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28/09/2023

LUIS E. SABINI FERNÁNDEZ
NO FUTURE : ces lendemains qui ne chantent plus


 Luis E. Sabini Fernández, 26/9/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

La notion de futur s’est considérablement modifiée.

Je suis assez âgé pour le savoir par expérience et pas seulement intellectuellement.

L’avenir révolutionnaire que le socialisme en général et le marxisme en particulier, critiquant la religion chrétienne qui plaçait la félicité dans “l’au-delà” et la revendiquant pour notre en-deçà, pour notre avenir même sur terre (sur la Terre), malgré son apparente prétention à des améliorations concrètes de la vie humaine, n’a pas cessé d’être une revendication post vitam.

 

 Le laboureur rouge, de Boris Zvorykin (1872-1945), 1920 : “Dans les champs sauvages, sur les décombres du féodalisme et du capital, nous labourerons notre champ”.

La description même de l’URSS comme “paradis des travailleurs” révèle son caractère de mauvais coup (comme un jeu de bonneteau). Elle a probablement été faite en toute mauvaise conscience, car au moins les échelons supérieurs de la nomenklatura le savaient : en URSS, la condition de la classe ouvrière était un néo-esclavage. Et de ce côté-là, l’accès au paradis était définitivement inaccessible.

Mais il y avait tout un peuple qui était plein d’espoir. C’est ainsi que la présence, l’existence de l’URSS a été vécue, grosso modo, entre les années 1950 et les années 1980 (avant, dans les années 1920, le feu révolutionnaire ne traversait aucun paradis et plus tard, dans les années 1980, les concessions tactiques successives à l’establishment ont mis fin à l’espoir du feu et à l’espoir du paradis).

La référence au futur (“socialiste”) exprimait le caractère d’un alibi idéologique, bien qu’en général les personnes qui adhéraient à de telles “convictions” (par exemple tous les membres des partis communistes et même socialistes), ne se percevaient guère comme l’objet d’une temporalité fallacieuse.


 

Le crash du futur socialiste

1956 est une année clé pour la “chute de ces engagements”, celle d’un socialisme naïf et massifié (certainement pas pour l’intelligentsia, qui a longtemps été impliquée dans des débats et des luttes à la vie à la mort).

Car pendant près de 40 ans, la liturgie officielle soviétique a ignoré les “accidents” de l’anarchisme, du trotskisme, du conseillisme et autres “malformations”, les considérant comme des anomalies qui n’altéraient pas le corpus (sacré) révolutionnaire.

Le 20e Congrès du Parti communiste de l’Union soviétique (PCUS) a alors mis en évidence le caractère endogène du mal. D’un certain mal (et non de tous les maux, comme la droite traditionnelle a immédiatement tenté de l’exploiter en disculpant, comme s’ils n’existaient pas, le colonialisme, le racisme, le militarisme classique, bref le capitalisme).

C’est lorsque le 20e congrès du PCUS a révélé que Staline était un assassin, un dictateur omnipotent. 

1956 a été la première démolition de l’aspiration socialiste à l’avenir (que l’on appelait encore “le futur” [1]).

Le marxisme avait commis un abus intellectuel, un outrage psychique en logeant les rêves de manumission dans “l’avenir”. Et il a commis, en outre, une vulgaire répétition de l’appel des prêtres chrétiens à tolérer les iniquités du présent pour trouver le bonheur dans le futur.

La prétention scientifique à connaître “le futur” a alors fonctionné comme un alibi idéologique.

Car, stricto sensu, on ne peut pas connaître, ni même percevoir, l’avenir.

C’est le scientisme socialiste qui a imposé cette revendication, en modifiant notre propre localisation temporelle et spatiale : le passé était reconnaissable et séparable de toute rêverie passée. Il était certes difficile de le reconnaître, de le retrouver. Le travail historique, la recherche documentaire, pouvaient nous rapprocher asymptotiquement de lui, de ce que nous avions vécu. Notre présent s’évanouissait de seconde en seconde, notre passé devenait de plus en plus insaisissable.

Mais cette temporalité ne commence pas avec le socialisme. C’est l’optimisme bourgeois qui a développé l’idée de futur, un futur toujours meilleur.


