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28/08/2023

GIDEON LEVY
Quand la Cour suprême d’Israël agit comme un tribunal militaire

Gideon Levy, Haaretz, 27/8/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Le requérant numéro 6 est une fillette de 3 ans. Le plaignant numéro 5 est une fille de 11 ans. Le demandeur numéro 4 est un excellent élève du secondaire. Le demandeur numéro 3 fait partie du personnel de nettoyage du centre médical Hadassah, à Aïn Karem. Le plaignant numéro 1 est un entrepreneur en rénovation et le numéro 2 est sa femme. Ils vivent tous ensemble dans un appartement délabré dans le camp de réfugiés de Shu’faat  à Jérusalem.


Israël a l’intention de démolir leur maison et ils ont fait appel à la Haute Cour de justice dans une vaine tentative de faire annuler ce décret méprisable. La Haute Cour, en sa qualité de plus haut tribunal militaire d’Israël, a approuvé la démolition jeudi. Rien n’était plus prévisible.

Toutes les quelques semaines, les juges de la Haute Cour sont appelés au service de réserve. C’est le cas lorsqu’ils entendent des requêtes contre l’establishment de la défense. Ils ne portent pas d’uniformes militaires, comme il se doit, ni d’insignes d’officiers, mais la Cour est vêtue de kaki et fonctionne exactement comme le tribunal militaire de la base d’Ofer. Il est difficile de distinguer les différences entre les juges de la Haute Cour et le moindre juge militaire, sommé d’approuver une quelconque injustice.

Les deux cours ont un objectif idéologique identique : légitimer, blanchir et approuver tout ce que le service de sécurité Shin Bet et l’armée exigent ; refuser toute requête demandant une mesure de justice, une observation des droits humains ou un peu d’humanité à quant à l’occupation. Le phare de la justice éteint alors sa lumière, et l’obscurité s’installe jusqu’à ce que le tribunal revienne à des affaires civiles, où sa nature éclairée se révèle à nouveau.

Même dans cette réalité déprimante, certains points sont particulièrement intéressants. C’est le cas de l’arrêt 5933/23, rendu dans le cadre d’une requête déposée par la famille de l’enfant M.Z., accusé d’avoir poignardé un policier sans causer sa mort. Le policier est décédé lorsqu’un agent de sécurité a ouvert le feu. La famille de l’enfant a demandé à la Cour d’empêcher la destruction de leur maison. 


Uzi Vogelman, vice-président de la Haute cour 

Alex Stein, ancien champion d'échecs en Union soviétique, a supprimé sa page Facebook, dans laquelle il attaquait la Haute cour, une fois qu'il y a été élu sur recommandation de la ministre Ayelet Shaked en 2018


Gila Kanfi-Steinitz, première femme d'origine mizrahie élue à la Cour suprême en 2022. Mariée à un député du Likoud

Par une majorité de deux juges vicieux contre un vertueux, Alex Stein et Gila Kanfi contre Uzi Vogelman, la Cour a approuvé la démolition. Il est toujours bon d’avoir un juge éthique dans la position minoritaire, afin de ne pas briser complètement le prestige largement reconnu de la Cour.

On peut supposer que les trois juges n’ont jamais visité le camp de Shu’faat et qu’ils n’ont aucune idée de la vie qui y règne. Il s’agit de l’un des camps de réfugiés les plus durs. Les juges ont toutefois pris connaissance d’un rapport sur l’interrogatoire du père de l’enfant, mené par un agent du Shin Bet appelé “Majdi”. 



Au point numéro 10 de ce rapport, l’agent a écrit que le garçon était un ami de Mohammed Ali Abu Saleh, qui a été abattu le jour où une autre maison du camp a été démolie après qu’il eut menacé les forces israéliennes avec un fusil jouet. Selon l’acte d’accusation, M.Z. a trouvé un couteau près de la maison de sa tante et a décidé sur un coup de tête de poignarder un policier en réponse au meurtre de son ami. Ses parents et ses frères et sœurs n’avaient probablement aucune idée de ses intentions, mais sa sœur de 3 ans va maintenant payer le prix de son acte. Aujourd’hui, elle aussi va devenir sans-abri, grâce à la Haute Cour de justice.

