, entre autres. Outre ses travaux universitaires, elle siège au conseil consultatif de l’American Near East Refugee Aid (ANERA) et a été consultante auprès d’organisations internationales et de groupes d’entreprises privées travaillant au Moyen-Orient.