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Edward Bellamy, combinant ses origines usaméricaines et l’expansion irrésistible des idées socialistes en Occident dans la seconde moitié du XIXe siècle, a écrit un roman utopique – Cent ans après ou l’An 2000 - d’un techno-optimisme radical, soutenant une société de rêve basée sur de nouveaux gadgets technologiques qui rendraient la vie agréable et enviable : véhicules motorisés tels que les hélicoptères, sermons religieux par téléphone, lave-vaisselle et autres appareils électroménagers, cartes de crédit. Bellamy l’a publié en 1892, alors que tous ces nouveaux gadgets, aujourd’hui banalisés, commençaient à faire leur apparition.

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Ce conte utopique, d’une simplicité candide, est l’une des dernières versions de la grande saga utopique de la modernité avec une charge entièrement positive. Il est très significatif qu’avec la création de l’Union soviétique en 1917, ce genre ait presque disparu dans sa version optimiste et positive. En 1920, Evgueni Zamiatine écrit Nous autres, dans la toute nouvelle URSS, qui raconte une société aux habitations vitrées, c’est-à-dire à la vie quotidienne sans secrets, et à l’esprit plutôt étouffant. Au bout d’un certain temps, il est emprisonné par son ami Joseph Staline. Mais ce dernier sera “magnanime” : il sera emprisonné pendant “seulement” 6 ans, puis exilé (de nombreux récalcitrants et dissidents commenceront dans les années 1930, lorsque Zamiatine sera finalement condamné, à “payer” leurs “déviations” (ou trahisons de la “dictature du prolétariat”), d’un emprisonnement beaucoup plus long et sévère, ou carrément de leur vie.

Notre temporalité, que nous avions l’habitude de décrire comme passé-présent-futur, comptait tout au plus deux membres ou instances tangibles, concrètes : notre présent et le passé que nous construisions ou défaisions au fur et à mesure. L’avenir n’était pas là. Il n’a jamais existé. Notre réalité a toujours été celle que nous abandonnions, en entrant dans notre présent, qui devient invariablement un passé continu (les rythmes, psychologiquement, peuvent varier et l’on peut sentir un présent continu à certains moments et à d’autres, un présent très fugace).

L’effondrement de l’Union soviétique en 1991 a porté un coup fatal à l’idée même de futur. L’option politique a été radicalement rejetée, dans un certain sens, par Francis Fukuyama [2] dans un essai dans lequel il soutenait que l’avenir était déjà arrivé et qu’il s’agissait du système démocratique, de libération des capitaux, sans aucune perspective de changement politique en vue. Même si, des années plus tard, il tentera de faire l’autocritique de son opinion très hâtive, il est clair que l’idée d’un futur socialiste est entrée dans une crise irréversible.

La notion toxique de futur socialiste (qui devait servir d’aspiration, de stratégie de vie) en tant que “nécessité historique”, en tant qu’avenir inévitable, a très clairement révélé son invraisemblance, et sa projection politique a été mortellement blessée.

Le système de pouvoir fonctionnait d’une manière radicalement différente, dépouillé de cette image politiquement chargée d’un futur socialiste, affirmant le présent comme source de pouvoir et de satisfaction. Le monde dans lequel nous vivons, qui nous occupe, nous contraint, nous conditionne par une perpétuelle présentification, nous façonne. Nous percevons que c’est précisément ce qui est valable aujourd’hui, dans notre moment historique.

Cette présentification de nos sociétés s’est opérée par le biais d’une hybris technologique qui a permis à nos sociétés de plus en plus modernisées de répondre à toutes les nouveautés et possibilités offertes par les déploiements technologiques : aujourd’hui, on peut voyager plus vite et dans plus d’endroits ; le tourisme est une activité de loisir de plus en plus permanente et structurée dans nos vies.

Nous avons éliminé les saisons de notre alimentation et nous pouvons manger (presque) indifféremment, n’importe fruit ou légume, pendant les douze mois de l’année (l’accès matériel, c’est autre chose...).

Il en va de même pour la couverture énergétique, qui s’étend à de plus en plus de régions.

