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24/11/2022

GIDEON LEVY
Silence iranien contre silence israélien

 Gideon Levy, Haaretz, 23 /11/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

La caméra se déplace lentement d'un joueur à l'autre. Un par un, elle zoome sur la même expression dure et ferme. Pas un muscle ne bouge sur leur visage, leurs lèvres sont pincées. Dix jeunes hommes en rouge et un en bleu pâle se tenaient épaule contre épaule et se soutenaient mutuellement dans leur heure de gloire. Il est difficile de savoir ce qui leur a traversé l'esprit à ce moment-là. Il est encore plus difficile de savoir comment ce geste est né : quand a-t-il été planifié, ont-ils tous été d'accord à l'avance ? Qui a pris l'initiative, qui était au courant, qui a tenté de les dissuader, et y en a-t-il un seul qui ait flanché ?


L'hymne national de la République islamique d'Iran, leur pays, a été joué et leurs lèvres sont restées scellées. Ils se sont tus comme un seul homme et leur silence a résonné jusqu'au bout du monde. Dans le stade de Doha, un moment fondateur est né. Un silence qui a résonné plus fort que tout le bruit dans les stades.

On ne sait pas ce qu'il adviendra d'eux lorsqu'ils rentreront, s'ils rentrent, dans leur pays. Il est peu probable qu'ils aient l'occasion de le représenter à nouveau. Le risque qu'ils ont pris est énorme, tout comme l'admiration mondiale qu'ils ont gagnée. Ils ont également été admirés en Israël. Les Israéliens savent apprécier le courage, mais uniquement de ceux qui résistent aux régimes d'autres États. Ce qui s'est passé à Doha ne se produira jamais dans l'équipe juive d'Israël, et pas seulement parce qu'Israël n'a aucune chance d'atteindre la Coupe du monde.

Les joueurs arabes de l'équipe israélienne ne chantent pas l'hymne, ostensiblement à cause de quelques mots qui ne leur conviennent pas. Mais la raison est plus profonde. Eux aussi sont des résistants au régime, un régime de suprématie juive, qui chante « Aussi longtemps qu'au fond de nos cœurs/
Vibrera l'âme juive
 » dans un Etat habité par deux nations. Le risque qu'ils prennent en ne chantant pas l'hymne est limité. Personne ne va les virer de l'équipe pour l'instant, sans parler de les envoyer en prison. Il n'est pas non plus nécessaire de s'étendre sur les différences entre le régime iranien et celui d'Israël. Une dictature totalitaire comme celle de l'Iran n'existe que dans l'arrière-cour d'Israël. Dans la façade d'Israël, où vivent aussi les joueurs de l'équipe arabe, il y a un régime libre, sinon égalitaire.

Moanes Dabbur, après avoir marqué un but pour l'équipe israélienne en 2019. Photo: Nir Keidar

Lorsque Bibras Natcho n'a pas chanté l’Hatikva, aucun de ses coéquipiers juifs n'a pensé à faire preuve de solidarité et à se joindre à son combat. Lorsque Moanes Dabbur a cité le Coran dans le conflit armé baptisé “Gardien des Murs” [mai 2021] et a écrit : « Ne pensez pas qu'Allah ignore ceux qui commettent les iniquités », il a été temporairement suspendu de l'équipe, jusqu'à ce qu'il la quitte pour de bon. Personne n'est venu prendre sa défense. Un joueur juif de l'équipe qui s'identifie à la minorité opprimée n'est pas encore né. Les joueurs juifs de l'équipe, et la plupart de ses fonctionnaires et de ses fans, rivalisent entre eux pour faire preuve du patriotisme le plus véhément et le plus criard contre les résistants à notre régime.

