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21/05/2025

Yair Golan déclare qu’Israël risque le statut de paria : “Un État sain ne tue pas des bébés par hobby”

Noa Shpigel et Jonathan Lis, Haaretz , 20/5/2025

Le chef du parti de gauche a déclaré qu’« un État sain ne tue pas des bébés par hobby » et ne planifie pas « l’expulsion d’une population ». Netanyahou a répondu que « Golan et ses amis de la gauche radicale se font l’écho des calomnies antisémites les plus méprisables ».

Le président du parti Les Démocrates, Yair Golan, s’exprimant lors d’une réunion du parti dimanche. Photo Olivier Fitoussi

Les ministres du gouvernement et les leaders de l’opposition ont condamné les remarques du leader du parti d’opposition Yair Golan, des Démocrates, après qu’il eut averti que la conduite d’Israël à Gaza risquait de le mettre sur la voie de devenir un « Etat paria », et qu’il eut appelé à remplacer le gouvernement de Netanyahou « haineux, inintelligent et immoral ».

Plus tôt dans la journée de mardi, lors d’une interview accordée à la radio publique Kan, Golan a déclaré qu’Israël était « en passe de devenir un État paria, comme l’a été l’Afrique du Sud, s’il ne recommence pas à agir comme un pays sain d’esprit ». Il a ajouté qu’un « État sain ne fait pas la guerre à des civils, ne tue pas des bébés par hobby et ne se fixe pas d’objectifs tels que l’expulsion d’une population ».

« Je condamne fermement l’incitation sauvage de Yair Golan contre nos soldats héroïques et contre l’État d’Israël », a déclaré le Premier ministre Benjamin Netanyahou dans un communiqué, ajoutant que “Tsahal est l’armée la plus morale du monde, et nos soldats mènent une bataille pour notre existence même”.

Le président des Démocrates a également critiqué la conduite du gouvernement, affirmant qu’il était « rempli d’individus haineux, inintelligents et immoraux qui n’ont pas la capacité de diriger un pays en temps d’urgence - des gens qui n’ont rien à voir avec le judaïsme ». Golan a demandé que le gouvernement soit remplacé « dès que possible, afin que la guerre puisse prendre fin ».

Selon Netanyahou, Israël « mène une guerre sur plusieurs fronts et effectue des efforts diplomatiques complexes pour libérer nos otages et vaincre le Hamas », ajoutant que « Golan et ses amis de la gauche radicale se font l’écho des calomnies antisémites les plus méprisables à l’encontre des soldats de Tsahal et de l’État d’Israël ».

Le chef d’état-major de l’armée israélienne, Eyal Zamir, a condamné officiellement les propos de Golan, déclarant que tout commentaire de ce type « jette le doute sur l’éthique des actions de l’armée israélienne et sur la moralité de ses combattants ».

Les troupes israéliennes « opèrent contre nos ennemis par loyauté envers les valeurs de Tsahal, la loi et le droit international, tout en préservant sans compromis la sécurité de l’État d’Israël et de ses citoyens », a-t-il déclaré.

« Les combattants de Tsahal opèrent et continueront d’opérer, jour et nuit, sur tous les fronts, avec détermination et moralité, comme ils l’ont toujours fait.

 Golan a tenu une conférence de presse mardi soir, au cours de laquelle il a défendu sa critique de la politique du gouvernement à Gaza. Il a précisé que ses critiques s’adressaient au gouvernement et non à l’armée, qu’il a qualifiée de « maison » [major général de réserve, il a participé à l’invasion du Liban en 1982 et a réprimé la première et la deuxième Intifada, NdT].

« Ce qui avait commencé comme une guerre juste est devenu une guerre corrompue », a-t-il déclaré. « Ce n’est pas une guerre pour vaincre le Hamas ». Golan a déclaré que le camp libéral était effrayé et réduit au silence par l’extrême droite. « Nous ne pouvons plus avoir peur. Nous ne pouvons pas nous le permettre, pour le bien des otages ».

Il a également critiqué les ministres Smotrich et Ben-Gvir, les qualifiant d’hypocrites. « Un gouvernement qui [célèbre] le meurtre d’enfants ressemble au Hamas [...]. [Un gouvernement qui parle d’une bombe atomique sur Gaza n’est pas un gouvernement juif ».