Bien sûr, tout cela a un coût, celui d’une usure planétaire de plus en plus importante. Mais compte tenu de la complexité des interrelations techniques, économiques, financières et de travail, il est très difficile de percevoir clairement, par exemple, les coûts environnementaux du fait que presque tout le monde a “presque tout” (et le téléphone portable en premier lieu, incarnation de la présentification consumériste de notre monde actuel).


Le téléphone portable : un élément clé de la vie au présent perpétuel

Le passé et l’avenir ont été mis en crise par une “présentisation” sans clémence et incessante. Le passé avec ses souvenirs, le futur avec ses projets.

Comment prétendre se souvenir de mon père, de ma sœur, de cette autre petite amie, de cette maison confortable, alors que nous avons assez de mal à vivre au jour le jour ! 

Car notre temporalité ne naît pas d’elle-même. Mais de tout l’attirail technologique qui est censé nous assister”.

Toutes les aides, toutes les choses que nous considérons comme des aides, mais qui en réalité nous conditionnent. Mais, bien sûr, sans nous le dire. L’hétéronomie devient très claire avec les adolescents, ceux qui sont déjà entrés dans la roue de la communication cybernétique, soutenue, permanente, mais ils ne sont que des apprentis et des consommateurs. Mais elle nous concerne et nous gouverne tous.

Tout le monde a déjà vécu cette anecdote triviale qui consiste à dire à son amie, à sa cousine ou à son père que l’on a envie d’une pizza et, quelques heures plus tard, son téléphone portable lui propose un flot de pizzerias toutes plus alléchantes les unes que les autres.

Cela révèle que le téléphone portable n’est pas comme les anciens objets technologiques qui nous entouraient de manière inerte. Le téléphone portable agit.

Il contre-agit (à proprement parler, il contre-attaque). C’est de l’intelligence artificielle. Et il n’y a même pas de dialogue socratique, celui qui, même sans être égalitaire, est à la recherche de la vérité. Non, il y a une panoplie innombrable d’invitations, dont beaucoup sont accessibles pour l’utilisateur du téléphone portable, ou plutôt c’est lui qui est “accédé”.

La situation actuelle, avec les “formes cachées de propagande” [3], comme le disent les personnes interrogées dans The Social Dilemma [4], est grave (au sens médical du terme ; elle peut causer la mort). Il ne s’agit pas ici des prouesses des bots, de la 3G, de la 4G, de la 5G, des vitesses de transmission, du téléchargement et d’autres inventions éblouissantes (et toxiques), mais des résultats sociaux qui sont de plus en plus clairs : les utilisateurs sont modifiés, défiés, interrogés à partir, par exemple, d’applications mobiles. Le résultat décrit dans The Social Dilemma (Le dilemme social) est le suivant : « chaos massif, indignation, manque de civilité, manque de confiance les uns envers les autres, solitude, aliénation, plus de polarisation, plus de piratage électoral, de populisme, de diversion et d’incapacité à réfléchir aux vrais problèmes ».

Les personnes interrogées dans cette docufiction, qui ont tous été à un moment donné des personnes clés des hauts-lieux du numérique actuels (anciens employés de Google, Twitter, Facebook, etc.), parlent de “monstres numériques hors de contrôle”. La description d’un futur par Jaron Lanier est frappante, au vu des affrontements croissants, des difficultés de compréhension qu’il voit poindre aux USA : “guerre civile, dans 20 ans au max”. “Nous détruirons notre civilisation par une ignorance délibérée”. Il précise : « nous pourrions ne pas être en mesure de résoudre la question du climat, nous pourrions dégrader les démocraties du monde et les faire tomber dans une sorte d’autocratie dysfonctionnelle, nous pourrions ruiner l’économie mondiale, nous pourrions ne pas survivre ».

Même l’auto-protagonisme déplaisant que cet USAméricain attribue aux USA et à leur peuple, ainsi qu’à leur nombrilisme (impérial, délibéré ou non), doit être considéré comme une part de vérité. Car si les USA ne sont pas seuls et n’ont pas réalisé leur rêve impérial de 1945, ils s’en sont pas mal rapprochés. Et c’est particulièrement visible dans les profils technologiques qui nous gouvernent, dans les modalités consuméristes qui nous ravagent.