14/10/2022

HAMID DABASHI
Comment le corps des femmes iraniennes est devenu un champ de bataille idéologique

Hamid Dabashi, Middle East Eye, 28/9/2022
 
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Hamid Dabashi (Ahvaz, Khouzistan, Iran, 1951) est titulaire de la chaire Hagop Kevorkian d'études iraniennes et de littérature comparée à l'université Columbia de New York. Ses derniers livres sont Reversing the Colonial Gaze : Persian Travellers Abroad (Cambridge University Press, 2020), The Emperor is Naked : On the Inevitable Demise of the Nation-State (Zed, 2020) et On Edward Said : Remembrance of Things Past (Haymarket, 2020).
@DabashiHamid

Le dévoilement forcé dans les sociétés « démocratiques » est aussi pernicieux que le voile forcé dans n'importe quelle partie du monde musulman

Manifestation contre le président iranien Ebrahim Raisi devant des Nations Unies le 21 septembre 2022 à New York (AFP)

La mort en détention d'une jeune Iranienne, Mahsa (Jina) Amini, a une fois de plus attiré l'attention mondiale sur la question du voile obligatoire en Iran.

Amini était une femme de 22 ans originaire de Saqqez, dans le nord-ouest du Kurdistan d'Iran, qui rendait visite à sa famille à Téhéran. Le 16 septembre, elle a été arrêtée dans les rues de Téhéran par une unité de la soi-disant “police des mœurs”, Gasht-e Ershad, comme on l’appelle et la craint en Iran ; probablement agressée physiquement, elle est tombée dans le coma en détention et est morte. 

Des responsables iraniens, dont le Président Ebrahim Raisi, ont appelé à une enquête sur sa mort. Raisi a également appelé la famille d'Amini en exprimant ses condoléances.

Mais ce fut trop peu, trop tard. Des protestations généralisées ont été signalées dans tout le pays - et des dizaines de personnes ont été tuées - avec la mort tragique d'Amini servant de point de déclenchement d’une colère et une frustration refoulées contre le régime au pouvoir.

Alors que les organes de l'État tentent de minimiser l'incident et d'écraser violemment les manifestations, les journalistes expatriés se sont rassemblés dans des médias comme BBC Persian ou Radio Farda pour comme d’'habitude monter en épingle leurs reportages et présenter l'ensemble de la protestation comme le signe que le régime de Téhéran est sur le point de tomber.

Les Moujahidine du peuple (Mujahideen-e Khalq , MEK) discrédités et les monarchistes entourant le fils de l'ancien Shah Reza Pahlavi se sont joints aux agitateurs professionnels au service des changeurs du régime usaméricains et ont pris le train en marche pour utiliser cet incident à leurs propres fins politiques.

Une forte composante islamophobe de l'activisme de clavier iranien a également abusé de l'occasion pour diaboliser toute l'idée des habitudes vestimentaires des femmes musulmanes. Il faut donc faire preuve d'une extrême prudence pour ne pas confondre cette coterie d'agents provocateurs hors d'Iran avec le véritable soulèvement à l'intérieur du pays. Il y a aussi beaucoup d'Ahmad Chalabi et Kanan Makiya parmi les expatriés iraniens.  

« Moralité » et classe

La terreur que les idéologues, la composante salafiste et talibanesque du régime iranien, exercent sur leurs citoyens ne se limite pas à, mais commence par, la régulation des codes vestimentaires des femmes iraniennes - en particulier les femmes pauvres et de classe moyenne.

Les femmes dans les parties les plus riches et les plus opulentes de Téhéran se soucient très peu de ces codes, et la soi-disant “police des mœurs” qui est elle-même formée principalement de personnes issues de familles pauvres et de la classe moyenne, n'ose pas les approcher.

La dynamique de pouvoir entre les riches et les pauvres - les puissants et les sans-pouvoir - révèle ici une banalité systémique qui définit le tissu même de la société iranienne sous le régime islamique.

Des décennies de sanctions usméricaines contre l'Iran ont exacerbé le terrible fossé entre les très pauvres et les obscènement riches en Iran. Les partisans et les facilitateurs du régime au pouvoir ont amassé des richesses astronomiques grâce à des pratiques commerciales louches et à une corruption profondément enracinée.

