Ari Shavit, Haaretz, 8/1/2004
Traduit et présenté par Fausto Giudice, Tlaxcala
Ari Shavit
(Rehovot, 1957) a été journaliste au quotidien Haaretz de 1995 à 2016,
quand il a quitté le journal suite à des accusations de harcèlement sexuel de
la part d’une consœur usaméricaine rencontrée à Los Angeles. Il lui a présenté
des excuses publiques et privées et a disparu de la vie publique pendant 2 ans.
En 2018, dans un entretien avec la juriste Orit Kamir, auteure de la loi
isrélienne sur le harcèlement sexuel, il déclare : « J’ai réalisé que
j’avais été aveugle au pouvoir que j’avais en tant qu’homme blanc
privilégié ». Il est l’auteur du livre à succès Ma terre promise
(JC Lattès, 2015)
Benny Morris
(Kibboutz Ein HaHoresh, 1948) est un historiographe israélien qui a ouvert la
voie à ceux qu’il a appelé les « nouveaux historiens » israéliens,
lesquels ont, chacun à sa manière, remis en cause par leurs travaux le narratif
sioniste. À la différence d’Ilan Pappé -contraint à l’exil en Grande-Bretagne
en 2007 -, et avec lequel il a polémiqué sur la nature exacte de la Nakba de
1948, Morris est resté sioniste, malgré la longue liste de crimes commis par
les sionistes tout au long de l’histoire de l’État d’Israël, qu’il a étudié et
en partie mis au jour. Son itinéraire et son discours sont emblématiques de l’implosion
de la gauche israélienne, qui s’est fait hara kiri depuis un bon quart de
siècle, retournant “à la maison”. De lui on peut lire en français Victimes
: Histoire revisitée du conflit arabo-sioniste (Complexe/INHTP, 2003,
852 pp.) [voir à la fin de l’article]. L’entretien ci-dessous a fait sensation
lors de sa parution il y a 20 ans et apporte une perspective effrayante sur le
génocide en cours à Gaza. Ce que dit Morris en 2004, Netanayahou & Co. le
font en 2024. Plongée dans la psychopathie sioniste, qui n’a fait que s’aggraver
depuis lors. Accrochez-vous, ça va secouer !
Benny Morris affirme qu’il a
toujours été sioniste. Les gens se sont trompés en le qualifiant de
post-sioniste, en pensant que son étude historique sur la naissance du problème
des réfugiés palestiniens avait pour but d’affaiblir l’entreprise sioniste. C’est
absurde, dit Morris, c’est totalement infondé. Certains lecteurs ont simplement
mal lu le livre. Ils ne l’ont pas lu avec le même détachement, la même
neutralité morale que celui qui l’a écrit. Ils sont donc arrivés à la
conclusion erronée que lorsque Morris décrit les actes les plus cruels
perpétrés par le mouvement sioniste en 1948, il les condamne, que lorsqu’il
décrit les opérations d’expulsion à grande échelle, il les dénonce. Ils ne
concevaient pas que le grand documenteur des péchés du sionisme s’identifie en
fait à ces péchés. Qu’il pense que certains d’entre eux, au moins, étaient
inévitables.
Il y a deux ans, des voix
différentes ont commencé à se faire entendre. L’historien considéré comme un
gauchiste radical a soudain affirmé qu’Israël n’avait personne à qui parler. Le
chercheur accusé de haïr Israël (et boycotté par l’establishment universitaire
israélien) a commencé à publier des articles en faveur d’Israël dans le journal
britannique The Guardian.
Alors que le citoyen Morris s’est
avéré être une colombe pas tout à fait blanche comme neige, l’historien Morris
a continué à travailler sur la traduction en hébreu de son énorme ouvrage « Righteous
Victims : A History of the Zionist-Arab Conflict, 1881-2001 », écrit dans l’ancien
style de la recherche de la paix. Dans le même temps, l’historien Morris a
achevé la nouvelle version de son livre sur le problème des réfugiés, qui va
renforcer les mains de ceux qui abominent Israël. Ainsi, au cours des deux
dernières années, le citoyen Morris et l’historien Morris ont travaillé comme s’il
n’y avait aucun lien entre eux, comme si l’un essayait de sauver ce que l’autre
s’obstinait à éradiquer.
