Autofiction, fantastique ou comédie du déracinement ? Avec The Sisters, Jonas Hassen Khemiri signe son œuvre la plus audacieuse à ce jour.
Joumana Khatib, The New York
Times,
17/6/2025
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Joumana Khatib est rédactrice à la New York Times Book Review.
Après avoir vécu pendant des
années avec l’impression d’avoir été « envoûté par une malédiction », l’auteur
suédois Jonas Hassen Khemiri s’est lancé dans l’écriture d’un roman pour sauver
sa propre vie.
En apparence, tout allait bien :
il était l’un des écrivains et dramaturges les plus reconnus de Suède, son
précédent livre La
clause paternelle avait été finaliste du National Book
Award, et il avait fondé sa propre famille. Pourtant, il demeurait hanté
par la figure de son père, dont les longues absences durant son enfance avaient
laissé une empreinte existentielle douloureuse.
Cette ombre paternelle étouffait le
sens des possibles de Khemiri et il cherchait désespérément à s’en débarrasser.
Elle le suivait alors qu’il sillonnait le monde, rencontrait ses idoles et
apprenait à façonner la langue pour traduire sa réalité. Il n’est pas exagéré
de dire que Khemiri a consacré sa vie à réfléchir aux malédictions — qui ne
sont, selon lui, rien d’autre que « des histoires qui tentent de prédire notre
avenir ».
Son
nouveau roman, The Sisters
[Les Sœurs, à paraître en sept. 2025],
publié le 17 juin chez Farrar, Straus and Giroux, est sa tentative de s’en
libérer définitivement. Le livre suit Ina, Evelyn et Anastasia Mikkola, trois
sœurs grandissant autour de Stockholm, gravitant autour d’un narrateur
autofictionnel nommé Jonas.
Comme Jonas (et comme Khemiri
lui-même), les Mikkola sont suédo-tunisiennes, et luttent contre un héritage
familial lourd : leur mère, vendeuse de tapis, est persuadée que la famille est
maudite, et chacune des sœurs suit un chemin radicalement différent après une
enfance dysfonctionnelle.
Ina, anxieuse et rigide, incarne parfaitement le syndrome de la fille aînée — mais reste profondément attachante. Evelyn, la belle du milieu, erre jusqu’à découvrir, sur le tard, une passion pour le théâtre. Anastasia, rongée par la colère, se transforme lors d’un séjour en Tunisie pour apprendre l’arabe, où elle fait une rencontre décisive. Jonas, dans le roman, les croise à l’adolescence et nourrit une longue fascination pour le trio qui finit par révéler une connexion plus profonde qu'il n'aurait pu l'imaginer.
En plus de sa longueur imposante
— plus de 600 pages — le roman adopte une structure originale. Chaque section
couvre une période de plus en plus courte : un an, six mois, une minute.
Khemiri y entrelace aussi des épisodes autobiographiques : ses années d’adolescent
zonard à Stockholm, sa dépression, et ses mois exubérants à New York.
Il a visité New York pour la
première fois à 18 ans, partageant un logement avec « une strip-teaseuse
et deux soûlards australiens » — une période qu’il décrit comme la plus
heureuse de sa vie.
« Tu te souviens de cette
citation de Naguib Mahfouz : ‘Le foyer, ce n’est pas là où tu nais, c’est là où
tu cesses de fuir’ ? C’est ce que j’ai ressenti en arrivant ici ».
Khemiri, dans la poussette, avec des membres de sa famille à Uppsala, en Suède, en 1980. Photo via Jonas Hassen Khemiri
En déjeunant dans un restaurant au bord de la patinoire du Rockefeller Center, lieu de légendes douteuses de la famille Mikkola qui attirent néanmoins les sœurs dans la ville, il était facile d'imaginer Khemiri, aujourd'hui âgé de 46 ans, ici adolescent : un jeune homme nerveux d’1 m 90, captivé par une lecture de Paul Auster, tout juste sorti de sa trilogie new-yorkaise ou errant pendant des heures et se demandant ce qui dans la ville lui procurait un tel bonheur.
L'écrivain Darin Strauss enseigne
aux côtés de Khemiri au programme d'écriture créative de l'Université de New
York, à New York et à Paris. « Il a 90 ans et 12 ans », dit Strauss. « C'est la
personne la plus mature et la plus innocente que l'on puisse connaître. »
Son premier roman, Un rouge œil
rouge (Ett öga rött, 2003, inédit en français), raconte l’histoire
d’un adolescent suédois d’origine nord-africaine qui veut devenir un « sultan
de la pensée », imperméable à la norme dominante. Le livre s’est vendu à plus
de 200 000 exemplaires en Suède, mais de nombreux critiques, bien qu’enthousiastes,
ne savaient pas comment classer ce jeune auteur apparemment inclassable.
Dans une interview donnée à une
publication usaméricaine destinée aux Suédois, Khemiri évoquait comment même
les critiques positives trahissaient une forme d’intolérance. Il cite une
critique qui affirmait que son livre donnait l’impression que « quelqu’un avait
plongé un micro dans une famille immigrée ».
« Plongé ? » a-t-il rétorqué. « Donc les Suédois sont au-dessus, et les immigrés en dessous ? »
« L'identité est fluide et toutes les étiquettes sont inventées », dit Khemiri. « Même nos noms». Photo Peter Garritano pour The New York Times
Trois ans plus tard parut le roman Montecore, un tigre unique ainsi que la pièce très acclamée Invasion!, une comédie noire cinglante et hilarante sur les réalités politiques de la vie en tant qu’homme du Moyen-Orient dans un monde post-11 septembre. Cette pièce valut à Khemiri un Obie Award pour l’écriture dramatique.