Dans un essai publié en 2009, Djavad Salehi Ispahani, un économiste iranien largement respecté basé aux USA, a résumé brièvement la condition post-révolutionnaire : « En Iran, les faits concernant l'évolution de l'égalité sont vivement débattus. Toutefois, les données du Centre statistique iranien montrent que les inégalités ont changé en termes de dépenses des ménages, de niveau d'instruction et d'accès aux soins de santé et aux services de base. Le tableau qui se dégage est mitigé : succès de l'amélioration du niveau de vie et de la qualité de vie des pauvres, et échec de l'amélioration de la répartition globale des revenus."  

Depuis la publication de cet article, les choses ont radicalement changé pour le pire - en partie à cause des sanctions étouffantes des USA.  Alors que le soulèvement social de 2017-2018 – moins de dix ans après la publication de l'article - a été principalement alimenté par les pauvres et pour des raisons économiques, le soulèvement actuel a lié ces problèmes économiques persistants aux préoccupations sociales principalement des classes moyennes concernant le comportement abusif de l'État à l'égard des femmes et le voile obligatoire.

Comme l'a révélé le soulèvement de 2017-2018, les lignes de faille économiques du régime au pouvoir, et les protestations déclenchées par le meurtre d'Amini en détention révèlent les aspirations frustrées d'une génération hautement compétente et connectée avec une conception d'elle-même différente de celle que l'État totalitaire lui permet d'exprimer.    

Du voile obligatoire au dévoilement obligatoire

Malgré la coalescence d'autres questions économiques tout aussi importantes, si ce n'est plus, au cœur de ces manifestations actuelles se trouve le voile obligatoire des femmes iraniennes contre leur gré.

Certes, il y a des millions de femmes iraniennes qui portent le hijab volontairement et fièrement comme signe de leur foi et de leur identité. Mais il y a aussi des millions d'autres femmes qui ne souhaitent pas que cette pratique leur soit imposée violemment.  

Le voile obligatoire qui a été initié peu de temps après que la République islamique a été proclamée était en contestation directe du dévoilement obligatoire, ou kashf-e hijab, que Reza Shah Pahlavi avait imposé aux femmes iraniennes quand il a pris le pouvoir dans les années 1930.


Reza Shah, "libérateur" de la nation iranienne, symbolisée pâr une femme-enfant dévoilée, dans un dessin du magazine Nahid (Venus) du 12 mai 1928

Deux tyrans, Reza Shah et l'ayatollah Khomeini, se sont concentrés sur le maintien de l'ordre dans les corps des femmes comme lieu de leurs idéologies respectives de pouvoir et de domination, les corps des femmes étant le champ de bataille idéologique de leurs pratiques patriarcales.

La première manifestation sociale massive contre le voile obligatoire de la République islamique a eu lieu à l'occasion de la Journée internationale des femmes, le 8 mars 1979. Plus de 40 ans plus tard, le régime a lamentablement échoué à imposer à ses citoyen·nes défiant·es sa brutale surveillance policière du corps des femmes.


Téhéran, 8 mars 1979

Ce à quoi nous assistons en Iran avec l'imposition du voile obligatoire est, bien sûr, l'inverse de ce que nous voyons dans une grande partie de l'Europe et de l'Amérique du Nord où les femmes musulmanes sont systématiquement harcelées si elles choisissent de porter le hijab musulman. Depuis des décennies, pas un seul jour ne passe sans une attaque violente raciste, misogyne et sectaire contre des femmes musulmanes en Europe et aux USA.  

Selon le Southern Poverty Law Center, l'institution très respectée qui documente les crimes de haine, « les groupes de haine anti-musulmans sont un phénomène relativement nouveau aux USA, beaucoup apparaissant après les attentats terroristes du 11 septembre 2001. Ces groupes diffament largement l'islam et colportent des théories complotistes selon lesquelles les musulmans sont une menace subversive pour la nation. Cela crée un climat de peur, de haine et d'intimidation à l'égard des musulman·es ou de ceux·celles qui sont perçu·es comme tels »

Les femmes musulmanes qui portent le hijab sont la cible principale de toute cette industrie de l'islamophobie car elles sont les plus visibles. Ces crimes ne sont pas seulement le fait d'un gang de gorilles racistes bien financés par des millionnaires islamophobes.