La démolition de maisons est une punition collective, un crime de guerre. Raser la maison de la famille d’un garçon de 13 ans est plus grave et encore plus inconcevable. La démolition des maisons des agresseurs palestiniens, jamais de celles des agresseurs juifs, est la marque par excellence d’un système judiciaire fondé sur l’apartheid. Le fait que la Haute Cour de justice n’ait même pas attendu la condamnation du garçon - son procès est toujours en cours - ne fait que prouver que lorsqu’il s’agit de Palestiniens, il n’y a pas besoin de procès.

M.Z. a poignardé un policier dans un bus après que son ami a été tué lors d’une démolition dans le camp. Aujourd’hui, le prochain attaquant, qui grandira sur les ruines de la maison de M.Z., s’échauffe sur la ligne de touche. L’affirmation des juges majoritaires - que la démolition dissuadera les parents – est ridicule. Il est triste de constater à quel point elle est déconnectée de la réalité. À l’entrée du camp de Shoafat se trouve un poste de contrôle où des Sturmtruppen [troupes d’assaut] règnent sur les habitants. La police attaque le camp tous les jours et toutes les nuits et maltraite ses résidents. M.Z., 13 ans, était assez grand pour comprendre qu’il devait faire quelque chose. Les arbitres de la justice ont estimé que sa famille devait être cruellement punie. L’ignominie est au-delà des mots.


15/01/2023

GIDEON LEVY
Une prise de contrôle hostile d'une institution hostile

Gideon Levy, Haaretz, 14/1/2023
Traduit par 
Fausto Giudice, Tlaxcala

Le nouveau ministre israélien de la Justice, Yariv Levin (Likoud), avec l'appui du Premier ministre, procède à une prise de contrôle hostile de la Cour suprême. Le tollé que cela a provoqué est compréhensible, mais il ne tient pas compte du fait que la tentative de prise de contrôle vise une institution hostile à la démocratie. Oui, je le pense vraiment. La Cour suprême, dont la tentative de prise de contrôle a semé une telle panique chez tous les amoureux de la démocratie, a joué un rôle décisif dans la destruction de la démocratie israélienne.

La juge en chef Esther Hayut et ses collègues juges de la Cour suprême israélienne à la Haute Cour à Jérusalem au début du mois. Photo : RONEN ZVULUN/ REUTERS

Cette bataille pathétique sur le caractère de la démocratie israélienne, une démocratie destinée uniquement aux privilégiés, est la blague de l'année. C'est une tempête dans une tasse de thé de l'apartheid : Notre démocratie-pour-les-juifs-seulement est en danger. Sauvez-la ! Tout le pathos et toutes les pièces d'artillerie ont été sortis pour sauver cette fausse démocratie.

Il est vrai que Yariv Levin, avec le soutien de Benjamin Netanyahou, menace de subordonner le pouvoir judiciaire du gouvernement au pouvoir législatif et de transformer Israël en un État unitaire, avec un seul pouvoir. Évidemment, ce n'est pas une démocratie. Mais ce n'est pas non plus une démocratie lorsque 5 millions de personnes vivent sous ses auspices, sans citoyenneté et sans droits, avec l'approbation de la Haute Cour de justice - c'est-à-dire la Cour suprême siégeant en tant que cour constitutionnelle. Par conséquent, l'hystérie qui a éclaté au sujet de l'atteinte prévue à la Cour suprême est bizarre et même scandaleuse.

Maintenant plus que jamais, au moment le plus difficile, nous ne devons pas oublier la collaboration honteuse de la Cour suprême avec l'occupation. Il ne s'agit pas d'une question de schadenfreude [joie maligne]. Par son soutien à l'occupation, la Cour a semé les graines empoisonnées dont nous récoltons les fruits aujourd'hui. Si elle avait refusé de légitimer l'occupation à l'époque où elle avait le pouvoir de le faire, il n'y aurait pas d'Itamar Ben-Gvir, il n'y aurait pas de colonies et il n'y aurait peut-être même pas d'occupation.

Maintenant plus que jamais, au moment le plus difficile, nous sommes obligés de nous rappeler qu'il s'agit d'une institution qui n'a pas protégé Israël contre l'occupation, et qu'il n'y a donc aucune raison pour que nous la protégions aujourd'hui, comme si le moindre mal qui lui serait fait mettrait fin à notre démocratie inexistante. Israël n'est plus une démocratie. Il est impossible de le considérer comme une démocratie à l'exception de l'occupation : l'occupation est devenue une partie inséparable de l'État, qui définit son système de gouvernement maléfique ; l'apartheid avec l'approbation de la Haute Cour.

