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19/02/2024

« Aux grands hommes, la Patrie reconnaissante » : la nouvelle panthéonnade de Macron

Ainsi donc, deux nouveaux métèques vont faire leur entrée au Panthéon ce 21 février : Missak et Mélinée Manouchian, Arméniens, apatrides, communistes, résistants, vont rejoindre Joséphine Baker, Simone Veil et 80 autres « grands hommes » (dont 8 femmes) dans ce « temple républicain » dont la coupole est surmontée par une croix chrétienne, dans le plus pur esprit de la laïcité à la française.

Une croix dont les apparitions et les disparitions ont suivi les changements de régime depuis 244 ans. La Convention de 1791 avait fait de l’Église Sainte-Geneviève construite avant la Révolution ce « Panthéon » inspiré du Panthéon de Rome pour y enterrer Mirabeau, puis Voltaire, Rousseau, Descartes et autres, Napoléon Ier en avait refait une église, puis Louis Philippe l’avait de nouveau laïcisé en 1830, avant que Napoléon III en refasse un lieu de culte chrétien, puis la Commune de Paris avait scié les bras de la croix, y accrochant un drapeau rouge. L’Ordre moral instauré par Les Versaillais massacreurs des Communards -l’un d’eux, le journaliste Jean-Baptiste Millière, fut fusillé à genoux sur les marches du Panthéon - avait restauré la croix et la République y enterra en grands pompes Victor Hugo en 1885, lui qui avait écrit en 1852 dans son pamphlet Napoléon le petit : « Il [Napoléon III] a enfoncé un clou sacré dans le mur du Panthéon et il a accroché à ce clou son coup d'État. »

Et aucune des républiques qui se sont succédé depuis lors ne s’est souciée de la présence de cette croix au sommet du « Temple ». Laquelle croix ne gêne pas non plus les francs-maçons qui ont convaincu Macron d’honorer ces deux terroristes apatrides que furent Missak et Mélinée.

Nos deux Arméniens seront donc honorés mercredi en présence de Madame Le Pen [lire ci-dessous], qui vient d’accueillir dans les rangs de son parti Fabrice Leggeri, qui démissionna de son poste de directeur de l’agence Frontex en 2022, pour éviter les désagréments d’une enquête sur ses pratiques illégales de renvois de demandeur d’asile vers leurs pays et se prépare à une confortable fin de carrière comme député européen.

Si les Manouchian et leurs camarades polonais, italiens, espagnols, hongrois et roumains avaient vécu dans l’Europe du XXIème siècle, ils n’auraient sans doute pas été fusillés, mais seulement mis dans des centres de rétention et réexpédiés en charters vers les enfers qu’ils avaient fui. Si Macron avait vraiment voulu honorer les métèques FTP-MOI morts pour la France, ce sont tous les 23 martyrs du 21 février 1944 qu’il aurait du faire entrer au Panthéon, comme le lui demandaient les signataires de l’appel ci-dessous. Mais c’était quand même trop lui demander-FG

« Missak Manouchian doit entrer au Panthéon avec tous ses camarades »

Collectif, Le Monde,  23/11/2023

Si les résistants Missak et Mélinée Manouchian entreront au Panthéon le 21 février 2024, leurs 22 camarades du groupe FTP-MOI méritent eux aussi cet honneur, rappelle, dans une tribune au « Monde », un collectif constitué de descendants de ces martyrs et d’intellectuels, parmi lesquels Costa-Gavras, Delphine Horvilleur, Patrick Modiano, Edgar Morin ou encore Annette Wieviorka.

Fresque murale du peintre Popof en hommage au groupe Manouchian, angle rue du Surmelin et rue Darcy, Ménilmontant, Paris 20e (Photo Marie-José PL)

Monsieur le Président de la République, nous vous écrivons cette lettre dans l’espoir d’empêcher une injustice. Vous avez annoncé le 18 juin votre choix de faire entrer au Panthéon les dépouilles de Missak Manouchian et de son épouse, Mélinée, en février 2024, à l’occasion du quatre-vingtième anniversaire du martyre du groupe de résistance à l’occupation nazie et à ses collaborateurs français. Le 21 février 1944, vingt-deux hommes furent fusillés au Mont-Valérien. La seule femme de leur réseau fut décapitée à Stuttgart, le 10 mai 1944.

Portrait de Manouchian dans  la maison d’arrêt de Fresnes, par Christian Guémy alias C215

Votre décision est une heureuse nouvelle qui nous a réjouis. Mettant fin à un trop long oubli, elle marque la reconnaissance de la contribution décisive des résistants internationalistes à la libération de la France et au rétablissement de la République. Manouchian et ses camarades appartenaient en effet aux Francs-tireurs et partisans - Main-d’œuvre immigrée (FTP-MOI), une unité de la Résistance communiste composée en grande part d’étrangers, de réfugiés et d’immigrés.  « Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant », rappelait Louis Aragon en les célébrant dans son poème « L’Affiche rouge », où il évoquait leurs noms « difficiles à prononcer ».

Place Henri-Krasucki, Paris 20e

En nos temps ô combien incertains où de nouvelles ombres gagnent, où xénophobie, racisme, antisémitisme et toutes les formes de rejet de l’autre, de l’étranger et du différent menacent, cet hommage patriotique et républicain est un message de fraternité qui rappelle que la France a toujours été faite du monde, de la diversité de son peuple et de la pluralité de ses cultures grâce à l’apport de toutes ses communautés d’origine étrangère. C’est surtout un message universel qui souligne combien les idéaux d’égalité des droits, sans distinction de naissance, de croyance ou d’apparence, initialement proclamés par la Déclaration des droits de l’homme de 1789, pour lesquels Manouchian et ses camarades ont donné leurs vies, peuvent soulever le monde entier.



Sans en oublier un seul

Or, Monsieur le Président, c’est ce message que contredit le choix de faire entrer au Panthéon Missak et Mélinée Manouchian, et eux seuls. Eux-mêmes ne l’auraient sans doute ni compris ni souhaité. Isoler un seul nom, c’est rompre la fraternité de leur collectif militant. Distinguer une seule communauté, c’est blesser l’internationalisme qui les animait. Ce groupe de résistants communistes ne se résume pas à Manouchian qui, certes, en fut le responsable militaire avant que la propagande allemande ne le promeuve chef d’une bande criminelle. Et le symbole qu’il représente, à juste titre, pour nos compatriotes de la communauté arménienne est indissociable de toutes les autres nationalités et communautés qui ont partagé son combat et son sacrifice.

Monsieur le Président, nous espérons vous avoir convaincu que Missak Manouchian ne saurait entrer seul au Panthéon, fût-ce en compagnie de son épouse. Ce sont les vingt-trois, tous ensemble, qui font l’épaisseur de cette histoire, la leur devenue la nôtre, celle de la France, hier comme aujourd’hui. Les vingt-trois, sans en oublier un seul : juifs polonais, républicains espagnols, antifascistes italiens, et bien d’autres encore.

Nous vous demandons donc de faire en sorte qu’il soit accompagné par ses vingt-deux camarades : l’Arménien Armenak Arpen Manoukian, l’Espagnol Celestino Alfonso, les Italiens Rino Della Negra, Spartaco Fontanot, Cesare Luccarni, Antoine Salvadori et Amedeo Usseglio, les Français Georges Cloarec, Roger Rouxel et Robert Witchitz, les Hongrois Joseph Boczov, Thomas Elek et Emeric Glasz, les Polonais Maurice Füngercwaig, Jonas Geduldig, Léon Goldberg, Szlama Grzywacz, Stanislas Kubacki, Marcel Rajman, Willy Schapiro et Wolf Wajsbrot, et la Roumaine Olga Bancic.

Ils étaient vingt-trois, « vingt et trois qui criaient la France en s’abattant » – Aragon toujours –, vingt et trois qui disent notre patrie commune, sa richesse et sa force. Vingt et trois qui, à l’heure de la reconnaissance nationale, sont indissociables.

Signataires : Juana Alfonso, petite fille de Celestino Alfonso ; Patrick Boucheron, historien, professeur au Collège de France ; Michel Broué, mathématicien ; Patrick Chamoiseau, écrivain ; Costa-Gavras, cinéaste, président de La Cinémathèque française ; Elise Couzens et Fabienne Meyer, cousines germaines de Marcel Rajman ; Michel, Patrice et Yves Della Negra, neveux de Rino Della Negra ; René Dzagoyan, écrivain ; Jean Estivil, neveu de Celestino Alfonso ; André Grimaldi, professeur émérite de médecine ; Anouk Grinberg, comédienne et artiste ; Jean-Claude Grumberg, écrivain et homme de théâtre ; Yannick Haenel, écrivain ; Delphine Horvilleur, rabbine et écrivaine ; Serge et Beate Klarsfeld, historiens ; Mosco Levi Boucault, réalisateur ; Patrick Modiano, écrivain, prix Nobel de littérature ; Edgar Morin, sociologue et philosophe ; Edwy Plenel, journaliste ; Anne Sinclair, journaliste ; Thomas Stern, neveu de Thomas Elek ; Annette Wieviorka, historienne, directrice de recherche au CNRS ; Ruth Zylberman, écrivaine et réalisatrice.

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Hommage à Missak et Mélinée Manouchian : non à la présence du RN au Panthéon

Nous ne souhaitons pas la présence du Rassemblement national à l'hommage rendu mercredi, au Panthéon. L'histoire et les valeurs de ce parti sont en contradiction avec le combat des résistants des FTP-MOI, étrangers, juifs, communistes.

Descendants des membres du « groupe Manouchian », nous ne souhaitons pas la présence du Rassemblement national à l'hommage rendu mercredi, au Panthéon.

L'histoire et les valeurs de ce parti sont en contradiction avec le combat des résistants des FTP-MOI, étrangers, juifs, communistes.