Un peu plus tôt, le président israélien Isaac Herzog avait qualifié la déclaration de Golan de « diffamation grave et calomnieuse à l’encontre des soldats de Tsahal », ajoutant qu’ils étaient « les plus moraux du monde, se battant courageusement pour la protection du peuple et le retour des otages - ce n’est pas un hobby ».

Le ministre des finances, Bezalel Smotrich, a déclaré que Golan, ancien chef adjoint des FDI, était passé en quelques années du statut de « général décoré à celui de partisan du BDS », ajoutant qu’il amplifiait les « calomnies de nos plus terribles ennemis et leur donnait une épée pour nous tuer ». Le ministre des communications, Shlomo Karhi, l’a qualifié de « terroriste ».

Le Congrès juif mondial a annulé la venue de Yair Golan ce mardi en raison de sa critique virulente des actions d’Israël à Gaza.

« Il a été convenu qu’il serait préférable de ne pas perdre de vue les discussions générales importantes qui doivent être menées », a déclaré le CJM dans un communiqué.

Il avait été invité à prendre la parole lors d’une session spéciale mardi après-midi sur les relations entre Israël et la diaspora, organisée conjointement avec le Congrès juif européen.

Alors que des députés de la coalition, tels que le président de Shas Arye Dery, ont appelé l’opposition à le désavouer, le chef de l’opposition Yair Lapid a qualifié la déclaration de Golan de « cadeau à nos ennemis ».

Le président du Parti de l’unité nationale, Benny Gantz, également membre de l’opposition, a demandé à Golan de s’excuser pour ses « déclarations extrêmes et erronées ».

« Les soldats de Tsahal ne tuent pas des bébés par hobby », a-t-il déclaré, ajoutant que les propos de Golan “mettent en danger nos braves guerriers, qui risquent d’être réprimandés par la Cour internationale”.

Suite aux réactions négatives, Golan a clarifié ses propos, affirmant que si les soldats de Tsahal sont des héros, le gouvernement, lui, est corrompu. « Les FDI sont morales, le peuple est juste et le gouvernement est pourri », a-t-il déclaré.

« Cette guerre est la réalisation des fantasmes du ministre de la sécurité nationale Itamar Ben Gvir et de Smotrich », a-t-il ajouté.

Le député démocrate Gilad Kariv a ajouté que son parti soutenait Tsahal et ses soldats, mais qu’il s’opposait à ce que des ministres « incitent jour après jour à commettre des crimes de guerre, à mépriser les principes fondamentaux de l’éthique humaine et juive et à mettre en danger les otages et les troupes de Tsahal ».

« Il est temps que les autres leaders de l’opposition cessent de danser au rythme de la machine à mensonge et à incitation au crime [du gouvernement]».


Nos petits princes
, par Antonio Rodríguez, Mexique

08/05/2025

RAEF ZREIK
Martin Buber, un sioniste à visage humain qui donne encore du grain à moudre

Le philosophe sioniste n’a pas pu échapper à un état d’esprit colonial, mais sa vision binationale offre une voie à suivre en Palestine/Israël.

Raef Zreik, Jewish Currents6/5/ 2025
Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala 

Raef Zreik (Eilabun, Galilée, 1965), est un Palestinien de 1948. Il enseigne la philosophie morale et politique à l’Academic College of Tel Aviv-Yaffo, la jurisprudence au Ono Academic College et est senior research fellow à l’Institut Van Leer de Jérusalem. Diplômé de l’Université hébraïque de Jérusalem, de Columbia et de Harvard (doctorat sur le concept de droit et la distinction entre le droit et la vertu chez Kant).
Parmi ses publications récentes :
« What’s in the Apartheid Analogy », Theory and Event, 2020
« The ethics of the intellectual – Rereading Edward Said », Philosophy and social criticism, 2020
« Zionism and political theology », Journal of Political Theology, 2023
Son livre, Kant’s Struggle for Autonomy : On the Structure of Practical Reason, a été publié en 2023 par Rowman-Littlefield (New York).