Dans toute l'Europe ainsi qu'aux USA, il y a eu une législation ciblant les femmes musulmanes et leur hijab. Des interdictions totales ou partielles du hijab musulman ont été introduites en Autriche, en France, en Belgique, au Danemark, en Bulgarie, aux Pays-Bas, en Allemagne, en Italie, en Espagne (dans certaines localités de Catalogne), en Suisse, en Norvège et ailleurs.

Les USA ne vont pas mieux. Dans un article important du Hastings Race and Poverty Law Journal de 2008, Aliah Abdo écrit : « Le premier amendement de la Constitution des États-Unis garantit la liberté de religion, mais le climat sociopolitique et juridique actuel a permis diverses restrictions sur le hijab, le foulard porté par les femmes musulmanes. »

L'article, intitulé “The Legal Status of Hijab in the United States”, détaille « les restrictions et interdictions affectant le port du hijab dans les milieux éducatifs, l'emploi, l'entrée dans les prisons, les photos de permis de conduire d'État, les compétitions sportives, les aéroports, et devant les tribunaux, notant une tendance alarmante à la fois au niveau international et national."

Le dévoilement forcé en Amérique du Nord, en Europe ou en Inde est aussi pernicieux que le voile obligatoire en Iran, en Afghanistan ou dans toute autre partie du monde musulman. Les deux pratiques, bien qu’opposées en apparence, sont identiques en réalité, transformant le corps d'une femme musulmane en un champ de bataille d'idéologies opposées de contrôle corporel et de biopouvoir. Insister sur le choix de porter le hijab est donc aussi vital en Amérique du Nord et en Europe que le droit de ne pas le porter dans des endroits comme l'Iran ou l'Afghanistan.

Le monde dans son ensemble ne peut plus tolérer l'hypocrisie et la pratique du deux poids, deux mesures en ce qui concerne l'assujettissement des femmes en tant que citoyennes de deuxième ordre dans leur propre pays. Aucun pays européen ni les USA ne peuvent dénoncer le comportement abusif de l'État iranien tout en abritant les formes les plus vicieuses d'islamophobie ciblant les femmes musulmanes dans leur propre pays.  

Un soulèvement mené par des femmes 

Le comportement violent du régime islamiste au pouvoir en Iran est à la fois inquiétant et embarrassant pour les femmes musulmanes en Iran et à l'étranger qui choisissent de porter le hijab, et ce par fierté et identité. Il est impossible d'imaginer une femme musulmane qui choisit de porter le hijab aux USA ou en Europe ou ailleurs en tolérant son imposition violente aux femmes qui ne veulent pas le porter.  

La mort d'Amini en Iran a déjà marqué un soulèvement social massif dans tout le pays, révélant une fois de plus au monde entier le fait que le régime au pouvoir a violemment imposé une jurisprudence draconienne de peur et d'intimidation pour maintenir son emprise tyrannique sur le pouvoir.

L’appareil de propagande, de sécurité, de renseignement et militaire du régime peut ou pas réussir à écraser ce soulèvement comme il l’a fait dans les vagues de révolte précédentes.

Mais le fait indubitable demeure que la République islamique, en tant qu'appareil d'État, n'a pas réussi catégoriquement à générer un iota de légitimité pour elle-même plus de 40 ans après avoir volé les rêves et les aspirations d'un avenir démocratique pour des millions d'Iraniens.

Vers cet avenir démocratique, le résultat positif le plus significatif qui puisse résulter de ce soulèvement est que les femmes le dirigent et en définissent le cours et les conséquences. Mais le terme « femmes » ne doit pas être pris comme un terme générique, car deux intersections sont cruciales : la dynamique de classe et le symbolisme du voile. 

La cause légitime du choix des femmes de porter ou non le hijab doit croiser la dynamique entre la classe ouvrière et la classe moyenne. Quand les femmes voilées et dévoilées, les travailleuses et les femmes de la classe moyenne, se réuniront pour mener ce soulèvement, alors enfin nous aurons une révolution sous les yeux.