Qu'a fait la Haute Cour pour protéger la démocratie contre l'occupation ? Presque rien. Qu'aurait-elle pu faire ? Presque tout. Si elle n'avait pas légitimé les crimes de l'occupation dès le début, approuvé presque tout ce que l'establishment de la défense faisait, fermé les yeux et fait taire sa voix, Israël aurait été différent. La présidente de la Cour suprême Esther Hayut, et plus encore ses prédécesseurs, auraient dû prononcer depuis longtemps un discours retentissant - contre les crimes de l'occupation.

Parce que le peuple palestinien, qui vit sous l'occupation, n'a reçu aucun secours de cette cour, celle-ci a trahi sa confiance. Une cour qui n'a jamais pris de position de principe contre la légalité des colonies ; qui a approuvé les détentions administratives, c'est-à-dire la détention sans procès ; qui a attendu des années avant d'accepter gracieusement de prendre position contre la torture ; qui a approuvé les déportations massives, comme celle de 400 membres du Hamas en 1992, et les démolitions de maisons ; et qui a tourné le dos au droit international est une cour qui a saboté la démocratie.

En fait, ce sont les droitiers et les colons qui devraient être reconnaissants à cette cour d'avoir légitimé l'occupation pour eux. La gauche aurait dû s'y opposer depuis longtemps.

Subordonner le pouvoir judiciaire au pouvoir législatif, et donc effectivement au pouvoir exécutif, est évidemment antidémocratique. Mais c'est exactement ce qui s'est passé avec l'occupation. La Cour suprême a fonctionné davantage comme un tribunal militaire que comme un gardien. Elle était le serviteur obéissant du pouvoir exécutif. Il est impossible de chanter ses louanges aujourd'hui et de déplorer le fait qu'elle soit affaiblie.

Un grand danger guette désormais les droits civils, la liberté d'expression et d'autres libertés en Israël. Par exemple, nous nous retrouverons rapidement avec une Knesset réservée aux Juifs, et ce ne sera que le début.

Le danger est grand et très grave, mais l'un des péchés originels dont Israël récolte aujourd'hui les fruits a été la légitimation généralisée de l'occupation par le système judiciaire. C'est là que tout a commencé. Ce qui a suivi était inévitable.

 

 

18/09/2022

AVIGDOR FELDMAN
Je pensais avoir mis un terme à la torture par le Shin Bet. Je m’étais trompé

Avigdor Feldman, Haaretz, 16/9/2022

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

 

Avigdor Feldman (Tel Aviv, 1948), est un avocat spécialisé dans les droits et humains en Israël. Il est le fondateur de l'Association pour les droits civils en Israël (ACRI) ainsi qu'un membre fondateur de B'Tselem. Il a notamment défendu Mordechai Vanunu. https://www.facebook.com/avigdor.feldman

 

Pendant des années, j'étais fier que mes collègues juristes et moi-même ayons réussi à éliminer la possibilité d'obtenir des aveux par la torture. Mais il s'avère que nous nous étions trompés.


Entre 23 h 53 le 17 décembre 2015 et 6 h 50 le 18 décembre 2015, il a été fait usage pendant des “périodes fixes et brèves” de moyens dits spéciaux, appliqués avec une précision scientifique, sur le corps d'Amiram Ben-Uliel. Ben-Uliel avait été reconnu coupable en mai 2020 de trois chefs d'accusation de meurtre et de deux chefs d'accusation de tentative de meurtre dans l'attaque de 2015 contre la famille Dawabsheh alors qu'elle dormait chez elle dans le village de Douma, en Cisjordanie.

 

En tant que l'un des avocats dans l'appel soumis par Ben-Uliel, qui a été rejeté au début du mois par la Cour suprême, il m'est interdit de décrire les moyens spéciaux réels. Les instructions d'utilisation desdits moyens apparaissent sur une page imprimée, définissant des termes qui n'ont pas besoin d'être définis - le tout dans un langage laconique, concis et bureaucratique qui ne tolère aucune ironie ou ambivalence, évitant la conscience de soi comme la peste.