En
grandissant, Khemiri ressentait souvent une pression intense à « prouver » sa suédité,
bien qu’il soit né en Suède (et d’une mère suédoise). Ses origines familiales
et son apparence physique — il s’est un jour décrit comme « un gars qui n’a pas
l’air suédois, avec des cheveux de fille » — faisaient que d’autres remettaient
parfois en question son identité.
Le père
tunisien de Khemiri a enseigné un temps le français et l’arabe au lycée, et
cette éducation multilingue a éveillé très tôt chez Khemiri une conscience
aiguë du pouvoir que confère le langage. Tout cela a nourri une carrière
d’écrivain prolifique : au cours des vingt dernières années, il a publié six
romans et sept pièces de théâtre.
Des
personnages qui lui ressemblent, certains portant même le prénom de Jonas,
apparaissent fréquemment dans ses romans. « Jonas est toujours en mouvement »,
expliquait Khemiri dans un e-mail. « Ce prénom récurrent rappelle que
l’identité est fluide et que toutes les étiquettes sont inventées. Même nos
noms. »
Mais selon
Khemiri lui-même, Les Sœurs est son roman le plus personnel. Son
obsession croissante pour le passage du temps — et ce sentiment que le temps
s’accélère avec l’âge — a orienté l’histoire. Les sœurs Mikkola le guidaient
depuis les coulisses de son esprit, disait-il, l’encourageant à abandonner ses
croyances préconçues sur un destin écrit à l’avance.
Quand les
Mikkola sont apparues dans sa tête, elles lui parlaient en anglais — et c’est
donc dans cette langue qu’il a écrit le livre, une première pour lui. Cela lui
a permis de raconter des épisodes de sa vie qui auraient été trop douloureux à
exprimer autrement.
Contrairement
au suédois, au français ou à l’arabe, l’anglais — la langue du rappeur Nas et
des stars de basket usaméricaines qu’il adorait, et une sorte de monnaie
culturelle chez les adolescents suédois à la recherche d’un statut culturel —
représentait pour lui un territoire linguistique plus neutre pour explorer des
expériences sensibles.
Compte tenu
du rôle central de New York dans Les Sœurs, il était naturel que Khemiri
retourne y écrire ce roman. En 2021, il s’est installé à Brooklyn avec sa
famille, quittant Stockholm, emmenant ses deux jeunes fils qui ne parlaient pas
un mot d’anglais, après avoir obtenu une bourse Cullman de la New York Public
Library.
Après avoir
rédigé une première version en anglais et l’avoir présentée à son éditeur
suédois, Khemiri se souvient d’un moment quelque peu gênant : C’est merveilleux
que tu aies un nouveau livre, lui dit l’éditeur, mais pourquoi n’est-il pas en
suédois ?
Khemiri a
alors traduit ce premier manuscrit en suédois — publié en 2023 sous le titre Systrarna
— puis l’a retraduit en anglais.
Quand il
était plus jeune, « j’étais fasciné par les feux d’artifice littéraires, par le
fait de repousser les limites du langage », dit-il, citant Vladimir Nabokov et
Marguerite Duras parmi ses inspirations de l’époque. « En tant qu’écrivain plus
âgé, j’ai compris que les possibilités sont en réalité infinies si je sors ma
boussole et vais dans la direction de la vérité. »
Cela en
valait la peine, cela a même été libérateur, a-t-il ajouté, « d’écrire des
histoires inventées qui semblent plus sincères que ma vie réelle ».
La
romancière Madeleine Thien s’est liée d’amitié avec Khemiri pendant leur
résidence à la bibliothèque, alors qu’elle travaillait elle aussi sur un livre,
et se souvient de lui comme d’un camarade attentif et malicieux.
« Il a
toujours gardé ce regard émerveillé sur la bibliothèque, sur la ville, tout en
refusant de se comporter comme on s’y attendrait de la part d’un intellectuel
universitaire» : par exemple en projetant des films et en faisant du yoga dans
les bureaux, et en promouvant en général une attitude espiègle parmi les autres
boursiers.
Les sœurs
Mikkola, ajoute-t-elle, étaient « si réelles pour lui que j’avais l’impression
qu’elles étaient là, tout près ».
Strauss,
collègue de Khemiri à N.Y.U., a appris à connaître une autre figure importante
— bien réelle cette fois — grâce aux descriptions vivantes de Khemiri.
Alors qu’ils
discutaient de leurs parents autour d’un repas, au début de leur amitié,
Khemiri confia à Strauss que lorsqu’il cherchait « la permission d’être plus
sauvage qu’il ne l’est en réalité, il invoquait ‘Hassen’ » — Hassen étant son
deuxième prénom, mais aussi celui de son père, que Strauss comprit comme un
homme imprévisible.
Khemiri
expliqua à Strauss qu’il « ne pouvait pas être cette personne tout le temps ».
Il a en lui trop de choses constantes, fiables, pour être un vrai rebelle. Mais
savoir qu’il pouvait s’appuyer sur « Hassen » lui permettait d’être plus libre
dans son travail.
Pourtant, «
Hassen » est un héritage complexe. Cette sauvagerie n’était qu’un des aspects
d’un homme qui faisait aussi des prédictions sombres et punitives sur le destin
de son fils. (Le père de Khemiri est décédé en janvier.)
« Comme
toute personne à qui on a déjà lancé une malédiction le sait, même quand on
essaie de faire exactement l’inverse de ce qu’elle annonce, on vit toujours
dans son ombre », a déclaré Khemiri. « On n’est jamais vraiment libre. »
Mais une
malédiction, au fond, n’est qu’une histoire. Peu importe combien de temps on y
croit — même si elle concerne votre propre vie — cela ne veut pas dire qu’elle
est vraie.
Les Sœurs

septembre, 2025
14.50 x 24.00 cm
688 pages