A l'heure où le Rassemblement national remet en cause le droit du sol, la présence des représentants de ce parti serait une insulte à la mémoire de ceux qui ont versé leur sang sur le sol français.

Nous ne voulons pas participer à la stratégie de dédiabolisation d'un parti xénophobe et raciste. Missak Manouchian et ses camarades ne l'auraient pas supporté. 

Signataires :

Familles de Celestino Alfonso, Joseph Epstein, Marcel Rajman, Wolf Wajsbrot, Missak Manouchian et Amedeo Usseglio

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Manouchian : Missak et Mélinée Manouchian, deux orphelins du génocide des Armeniens engagés dans la Résistance française

Manouchian
Missak et Mélinée Manouchian, deux orphelins du génocide des Arméniens engagés dans la Résistance française
Astrig Atamian Claire Mouradian Denis Peschanski

Editions Textuel, novembre 2023
ISBN : 978-2-84597-961-1
192 pages
250 images
39 €
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Manouchian : Missak et Mélinée Manouchian, deux orphelins du génocide des Armeniens engagés dans la Résistance française

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➤Antoine Perraud
Retour sur l’éclairante « affaire Manouchian » de 1985
En 1985, un documentaire de Mosco Levi Boucault, « Des “terroristes” à la retraite », retraçait l’action des FTP-MOI, avant l’arrestation du groupe. Ce fut « l’affaire Manouchian ». Revoyons ce film aussi capital que discutable.


➤Mosco revisite l’ouverture de son documentaire « Des ‘terroristes’ à laretraite »

18/12/2023

ROBERTO CICCARELLI
Le siècle bref de Toni Negri

Toni Negri est mort à Paris dans la nuit du 15 au 16 décembre. Il avait eu 90 ans le 1er  août dernier. Celui que les médias italiens s'acharnent à appeler « il cattivo maestro degli anni di piombo », le « mauvais maître des années de plomb », avait su survivre à la répression féroce déchaînée contre l’Autonomie ouvrière organisée, non sans tâter de quelques années prison. Pour qui l’a connu, il restera dans nos mémoires comme une figure élégante, intelligente, chaleureuse, bref un vrai prince de la Renaissance égaré dans une Italie du XXème siècle livrée au Tout-Profit et à la Combinazione. Il croisera peut-être, entre la Troisième et la Septième Sphère du Paradis de Dante d’autres hérétiques, comme l’autre grand Antonio (Gramsci) ou Pierpaolo (Pasolini).-FG


 Roberto Ciccarelli, il manifesto, 5/8/2023
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Rencontre. L’opéraïsme, les années 70, le 7 avril, Rossanda, la reconnaissance mondiale : les 90 ans d’un philosophe communiste

 
Il a eu 90 ans le 1er aout. Photo Judith Revel

Toni Negri, tu as quatre-vingt-dix ans. Comment vis-tu ton temps aujourd’hui ?
 Je me souviens que Gilles Deleuze souffrait d’une maladie similaire à la mienne. À l’époque, il n’y avait pas l’assistance et la technologie dont nous bénéficions aujourd’hui. La dernière fois que je l’ai vu, il se déplaçait dans un fauteuil roulant avec des bouteilles d’oxygène. C’était vraiment difficile. C’est également le cas pour moi aujourd’hui. Je pense que chaque jour qui passe à cet âge est un jour de moins. Tu n’as pas la force d’en faire un jour magique. C’est comme lorsque tu mangez un bon fruit et qu’il te laisse un goût merveilleux dans la bouche. Ce fruit, c’est probablement la vie. C’est une de ses grandes vertus.

Quatre-vingt-dix ans, c’est un siècle bref.
 Il peut y avoir divers siècles courts. Il y a la période classique définie par Hobsbawm qui va de 1917 à 1989. Il y a eu le siècle américain, beaucoup plus court. Il va des accords monétaires et de la définition de la gouvernance mondiale à Bretton Woods jusqu’aux attentats de septembre 2001 contre les tours jumelles. Quant à moi, mon long siècle a commencé avec la victoire bolchevique, peu avant ma naissance, et s’est poursuivi avec les luttes ouvrières et tous les conflits politiques et sociaux auxquels j’ai participé.

Ce siècle bref s’est achevé sur une défaite colossale.
 Certes. Mais on pensait que l’histoire était finie et que l’ère de la mondialisation apaisée avait commencé. Rien n’est plus faux, comme nous le constatons chaque jour depuis plus de trente ans. Nous sommes dans une ère de transition, mais en réalité nous l’avons toujours été. Bien que sous les radars, nous sommes dans un temps nouveau marqué par une résurgence mondiale des luttes face à laquelle la riposte est dure. Les luttes des travailleurs ont commencé à croiser de plus en plus les luttes féministes, antiracistes, pour la défense des migrants et la liberté de circulation, ou les luttes écologistes.

Philosophe, tu accèdes très jeune à une chaire à Padoue. Tu participes aux Quaderni Rossi, la revue de l’opéraïsme italien. Tu enquêtes, tu fais du travail de terrain dans les usines, en commençant par la pétrochimie à Marghera. Tu as d’abord fait partie de Potere Operaio, puis d’Autonomia Operaia. Tu as vécu le long 68 italien, à commencer par l’impétueux 69 ouvrier du Corso Traiano à Turin. Quel a été le moment politique culminant de cette histoire ?
 Les années 1970, lorsque le capitalisme a anticipé avec force une stratégie pour son avenir. Par le biais de la mondialisation, il a précarisé le travail industriel ainsi que l’ensemble du processus d’accumulation de la valeur. Dans cette transition, de nouveaux pôles productifs ont été allumés : le travail intellectuel, le travail affectif, le travail social qui construit la coopération. À la base de la nouvelle accumulation de valeur, il y a bien sûr aussi l’air, l’eau, le vivant et tous les biens communs que le capital a continué d’exploiter pour contrer la baisse du taux de profit qu’il connaissait depuis les années 1960.

Pourquoi la stratégie capitaliste l’a-t-elle emporté depuis le milieu des années 1970 ?
 Parce qu’il y a eu un manque de réaction de la part de la gauche. En effet, pendant longtemps, l’ignorance de ces processus a été totale. À partir de la fin des années 1970, on a assisté à la suppression de toute force intellectuelle ou politique, ponctuelle ou mouvementiste, qui tentait de montrer l’importance de cette transformation, et qui visait à la réorganisation du mouvement ouvrier autour de nouvelles formes de socialisation et d’organisation politique et culturelle. Ce fut une tragédie. C’est là que la continuité du siècle bref apparaît dans le temps que nous vivons. Il y a eu une volonté de la gauche de bloquer le cadre politique sur ce qu’elle possédait.

Marco Pannella (Parti Radical), Rossana Rossanda, Toni Negri et Jaroslav Novak (Potere Operaio)

Et que possédait cette gauche ?
Une image puissante mais déjà alors inadéquate. Elle a mythifié la figure de l’ouvrier industriel sans se rendre compte qu’il voulait autre chose. Il ne voulait pas s’installer dans l’usine d’Agnelli, mais détruire son organisation ; il voulait construire des voitures et les offrir aux autres sans asservir personne. À Marghera, il ne voulait pas mourir d’un cancer ou détruire la planète. C’est au fond ce que Marx a écrit dans la Critique du programme de Gotha : contre l’émancipation par le travail marchandisé de la social-démocratie et pour la libération de la force de travail du travail marchandisé. Je suis convaincu que la direction prise par l’Internationale communiste - de manière évidente et tragique avec le stalinisme, puis de manière de plus en plus contradictoire et impétueuse - a détruit le désir qui avait mobilisé des masses gigantesques. Tout au long de l’histoire du mouvement communiste, c’est autour de ça que s’est menée la bataille.

Qu’est-ce qui s’affrontait sur ce champ de bataille ?
 D’une part, il y avait l’idée de libération. En Italie, elle était éclairée par la résistance contre le nazifascisme. L’idée de libération a été projetée dans la Constitution elle-même, telle que nous, les jeunes d’alors, l’avons interprétée à l’époque. Et à cet égard, je ne sous-estimerais pas l’évolution sociale de l’Église catholique qui a culminé avec le Concile Vatican II. D’autre part, il y avait le réalisme hérité de la social-démocratie par le parti communiste italien, celui d’Amendola et des togliattiens de diverses origines. Tout a commencé à s’effondrer dans les années 70, lorsque l’occasion s’est présentée d’inventer une nouvelle façon de vivre, une nouvelle façon d’être communiste.

Tu continues à te qualifier de communiste. Qu’est-ce que cela signifie aujourd’hui ?
 Ce que cela signifiait pour moi quand j’étais jeune : connaître un avenir dans lequel nous aurions le pouvoir d’être libres, de travailler moins, de nous aimer les uns les autres. Nous étions convaincus que les concepts bourgeois tels que la liberté, l’égalité et la fraternité pouvaient se concrétiser dans les mots d’ordre de la coopération, de la solidarité, de la démocratie radicale et de l’amour. Nous l’avons pensé et agi, et c’est ce qu’a pensé la majorité qui a voté à gauche et l’a faite exister. Mais le monde était et reste insupportable, il entretient un rapport contradictoire avec les vertus essentielles du vivre ensemble. Mais ces vertus ne se perdent pas, elles s’acquièrent par la pratique collective et s’accompagnent de la transformation de l’idée de productivité, qui ne consiste pas à produire plus de biens en moins de temps, ni à mener des guerres toujours plus dévastatrices. Il s’agit au contraire de nourrir tout le monde, de moderniser, de rendre heureux. Le communisme est une passion collective joyeuse, éthique et politique qui lutte contre la trinité de la propriété, des frontières et du capital.