Préface du livre
A Land of Two Peoples: Martin Buber on Jews and Arabs, édité, commenté et préfacé par Paul Mendes-Flohr, University of Chicago Press, 2005, réédition 2025 



Martin Buber pose un défi plus grand aux intellectuels palestiniens que tout autre leader et penseur sioniste. Le défi posé par Ze’ev Jabotinsky, Menachem Begin et David Ben-Gurion n’était pas principalement d’ordre intellectuel. Leur affirmation centrale—que le conflit avec les populations arabes indigènes était inévitable et inéluctable—laissait aux Palestiniens peu d’options autres que de se préparer à des confrontations violentes avec les colonisateurs sionistes. Le défi qu’ils posaient ne pouvait être relevé que sur le champ de bataille. La plupart des Palestiniens étaient donc plus d’accord avec Jabotinsky qu’avec Buber, qui insistait sur le fait que les intérêts nationaux juifs et palestiniens sont compatibles et donc susceptibles d’un accommodement mutuel. Buber vous oblige à dialoguer avec lui ; Jabotinsky vous force à vous battre.


Martin Buber, par Andy Warhol, 1980

Ainsi, en exprimant une vision d’un rapprochement entre le sionisme et la population arabe indigène de Palestine, Buber a remis en question la compatibilité du projet sioniste, qui cherche à sécuriser les intérêts du peuple juif, avec les intérêts et les aspirations du peuple palestinien. De plus, la position unique de Buber au sein du discours sioniste a soulevé une position paradoxale et incompréhensible pour les Palestiniens Ainsi, en exprimant sa vision d’un rapprochement entre le sionisme et la population arabe indigène de Palestine, Buber a remis en question le fait que le projet sioniste, qui cherche à garantir les intérêts du peuple juif, soit ou puisse être compatible avec les intérêts et les aspirations du peuple palestinien. En outre, la position unique de Buber au sein du discours sioniste a créé une situation paradoxale et incompréhensible pour les Palestiniens : en tant que sioniste, il faisait partie du projet colonial tout en s’y opposant. À bien des égards, la position de Buber s’apparente à la description du colonisateur autocritique dépeint par Albert Memmi dans Le colonisateur et le colonisé. S’il appartenait socialement, culturellement et économiquement à la société des colons, il n’en était pas moins conscient des effets néfastes du colonialisme sur la société autochtone. Buber s’opposait ainsi à certaines structures sociales et politiques fondamentales qui rendaient sa propre existence possible. Il allait vers le sud dans un train qui se dirigeait vers le nord. En effet, il se trouvait dans une situation apparemment intenable. En cherchant à se distancier de l’Occident en général et de l’impérialisme britannique en particulier, Buber semblait négliger la lourde dette du sionisme envers les puissances coloniales britannique et occidentale, endossée par la Société des Nations, la déclaration Balfour et l’établissement du mandat britannique sur la Palestine.

Memmi était tout à fait conscient de cette situation paradoxale dans laquelle un colonisateur qui résiste à la colonisation peut se retrouver inextricablement mêlé à ce même système. Memmi attire ainsi notre attention sur la réalité sociologique de la “vie coloniale”, que l’on ne peut pas simplement transcender par des idées. Le monde en général ne peut pas simplement être divisé entre les gens selon leur idéologie : progressistes et conservateurs, libéraux et fondamentalistes, socialistes et capitalistes, gauche et droite, etc. Les gens se distinguent également en fonction de leur position sociale, de leur situation et de leur position objective, et non pas uniquement en fonction de leurs idées. Il existe une distinction entre les indigènes et les colons, et même si un colon veut renoncer à ses privilèges, il continue d’en jouir. Ses liens, son réseau de relations, son cadre de référence - tout le contexte qui donne un sens à ses actions - restent ceux de la société du colon. Il y a une limite à ce que le colonisateur puisse s’identifier au colonisé ou embrasser sa position. Pour Memmi, si un tel colonisateur « ne peut s’élever au-dessus de ce moralisme intolérable qui l’empêche de vivre, s’il y croit avec tant de ferveur, qu’il commence par s’en aller » et qu’il coupe ses liens avec le projet colonial et la culture des colons. C’est ce qu’a fait Hans Kohn, ami proche et disciple de Buber. Après les affrontements entre Palestiniens et sionistes de 1929, Kohn a déclaré que “le sionisme n’est pas le judaïsme”, a renoncé à son poste de direction au sein de l’Agence juive à Jérusalem, a quitté la Palestine et a finalement émigré aux USA.