 

À en juger par la formulation du texte et sa cadence, le mode d'emploi a été rédigé par une intelligence artificielle pas très sophistiquée, qui a été formée à la lecture du mode d'emploi d'un vieil aspirateur et qui, sur commande, présente des directives précises pour appliquer la douleur sans se sentir coupable.

 

On m'a interdit de copier le mode d'emploi, ou de le garder dans mon bureau pour y jeter un coup d'œil chaque fois que je commençais à penser que j'avais rêvé ce que j'avais vu et que je doutais de l'existence d'un tel morceau de papier, portant le sceau officiel du tribunal du district central avec "P/1" noté à la main dans son coin droit (ce qui signifie pièce à conviction n° 1). Je voulais revenir à P/1 pour m'assurer qu'il était bien réel et non le fruit de l'imagination débridée de quelqu'un qui a lu trop de livres sur les juges de régimes aberrants.

 

Pour pouvoir relire P/1, on m'a conduit dans une pièce sans fenêtre dans les bureaux du parquet du district. Un avocat affable, qui n'avait probablement jamais regardé la pièce en question, avait reçu l'ordre de s'assurer que l'avocat de la défense ne copierait pas, ne photographierait pas, ne plierait pas P/1, ne le déchirerait pas en morceaux et ne le mettrait pas dans sa bouche pour le mâcher et l'avaler.

 

Chacun des moyens spéciaux mentionnés ci-dessus est une surprise totale pour l'internaute et le lecteur. Tous les moyens de ce type qui ont été rassemblés - sans doute par une équipe d'experts comprenant des enquêteurs chevronnés, des physiologues et des médecins qui s'occupent de l'esprit et du corps - existaient, jusqu'à la récente décision, loin de la main de l'autorité, loin du poing ou de la paume ouverte qui s'abat sur l'interrogé. Loin des protections que l'on considère comme allant de soi et qui font partie de l'agenda existentiel de toute personne vivant dans un État démocratique et juif.

 

Nous nous sommes habitués à penser que le corps humain et le royaume de la douleur qui y réside échappent au contrôle des autorités. Aujourd'hui, la Cour suprême a fixé la limite de cette protection jusqu'à 36 heures après la mise en œuvre des moyens de douleur. En d'autres termes, la Cour a décidé qu'un aveu fait 36 heures ou plus après la mise en œuvre du moyen de douleur est fait librement et est donc recevable pour être utilisé contre un inculpé. 

 

Trente-six heures suffisent pour faire tomber dans l'oubli et effacer tout souvenir du moyen, et le libre arbitre envahit alors la chair frémissante. Amiram s'est levé et a déclaré : « Je suis ici un homme libre, mon statut d'être humain qui m'a été enlevé par la force, par une main serrée en poing, m'a été rendu ». 

 

En 1999, la Cour suprême, siégeant en formation élargie, a statué que lors de l'interrogatoire d'un suspect terroriste, le service de sécurité Shin Bet n'est pas autorisé à utiliser des moyens de pression physique extrême. À cette époque, les moyens dits spéciaux sont sortis de leur boîte et la Haute Cour a interdit diverses méthodes de torture telles que le “secouage” (impliquant une violence dirigée vers la partie supérieure du corps de telle sorte que le cerveau heurte le crâne) ; la technique du “shabah” [prisonnier en hébreu, NdT] (nommée d'après son utilisation sur les Palestiniens entrés illégalement en Israël et comprenant la flexion douloureuse du dos de la personne, l'utilisation d'une musique assourdissante, etc.) et ce qu’ils appellent « l’accroupissement de grenouille ».

 

Ces méthodes constituent-elles les moyens spéciaux mis en œuvre dans le cas de Ben-Uliel ? Je ne suis pas en mesure de le confirmer ou de l'infirmer. Ce qui a été publié en 1999 est aujourd'hui un secret d'Etat, gardé encore plus rigoureusement que les secrets nucléaires d'Israël et les activités de l'Institut de recherche biologique. À l'époque, je représentais, avec mes collègues, les pétitionnaires contre la torture. Parfois, lorsque je me suis lassé de la profession que je m'étais imposée, je me suis souvenu de ce jugement et je me suis dit : Ils ne peuvent pas m'enlever l'abolition de l'accroupissement de la grenouille.