Avant cela, méfiez-vous des gadgets et des contrefaçons des changeurs de régime basés aux USA avec un opportuniste de carrière comme porte-parole pour rien d’autre que leurs propres intérêts pathétiques.

Personne ne parle au nom d'Amini sauf les voix fortes mais sourdes d'un soulèvement social massif à la recherche des termes de sa propre émancipation. Posez vos oreilles sur le sol et écoutez attentivement. Les subalternes de par le monde ne parlent pas anglais.  

                             Zan, Zendaji, Azadi Femme, Vie, Liberté  زن، زندگی، آزادی

 

10/10/2022

List of 366 persons detained for protests against the murder of Jina/Mahsa Amini in Iran

This inevitably incomplete list was compiled by Hamid Beheshti and translated by Fausto Giudice, Tlaxcala. Updated on 9 Oct.2022. Click on image to open the doc

 

Liste von 366 Inhaftierten wegen der Proteste gegen die Ermordung von Jina/Mahsa Amini im Iran

 Diese zwangsläufig unvollständige Liste wurde von Hamid Beheshti, Tlaxcala erstellt. Stand am 9. Okt.2022. Auf das Bild klicken, um das Dokument zu öffnen

 


BARAN QAMISLO
"Femme, Vie, Liberté" : le slogan qui fait vaciller les régimes

Baran Qamişlo , DinamoPress.it, 7/10/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

La révolte au Rojhelat, la résistance civile au Kurdistan du Nord et en Turquie, la résistance dans les montagnes, la révolution du Rojava sont interconnectées, et sont une source d’inspiration pour révoltes qui ont éclaté en Iran. Malheureusement, même la répression, toujours plus violente et préventive, a les mêmes connotations.


Le slogan kurde Jin, Jîyan, Azadî, né au Rojava, s’est répandu dans tout l’Iran dans sa version persane, Zan, Zendegi, Azadi (les langues kurdes et le persan appartiennent au même groupe de langues dites indo-iraniennes). Ci-dessus une fresque murale de Btoy, sur la Schwendergasse à Vienne (Autriche). Ci-dessous une variante iranienne émanant d’un groupe d’artistes anonymes


La mort de Masha/Jina Amini, une Kurde de 22 ans, tombée dans le coma après avoir été tabassée par la police des mœurs iranienne une fois interpellée parce qu'elle avait été surprise dans une rue de Téhéran « portant mal son hijab », a déclenché une série de protestations qui ont entraîné une révolte impliquant toutes les grandes villes iraniennes et de l'est du Kurdistan.

La vague de protestations a ouvert la boîte de Pandore, mettant en lumière une à une toutes les questions non résolues de l'État iranien.

Si le thème le plus évident sur les places ces jours-ci est la répression sociale et politique à laquelle sont soumises surtout les femmes, la rue a exprimé un ras-le-bol généralisé à l'égard de la République islamique et de ses dirigeants : un fait emblématique de cela a été l’incendie par les manifestants du monument à la mémoire de  Qasem Soleimani à Kerman, sa ville natale.

Soleimani a été général des Niru-ye Qods, communément appelées « Forces Quds », la branche des Gardiens de la Révolution (IRGC) qui s'occupe du soutien militaire et politique aux groupes pro-iraniens en dehors des frontières nationales. « Le commandant de l'ombre », comme il a été défini par la presse, est considéré comme l'esprit derrière les vingt dernières années d'influence politique dans la région et le stratège derrière les victoires militaires iraniennes en Irak, à travers les milices chiites rassemblées dans les Hachd al-Chaabi (Forces de mobilisation populaire), et en Syrie aux côtés de Bachar Al Assad,  jusqu'à son assassinat en janvier 2020 par un drone usaméricain à l'aéroport de Bagdad.