Mais Buber n’a pas approuvé la décision de Kohn. Il est resté sioniste et ne s’est pas reconnu comme un colonisateur privilégié. Il voulait faire partie du peuple juif et du projet sioniste et lutter à l’intérieur du mouvement pour l’orienter vers une voie radicalement différente de celle qu’il avait prise. Il s’opposait à la création d’un État qui assujettirait les Palestiniens à un statut de minorité ; il ne voulait pas que le sionisme fasse partie de l’ordre impérial ; il voulait un sionisme qui soutienne l’égalité des Juifs et des Arabes et attendait avec impatience l’établissement d’un État binational en Palestine. Mais avait-il une chance raisonnable de réaliser cette vision ?

Buber n’était-il qu’un songe-creux ? Un sophiste ? Ne comprenait-il pas la différence fondamentale entre la politique et l’éthique ? Était-il simplement en train de “construire des mythes”, comme l’aurait affirmé Memmi ? Inversement, voulons-nous vraiment souscrire à l’idée que la politique est avant tout une question de pouvoir, et que tant que vous n’avez pas de pouvoir, personne ne vous prendra au sérieux ? Sommes-nous sûrs de vouloir dissocier la morale de la politique ?

En tant que Palestinien, je ne sais pas si j’ai des réponses adéquates à ces questions. Pourtant, avec Buber, je me méfie des approches qui tendent à exagérer la dialectique tragique présumée de l’histoire et de la politique. Dans son article de 1945 intitulé “Politique et moralité”, Buber reconnaît que « la vie, en tant qu’elle est vie, implique nécessairement l’injustice. Il ne peut y avoir de vie sans destruction de la vie ». Buber n’était pas naïf. Mais il n’était ni prêt ni disposé, sous le couvert de ce truisme, à admettre la cruauté et l’injustice comme inhérentes aux affaires humaines. C’est pourquoi il ajoutait une mise en garde : « Nous ne pouvons pas nous abstenir de commettre l’injustice, mais nous avons la grâce de ne pas avoir à commettre plus d’injustice qu’il n’est absolument nécessaire ». « L’essentiel, soulignait-il, est de reconnaître les limites ». Il a donc averti ses collègues sionistes que « si l’on a l’intention de chasser de leur patrie des gens qui sont liés à la terre, alors on a dépassé ces limites. Nous sommes ici face à un droit inaliénable, le droit de celui qui cultive la terre d’y rester ». Le concept de “limitation” de l’injustice au strict nécessaire crée un espace pour imaginer une autre réalité sociale et politique en Palestine et offre quelques outils intellectuels pour argumenter contre la logique de Jabotinsky de l’inéluctabilité du conflit avec la Palestine et la logique du “nous” contre “eux” qui continue à prévaloir dans l’imagination politique sioniste.

La logique qui sous-tend la politique de Jabotinsky - et celle de son disciple Benjamin Netanyahou - tire sa justification du passé, lorsque les Juifs d’Europe étaient victimes d’un antisémitisme insidieux et implacable. D’où leur besoin impérieux d’un abri sûr qu’ils ne pouvaient trouver en Europe, un abri qui, selon Jabotinsky, ne pouvait être assuré qu’en Palestine sous la forme d’un État-nation juif souverain - un objectif autojustifié à atteindre par tous les moyens jugés nécessaires. Sa conception unique de la justice pour les Juifs abandonnés d’Europe l’a rendu aveugle à la réalité politique et démographique de la Palestine arabe. Cette conception est donc erronée dès le départ. Cette situation est différente de celle où la conception de la justice est raisonnable, mais où sa mise en œuvre entraînerait des conséquences indésirables. En effet, en se concentrant exclusivement sur la justice pour le peuple juif, Jabotinsky ignore délibérément ses conséquences pour les Palestiniens, à savoir leur dépossession et la privation de leurs droits politiques. Sa logique politique est inflexible et l’emporte impitoyablement sur les considérations éthiques. Buber conteste la politique sioniste guidée par cette seule logique politique. En poursuivant ses intérêts fondamentaux, il faut accepter la responsabilité morale de limiter les dommages que ses actions peuvent causer aux autres. Comme l’a dit Hannah Arendt, personne n’habite le monde seul. Nous sommes destinés à partager le monde et, en fin de compte, nous n’avons pas d’autre choix que de trouver un moyen d’y vivre ensemble.