La rafle du 7 avril 1979, premier moment de la répression du mouvement de l’autonomie ouvrière, a marqué un tournant. Pour d’autres raisons, à mon avis, c’est aussi un tournant pour l’histoire du journal il manifesto grâce à une vibrante campagne de soutien qui a duré des années, un cas de journalisme unique mené avec des militants du mouvement, un groupe d’intellectuels courageux, le parti radical. Huit ans plus tard, le 9 juin 1987, lorsque le château de cartes des accusations changeantes et infondées a été démoli, Rossana Rossanda a écrit qu’il s’agissait d’une “réparation tardive et partielle de beaucoup de choses irréparables”. Qu’est-ce que cela signifie pour toi aujourd’hui ?
 C’est avant tout le signe d’une amitié qui ne s’est jamais démentie. Rossana était pour nous une personne d’une incroyable générosité. Même si, à un moment donné, elle s’est arrêtée elle aussi : elle ne parvenait pas à imputer au PCI ce qu’il était devenu.

Qu’était-il devenu ?
 Un oppresseur. Il a massacré ceux qui dénonçaient le pétrin dans lequel il s’était fourré. Dans ces années-là, nous avons été nombreux à le lui dire. Il y avait une autre voie, celle d’écouter la classe ouvrière, le mouvement étudiant, les femmes, toutes les nouvelles formes dans lesquelles s’organisaient les passions sociales, politiques et démocratiques. Nous avons proposé une alternative de manière honnête, propre et massive. Nous faisions
partie d’un énorme mouvement qui investissait les grandes usines, les écoles, les générations. La fermeture de la part du PCI a conduit à l’émergence de l’extrémisme terroriste. Nous avons payé pour tout cela, et lourdement. À moi seul, j’ai passé au total quatorze ans en exil et onze ans et demi en prison. Il manifesto a toujours défendu notre innocence. Il était complètement idiot que moi ou d’autres membres de l’Autonomia soyons considérés comme les kidnappeurs d’Aldo Moro ou les assassins de camarades. Cependant, dans la campagne innocentiste, qui était courageuse et importante, un aspect substantiel a été laissé de côté.

Un défilé de Potere Operaio (Negri en tête)  

Lequel ?
 Nous étions politiquement responsables d’un mouvement beaucoup plus large contre le compromis historique entre le PCI et la DC. Contre nous, il y a eu une réponse policière de la part de la droite, et ça, ça se comprend. Ce que l’on ne veut pas comprendre, c’est la couverture que le PCI a donnée à cette réponse. Au fond, ils avaient peur que l’horizon politique de la classe change. Si l’on ne comprend pas ce nœud historique, comment peut-on se plaindre de l’inexistence d’une gauche en Italie aujourd’hui ?

Le 7 avril et le “théorème de Calogero*” ont été perçus comme un pas vers la conversion d’une partie non négligeable de la gauche au justicialisme et à la procuration donnée par les politiciens au pouvoir judiciaire. Comment était-il possible de se laisser prendre à un tel piège ?
Lorsque le PCI a substitué la centralité de la lutte morale à la lutte économique et politique, et ce par l’intermédiaire de juges qui gravitaient autour de lui, il a terminé sa course. Croyait-on vraiment utiliser le justicialisme pour construire le socialisme ? Le justicialisme est l’une des choses les plus chères à la bourgeoisie. C’est une illusion dévastatrice et tragique qui les empêche de voir l’utilisation de classe de la loi, de la prison ou de la police contre les subalternes. Au cours de ces années, les jeunes magistrats ont également changé. Avant, ils étaient très différents. On les appelait les “magistrats d’assaut”. Je me souviens des premiers numéros du magazine Democrazia e Diritto, pour lequel je travaillais également. Ils me remplissaient de joie parce que nous parlions de justice de masse. Ensuite, l’idée de justice a été déclinée très différemment, ramenée aux concepts de légalité et de légitimité. Et dans la magistrature, il n’y avait plus de position politique, mais seulement des déploiements entre les courants. Aujourd’hui, donc, nous avons une Constitution réduite à un paquet de normes qui ne correspondent même plus à la réalité du pays.

En prison, tu as poursuivi le combat politique. En 1983, tu as écrit un document en prison, publié par il manifesto, intitulé Do You remember revolution  [“Te souviens-tu de la révolution”]. Il y était question de l’originalité du 1968 italien, des mouvements des années 1970 qui ne pouvaient être réduits aux “années de plomb”. Comment as-tu vécu ces années ?
 Ce document disait des choses importantes avec une certaine timidité. Je pense qu’il a dit plus ou moins les choses que je viens de rappeler. C’était une période difficile. Nous étions en taule, nous devions sortir d’une manière ou d’une autre. Je t’avoue que dans cette immense souffrance, il valait mieux pour moi étudier Spinoza que de penser à la morosité absurde dans laquelle nous avions été enfermés. J’ai écrit un gros livre sur Spinoza et c’était une sorte d’acte héroïque. Je ne pouvais pas avoir plus de cinq livres dans ma cellule. Et je changeais constamment de prison spéciale : Rebibbia, Palmi, Trani, Fossombrone, Rovigo. Chaque fois dans une nouvelle cellule avec de nouvelles personnes. J’attendais des jours et je recommençais. Le seul livre que j’avais avec moi était l’Éthique de Spinoza. J’ai eu la chance de terminer mon texte avant l’émeute de Trani en 1981, lorsque les forces spéciales ont tout détruit. Je suis heureux que cela ait provoqué un bouleversement dans l’histoire de la philosophie.

En 1983, tu as été élu au parlement et tu es sorti de prison pour quelques mois. Que penses-tu du moment où l’on a voté ton retour en prison et où tu as décidé de t’exiler en France ?
 J’en souffre encore beaucoup. Si je dois porter un jugement détaché, historique, je pense que j’ai eu raison de partir. En France, j’ai été utile pour établir des relations entre les générations et j’ai étudié. J’ai eu l’occasion de travailler avec Félix Guattari et j’ai pu entrer dans le débat de l’époque. Il
m’a beaucoup aidé à comprendre la vie des sans papiers. Moi aussi, j’ai enseigné alors que je n’avais pas de carte d’identité. Mes camarades de l’Université de Paris 8 m’ont aidé. Mais d’une autre manière, je me dis que j’ai eu tort. Cela me choque profondément d’avoir laissé mes camarades en prison, ceux avec qui j’ai vécu les plus belles années de ma vie et les émeutes en quatre ans de détention provisoire. Les avoir quittés me fait encore mal. Cette prison a dévasté la vie de chers camarades, et souvent de leurs familles. J’ai 90 ans et je suis sauvé. Cela ne me rend pas plus serein face à ce drame.

Même Rossanda t’a critiqué...
Oui, elle m’a demandé de me comporter comme Socrate. J’ai répondu que je risquais de finir comme le philosophe. Viu les rapports qui régnaient en prison, j’aurais pu mourir. Pannella m’a matériellement sorti de prison et m’a ensuite rejeté toute la responsabilité parce que je ne voulais pas y retourner. Beaucoup de gens m’ont trompé. Rossana m’avait déjà mis en garde, et elle avait peut-être raison.

L’a-t-elle fait une autre fois ?
 Oui, lorsqu’elle m’a dit de ne pas revenir de Paris en Italie en 1997, après 14 ans d’exil. Je l’ai vue pour la dernière fois avant son départ dans un café près du musée de Cluny, le musée national du Moyen Âge. Elle m’a dit qu’elle voulait m’attacher avec une chaîne pour m’empêcher de prendre cet avion.

Pourquoi as-tu décidé de retourner en Italie ?
 J’étais convaincu que j’allais lutter pour l’amnistie de tous les camarades des années 1970. À l’époque, il y avait le bicaméralisme, cela semblait possible. J’ai passé six ans en prison, jusqu’en 2003. Rossana avait peut-être raison.

Quels souvenirs as-tu d’elle aujourd’hui ?
 Je me souviens de la dernière fois que je l’ai vue à Paris. C’était une amie très gentille qui s’inquiétait de mes voyages en Chine, craignant que je ne sois blessé. C’était une personne merveilleuse, à l’époque et depuis toujours.

Anna Negri, ta fille, a écrit “Con un piede impigliato nella storia” [Avec un pied coincé dans l’histoire] (DeriveApprodi) qui raconte cette histoire du point de vue de vos affects, et d’une autre génération.
 J’ai trois enfants merveilleux, Anna, Francesco et Nina, qui ont souffert de manière indicible de ce qui s’est passé. J’ai regardé la série de Bellocchio sur Moro et je n’en reviens toujours pas qu’on m’ait rendu responsable de cette incroyable tragédie. Je pense à mes deux premiers enfants, qui allaient à l’école. Certains les voyaient comme les enfants d’un monstre. Ces garçons, d’une manière ou d’une autre, ont vécu des événements énormes. Ils ont
quitté l’Italie et sont revenus, ils ont traversé eux-mêmes
ce long hiver. Le moins qu’ils puissent faire est d’éprouver une certaine colère envers les parents qui les ont mis dans cette situation. Et j’ai une certaine responsabilité dans cette histoire. Nous sommes redevenus amis. C’est pour moi un cadeau d’une immense beauté.

À la fin des années 1990, coïncidant avec les nouveaux mouvements mondiaux et anti-guerre, tu as acquis une solide position de reconnaissance avec Michael Hardt, en commençant par le livre “Empire”. Comment définirais-tu la relation entre la philosophie et le militantisme aujourd’hui, à une époque où l’on assiste à un retour au spécialisme et aux idées réactionnaires et élitistes ?
 Il m’est difficile de répondre à cette question. Quand on me dit que j’ai fait “un’opera” [une œuvre, mais aussi un opéra] je réponds : “Lyrique ?” Tu te rends compte ? Je suis obligé de rire. Parce que je suis plus militant que philosophe. Cela
peut faire rire certains, mais moi, je m’y vois comme Papageno*...

Il ne fait pourtant aucun doute que tu as écrit de nombreux livres...