Dans ce contexte, l'un des thèmes en suspens depuis longtemps qui mettent maintenant le feu aux poudres, en particulier dans le nord-est, est la répression de l'identité kurde. Comme c'est la coutume pour les Kurdes dans les quatre parties occupées du Kurdistan, la jeune femme tuée avait deux prénoms : Masha sur les documents délivrés par les autorités et Jina, le nom sous lequel elle est connue à Saqqez, la ville où elle vivait, prénom que les parents n'ont pas été autorisés à enregistrer officiellement parce que kurde.

Saqqez fait partie de la région historiquement identifiée comme Rojhelat (du kurmanji « Est », littéralement « Soleil levant »), où vivent environ 10 millions de Kurdes. Dans sa capitale historique, la ville de Mahabad, a été fondée en 1946 sous la direction de Qazi Muhammed, la première république kurde indépendante, bien que de courte durée, appelée « République du Kurdistan ».

Bien que les Kurdes du Rojhelat aient participé activement à la révolution contre la monarchie, mouvement populaire hétérogène à l'origine, ils furent exclus de l’« Assemblée des experts » chargée de rédiger la nouvelle constitution à la chute de la dynastie Palhavi.

Quand les partis kurdes ont dénoncé le fait, l’ayatollah Khomeiny a répondu en lançant une fatwa dans laquelle il a appelé au jihad contre les dissidents, accusés de vouloir « diviser les musulmans avec des demandes nationalistes ». C’est alors qu’a commencé une campagne de guérilla menée par les partis kurdes, qui a pris fin en 1989, lorsque le secrétaire du Parti démocratique du Kurdistan d’Iran (KDPI), Abdul Rahman Ghassemlou, a été assassiné par des agents iraniens munis de passeports diplomatiques, à Vienne où il devait entamer des négociations de paix avec Téhéran.

Au cours des 30 dernières années, la République islamique a opté pour une approche de la question kurde en quelque sorte opposée à celle de l'État turc et plus proche de l'approche du gouvernement syrien. Alors qu'en Turquie le mot Kurdistan est un tabou imprononçable en public, en Iran, il existe même une province appelée Kurdistan mais qui couvre environ un sixième du territoire habité par la population kurde et n’a aucun statut spécial ou d'autonomie de prévu.

09/10/2022

BEHROOZ GHAMARI-TABRIZI
“Doshman” (L’ennemi) et les manifestations massives en Iran

Behrooz Ghamari-Tabrizi, CounterPunch, 7/10/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala


Behrooz Ghamari-Tabrizi (1960) est un historien, sociologue et professeur usaméricain d'origine iranienne. Il est connu pour ses travaux sur la révolution iranienne et ses conséquences. Il est professeur d'études du Proche-Orient et directeur du Sharmin and Bijan Mossavar-Rahmani Center for Iran and Persian Gulf Studies à l'université de Princeton. Actuellement, il travaille sur un projet sur la modernité mystique, une étude comparative de la philosophie de l'histoire et de la théorie politique de Walter Benjamin et Ali Shariati. Auteur des livres : 

  • Foucault in Iran: Islamic Revolution after the Enlightenment, Minneapolis, MN: University of Minnesota Press, 2016.
  •  Remembering Akbar: Inside the Iranian Revolution, New York, London: O/R Books (Counterpoint), 2016. (Literary Memoir)
  • Islam and Dissent in Post-Revolutionary Iran: Abdolkarim Soroush and the Religious Foundations of Political Reform, London, New York: I. B. Tauris (Palgrave-Macmillan), 2008.

Après un silence assourdissant durant deux semaines de protestations publiques et de violences d'État, le Guide Suprême de la République Islamique, l'ayatollah Khamenei a lancé une attaque virulente contre celles et ceux qui ont manifesté dans les rues de Téhéran et de nombreuses autres grandes villes du pays. Il a appelé les manifestations, qui ont commencé après la mort de Mahsa Amini en garde à vue et se sont rapidement généralisées, le résultat d'un complot des puissances occidentales pour renverser la République islamique. « Doshman (l'ennemi) », a-t-il répété dans sa rhétorique usée, « avait des plans pour déstabiliser le pays et a utilisé la mort malheureuse de cette jeune femme comme prétexte pour provoquer le conflit et la sédition. »