Statue de Buber à Heppenheim, en Hesse, où il vécut de 1916 à 1938 

En honorant cet impératif existentiel et éthique, Buber a promu la vision d’un État binational. Ni les sionistes ni les Palestiniens n’ont jugé cette idée digne de considération. N’oublions pas que dans les années 1920, les Juifs ne représentaient pas plus de 10 à 15 % de la population de la Palestine. Il est vrai que leur nombre a augmenté au cours des deux décennies suivantes, atteignant 35 % au moment de la partition en 1947. Bien que l’idée binationale envisagée garantisse aux Juifs et aux Arabes une part égale dans le gouvernement et l’administration du futur État, les Palestiniens l’ont rejetée pour plusieurs raisons. Tout d’abord, l’idée de parité, indépendamment de la proportionnalité démographique, impliquait que les Palestiniens renoncent à leur statut de majorité et à leur patrie. La simple idée qu’une minorité d’immigrants (les Juifs) offre l’égalité - individuelle et collective - à la majorité palestinienne autochtone a été jugée déraisonnable, voire carrément absurde. Pourquoi les Palestiniens devraient-ils renoncer à la moitié de leur patrie ? Certes, les sionistes devraient également renoncer à leur rêve, comme le dit leur hymne national, « un espoir vieux de deux mille ans / D’être une nation libre [politiquement souveraine] sur notre terre / La terre de Sion, Jérusalem ». Il y a tout de même une différence entre renoncer à un rêve et renoncer à sa réalité : sa terre.

Le problème majeur qui a rendu l’acceptation du binationalisme plus difficile est le simple fait que la réalité n’était pas binationale à l’époque. Pour accepter le binationalisme, les Palestiniens auraient dû accepter l’immigration juive en Palestine sous la tutelle du mandat britannique. Par ailleurs, Buber ne s’est pas adressé aux Palestiniens. Il a débattu avec ses collègues sionistes. Les dirigeants sionistes ne se sont pas non plus adressés aux Palestiniens, estimant que seule l’aide de l’Empire britannique leur permettrait d’établir un foyer national en Palestine. En bref, la tentative de Buber de situer le sionisme comme un nationalisme subalterne, un nationalisme de décolonisation, était en contradiction avec les faits sur le terrain. Il s’efforçait de situer le sionisme à côté et en complément - et non en opposition - du nationalisme palestinien, en tant que nationalisme anticolonial, mais cela ne cadrait pas avec le fait que ce sont les Britanniques qui ont préparé le terrain pour la colonisation juive de la Palestine.

Les arguments de Buber posent des questions intéressantes au mouvement national palestinien, principalement en raison de son minimalisme et de sa tentative de trouver un moyen de concilier les intérêts des deux mouvements sans que le sionisme ne domine les Palestiniens. La version du sionisme de Buber était-elle plausible et aurait-elle dû être acceptée par les Palestiniens ? Il s’agit en partie d’une question historique. Mais la question est toujours d’actualité étant donné que nous luttons toujours pour trouver un moyen d’assurer une existence pacifique, décente et digne pour les deux peuples. Certains des arguments de Buber en faveur des droits des Juifs en Palestine sont expliqués dans son discours de 1929 intitulé « Le foyer national et la politique nationale en Palestine ». Ce texte révèle des traces évidentes de la pensée et de l’imagination coloniales, comme lorsqu’il fonde le droit sur « un fait avéré : après des milliers d’années au cours desquelles le pays était une terre inculte, nous l’avons transformé en un pays habité, là où il nous était loisible de le faire, par des années de travail ». Le droit découlant de la création et de la fertilisation est en fait le droit des colons. Même lorsque Buber a cherché à étendre l’égalité aux Palestiniens indigènes, il l’a fait dans une perspective coloniale, déclarant que « la situation de notre colonie inclut la vie des habitants arabes du pays, que nous n’avons pas l’intention d’expulser ». Pour tout Palestinien à l’oreille sensible, cela sonne comme si les immigrants juifs faisaient une faveur aux Arabes en ne les expulsant pas, un geste bienveillant qui mérite d’être récompensé ! 