J’ai eu la chance d’être quelque part entre la philosophie et le militantisme. Dans les meilleures périodes de ma vie, je suis passé en permanence de l’une à l’autre. Cela m’a permis de cultiver un rapport critique à la théorie capitaliste du pouvoir. Pivotant sur Marx, je suis passé de Hobbes à Habermas, en passant par Kant, Rousseau et Hegel. Des gens suffisamment sérieux pour devoir être combattus. En revanche, la ligne Machiavel-Spinoza-Marx constituait une véritable alternative. Je le répète : l’histoire de la philosophie n’est pas pour moi une sorte de texte sacré qui aurait mêlé tout le savoir occidental, de Platon à Heidegger, à la civilisation bourgeoise et transmis des concepts fonctionnels au pouvoir. La philosophie fait partie de notre culture, mais elle doit être utilisée pour ce dont elle a besoin, à savoir transformer le monde et le rendre plus juste. Deleuze a parlé de Spinoza et a repris l’iconographie qui le représente comme Masaniello. J’aimerais que ce soit le cas pour moi. Même à 90 ans, j’ai toujours ce rapport à la philosophie. Vivre le militantisme est moins facile, mais j’arrive à écrire et à écouter, dans une situation d’exil.

L’exil, encore aujourd’hui ?
 Un peu, oui. Mais c’est un exil différent. Cela dépend du fait que les deux mondes dans lesquels je vis, l’Italie et la France, ont des dynamiques de mouvement très différentes. En France, l’opéraïsme n’a pas eu beaucoup d’adeptes, même s’il est redécouvert aujourd’hui. Le mouvement de gauche en France a toujours été porté par le trotskisme ou l’anarchisme. Dans les années 1990, avec la revue Futur antérieur, avec mon ami et camarade Jean-Marie Vincent, nous avons trouvé une médiation entre le gauchisme et l’opéraïsme : cela a marché pendant une dizaine d’années. Mais nous l’avons fait avec beaucoup de prudence. Nous avons laissé le jugement sur la politique française à nos camarades français. Le seul éditorial important écrit par des Italiens dans la revue a été celui sur la grande grève des cheminots de 1995, qui ressemblait tellement aux luttes italiennes.

Pourquoi l’opéraïsme connaît-il aujourd’hui une résonance mondiale ?
 Parce qu’il répond à un besoin de résistance et de résurgence des luttes, comme dans d’autres cultures critiques avec lesquelles il dialogue : féminisme, écologie politique, critique post-coloniale par exemple. Et puis parce qu’il n’est la propriété de rien ni de personne. Il ne l’a jamais été, pas plus qu’il n’a été un chapitre de l’histoire du PCI, comme certains s’en font l’illusion. Il s’agit plutôt d’une idée précise de la lutte des classes et d’une critique de la souveraineté qui coagule le pouvoir autour du pôle maître, propriétaire et capitaliste. Mais le pouvoir est toujours divisé, il est toujours ouvert, même lorsqu’il ne semble pas y avoir d’alternative. Toute la théorie du pouvoir comme extension de la domination et de l’autorité faite par l’école de Francfort et ses évolutions récentes est fausse, même si elle reste malheureusement hégémonique. L’opéraïsme balaie d’un revers de main cette lecture brutale. C’est un style de travail et de pensée. Il prend l’histoire par le bas, faite de grandes masses en mouvement, il cherche la singularité dans une dialectique ouverte et productive.

Tes références constantes à François d’Assise m’ont toujours impressionné. D’où vient cet intérêt pour le saint et pourquoi l’as-tu pris comme exemple de ta joie d’être communiste ?
 Dès mon plus jeune âge, on s’est moqué de moi parce que j’utilisais le mot “amour”. On me prenait pour un poète ou pour un illuminé. Au contraire, j’ai toujours pensé que l’amour était une passion fondamentale qui maintient l’humanité debout. Il peut devenir une arme pour vivre. Je viens d’une famille qui a connu la misère pendant la guerre et qui m’a appris une affection avec laquelle je vis encore aujourd’hui. François est au fond un bourgeois qui vit à une époque où il saisit la possibilité de transformer la bourgeoisie elle-même, et de faire un monde où les gens s’aiment et aiment le vivant. L’appel à lui, pour moi, est comme l’appel aux Ciompi*** de Machiavel. François, c’est l’amour contre la propriété : exactement ce que nous aurions pu faire dans les années 70, en inversant cette évolution et en créant une nouvelle façon de produire. François n’a jamais été suffisamment pris en compte, pas plus que l’importance que le franciscanisme a eue dans l’histoire de l’Italie. Je le mentionne parce que je veux que des mots comme amour et joie entrent dans le langage politique.
[Lire
Ce communiste de Saint François]

NdT

*Pietro Calogero, substitut du procureur à Padoue, responsable de l’enquête conduisant au coup de filet du 7 avril, aurait déclaré : » « Puisqu’on ne peut pas attraper le poisson [les Brigades rouges], il faut assécher la mer [le mouvement subversif] », appliquant ainsi les principes de la guerre contre-insurrectionnelle appliqués par les militaires français “maoïstes” en Algérie, tirant les leçons de leur défaite au Vietnam (d’où était originaire sa mère). Calogero, alias Kalogero, est devenu célèbre en raison du théorème qui lui est attribué et qui établit un lien entre les responsabilités de certains professeurs d’université prêchant la subversion (appelés “professorini”, petits profs) et les actions terroristes. Le magistrat a indiqué dans ses ordres d’arrestation des crimes tels que la “formation de et la participation de bandes armées” et “l’insurrection armée contre les pouvoirs de l’État”, ainsi que des attentats, des meurtres, des blessures et des enlèvements, affirmant que les publications de l’Autonomia Operaia et d’autres documents, ainsi que les témoignages, avaient fourni des “indications suffisantes de culpabilité”. Les dirigeants du Parti communiste italien apportèrent un soutien inconditionnel à ce chevalier blanc de la contre-subversion.

** Papageno est un personnage masculin de La Flûte enchantée de Mozart, dont le rôle est écrit pour une voix de baryton. C’est un oiseleur au service de La Reine de la Nuit, « gai, léger, chantant, habillé d’un pittoresque vêtement de plumes », et « l’un des personnages les plus populaires de tout le répertoire lyrique ».

***Les Ciompi, les “batteurs” de laine, étaient la catégorie la plus pauvre des travailleurs de l’industrie textile de la république de Florence. Leur révolte (“tumulto”) de juin à août 1378 leur permit d’obtenir en juillet la création de guildes spécifiques et Michele di Lando, simple ouvrier cardeur, fut promu gonfalonnier de justice de la république de Florence. Mais l’exercice du pouvoir n’est pas sans problèmes et le mois d’août voit le retour à l’ordre antérieur. Cette révolte a fait l’objet de développements dans L’Histoire de Florence de Machiavel, qui la présente du point de vue des classes supérieures.

15/03/2023

LUIS HERNANDEZ NAVARRO
Camarade Gilberto, 80 ans
Hommage à Gilberto López y Rivas (*6 mars 1943)

 Luis Hernández Navarro, La Jornada, 14/3/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Un an avant l’assaut de la caserne Madera dans le Chihuahua [23 septembre 1965), le dirigeant syndical des enseignants Othón Salazar et d’autres enseignants ont tenté de donner vie à un mouvement de guérilla d’orientation socialiste. Ils n’étaient pas seuls, ils étaient accompagnés dans leur rêve par les survivants du mouvement jaramillista*, les noyaux ouvriers du Frente Obrero Comunista Mexicano maoïste, dirigé par l’avocat Juan Ortega Arenas, ainsi que des médecins, des avocats, des étudiants et des intellectuels.

 « En 1964, personne ne pouvait m’ôter de la tête que le moment tactique pour le Mexique était le mouvement de guérilla. J’ai pris un médecin, une infirmière, des munitions et des armes. Nous avons passé quinze jours à nous entraîner dans une communauté appelée Jaulillas, près de Tehuitzingo, à Puebla ; l’influence que la révolution cubaine a exercée sur un groupe d’entre nous, et sur moi en particulier, a été très grande. Il m’a semblé, avec une conviction totale, qu’il n’y avait pas d’autre issue pour le Mexique que le mouvement de guérilla », a déclaré Othón Salazar à Amparo Ruiz del Castillo.


 L’un des participants à ce projet politico-militaire était un jeune étudiant en anthropologie qui venait d’abandonner ses études d’économie, dépassé par ses cours de comptabilité : Gilberto López y Rivas. Militant des Jeunesses communistes, dont il avait été exclu pour déviations petites-bourgeoises, il consacrait une partie de son temps à l’entraînement à l’autodéfense, étudiant les tactiques de guérilla, s’entraînant au maniement des armes et apprenant à fabriquer des grenades artisanales à l’efficacité douteuse.

La nouvelle organisation ne s’est pas opposée militairement au gouvernement, bien qu’elle ait eu des pertes et des prisonniers au niveau régional. Des témoins affirment qu’elle n’avait pas de nom, d’autres l’identifient comme le Movimiento 23 de Mayo. Ils ont étudié la contre-insurrection britannique en Malaisie et celle des Français en Algérie. La guerre de guérilla** du Che devient leur bible. Ils analysent les conditions d’établissement d’un foyer de guérilla et la possibilité d’une guérilla itinérante. À l’intérieur, Gilberto s’occupe des cellules ouvrières dans les quartiers de la brasserie Modelo et de l’usine de cuisinières Acros, collecte des produits pharmaceutiques et collabore avec les Jaramillistas, en soutenant le commandant Félix Serdán, alias Rogelio (1917-2015), dans son travail de conspirateur.