S’en prendre exclusivement au Doshman (les USA, leurs alliés régionaux et leurs agents domestiques) a été le recours classique du Guide Suprême pour s'attaquer aux troubles sociaux en Iran depuis qu'il a pris ses fonctions après la mort de l'ayatollah Khomeini en 1989. Qu'il ait choisi de briser son silence public dans un discours à une audience lors d'une cérémonie de remise des diplômes des Forces armées était révélateur. Comme l’était sa rhétorique nationaliste, éludant les causes profondes de la dissidence interne. Le « Doshman », a-t-il déclaré à son audience, « n'est pas seulement contre la République islamique, ils sont contre un Iran fort et indépendant. Doshman veut installer un État client dans notre pays qui agit au nom de leurs intérêts régionaux, et non des intérêts des peuples d’Iran. » Commentant la raison pour laquelle ces manifestations se sont déroulées à ce moment précis, il a affirmé que « les troubles ont été conçus pour coïncider avec le grand bond en avant de l'Iran vers le progrès économique malgré les difficultés que les puissances occidentales nous imposent. »

Les étudiants de l'université Amirkabir [Polytechnique de Téhéran) protestent contre le hijab obligatoire et la République islamique, 20 septembre 2022

Ce sont des mots forts, mais sans beaucoup de force d’impact dans la scène iranienne. La présence du Doshman est réelle, mais le Guide offre de mauvaises raisons pour l'expansion de son influence à l'intérieur du pays. Il y a quatre grandes questions que le Guide Suprême efface commodément de son récit du complot du Doshman. Premièrement, s'il a raison de dire que les manifestations sont une conspiration du Doshman, pourquoi est-il si facile pour eux de fomenter des troubles à l'intérieur du pays ? Comment se fait-il que la société iranienne, avec les femmes et les jeunes à sa tête, ait été une poudrière au cours des deux dernières décennies ? Deuxièmement, il n'aborde pas la question de savoir comment ces protestations évoluent si facilement, selon lui, vers la réalisation des intérêts du Doshman ? Pourquoi n'y a-t-il pas de partis, d'organisations, de direction dans ces rassemblements, un espace vacant qui permette au Doshman d'influencer la direction et les revendications des manifestants ? Troisièmement, l'écart grandissant entre les riches et les pauvres et la montée en flèche de l'inflation, en particulier au cours des derniers mois, ne peuvent être effacés simplement par un sermon annonçant un « grand bond en avant » tous azimuts. La souffrance due aux difficultés économiques est réelle et nécessite des solutions réelles plutôt que des vœux pieux sous forme de slogans. Enfin, le Guide Suprême a rejeté la solidarité publique des athlètes et des artistes avec les manifestants comme « sans valeur et sans pertinence ». Il ne reconnaît absolument pas pourquoi, après plus de quatre décennies de domination islamique, l'influence du capitaine de l'équipe nationale iranienne de football ou d'un réalisateur primé aux Oscars est nettement plus grande que celle des imams des prières du vendredi.

La société iranienne continue d'être le théâtre d'un profond clivage entre l'État et ses citoyens. L'âge médian de la population est de 32 ans, près de 80% des Iraniens sont nés après la révolution et n'ont aucun souvenir de la vie avant la révolution de 1979. La rhétorique du Guide Suprême selon laquelle les manifestants étaient des « familles d'agents de la SAVAK » (la police secrète du Shah) tombe à plat sur le visage de cette génération. C'est plutôt un aveu implicite que la République islamique n'a pas réussi à croître et à répondre aux besoins et aux exigences de sa population. Les lois et les restrictions qui ont été instituées il y a plus de quarante ans n'ont pas réussi à façonner comme prévu la vision du monde et les désirs d'une génération qui a grandi sous ce système. Le Guide Suprême doit reconnaître l'échec de la République Islamique à inventer un homo islamicus de conception étriquée, réceptif et accommodant à l'éthique et aux valeurs propagées par un establishment clérical.