Les deux livres paraîtront le
mois prochain. Le livre sur l’histoire du conflit sioniste-arabe sera publié en
hébreu par Am Oved à Tel Aviv, tandis que Cambridge University Press publiera «
The Birth of the Palestinian Refugee Problem Revisited » (il a été
publié à l’origine, chez CUP, en 1987). Ce livre décrit avec une précision
effrayante les atrocités de la Nakba. Morris n’est-il pas effrayé par les
implications politiques actuelles de son étude historique ? Ne craint-il pas d’avoir
contribué à faire d’Israël un État presque paria ? Après quelques instants de
dérobade, Morris admet que oui. Parfois, il est vraiment effrayé. Parfois, il
se demande ce qu’il a fait.
Il est petit, rondouillard et
très intense. Fils d’immigrants anglais, il est né au kibboutz Ein Hahoresh et
a été membre du mouvement de jeunesse de gauche Hashomer Hatza’ir. Dans le
passé, il a été journaliste au Jerusalem Post et a refusé de faire son
service militaire dans les territoires occupés depuis 1967. Il est aujourd’hui
professeur d’histoire à l’université Ben-Gourion du Néguev, à Be’er Sheva. Mais
assis dans son fauteuil, dans son appartement de Jérusalem, il n’endosse pas le
costume de l’universitaire prudent. Loin de là : Morris crache ses mots,
rapidement et énergiquement, débordant parfois sur l’anglais. Il ne réfléchit
pas à deux fois avant de lancer les déclarations les plus tranchantes et les
plus choquantes, qui sont loin d’être politiquement correctes. Il décrit avec
désinvolture des crimes de guerre horribles, peint des visions apocalyptiques
le sourire aux lèvres. Il donne à l’observateur le sentiment que cet individu
agité, qui a ouvert de ses propres mains la boîte de Pandore sioniste, a encore
du mal à faire face à ce qu’il y a trouvé, à gérer les contradictions internes
qui sont son lot et notre lot à tous.
Viol, massacre, transfert
Benny Morris, la nouvelle version
de votre livre sur la naissance du problème des réfugiés palestiniens doit être
publiée dans le mois qui vient. Qui sera le moins satisfait
de ce livre : les Israéliens ou les Palestiniens ?
« Le livre révisé est une arme à
double tranchant. Il s’appuie sur de nombreux documents qui n’étaient pas à ma
disposition lorsque j’ai écrit le livre original, la plupart d’entre eux
provenant des archives des forces de défense israéliennes. Ces nouveaux
documents montrent que les massacres perpétrés par les Israéliens ont été
beaucoup plus nombreux que je ne l’avais pensé. À ma grande surprise, il y a
également eu de nombreux cas de viols. Au cours des mois d’avril et de mai
1948, des unités de la Haganah [la force de “défense” d’avant la création de l’État,
précurseur des FDI] ont reçu des ordres opérationnels indiquant explicitement
qu’elles devaient déraciner les villageois, les expulser et détruire les
villages eux-mêmes.
« En même temps, il s’est avéré
qu’il y avait une série d’ordres émis par le Haut Comité arabe et par les
niveaux intermédiaires palestiniens pour retirer les enfants, les femmes et les
personnes âgées des villages. Ainsi, d’une part, le livre renforce l’accusation
portée contre la partie sioniste, mais d’autre part, il prouve également que
beaucoup de ceux qui ont quitté les villages l’ont fait avec l’encouragement de
la direction palestinienne elle-même. »
Selon vos nouvelles conclusions,
combien de cas de viols israéliens ont été recensés en 1948 ?