Enfant, López y Rivas a vécu dans un logement précaire à Santa María la Ribera, à Mexico. Il a ensuite vécu à Veracruz, où il a appris l’invasion usaméricaine du port (1914) par Luz María Llorente veuve Posadas, son instit de la 4ème à la 6ème année d’école primaire Elle avait vécu sous l’occupation yankee. Les USAméricains la dégoûtaient, la seule expérience qu’elle avait, et la seule qu’elle voulait, c’était qu’ils s’en aillent, a-t-elle dit à Gilberto. L’anti-impérialisme l’a donc habité dès son plus jeune âge. Sa thèse de doctorat à l’université de l’Utah, publiée plus tard sous forme de livre en espagnol en 1976, s’intitulait La guerra del 47 y la resistencia popular a la ocupación (La guerre de 47 [USA-Mexique, 1846-1848] et la résistance populaire à l’occupation).

06/01/2023

BEN LERNER
Les multiples visages de Victor Serge

Ben Lerner, The New York Review of Books, 19/1/2023
Traduit par
  Fausto Giudice, Tlaxcala

Ben Lerner (Topeka, Kansas, 1979) est un écrivain et poète usaméricain, enseignant de littérature au Brooklyn College, à New York.

Les romans de l'écrivain radical sont des explorations troublantes de la tension entre la vie individuelle et la vie collective.

Victor Serge sur la photo d'identité judiciaire prise après son arrestation à Paris, en 1912

 

Livres de Victor Serge évoqués dans cet essai :

Last Times (Les derniers temps)

traduit du français par Ralph Manheim, édité et introduit  par Richard Greeman

New York Review Books, 390 pages, 19,95 $ (papier)

The Case of Comrade Tulayev  (L’affaire Toulaev)

traduit du français par Willard R. Trask, avec une introduction de Susan Sontag

New York Review Books, 362 pages, 19,95 $ (papier)

Unforgiving Years (Les années sans pardon)

traduit du français et avec une introduction de Richard Greeman

New York Review Books, 341 pages, 18,95 $ (papier)

Birth of Our Power (Naissance de notre force)

traduit du français et avec une introduction de Richard Greeman

Spectre/PM Press, 234 p., 18,95 $ (papier)

Memoirs of a Revolutionary (Mémoires d'un révolutionnaire)

traduit du français par Peter Sedgwick avec George Paizis, avec un glossaire et des notes de Richard Greeman, et un avant-propos d’Adam Hochschild

New York Review Books, 521 p., 22,95 $ (papier)

Notebooks, 1936–1947 (Carnets (1936-1947))

traduit du français par Mitchell Abidor et Richard Greeman, et édité par Claudio Albertani et Claude Rioux

New York Review Books, 651 p., 24,95 $ (papier)

 

"Hier, les gigantesques rochers de Montserrat rougeoyants au loin..." ; "il y a quatre jours, je regardais la grande lueur qui s'étendait dans le ciel nocturne de Berlin..." ; "la vaste place déserte, baignée d'une étrange lueur d'aube d'un bleu extrêmement pâle..." ; " une grande lueur rouge provenant des places tumultueuses... " ; " le Popo me fait penser au Kazbek ; la lueur rougeâtre sur les plaines au pied des montagnes des vallées de Géorgie... " ; " le soir du verdict, le ciel au-dessus de la ville était violet. Je me suis dirigé vers la lueur : toute l'usine San-Galli était en flammes..." ; "le ciel a brillé d'un blanc éclatant jusqu'au lever du soleil, captivant chaque regard..." ; "une lueur d'aquarelle rose scintille entre les lourds nuages et se répand sur la petite ville..." ; "une lueur terne leur parvenait du ciel brumeux..." ; "il enfonça ses mains dans ses poches et sortit seul, sous le ciel nocturne, noir d'une vague lueur violette."

Même lorsque la lumière est inséparable de la violence - bombes, tumulte, verdicts -, tout ce qui brille est précieux pour Victor Serge, est source d'émerveillement, une lueur de possibilité au-delà de la catastrophe du présent. Fuyant sur les toits de Petrograd en 1919, échangeant des coups de feu avec les Blancs anticommunistes, Serge "gardait précieusement une vision inoubliable de la ville, vue à trois heures du matin dans toute sa pâleur magique". Tant de choses brillent chez Serge, tant de choses vibrent. "Pas un grain de matière, écrit-il dans ses Carnets, pas un fragment d'espace qui ne vibre et ne vive."

La lumière du matin est laiteuse mais transparente. Un enchantement que l'on respire, qui vous pénètre par les yeux et chaque pore de votre peau - et qui touche votre âme. Le cerveau vibre d'une joie d'être pour laquelle il n'y a pas de mots.

Le matérialisme de Serge comporte un élément spirituel ; physique et métaphysique, fréquences et foi, s'interpénètrent : "Les étoiles vibrent, chant de l'éternité." Ou encore "la salle, faite du velours bleu-or du théâtre impérial, vibre soudain de cette claire joie humaine, parce qu'un artiste souverain a chanté." Ou encore dans le poème qu'il a écrit la veille de sa mort, sans le sou, au Mexique, en s'adressant au modèle anonyme d'un artiste anonyme qui lui a façonné une paire de mains en terre cuite :

Comme sont vains les siècles de mort devant vos mains...

L'artiste, sans nom comme vous, les a surpris dans l'acte de saisir - qui sait si le geste vibre encore ou s'il vient de se terminer ?

Le dernier roman de Serge, Les Derniers Temps (1946), récemment réédité, se termine par cette parenthèse : "(...mais rien n'est terminé.)".

Je commence par le Serge de l'infini, de la lumière, de la vibration, des âmes et des étoiles ("Les étoiles brillent d'un éclat surnaturel qui vous donne le goût de vivre") parce qu'il est si souvent décrit (à juste titre) comme le chroniqueur persécuté des temps les plus sombres, ou supposé (à tort) être un simple idéologue, que de nombreuses personnes de ma génération grognent lorsque vous évoquez ses romans - à supposer qu'elles en aient entendu parler - comme si vous leur suggériez de faire pénitence pour avoir jamais lu pour le plaisir. Mais Serge est aussi le lauréat de la lumière dans l'obscurité, un écrivain sensible aux éclairs de beauté (même lorsqu'il fuit sur les toits) - non pas parce que ces moments de fuite sont au-delà de la politique (bien qu'ils soient au-delà de tout parti), mais parce qu'ils en sont le fondement, la base de son infatigable sens du possible collectif : tout vit, tout vibre. Comme sont vains les siècles de la mort.

Pourtant, il est aussi l'écrivain de la possibilité trahie. L'un de ses grands thèmes est de savoir comment la révolution devient totalitaire - et comment on peut rompre avec le totalitaire sans devenir simplement réactionnaire, sans abandonner les énergies émancipatrices qui ont donné lieu à l'effort de refaire le monde en premier lieu. Il va sans dire que l'expérience de Serge dans cette lutte est extrême et historiquement spécifique, mais que se passe-t-il si une certaine version de ce problème se répète à intervalles réguliers : Comment et quand doit-on refuser une dérive vers la pensée de groupe ou la malhonnêteté, vers une quelconque ligne de parti ? Comment nommer le moment autoritaire dans un mouvement libérateur, tout en refusant de renier la nécessité de la cause initiale ? Je ne prétends pas avoir de réponse à ces questions, mais c'est un signe de la pertinence de Serge que de sentir leur force.

La biographie de Serge est si remarquable - "J'ai subi un peu plus de dix ans de captivité sous diverses formes, j'ai fait de l’agitation dans sept pays, j'ai écrit vingt livres" - qu'il faut commencer par une esquisse de sa vie, même si je suggère finalement de mettre un peu de distance entre l'auteur et sa fiction.

Il est né Victor Lvovich Kibalchich dans une famille d'exilés anti-tsaristes à Bruxelles en 1890. (Il était apparenté au chimiste Kibalchich qui a construit la bombe qui a tué Alexandre II). Sa famille était suffisamment pauvre pour que le jeune frère de Serge meure de malnutrition à l'âge de neuf ans. ("J'ai mis de la glace sur son front, je lui ai raconté des histoires... ses yeux brillaient et s'assombrissaient en même temps"). Survivant en partie grâce à du pain trempé dans du café, Serge lisait Kropotkine au début de son adolescence ; en 1909, le jeune anarchiste avait quitté la Belgique et s'était installé à Paris, où il était vaguement impliqué dans la bande à Bonnot (des voleurs de banque anarchistes, végétariens et abstinents à qui l'on attribue l'invention du braquage en voiture). Serge a été arrêté, on lui a dit que s'il dénonçait la bande, il serait libéré, mais il a refusé ; il a été condamné à cinq ans de prison, la première de ses nombreuses expériences d'incarcération douloureuses, et finalement la base de son premier roman, Les Hommes dans la prison (1930, rééd. 2004, 2011)).

Expulsé en Espagne à sa libération, il participe activement aux soulèvements anarcho-syndicalistes de 1917 à Barcelone (et commence à écrire sous le nom de Victor Serge ; les principaux écrits de Serge sont en français). Et "alors, attendue avec une telle impatience qu'on finit par se demander s'il fallait encore y croire, la Révolution apparut." Serge tente de rejoindre la Russie via la France, mais il est arrêté pour avoir enfreint son ordre d'expulsion et passe plus d'un an dans un camp de concentration français ; pendant qu'il étudie Marx, un quart des détenus qui l'entourent meurent de la grippe espagnole. Il est finalement envoyé, dans le cadre d'un échange de prisonniers, à Petrograd en 1919, lieu de l'espoir révolutionnaire mais aussi "métropole du froid, de la faim, de la haine et de l'endurance." (Voir, outre ses Mémoires d'un révolutionnaire de 1951 - que je vais essayer de ne plus citer -, la chronique de Serge intitulée L’An I de la Révolution russee, publiée en 1930).

 Il a épousé Liuba Russakova, ancienne sténographe de Lénine, qui a donné naissance à leur fils, Vlady, en 1920 et à leur fille, Jeannine, en 1935.

