Ari Shavit, Haaretz, 8/1/2004
Traduit et présenté par Fausto Giudice, Tlaxcala
Benny Morris affirme qu’il a toujours été sioniste. Les gens se sont trompés en le qualifiant de post-sioniste, en pensant que son étude historique sur la naissance du problème des réfugiés palestiniens avait pour but d’affaiblir l’entreprise sioniste. C’est absurde, dit Morris, c’est totalement infondé. Certains lecteurs ont simplement mal lu le livre. Ils ne l’ont pas lu avec le même détachement, la même neutralité morale que celui qui l’a écrit. Ils sont donc arrivés à la conclusion erronée que lorsque Morris décrit les actes les plus cruels perpétrés par le mouvement sioniste en 1948, il les condamne, que lorsqu’il décrit les opérations d’expulsion à grande échelle, il les dénonce. Ils ne concevaient pas que le grand documenteur des péchés du sionisme s’identifie en fait à ces péchés. Qu’il pense que certains d’entre eux, au moins, étaient inévitables.
Il y a deux ans, des voix différentes ont commencé à se faire entendre. L’historien considéré comme un gauchiste radical a soudain affirmé qu’Israël n’avait personne à qui parler. Le chercheur accusé de haïr Israël (et boycotté par l’establishment universitaire israélien) a commencé à publier des articles en faveur d’Israël dans le journal britannique The Guardian.
Alors que le citoyen Morris s’est avéré être une colombe pas tout à fait blanche comme neige, l’historien Morris a continué à travailler sur la traduction en hébreu de son énorme ouvrage « Righteous Victims : A History of the Zionist-Arab Conflict, 1881-2001 », écrit dans l’ancien style de la recherche de la paix. Dans le même temps, l’historien Morris a achevé la nouvelle version de son livre sur le problème des réfugiés, qui va renforcer les mains de ceux qui abominent Israël. Ainsi, au cours des deux dernières années, le citoyen Morris et l’historien Morris ont travaillé comme s’il n’y avait aucun lien entre eux, comme si l’un essayait de sauver ce que l’autre s’obstinait à éradiquer.
Les deux livres paraîtront le mois prochain. Le livre sur l’histoire du conflit sioniste-arabe sera publié en hébreu par Am Oved à Tel Aviv, tandis que Cambridge University Press publiera « The Birth of the Palestinian Refugee Problem Revisited » (il a été publié à l’origine, chez CUP, en 1987). Ce livre décrit avec une précision effrayante les atrocités de la Nakba. Morris n’est-il pas effrayé par les implications politiques actuelles de son étude historique ? Ne craint-il pas d’avoir contribué à faire d’Israël un État presque paria ? Après quelques instants de dérobade, Morris admet que oui. Parfois, il est vraiment effrayé. Parfois, il se demande ce qu’il a fait.
Il est petit, rondouillard et très intense. Fils d’immigrants anglais, il est né au kibboutz Ein Hahoresh et a été membre du mouvement de jeunesse de gauche Hashomer Hatza’ir. Dans le passé, il a été journaliste au Jerusalem Post et a refusé de faire son service militaire dans les territoires occupés depuis 1967. Il est aujourd’hui professeur d’histoire à l’université Ben-Gourion du Néguev, à Be’er Sheva. Mais assis dans son fauteuil, dans son appartement de Jérusalem, il n’endosse pas le costume de l’universitaire prudent. Loin de là : Morris crache ses mots, rapidement et énergiquement, débordant parfois sur l’anglais. Il ne réfléchit pas à deux fois avant de lancer les déclarations les plus tranchantes et les plus choquantes, qui sont loin d’être politiquement correctes. Il décrit avec désinvolture des crimes de guerre horribles, peint des visions apocalyptiques le sourire aux lèvres. Il donne à l’observateur le sentiment que cet individu agité, qui a ouvert de ses propres mains la boîte de Pandore sioniste, a encore du mal à faire face à ce qu’il y a trouvé, à gérer les contradictions internes qui sont son lot et notre lot à tous.
Viol, massacre, transfert
Benny Morris, la nouvelle version de votre livre sur la naissance du problème des réfugiés palestiniens doit être publiée dans le mois qui vient. Qui sera le moins satisfait de ce livre : les Israéliens ou les Palestiniens ?