« Une douzaine. À Acre, quatre
soldats ont violé une jeune fille et l’ont assassinée, ainsi que son père. À Jaffa, des
soldats de la brigade Kiryati ont violé une fille et tenté d’en violer
plusieurs autres. À Hunin, en
Galilée, deux filles ont été violées puis assassinées. Il y a eu un ou deux cas
de viol à Tantura, au sud
de Haïfa. Il y a
eu un cas de viol à Qula, dans le
centre du pays. Dans le village d’Abu
Shusha, près du kibboutz Gezer [dans la région de Ramle], il y avait
quatre prisonnières, dont l’une a été violée à plusieurs reprises. Et il y a eu
d’autres cas. En général, plus d’un soldat était impliqué. En général, il y
avait une ou deux filles palestiniennes. Dans une grande partie des cas, l’acte
s’est terminé par un meurtre. Étant donné que ni les victimes ni les violeurs n’aimaient
rapporter ces événements, nous devons supposer que la douzaine de cas de viols
qui ont été rapportés et que j’ai trouvés ne représentent pas toute l’histoire.
Ils ne sont que la partie émergée de l’iceberg ».
Selon vos conclusions, combien d’actes
de massacre israéliens ont été perpétrés en 1948 ?
« Vingt-quatre. Dans certains
cas, quatre ou cinq personnes ont été exécutées, dans d’autres, le nombre était
de 70, 80, 100. Il y a également eu beaucoup d’exécutions arbitraires. Deux
vieillards sont aperçus en train de marcher dans un champ - ils sont abattus.
Une femme est trouvée dans un village abandonné - elle est abattue. Il y a des
cas comme celui du village de Dawayima [dans la
région d’Hébron], où une colonne est entrée dans le village avec tous les
fusils et a tué tout ce qui bougeait.
« Les cas les plus graves sont
ceux de Saliha (70-80
tués), Deir
Yassin (100-110), Lod (250), Dawayima (des
centaines) et peut-être Abu
Shusha (70). Il n’y a pas de preuve sans équivoque d’un massacre à
grande échelle à Tantura, mais
des crimes de guerre y ont été perpétrés [cela fera l’objet d’une polémique
avec Ilan Pappé, qui avait soutenu le travail d’enquête de Teddy Katz, NdT].
A Jaffa, il y a
eu un massacre dont on ne savait rien jusqu’à présent. Il en va de même à Arab
al Muwassi, dans le nord. Environ la moitié des actes de massacre ont été
commis dans le cadre de l’opération Hiram [dans le nord, en octobre 1948] : à Safsaf, Saliha, Jish,
Eilaboun, Arab al Muwasi, Deir al Asad, Majdal Krum, Sasa. Lors de
l’opération Hiram, il y a eu une concentration inhabituellement élevée d’exécutions
de personnes contre un mur ou à côté d’un puits, de manière ordonnée.
« Ce n’est pas un hasard. C’est
un modèle. Apparemment, les différents officiers qui ont participé à l’opération
ont compris que l’ordre d’expulsion qu’ils avaient reçu leur permettait d’accomplir
ces actes afin d’encourager la population à prendre la route. Le fait est que
personne n’a été puni pour ces actes de meurtre. Ben-Gourion a étouffé l’affaire.
Il a couvert les officiers qui ont commis les massacres ».
Ce que vous me dites ici, comme
si c’était en passant, c’est que dans l’opération Hiram, il y avait un ordre d’expulsion
complet et explicite. Est-ce exact ?
« Oui. L’une des révélations du
livre est que le 31 octobre 1948, le commandant du front nord, Moshe Carmel, a
ordonné par écrit à ses unités d’accélérer l’expulsion de la population arabe.
Carmel a pris cette mesure immédiatement après une visite de Ben-Gourion au
Commandement du Nord à Nazareth. Il ne fait aucun doute dans mon esprit que cet
ordre émane de Ben-Gourion. Tout comme l’ordre d’expulsion de la ville de Lod, signé
par Yitzhak Rabin, a été émis immédiatement après la visite de Ben-Gourion au
quartier général de l’opération Dani [juillet 1948]. »
Êtes-vous en train de dire que
Ben-Gourion était personnellement responsable d’une politique délibérée et
systématique d’expulsion massive ?