Il rejoint les bolcheviks, travaille pour le Comintern, combat pendant le siège de Petrograd et est envoyé à Berlin pour soutenir la révolution allemande de 1923 (un séjour qui a donné lieu à Notes d'Allemagne, publié pour la première fois en français en 1990). Après un séjour à Vienne, et après la mort de Lénine, Serge retourne en Union soviétique pour soutenir l'Opposition de gauche de Trotsky. En raison de ses critiques ouvertes à l'égard de Staline, il est arrêté et exclu du parti en 1928. Libéré, il vit en "semi-captivité" à Leningrad, où il achève trois romans – Les Hommes dans la prison, Naissance de notre force (1931) et Ville conquise (1932) - "une trilogie informelle", comme le dit Richard Greeman (infatigable spécialiste, traducteur et défenseur de Serge), "qui relate les douleurs de la naissance de la révolution".

Peu après la parution en France de Ville conquise, Serge est à nouveau arrêté et soumis cette fois à des mois d'interrogatoires brutaux. Il refuse d'avouer quoi que ce soit et, en 1933, il est déporté avec Vlady à Orenbourg, dans l'Oural, où ils meurent presque de faim ; Liuba, dont la santé mentale s'effrite, reste en grande partie à Leningrad (mais - c'est encore les Mémoires – « Nous trouvâmes la lumière du ciel
d’une richesse et d’une transparence inouïes : elle l’était
 »).

À la suite de protestations internationales - ses écrits étaient connus en France ; Romain Rolland et André Gide en étaient des partisans notables - Serge a été autorisé à quitter l'Union soviétique en 1936, quatre mois seulement avant les premiers procès de Moscou. Il passe les quatre années suivantes principalement à Paris, documentant - malgré la grande pauvreté, malgré ce que Greeman appelle la "campagne communiste de calomnie qui lui a effectivement fermé les principaux médias" - la terreur soviétique croissante (et le double jeu des staliniens en Espagne et ailleurs). Il écrivait sans relâche : De Lénine à Staline (1937) ; Destinée d'une révolution (1937) ; Portrait de Staline (1940). Puis, revenant à la fiction, Serge compose Minuit dans le Siècle, un roman inspiré de ses expériences à Orenbourg, qui dépeint un groupe de bolcheviks aux prises avec la corruption stalinienne de la révolution ; publié par Grasset en 1939, il est en lice pour le prix Goncourt, et Serge n'a jamais été aussi proche du succès littéraire.

Mais la Wehrmacht s'approchait de Paris. Les livres de Serge sont supprimés, et il s'enfuit à Marseille en 1940, où il passe une année désespérée à essayer d'obtenir des passeports tout en étant menacé par la Gestapo et le NKVD. (Il finit par s'enfuir avec Vlady au Mexique sur un bateau à vapeur dont les autres passagers étaient André Breton, Anna Seghers et Claude Lévi-Strauss. (Liuba était alors dans un asile d'aliénés dans le sud de la France ; Serge était maintenant marié à Laurette Séjourne, qui a amené Jeannine au Mexique en 1942). Au Mexique, Serge compose - tout en "visitant des monuments précolombiens, en fréquentant des réfugiés surréalistes, en évitant les tueurs à gages staliniens", comme l'a récemment écrit J. Hoberman dans le New York Times - ses inoubliables Mémoires et trois romans : Les années sans pardon (1971), L’affaire Toulaev (1948) et Les derniers temps. Seul le troisième (la tentative de Serge d'écrire un roman populaire) a été publié de son vivant ; les trois autres - à mon sens ses trois grands livres - ont été "écrits pour le tiroir".

"Un jour de novembre 1947," raconte Vlady Serge,

mon père a apporté un poème à ma maison à Mexico. Ne me trouvant pas à la maison, il est parti se promener en ville. Depuis le bureau de poste central, il m'a envoyé le poème par la poste. Peu de temps après, il est mort dans un taxi..... Quelques jours plus tard, j'ai reçu son poème : "Les mains".

L'artiste sans nom comme toi les a surprises dans un mouvement de prise
dont on ne sait s'il vibre encore...

Serge est l'un de ces écrivains célèbres pour ne pas être lus, mais largement connus pour être négligés. L'essai de Susan Sontag intitulé "Unextinguished (The Case for Victor Serge)", publié en 2004, est une tentative particulièrement approfondie d'expliquer "l'obscurité de l'un des héros éthiques et littéraires les plus fascinants du XXe siècle", mais une partie de la réponse se trouve juste là (comme Sontag le sait), dans la proximité de l'éthique et de la littérature, dans tous les discours sur l'héroïsme : Si l'on vous présente l'image de Saint-Serge et que vous vous attendez à ce que les livres soient principalement de longs enregistrements de la mortification révolutionnaire, des catalogues implacables de la terreur, le lire pourrait rester quelque chose que vous avez toujours voulu faire. Et la réputation de Serge en tant que diseur de vérité désintéressé, injuste et incorruptible peut amener les gens à penser que l'art est hors sujet : Pourquoi lire la fiction d'un diseur de vérité, surtout s'il a écrit autant de livres de non-fiction ? (Et le simple nombre de livres est intimidant, potentiellement rebutant ; faut-il lire les vingt livres ?) Je connais au moins une historienne professionnelle de la gauche internationale qui dit avoir "sauté" la fiction.

La réception littéraire de Serge a également souffert de son propre cosmopolitisme : parlant couramment cinq langues, il est, comme le dit Sontag, "un écrivain russe qui écrit en français", ce qui "signifie que Serge reste absent, même en tant que note de bas de page, de l'histoire de la littérature française et russe moderne". Il était un Dostoïevski de la révolution et de la réaction écrivant dans la mauvaise langue. L'internationalisme de Serge l'a, selon Greeman, empêché "d'être domestiqué à l'université, où les départements sont divisés en littératures nationales comme la russe et la française, qui ignorent toutes deux apparemment son œuvre" ; comme Serge lui-même, ses livres sont apatrides.

Il y a ensuite le fait que les écrits de Serge ont été ignorés ou supprimés de son vivant, et dans les décennies qui ont suivi sa mort, parce que personne dans la gauche internationale ne voulait entendre de critiques de l'URSS ou de Staline ; Serge était traité avec indifférence ou mépris par ceux qui étaient "convaincus que critiquer l'Union soviétique, c'était aider et réconforter les fascistes et les bellicistes", pour citer Sontag. En même temps, en tant que révolutionnaire professionnel impénitent qui avait "fait de l’agitation dans sept pays", il était bien trop radical pour être adopté par quiconque n'était pas de gauche. (Ce que je ne comprends pas dans le brillant essai de Sontag, c'est la confiance qu'elle met à qualifier Serge d'"anticommuniste", ce qui semble faire l'amalgame entre communisme et stalinisme, ce que Serge, au péril de sa vie, a refusé de faire. Si le bolchevisme contenait les graines du stalinisme, Serge pensait qu'il "contenait aussi d'autres graines, d'autres possibilités d'évolution").

En effet, les personnages des romans de Serge prennent très au sérieux l'idée que critiquer l'Union soviétique revient à réconforter l'ennemi. Une partie du problème avec le discours d'héroïsme qui entoure Serge est qu'il peut nous rendre aveugles à l'ambivalence de sa fiction, en particulier ses deux grands romans, L’affaire Toulaev et Les années sans pardon. L’affaire Toulaev décrit les ramifications d'un meurtre plus ou moins aléatoire : un jeune homme qui s'est retrouvé en possession d'un pistolet presque par hasard tire impulsivement sur un haut fonctionnaire communiste dans une rue sombre. Cela déclenche une enquête tentaculaire qui met en place un réseau de suspects qui n'ont bien sûr rien à voir avec le crime en question, permettant à Serge de dépeindre les appareils de la terreur soviétique dans toute leur absurdité meurtrière, répressive et inquisitoriale.

Mais l'un des aspects les plus troublants et les plus fascinants du livre est la façon dont nombre des vieux personnages bolcheviques sincères - accusés d'un crime qu'ils n'ont pas commis - se demandent néanmoins s'ils doivent avouer ou accepter leur sort. N'est-ce pas un sacrifice de plus exigé par la révolution ? Ne vaut-il pas mieux mourir pour la bonne cause pour de mauvaises raisons que de donner des munitions à ses ennemis internationaux ? "Ils s'assurent qu'il vaut mieux mourir déshonoré, assassiné par le chef, que de le dénoncer à la bourgeoisie internationale", se lamente Dora, l'épouse de Kiril Roublev, l'un de ces bolcheviks originels qui sait qu'il sera bientôt purgé. "Il a presque crié, comme un homme écrasé par un accident : 'Et en cela, ils ont raison'."

Dans la première partie des Années sans pardon, un vétéran révolutionnaire nommé D, dégoûté par les vagues de répression, démissionne du parti et doit courir pour sauver sa vie dans le Paris d'avant-guerre. (Je dois dire en passant, parce que cela n'apparaîtra pas dans ce que je cite, que les livres de Serge offrent beaucoup de frissons noirs ; cela peut sembler mesquin de le dire, étant donné son sujet, mais cela fait partie de la raison pour laquelle l'écriture semble vivante). Une fois de plus, ce n'est pas seulement le courage de D qui est remarquable, mais son incertitude, son chagrin face à ce qu'il perdra s'il s'échappe :

La conviction que nous restons - si misérables soyons-nous - les plus clairvoyants, les plus humains sous notre armure d'inhumanité scientifique, et pour cette raison les plus menacés, les plus confiants dans l'avenir du monde - et désarçonnés par le soupçon ! Ah ! avec tout cela qui me tombe dessus, que me restera-t-il, que restera-t-il de moi ? Ce presque vieil homme, si sagement rationnel, se faisant tirer par un taxi poussif à travers un paysage sans intérêt... Ne ferait-il pas mieux de rentrer chez lui ? "Tirez sur moi, camarades, comme vous avez tiré sur les autres !" Au moins, une telle fin suivrait la logique de l'Histoire (puisque nous avons offert nos vies à l'Histoire...).