« Le livre révisé est une arme à double tranchant. Il s’appuie sur de nombreux documents qui n’étaient pas à ma disposition lorsque j’ai écrit le livre original, la plupart d’entre eux provenant des archives des forces de défense israéliennes. Ces nouveaux documents montrent que les massacres perpétrés par les Israéliens ont été beaucoup plus nombreux que je ne l’avais pensé. À ma grande surprise, il y a également eu de nombreux cas de viols. Au cours des mois d’avril et de mai 1948, des unités de la Haganah [la force de “défense” d’avant la création de l’État, précurseur des FDI] ont reçu des ordres opérationnels indiquant explicitement qu’elles devaient déraciner les villageois, les expulser et détruire les villages eux-mêmes.
« En même temps, il s’est avéré qu’il y avait une série d’ordres émis par le Haut Comité arabe et par les niveaux intermédiaires palestiniens pour retirer les enfants, les femmes et les personnes âgées des villages. Ainsi, d’une part, le livre renforce l’accusation portée contre la partie sioniste, mais d’autre part, il prouve également que beaucoup de ceux qui ont quitté les villages l’ont fait avec l’encouragement de la direction palestinienne elle-même. »
Selon vos nouvelles conclusions, combien de cas de viols israéliens ont été recensés en 1948 ?
« Une douzaine. À Acre, quatre soldats ont violé une jeune fille et l’ont assassinée, ainsi que son père. À Jaffa, des soldats de la brigade Kiryati ont violé une fille et tenté d’en violer plusieurs autres. À Hunin, en Galilée, deux filles ont été violées puis assassinées. Il y a eu un ou deux cas de viol à Tantura, au sud de Haïfa. Il y a eu un cas de viol à Qula, dans le centre du pays. Dans le village d’Abu Shusha, près du kibboutz Gezer [dans la région de Ramle], il y avait quatre prisonnières, dont l’une a été violée à plusieurs reprises. Et il y a eu d’autres cas. En général, plus d’un soldat était impliqué. En général, il y avait une ou deux filles palestiniennes. Dans une grande partie des cas, l’acte s’est terminé par un meurtre. Étant donné que ni les victimes ni les violeurs n’aimaient rapporter ces événements, nous devons supposer que la douzaine de cas de viols qui ont été rapportés et que j’ai trouvés ne représentent pas toute l’histoire. Ils ne sont que la partie émergée de l’iceberg ».
Selon vos conclusions, combien d’actes de massacre israéliens ont été perpétrés en 1948 ?
« Vingt-quatre. Dans certains cas, quatre ou cinq personnes ont été exécutées, dans d’autres, le nombre était de 70, 80, 100. Il y a également eu beaucoup d’exécutions arbitraires. Deux vieillards sont aperçus en train de marcher dans un champ - ils sont abattus. Une femme est trouvée dans un village abandonné - elle est abattue. Il y a des cas comme celui du village de Dawayima [dans la région d’Hébron], où une colonne est entrée dans le village avec tous les fusils et a tué tout ce qui bougeait.
« Les cas les plus graves sont ceux de Saliha (70-80 tués), Deir Yassin (100-110), Lod (250), Dawayima (des centaines) et peut-être Abu Shusha (70). Il n’y a pas de preuve sans équivoque d’un massacre à grande échelle à Tantura, mais des crimes de guerre y ont été perpétrés [cela fera l’objet d’une polémique avec Ilan Pappé, qui avait soutenu le travail d’enquête de Teddy Katz, NdT]. A Jaffa, il y a eu un massacre dont on ne savait rien jusqu’à présent. Il en va de même à Arab al Muwassi, dans le nord. Environ la moitié des actes de massacre ont été commis dans le cadre de l’opération Hiram [dans le nord, en octobre 1948] : à Safsaf, Saliha, Jish, Eilaboun, Arab al Muwasi, Deir al Asad, Majdal Krum, Sasa. Lors de l’opération Hiram, il y a eu une concentration inhabituellement élevée d’exécutions de personnes contre un mur ou à côté d’un puits, de manière ordonnée.
« Ce n’est pas un hasard. C’est un modèle. Apparemment, les différents officiers qui ont participé à l’opération ont compris que l’ordre d’expulsion qu’ils avaient reçu leur permettait d’accomplir ces actes afin d’encourager la population à prendre la route. Le fait est que personne n’a été puni pour ces actes de meurtre. Ben-Gourion a étouffé l’affaire. Il a couvert les officiers qui ont commis les massacres ».
Ce que vous me dites ici, comme si c’était en passant, c’est que dans l’opération Hiram, il y avait un ordre d’expulsion complet et explicite. Est-ce exact ?