« A partir d’avril 1948,
Ben-Gourion projette un message de transfert. Il n’y a pas d’ordre explicite
écrit de sa part, il n’y a pas de politique globale ordonnée, mais il y a une
atmosphère de transfert [de population]. L’idée du transfert est dans l’air. L’ensemble
des dirigeants comprend qu’il s’agit de l’idée. Le corps des officiers comprend
ce qu’on attend d’eux. Sous Ben-Gourion, un consensus sur le transfert est créé
».
Ben-Gourion était un «
transfériste » ?
« Bien sûr. Ben-Gourion était un
transfériste. Il avait compris qu’il ne pouvait y avoir d’État juif avec une
minorité arabe importante et hostile en son sein. Un tel État n’existerait pas.
Il n’aurait pas pu exister.
Je ne vous entends pas le
condamner.
« Ben-Gourion avait raison. S’il
n’avait pas fait ce qu’il a fait, un État n’aurait pas vu le jour. Cela doit
être clair. Il est impossible de l’éluder. Sans le déracinement des
Palestiniens, un État juif n’aurait pas vu le jour ici ».
Quand le nettoyage ethnique est
justifié
Benny Morris, depuis des
décennies, vous faites des recherches sur la face cachée du sionisme. Vous
êtes un expert des atrocités commises en 1948. En fin de compte,
justifiez-vous tout cela ? Êtes-vous un défenseur du transfert de 1948 ?
« Il n’y a aucune justification
pour les actes de viol. Rien ne justifie les actes de massacre. Ce sont des
crimes de guerre. Mais dans certaines conditions, l’expulsion n’est pas un
crime de guerre. Je ne pense pas que les expulsions de 1948 aient été des
crimes de guerre. On ne peut pas faire une omelette sans casser des œufs. Il
faut se salir les mains ».
Nous parlons du meurtre de
milliers de personnes, de la destruction d’une société entière.
« Une société qui veut vous tuer
vous oblige à la détruire. Quand on a le choix entre détruire ou être détruit,
il vaut mieux détruire. »
Le calme avec lequel vous dites
cela a quelque chose d’effrayant.
« Si vous vous attendiez à ce que
j’éclate en sanglots, je suis désolé de vous décevoir. Je ne le ferai pas. »
Ainsi, lorsque les commandants de
l’opération Dani observent la longue et terrible colonne des 50 000 personnes
expulsées de Lod qui se dirigent vers l’est, vous vous tenez à leurs côtés ? Vous
les justifiez ?
« Je les comprends tout à fait.
Je comprends leurs motivations. Je ne pense pas qu’ils aient eu de remords de
conscience, et à leur place, je n’aurais pas eu de remords de conscience. Sans
cet acte, ils n’auraient pas gagné la guerre et l’État n’aurait pas vu le jour.
»
Vous ne les condamnez pas
moralement ?
« Non.
Ils ont perpétré un nettoyage
ethnique.
« Il y a des circonstances dans l’histoire
qui justifient le nettoyage ethnique. Je sais que ce terme est complètement
négatif dans le narratif du XXIe siècle, mais quand le choix est entre le
nettoyage ethnique et le génocide - l’anéantissement de votre peuple - je
préfère le nettoyage ethnique. »
Et c’était la situation en 1948 ?
« C’était la situation. C’est ce
à quoi le sionisme a été confronté. Un État juif n’aurait pas vu le jour sans
le déracinement de 700 000 Palestiniens. Il était donc nécessaire de les
déraciner. Il n’y avait pas d’autre choix que d’expulser cette population. Il
fallait nettoyer l’arrière-pays, les zones frontalières et les routes
principales. Il fallait nettoyer les villages d’où l’on tirait sur nos convois
et nos campements ».
Le terme « nettoyer » est
terrible.
« Je sais que cela ne sonne pas
bien, mais c’est le terme qu’ils utilisaient à l’époque. Je l’ai adopté à
partir de tous les documents de 1948 dans lesquels je suis plongé ».
Ce que vous dites est difficile à
écouter et à digérer. Vous semblez avoir le cœur dur.