D abandonne effectivement le parti qui a été " désarçonné par le soupçon". Mais être coupé de l'expérience soviétique - même dans sa forme faillie et de plus en plus meurtrière - c'est pour D, et pour beaucoup de personnages de Serge, être coupé de cette force vitale, de cette lueur, de cet éros collectif. (Le fait que cette perte soit en partie érotique est indiqué par la formulation qui revient à D quelques lignes plus loin : "Ne vivre que pour soi, c'est de la masturbation à l'état brut"). Nous voyons ici comment cette lumière et cette vibration chez Serge ne sont pas toutes chaudes et floues, ne sont pas un simple sentimentalisme lyrique ; elles peuvent parrainer l'altruisme ou justifier l'autodestruction ou la destruction des autres. La fiction de Serge ne se contente pas de célébrer des individus héroïques qui disent la vérité au pouvoir, mais dépeint des gens pour qui l'individu héroïque est un concept méprisable, aride et bourgeois. Cela signifie que ses révolutionnaires désabusés doivent choisir entre deux modes de trahison : trahir la révolution en se rendant complice des purges, ou trahir la révolution en rompant avec le parti, en s'alignant sur ses ennemis, et en perdant ainsi le sens de leur vie.

Je ne dis pas que nous devrions célébrer ces personnages parce qu'ils sont déchirés par la question de savoir s'il vaut mieux être abattu par le parti ou le désavouer, mais je pense que ce conflit est au cœur de l'intensité spécifique de ces livres et que le fait de se concentrer sur l'héroïsme de Serge l'occulte. Il est vrai que les écrits de Serge documentent puissamment la manière dont, à partir de la création de la Tchéka, la suspicion, les règlements de compte et la terreur bureaucratique ont de plus en plus éclipsé tous les autres aspects de la révolution, et il est vrai que Serge lui-même a courageusement (et c'est un euphémisme) refusé de capituler devant cette logique inquisitoriale, ne signerait pas de faux aveux, mais ces vérités - qui sont les vérités qui dominent la conversation autour de Serge - peuvent nous empêcher de voir à quel point la fiction est troublée, déstabilisante, surtout autour des questions de responsabilité individuelle et collective, d'agence et de valeur. Ses grands romans sont des drames de la dissidence, de la conscience, mais sans libéralisme. C'est un genre de fiction politique avec peu d'entrées.

Il est inhabituel de voir un romancier envisager sérieusement - même s'il la rejette en fin de compte - une vision du monde qui justifierait sa propre destruction (et celle de millions de personnes) : l'idée que les questions de culpabilité ou d'innocence individuelle sont sans rapport avec la "logique de l'Histoire". ("Et c'était une vieille erreur de l'individualisme bourgeois de chercher la vérité au nom de la conscience, d'une conscience, de ma conscience. Nous disons : Au diable mon et moi, au diable le moi, au diable la vérité, si le Parti peut être fort !"). Et tout comme les romans de Serge se débattent avec la valeur de l'innocence individuelle, ils refusent toute répartition facile de la culpabilité individuelle. La troisième partie des Années sans pardon se déroule dans le paysage infernal de Berlin, dans les derniers jours de la guerre. Fait remarquable pour un romancier de l'époque, et a fortiori pour quelqu'un qui avait son expérience, Serge dépeint, selon Greeman, "la défaite de l'Allemagne du point de vue des Allemands ordinaires de la classe moyenne, considérés principalement comme des victimes". (Le fait que Serge ait représenté les bombardements alliés et leurs coûts était certainement exceptionnel à l'époque).

Dans une scène mémorable, un convoi d'Américains arrive dans la ville en ruines. Un journaliste voyage avec les troupes. Il cherche à interviewer un habitant et choisit, parmi les résidents stupéfaits et désespérés rassemblés autour de la jeep, Herr Schiff, que le journaliste prend pour un "vieil Allemand moyen, ancien officier et fonctionnaire à ce qu'il paraît". Schiff est un maître d'école semi-sénile qui s'occupe de ses buissons de lilas alors que le monde brûle autour de lui ; nous l'avons entendu cracher des ordures sur la race aryenne dans sa salle de classe, où il est également connu pour pontifier sur les sujets suivants

sur le feu souterrain, sur les tremblements de terre, sur la submersion de continents entiers sous les mers : par exemple l'Atlantide, mentionnée par le divin Platon, la Laurentie du nord, le Gondwana au sud-est... La terre regorgeait de continents perdus.

Il soupçonne un étudiant d'être un juif hébergé par des catholiques, mais ne fait rien pour y remédier. Le méli-mélo de mythologies qui constitue sa prétendue érudition fait de lui un personnage largement pathétique ; il y a une déconnexion totale entre sa weltanschauung et le monde.

Le journaliste commence par demander à Schiff ce qu'il pense des Américains, et obtient une réponse typique de Schiff :

Une question didactique ne pouvait jamais prendre le professeur au dépourvu, car il se les posait constamment et fournissait des réponses interminables sous forme de monologues sur l'eugénisme, le monde conçu comme une représentation, le génie de la race, ou les erreurs politiques de Jules César et de Guillaume II.

Puis le journaliste demande : "Est-ce que vous vous sentez coupables ?"

S'il y a une émotion que Herr Schiff n'a jamais éprouvée (du moins pas depuis ses crises religieuses d'adolescent) au cours de son demi-siècle de service diligent, c'est bien la culpabilité. Il est sain de vivre sa vie dans l'accomplissement méticuleux du devoir. Le maître d'école inclina obligeamment la tête. "Pardonnez-moi. Je n'ai pas bien compris... ?"

"Coupable pour la guerre ?"

Le regard de Schiff balayait l'horizon de la ville brisée, jonchée des colombes mortes de l'humiliation. Les grandes généralisations existaient pour lui sur un autre plan que la réalité quotidienne. La Seconde Guerre mondiale était déjà considérée comme une grande tragédie historique - quasi-mythologique - que ni Mommsen, ni Hans Delbrück, ni Gobineau, ni Houston Stewart Chamberlain, ni Oswald Spengler, ni Mein Kampf ne pouvaient élucider entièrement... Les fils se sont immolés sur l'autel des dieux aveugles. Une nouvelle guerre, impie, indigne de la noblesse humaine, avait commencé avec la destruction d'Altstadt ; et cette guerre seule existait en réalité.

"Coupable ?" dit Herr Schiff d'un ton sournois, avec l'air d'un dindon livide. "Coupable de ça ?" (Et il hocha la tête en regardant la dévastation environnante).

"Non", dit patiemment le journaliste, ne saisissant pas bien la réponse, "coupable pour la guerre".

"Et vous", a rétorqué Herr Schiff, "vous sentez-vous coupable de cela ?"...

"Mon cher professeur", commença le journaliste en s'efforçant d'adopter une politesse offensive, "vous avez commencé cette guerre... Vous avez bombardé Coventry".

"Moi ?" dit Schiff, franchement étonné. "Moi ?"

Je ne vois pas Schiff principalement comme une victime ; il n'est pas innocent dans son "service diligent" à la patrie, et je ne partage pas la confiance de Greeman qui lit cette scène comme si Serge avait simplement "fait la satire du cliché de la responsabilité collective allemande". Cela dit, le désir de l'Américain de décomposer la guerre totale en questions de culpabilité individuelle est mis en accusation ici ; Serge nous fait sentir avec acuité combien ce "je" - n'importe quel "je", mais certainement celui de cet instituteur - est incommensurable par rapport aux forces historiques en jeu.

L'ambivalence simultanée de Serge à l'égard du statut de l'individu et son investissement compatissant dans les individus (ainsi que son regard acécé pour les détails) fournissent la tension constitutive de ses meilleures fictions. "Il n'a jamais vu personne comme un agent anonyme des forces historiques", écrivait John Berger en 1968. "Il était méthodologiquement impossible qu'un stéréotype apparaisse dans l'écriture de Serge". et pourtant, comme l'a dit Serge lui-même : "Les existences individuelles n'avaient aucun intérêt pour moi - en particulier la mienne - si ce n'est en vertu du grand ensemble de la vie dont les particules, plus ou moins dotées de conscience, sont tout ce que nous sommes." (Ces particules, ces grains de matière, vibrent.) Dans une certaine mesure, bien sûr, la tension entre le stéréotype et la spécificité est intégrée dans le roman en tant que forme : nous louons un romancier pour sa description vivante de la contingence, pour son pouvoir d'individuation, mais tout personnage individuel sera toujours pris dans des questions d'exemplarité - ce qui est dit sur le genre, la race, la classe ou le moment historique par cette description vivante d'une figure particulière. Mais étant donné le sujet et les circonstances de Serge, ce va-et-vient entre individuation et abstraction a une charge spécifique.

La signature formelle la plus évidente de cette tension est l'expérimentation par Serge de protagonistes choraux ou collectifs. Il n'y a jamais un seul "héros" dans ses livres. Dans le début de Naissance de notre force, par exemple, Serge déploie largement un "nous" narratif. Le livre commence en Espagne, décrivant la lutte infructueuse des gauchistes pour prendre le pouvoir à Barcelone en 1917 ; il se déplace ensuite à Petrograd, où les Rouges réussissent à prendre le pouvoir contre les Blancs. Serge - qui écrivait en "semi-captivité" à Leningrad, après avoir été exclu du parti - ne se contente pas de décrire la défaite en Espagne et la victoire en Russie. Il dépeint plutôt, selon Greeman, la "victoire dans la défaite" et la "défaite dans la victoire" : comment les possibilités collectives vivantes dans la première lutte ratée sont trahies par la dérive des Rouges vers la terreur.