« Oui. L’une des révélations du livre est que le 31 octobre 1948, le commandant du front nord, Moshe Carmel, a ordonné par écrit à ses unités d’accélérer l’expulsion de la population arabe. Carmel a pris cette mesure immédiatement après une visite de Ben-Gourion au Commandement du Nord à Nazareth. Il ne fait aucun doute dans mon esprit que cet ordre émane de Ben-Gourion. Tout comme l’ordre d’expulsion de la ville de Lod, signé par Yitzhak Rabin, a été émis immédiatement après la visite de Ben-Gourion au quartier général de l’opération Dani [juillet 1948]. »
Êtes-vous en train de dire que Ben-Gourion était personnellement responsable d’une politique délibérée et systématique d’expulsion massive ?
« A partir d’avril 1948, Ben-Gourion projette un message de transfert. Il n’y a pas d’ordre explicite écrit de sa part, il n’y a pas de politique globale ordonnée, mais il y a une atmosphère de transfert [de population]. L’idée du transfert est dans l’air. L’ensemble des dirigeants comprend qu’il s’agit de l’idée. Le corps des officiers comprend ce qu’on attend d’eux. Sous Ben-Gourion, un consensus sur le transfert est créé ».
Ben-Gourion était un « transfériste » ?
« Bien sûr. Ben-Gourion était un transfériste. Il avait compris qu’il ne pouvait y avoir d’État juif avec une minorité arabe importante et hostile en son sein. Un tel État n’existerait pas. Il n’aurait pas pu exister.
Je ne vous entends pas le condamner.
« Ben-Gourion avait raison. S’il n’avait pas fait ce qu’il a fait, un État n’aurait pas vu le jour. Cela doit être clair. Il est impossible de l’éluder. Sans le déracinement des Palestiniens, un État juif n’aurait pas vu le jour ici ».
Quand le nettoyage ethnique est justifié
Benny Morris, depuis des décennies, vous faites des recherches sur la face cachée du sionisme. Vous êtes un expert des atrocités commises en 1948. En fin de compte, justifiez-vous tout cela ? Êtes-vous un défenseur du transfert de 1948 ?
« Il n’y a aucune justification pour les actes de viol. Rien ne justifie les actes de massacre. Ce sont des crimes de guerre. Mais dans certaines conditions, l’expulsion n’est pas un crime de guerre. Je ne pense pas que les expulsions de 1948 aient été des crimes de guerre. On ne peut pas faire une omelette sans casser des œufs. Il faut se salir les mains ».
Nous parlons du meurtre de milliers de personnes, de la destruction d’une société entière.
« Une société qui veut vous tuer vous oblige à la détruire. Quand on a le choix entre détruire ou être détruit, il vaut mieux détruire. »
Le calme avec lequel vous dites cela a quelque chose d’effrayant.
« Si vous vous attendiez à ce que j’éclate en sanglots, je suis désolé de vous décevoir. Je ne le ferai pas. »
Ainsi, lorsque les commandants de l’opération Dani observent la longue et terrible colonne des 50 000 personnes expulsées de Lod qui se dirigent vers l’est, vous vous tenez à leurs côtés ? Vous les justifiez ?
« Je les comprends tout à fait. Je comprends leurs motivations. Je ne pense pas qu’ils aient eu de remords de conscience, et à leur place, je n’aurais pas eu de remords de conscience. Sans cet acte, ils n’auraient pas gagné la guerre et l’État n’aurait pas vu le jour. »
Vous ne les condamnez pas moralement ?
« Non.
Ils ont perpétré un nettoyage ethnique.
« Il y a des circonstances dans l’histoire qui justifient le nettoyage ethnique. Je sais que ce terme est complètement négatif dans le narratif du XXIe siècle, mais quand le choix est entre le nettoyage ethnique et le génocide - l’anéantissement de votre peuple - je préfère le nettoyage ethnique. »
Et c’était la situation en 1948 ?
« C’était la situation. C’est ce à quoi le sionisme a été confronté. Un État juif n’aurait pas vu le jour sans le déracinement de 700 000 Palestiniens. Il était donc nécessaire de les déraciner. Il n’y avait pas d’autre choix que d’expulser cette population. Il fallait nettoyer l’arrière-pays, les zones frontalières et les routes principales. Il fallait nettoyer les villages d’où l’on tirait sur nos convois et nos campements ».
Le terme « nettoyer » est terrible.
« Je sais que cela ne sonne pas bien, mais c’est le terme qu’ils utilisaient à l’époque. Je l’ai adopté à partir de tous les documents de 1948 dans lesquels je suis plongé ».
Ce que vous dites est difficile à écouter et à digérer. Vous semblez avoir le cœur dur.