Buber lors de sa première visite en Palestine en 1927

La mentalité coloniale de Buber apparaît à nouveau dans sa lettre de 1939 au Mahatma Gandhi, dans laquelle il tente d’expliquer pourquoi les Juifs persécutés d’Allemagne cherchent refuge en Palestine : « Les Juifs sont persécutés, volés, maltraités, torturés, assassinés ». Pourquoi pas une autre terre que la Palestine ? Parce que les Juifs ont un lien historique, religieux et spirituel avec cette terre, et qu’elle leur appartient (« nous avons besoin de notre propre sol »). Pour ceux qui connaissent le langage des droits, je dirais que l’argument se réfère à la fois à un droit général basé sur le besoin et à un droit spécial qui lie spécifiquement le peuple juif à cette terre. Les arguments fondés sur la nécessité sont d’ordre général. Si je meurs de faim, j’ai le droit d’être nourri, mais ce droit est général et s’impose à tous ceux qui sont en mesure de m’aider ; par conséquent, il peut imposer un devoir de solidarité imparfait. Mais mon devoir de solidarité envers les autres, d’aider ceux qui sont dans le besoin, est différent de mon devoir spécial de payer celui à qui j’ai emprunté de l’argent ou celui dont j’ai endommagé les biens. Il s’agit de devoirs particuliers, plus lourds que le devoir général d’assistance. Les Palestiniens avaient le devoir d’assistance, le devoir de solidarité, en tant que devoir général. C’était le même devoir général que celui des Français, des Russes, des Iraniens et des USAméricains. Comment un peuple peut-il se réveiller en découvrant qu’il a un devoir spécial d’aider un autre peuple en lui cédant la moitié de sa patrie, quelle que soit la gravité de la situation ? L’argument de la nécessité peut difficilement établir un tel devoir. La plupart des dirigeants sionistes n’ont même pas envisagé de proposer des arguments ou des réponses à cette question. Buber s’approche d’une réponse, mais il le fait dans son débat épistolaire avec Gandhi, et non avec un dirigeant palestinien. Néanmoins, je pense qu’il y a une différence entre un devoir de solidarité qui garantit le droit d’immigrer des Juifs fuyant les persécutions et un devoir d’accepter la demande d’un autre peuple pour un État-nation séparé ou même un partenaire égal dans un État binational. Cela ne va pas de soi et ne doit pas l’être.


Buber, par LAUTIR

Bien que les idées de Buber aient été en son temps reléguées aux marges de l’histoire, il pourrait être utile de les revisiter aujourd’hui afin d’envisager l’avenir. Comme je l’ai mentionné plus haut, l’un des problèmes des idées de Buber est qu’il a proposé une solution binationale dans une réalité qui ne l’était pas. Non seulement parce que le nombre de Juifs était relativement insignifiant, mais aussi en raison de la nature coloniale du projet d’installation. Si l’aspect colonial de la colonisation existe toujours 100 ans plus tard, le paysage démographique est différent : les Juifs de Palestine sont aujourd’hui la troisième ou la quatrième génération à vivre sur cette terre et ne connaissent pas d’autre foyer. Les idées de Buber sont donc à nouveau pertinentes, mais il est clair qu’elles doivent être actualisées pour répondre aux nouveaux défis. Ces défis comprennent la reconnaissance de la Nakba palestinienne et la nécessité de mettre fin à la dépossession actuelle des Palestiniens. Dans un premier temps, les Israéliens juifs devraient reconnaître et réparer les injustices historiques de la dispersion, de la discrimination et de l’occupation subies par les Palestiniens. En conséquence, le binationalisme ne peut avoir de sens que dans le cadre d’un projet de décolonisation qui met fin à l’héritage de l’assujettissement et de la domination. Le binationalisme sans décolonisation n’est qu’une continuation de la domination parée d’autres atours.

Pour de nombreux intellectuels palestiniens, le binationalisme est intrinsèquement intenable, car il implique de reconnaître les droits historiques des Juifs en Palestine et de reconnaître que la résistance palestinienne a échoué et qu’elle était peut-être simplement malavisée. En outre, nombreux sont ceux qui affirment que la meilleure solution à la question juive en Palestine serait un État laïque, multiethnique et libéral fondé sur l’égalité des droits pour tous ses citoyens, sans distinction de race, de religion, de sexe ou d’appartenance culturelle. 