 

Bien, c'est ce que j'ai dit.

 

À une époque où la frontière entre l'imagination et la réalité s'estompe, la question s'est posée de savoir si un jugement a effectivement été rendu pour annuler l'utilisation de ces méthodes d'interrogatoire. Quiconque parcourt le site ouèbe bien conçu du Shin Bet en langue anglaise découvrira, à sa grande surprise, ce qui suit dans la section “Patrimoine” : « À la suite de l'affaire Nafsu [où des moyens de torture excessifs ont été utilisés pour extorquer des aveux à un officier de renseignement de l'armée, en 1980], le gouvernement israélien a nommé une commission d'enquête chargée d'examiner les méthodes et procédures d'interrogatoire de l'AIS [Agence israélienne de sécurité, Shin Bet]. Moshe Landau, un juge de la Cour suprême à la retraite, a été nommé président de la commission d'enquête. La commission a publié ses conclusions en octobre 1987, et a précisé qu'il était interdit d'utiliser une pression physique inacceptable lors des interrogatoires, sauf dans des cas extraordinaires où l'utilisation d'une pression physique modérée était autorisée, et seulement avec une permission spéciale. La commission a établi des règlements et des procédures pour la supervision des méthodes d'interrogatoire de l’AIS. Depuis lors, la supervision des interrogatoires a été renforcée, et les principes concernant les méthodes autorisées et interdites ont été inculqués aux interrogateurs ».

 

Les mensonges fusent. Les moyens de contrôle n'ont pas été augmentés, les recommandations douteuses de la commission Landau ont été annulées par la Cour suprême, et les pressions physiques modérées ne sont soumises à aucune autorisation spéciale. Entretemps, la disposition de l'article 277 du code pénal prévoyant une peine de trois ans d'emprisonnement pour un fonctionnaire qui extorque des aveux par la violence, n'a pas été effacée des livres de loi.

 

Ce n'est pas si terrible, disent les juges, pas de chocs électriques, pas d'arrachage d'ongles, pas de waterboarding [simulacre de noyade] à la Guantanamo, il ne s'agit que de s'accroupir, de se courber et d’encaisser des décibels - pourquoi en faire tout un plat ?

Jean Améry, lui, en fait tout un plat dans son livre Par-delà le crime et le châtiment, Essai pour surmonter l'insurmontable  : « Quand on parle de torture, il faut se garder d'exagérer. Ce qui m'a été infligé (...) n'était de loin pas la pire forme de torture (...) Et pourtant, 22 ans après qu'elle s’est produite (...) j'ose affirmer que la torture est l'événement le plus horrible qu'un être humain puisse garder en lui (...) Au premier coup, [la] confiance dans le monde s'effondre.

L'autre personne, en face de laquelle j'existe physiquement dans le monde, et avec laquelle je peux exister tant qu'elle ne touche pas la surface de ma peau comme frontière, m'impose sa propre corporéité au premier coup. Il est sur moi et me détruit ainsi. C'est comme un viol, un acte sexuel sans le consentement de l'un des deux partenaires ».

 

Les tribunaux israéliens ne donnent que 36 heures à la douleur du détenu pour se dissiper. Pendant 30 ans, Jean Améry n'a pas réussi à effacer le souvenir de la torture “légère” qu'il a subie - jusqu'à ce qu'elle prenne le dessus et qu'il mette fin à ses jours. 

04/09/2022

GIDEON LEVY
Quand le Shin Bet est plus gentil que la Cour suprême d'Israël

 Gideon Levy, Haaretz, 4/9/2022
Traduit par
Fausto Giudice

La bataille sur le caractère, le statut et la composition de la Cour suprême d’Israël est réservée aux experts, et est beaucoup moins importante qu'on ne le pense généralement. C'est comme la bataille sur le caractère du tribunal militaire de la prison d'Ofer, ou la composition de l'orchestre de l’armée. On peut en débattre, écrire des articles d'opinion percutants, faire des discours enflammés et même descendre dans la rue, mais le tribunal militaire d'Ofer restera le tribunal militaire d'Ofer, et l'orchestre des FDI jouera les mêmes marches. Même si Lahav Shani, le directeur musical de l'Orchestre philharmonique d'Israël, dirigeait l'Orchestre des FDI et que le célèbre avocat des droits civils et humains Avigdor Feldman était président du tribunal militaire, cela n'en ferait pas un véritable orchestre ou un véritable tribunal.