Les personnages de cette docufiction posent bien le diagnostic final en écartant toute attitude de rejet primitiviste et absolu ; l’un des protagonistes (Tristan Harris) affirme clairement que ce qui a envahi nos vies est “à la fois une utopie et une dystopie".

Le dilemme social ne donne en tout cas aucune piste pour sortir du merdier.

Un autre personnage fait remarquer, de manière conciliante, qu’“il faut accepter que les entreprises veuillent faire de l’argent”, ce qui signifie que le problème et la solution ne transcendent pas ce que nous appelons le capitalisme. Mais sa description est essentielle : « le malheur, c’est qu’il n’y a pas de lois, pas de règles, pas de concurrence et que les entreprises agissent comme une sorte de gouvernement de facto ». Bref, une dictature. Parce qu’une entreprise, un dirigeant, une église qui agit pour son seul intérêt, sans rendre de comptes, c’est de la dictature.

Le problème est que c’est ainsi que le grand capital a agi dans tous les temps et circonstances “nécessaires” : c’est ainsi que l’extractivisme “originel” s’est développé à partir de 1492 ; c’est ainsi que la pétrochimie s’est développée, en pleine hybris, empoisonnant la planète entière ; c’est ainsi que la médecine, le Big Pharma, s’est développée, au-dessus de toutes les lois, générant l’iatrogénèse.

Jonathan Cook explique bien l’historique de cette question : « Les graines de la nature destructrice trop évidente du néolibéralisme d’aujourd’hui ont été plantées il y a longtemps, lorsque l’Occident “civilisé et industrialisé” a décidé que sa mission était de conquérir et d’assujettir le monde naturel en adoptant une idéologie qui fétichisait l’argent et transformait les humains en objets à exploiter ». [5]

Cook dit bien “néolibéralisme”. Dans toutes les Amériques, comme en Europe, c’est la catégorie conceptuelle de base, le cadre culturel dans lequel nous évoluons.

Et avec l’effondrement du socialisme, nous n’avons pas seulement perdu un rêve malheureux, nous avons aussi perdu, semble-t-il, la capacité de rêver, car je relève ici une autre observation de Cook lui-même, aussi révélatrice que la précédente : « l’idéologie qui est devenue une boîte noire, une prison mentale, dans laquelle nous sommes devenus incapables d’imaginer une autre façon d’organiser notre vie, un autre avenir que celui auquel nous sommes destinés en ce moment. Le nom de cette idéologie est le capitalisme ». Fukuyama reloaded. Le dilemme social ne va pas jusque-là.  

La notion de futur a donc pratiquement disparu. Et on ne peut que s’s’en réjouir : les mirages sont toujours de mauvais maîtres.

Sauf que la notion de no-future est si dévastatrice.

Parce que si l’idée d’un futur connaissable devient facilement oppressive, l’idée de ne pas avoir d’avenir est encore plus radicalement terrifiante.

 


No Future, par Maria Llovet, 2010

 

 Notes

[1] J’ai connu les effets du 20ème Congrès dans ma famille. Un oncle très imbu de lui-même et de son communisme, après avoir d’abord nié l’existence du 20ème  congrès, puis expliqué avec condescendance qu’il s’agissait de versions de “la presse bourgeoise”, a un jour pris une cuite qui a duré des mois (ayant retrouvé sa sobriété grâce à des mains très amicales, il est devenu un antistalinien fervent, comme tout son parti : il a perdu la plate-forme mais pas la ferveur, désormais “accroché au pinceau”).

[2] La fin de l’histoire et le dernier homme, Flammarion, 1992, dans lequel l’auteur considère que la lutte des classes, et donc, de manière hégélienne, l’histoire - en tant que lutte des idéologies - est terminée.

[3] Voir ce que Vance Packard a écrit il y a plusieurs dizaines d’années. Et ce qui s’est passé depuis.

[4] Docufiction usaméricaine réalisé epar Jeff Ortowski. Avec Tristan Harris, Jaron Lanier, Shoshana Zuboff et d’autres. Septembre 2020. Visible sur Netflix ou ici gratuitement

[5]  Pourquoi le monde part en couilles