Le "nous" de Naissance de notre force est central mais instable : il y a des passages de narration à la première personne ; il y a beaucoup de personnages nommés décrits à la troisième personne. C'est la façon dont les perspectives se combinent pour former le "nous", puis se séparent à nouveau, qui est la plus intéressante (et impossible à démontrer avec un court extrait). Bien que Naissance de notre force soit plus subtil que je ne le laisse entendre (et plus subtil que le titre ne le laisse entendre), je trouve toujours les versions moins programmatiques de cette expérience plus fascinantes, comme lorsque D prend brièvement le contrôle d'une première sous-section de Années sans pardon, racontant à la première personne une expérience hallucinatoire d'être blessé en Chine, avant que le livre ne revienne à la troisième personne. (Serge est particulièrement doué pour utiliser la première personne afin de dramatiser sa dissolution - D est en grande partie délirant dans ce passage, proche de la mort, se souvenant de fragments de sa vie et de ses amours : "Valentine était présente chaque fois que je la souhaitais, nous étions fusionnés de manière impossible en une seule vibration joyeuse").

Le "nous" du début ressemble à une déclaration de Serge, qui plie l'œuvre d'art à une idée qui la précède, l'aspiration d'un sujet collectif prolétarien ; les expériences ultérieures avec la voix et le point de vue semblent moins assurées, plus recherchées, comme si Serge les découvrait dans l'acte de composition. (Ces expériences sont largement absentes de Derniers temps, le roman de Paris à la veille de sa chute aux mains des nazis, le seul livre que Serge ait écrit dans l'espoir explicite d'obtenir un large lectorat et de soulager sa pauvreté, et le seul roman publié en anglais de son vivant. Les Derniers Temps abjure toujours un héros unique, mais la narration omnisciente est stable, balzacienne ; il y a beaucoup de choses à admirer ou à contester dans ce livre, mais une grande partie de mon expérience de lecture a consisté à enregistrer la perte de la tension qui caractérise son œuvre plus agitée sur le plan formel).

La tension entre l'individuel et le collectif apparaît inévitablement dans les décisions concernant le point de vue grammatical (et le refus d'un "héros" unique), mais chez Serge, elle opère à de multiples niveaux. Considérez, par exemple, la façon dont le problème scintille sur ses visages, en particulier dans Années sans pardon. (Le fait que cela puisse sembler une caractéristique triviale à laquelle il faut s'intéresser - surtout dans les œuvres de grande envergure sur les bouleversements d'époque - fait partie du propos ; je veux suggérer comment le problème est si profond chez Serge qu'on peut le trouver à toutes les échelles). Le roman comporte quatre parties : la première, comme nous l'avons mentionné, se déroule à Paris, la deuxième à Leningrad (assiégée par les nazis), la troisième à Berlin et la quatrième au Mexique, où D. a fui. Le seul personnage présent dans les quatre parties du livre est Daria, une autre agente du Comintern, une femme qui connaît D depuis les premières années de l'agitation révolutionnaire et qui, dans un premier temps, refuse de s'enfuir avec lui, retournant plutôt en Russie, où elle se bat pour Leningrad (elle est derrière les lignes allemandes dans la troisième partie ; dans la quatrième partie, elle cherche D au Mexique). "Tous les visages sont illuminés en un seul", pense Daria à un moment donné à propos du visage d'un soldat devenu son amant, "pourtant le sien semblait incomparable, son rayonnement illuminait des âmes sans nombre". "Le visage remuait la totalité de la vie, intérieure et extérieure simultanément." Ou, plus tard :

Son nez formait une ligne droite au milieu de son visage et sa bouche fendue dessinait une ligne horizontale en dessous, comme si la nature expérimentait un diagramme ; mais le plan de la nature avait été contrecarré par de grands yeux aux orbites profondes, ressemblant aux yeux des saints visionnaires dessinés par les anciens peintres d'icônes... L'âme l'emporte sur le diagramme.

C'est comme si le suprématisme et la peinture d'icônes antiques se faisaient face, tout comme Serge teste souvent de nouvelles combinaisons de tendances modernistes et réalistes dans sa fiction - mélangeant le flux de conscience et la fragmentation avec des passages qui ressemblent davantage à Tolstoï ou Balzac. L’Affaire Toulaev  et Années sans pardon me semblent être les meilleurs livres de Serge, précisément parce que ces combinaisons sont si instables, parce que les problèmes formels sont chargés des questions plus larges de conscience et d'engagement avec lesquelles Serge se débat. Je "vois" moins l'amant de Daria à travers ces descriptions que je ne l'observe - c'est-à-dire que j'observe Serge - en train d'expérimenter comment rendre le "grand ensemble" visible, le faire briller, dans les "existences individuelles" sans céder à une abstraction sans âme.

Serge, bien sûr, ne résout pas le problème de savoir comment l'art peut à la fois honorer et transcender l'individu, comment s'occuper du visage spécifique et des masses dites sans visage, comment aller au-delà du simple visible sans embrasser ce qu'il considérait comme la fongibilité sans âme de l'abstraction. Il ne résout pas le problème, mais il l'active puissamment dans ses meilleures fictions, à la fois dans les histoires qu'il raconte et dans ses stratégies pour les raconter. Dans l'étrange fragment poétique qui sert d'épigraphe à la quatrième section de Années sans pardon, la capacité de l'art à préserver les visages humains du passé offre quelque chose comme un espoir parmi les ruines :

Tant de masques funéraires
sont conservés dans la terre
que rien n'est encore perdu.

Lorsque les amis de Serge l'ont enterré au Mexique en 1947, ils ont dû lui donner une nationalité. Ils ont inscrit qu'il était citoyen de la "République espagnole", un pays qui n'existait pas. Il est tentant de considérer Serge comme l'émissaire d'un pays contrefactuel, un pays qui aurait pu fleurir à partir d'une de ces "autres graines" de la révolution de 1917 : aurait-il pu exister une littérature soviétique qui se serait attaquée ouvertement et expérimentalement aux questions de l'un et du multiple dans une perspective humaine mais radicalement de gauche ? Cette question soulève un million de questions, mais les livres que Serge a écrits pour le tiroir continuent de la poser.

Pour certains lecteurs de Serge, la fiction sera toujours secondaire - le passe-temps vers lequel il s'est tourné lorsqu'il a été mis à l'écart de l'activité politique. Certains traiteront ses romans avant tout comme des témoignages (mais il existe de nombreux livres de non-fiction pour cela), ou les parcourront à la recherche de matériel pour étayer un argument sur ce que Serge croyait exactement en politique et à quel moment. Et certains laisseront la réputation d'"héroïsme éthique" de Serge (aussi méritée soit-elle) les aveugler sur les complexités de sa fiction, qui implique, comme toute littérature ambitieuse, ambiguïté, ambivalence et contradiction. Quel que soit le mérite de ces perspectives sur Serge, elles laissent peu de place aux plaisirs et aux provocations des romans lus selon leurs propres termes - des romans dans lesquels la lumière et la légèreté apparaissent à des moments improbables, comme lorsque de vieux bolcheviks qui se sont réunis secrètement dans les bois pour discuter de la dégénérescence du parti et de leur propre destruction imminente concluent leur conversation par une bataille de boules de neige :

Kiril, laissant soudain tomber le fardeau de ses années, sauta en arrière, leva le bras - et la boule de neige dure qu'il venait de finir de faire frappa Philippov, stupéfait, en plein sur la poitrine. "Défends-toi, j'attaque", cria gaiement Kiril et, les yeux rieurs, la barbe de travers, il saisit des poignées de neige. "Fils de marin", a crié Philippov, transfiguré. Et ils ont commencé à se battre comme deux écoliers. Ils sautaient, riaient, s'enfonçaient dans la neige jusqu'à la taille, se cachaient derrière des arbres pour préparer leurs munitions et viser avant de s'élancer. Quelque chose de l'agilité de leur enfance leur est revenu, ils ont crié de joyeux "ughs", se sont protégés le visage avec leurs coudes, ont haleté. Wladek est resté debout, fermement planté, faisant méthodiquement des boules de neige pour attraper Rublev par le flanc, riant jusqu'à en avoir les larmes aux yeux, le couvrant d'injures : "Prends ça, théoricien, moraliste, va te faire voir", sans jamais le frapper...

Adam Hochschild note ce passage de L'affaire Toulaev comme un exemple de la façon dont Serge "ne laisse jamais son engagement politique intense l'aveugler sur l'humour et le paradoxe de la vie, sa sensualité et sa beauté." C'est exact, mais ce que j'ai essayé de suggérer, c'est comment, dans les romans, les questions d'engagement politique et les questions de sensualité ne peuvent pas être séparées. Ce n'est pas que Serge était engagé dans une vision de l'Histoire mais qu'il s'est arrêté pour sentir les fleurs - c'est que la question de savoir comment les particularités sensuelles vibrent avec le "grand ensemble de la vie", comment on fait l'expérience de la seconde "en vertu" de la première, est une question politique centrale dans la fiction. Lorsque les personnages de Serge s'interrogent sur la façon dont la vie après la fête, même si elle est "déstabilisée par le soupçon", pourrait être "une masturbation stérile", quelle est la relation entre la sensualité, l'engagement politique et l'aveuglement ?

Et lorsque Serge décrit la tentative à la fois de voir les individus dans leur particularité et de voir à travers eux l'"âme" transpersonnelle, la question de la relation entre le sensuel et le politique est posée mais sans réponse. (Qui va chercher des réponses dans l'art ?) Même la bataille de boules de neige ci-dessus me semble être plus - et plus troublante - qu'un éclair de joie de vivre parmi ceux qui sont destinés à la destruction, bien que ce soit certainement cela. Ces vieillards profitent-ils d'un moment en dehors de leur destin, en dehors de la politique, enraciné dans la nature, ou s'amusent-ils à renouveler un esprit guerrier qui leur donnera le courage d'accepter leur mort en tant que sacrifice du parti ? La morale n'est pas claire pour moi (prends ça, moraliste), ce qui explique en partie pourquoi la scène reste si vivante.