La même chose est vraie, croyez-le ou non, de la Cour suprême, appelée Haute Cour de justice lorsqu'elle siège en tant que cour constitutionnelle. Elle est pieds et poings liés au récit national qui, à ses yeux, croyez-le ou non, l'emporte sur tout autre principe. La cour d'Ofer et la cour de Jérusalem sont subordonnées aux mêmes principes et au même establishment de défense presque dans la même mesure ; toutes deux en sont des sous-traitantes. Des luttes passionnées sont menées sur la composition de la Cour suprême, sur le nombre de juges libéraux par rapport aux juges conservateurs - sur les questions essentielles, le résultat est le même. Une seule et même voix, même au sein de la Cour.

À cet égard, la Cour est un étonnant reflet de la société israélienne : à la Cour suprême, comme en politique, les différences entre les individus sont beaucoup, beaucoup plus faibles qu'on ne le dit généralement. Lorsqu'il s'agit de valeurs fondamentales, il n'y a pas de différences. Maintenir la suprématie juive au-dessus de toute autre valeur ; placer les considérations sécuritaires au-dessus de toutes les autres ; ignorer complètement le droit international, comme s'il n'existait pas ; et obéir aveuglément, automatiquement et inconditionnellement aux jeux de pouvoir et de contrôle de l'establishment de la défense - et la Cour suprême capitule sans aucune honte.

Lorsqu'il y a une bataille sur la composition de la Cour suprême des USA, il est clair pour tous que c'est une bataille qui va façonner le visage de la société pour les années à venir, de l'avortement aux lois sur les armes à feu. Aux USA, vous savez qu'un juge libéral sera libéral et qu'un juge conservateur sera conservateur. En Israël, ils suivront tous la même ligne, se blottiront tous dans le giron chaleureux du consensus militaire, et aucun des juges, pas même le dernier des libéraux, n'osera adopter une position différente.


Khalil Awawdeh

La semaine dernière, la Cour a démontré, de façon si typique, son attitude de carpette envers l'establishment de la défense, mais cette fois-ci, sa conduite a pris des proportions grotesques. Il est difficile de trouver quelque chose de plus ridicule que la façon dont la plus haute cour du pays ferme les yeux, endurcit son cœur et prononce un “oui” soumis aux caprices du service de sécurité du Shin Bet, et la façon dont le Shin Bet se moque d'elle. Le Shin Bet a manqué de respect à la cour, l'a ridiculisée et humiliée, et la cour l'a encore une fois cru lorsque l'agence lui a craché au visage en disant qu'il pleuvait. Il n'y a aucune entité dans le pays, à part l'establishment de la défense et les colons - allez à Homesh et voyez comment les colons se moquent des sentences de la cour, avec le soutien de l'armée - qui puisse faire de la Cour la risée de tous.

La Haute Cour a rejeté la demande de libération du détenu administratif Khalil Awawdeh, qui a fait une grève de la faim de six mois, au motif que son état n'a pas changé et que sa détention sans charges est justifiée. Le lendemain, le Shin Bet a annoncé sa libération, crachant au visage des juges. Soudain, il s'avère que le cruel Shin Bet est plus humain que la Haute Cour. C'est la façon dont l'agence punit la Cour et les juges “libéraux” qui ont également rejeté la requête, les juges Anat Baron et Khaled Kabub. Soudain, il est devenu évident qu'il n'y a aucune différence entre eux et le juge Alex Stein, et entre eux tous et le juge Noam Sohlberg, un colon.

La guerre sur le caractère de la Cour suprême a été réglée il y a longtemps. La prochaine commission des nominations judiciaires pourra choisir les juges en jouant à pile ou face. Peu importe qui formera le prochain gouvernement. Tant que perdurera la situation dans laquelle le gouvernement soutient la perpétuation de l'apartheid, une chose est sûre : quelle que soit la composition de la Cour suprême, elle le soutiendra et cautionnera tous ses crimes. L'apartheid a des collaborateurs à Jérusalem.