Buber par Brigitte Dietz, 2014

Un État binational qui soutient l’autonomie culturelle et religieuse n’exige pas nécessairement, à mon avis, d’accepter le récit sioniste concernant les droits historiques des juifs en Palestine. Reconnaître les droits collectifs des Juifs en Palestine ne doit pas être interprété comme une reconnaissance de leur droit historique à la terre. De nombreux droits que nous possédons ne sont pas historiques et ne sont pas non plus fondés sur une affiliation historique. Mon droit d’être représenté par un avocat dans un procès pénal et mon droit à la liberté d’expression sont des droits purement juridiques. Ces droits reposent sur certaines perceptions de la fragilité de l’existence humaine et de ses besoins fondamentaux. Je ne vois aucune raison de croire qu’accepter un droit collectif à l’autodétermination juive en Palestine dans le cadre du binationalisme revient à accepter une quelconque version du sionisme. Nous devrions être capables d’imaginer un nationalisme juif en Palestine qui ne soit pas colonialiste.

Quant à la suggestion d’un État libéral laïque qui ne reconnaît aucune appartenance religieuse, culturelle ou nationale dans la sphère publique, j’ai tendance à penser qu’elle n’est pas attrayante à l’heure actuelle. Le rêve libéral d’une sphère publique neutre qui met entre parenthèses les identités et les limite à la sphère privée n’est pas convaincant. Il n’est pas nécessaire de rappeler ici toute la littérature du dernier demi-siècle qui souligne l’importance de l’identification culturelle, de Will Kymlicka à Charles Taylor, Bhaikhu Parekh, et d’autres. J’ai tendance à penser que l’identité collective des deux groupes est importante pour eux et qu’ils ont tout intérêt à conserver et à développer leur vie culturelle et religieuse distincte.

Une autre réserve avancée par les intellectuels palestiniens pour empêcher tout rapprochement avec l’État juif concerne l’alignement du sionisme sur l’impérialisme occidental et sa volonté de préserver ses intérêts aux dépens de l’Orient en général et du monde arabe en particulier. Buber partageait certaines de ces préoccupations et dénonçait constamment les dirigeants sionistes qui cherchaient à obtenir le soutien des puissances impérialistes. Il a proposé un autre type de sionisme qui était en un sens non colonial (il a essayé de faire la différence entre le colonialisme expansif et le colonialisme limité concentré, une distinction qui peut difficilement tenir dans la pratique), malgré la rhétorique coloniale avec laquelle il a célébré l’idéalisme des pionniers des colonies agricoles sionistes (voir son essai de 1939, “Concerning Our Politics”). Il envisageait le sionisme comme un moyen de faciliter le retour des Juifs à leurs origines orientales et de servir ainsi de pont de réconciliation entre l’Orient et l’Occident (voir son essai de 1956, “Instead of Polemics” et son essai de 1965, “The Time to Try”). Mais Israël, depuis sa création il y a 77 ans, a choisi, aux côtés des USA et d’autres puissances impérialistes hégémoniques occidentales, de perpétrer une attaque permanente contre la région, ses peuples et leurs intérêts et de se positionner ainsi comme l’ennemi de la région (les guerres de 1956, 1967, 1982 et 1996 n’en sont que quelques exemples). En outre, plus Israël lance des guerres contre la région, plus il devient dépendant des puissances occidentales, comme le montre clairement la récente guerre à Gaza. Tout cela pour dire que l’avenir de la Palestine ne peut se concevoir sans remodeler l’image de toute la région et la nature des relations entre l’Orient et l’Occident, en mettant fin aux politiques coloniales et impériales. Buber espérait que le peuple d’Israël servirait de pont de réconciliation entre l’Orient et l’Occident. Depuis la disparition de Buber il y a six décennies, l’image de ce pont continue de s’éloigner dans un horizon toujours plus lointain. Israël est désormais pleinement au service des grandes puissances impériales occidentales contre les peuples du Proche-Orient. La guerre de 2023 sur la bande de Gaza contre les Palestiniens fait de plus en plus ressembler Israël à un krak de croisés en Terre sainte, repoussant désespérément les armées de Saladin au 13e siècle. Buber l’avait prévu et, malheureusement, il avait raison.


Dans une série de sachets de sucre sionistes, Martin Buber


16/11/2024

OFER ADERET
Un an après la guerre du Kippour, Yitzhak Rabin a déclaré qu'il n'y avait pas de solution militaire au conflit israélo-arabe

Ofer Aderet, Haaretz, 14/11/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

À l'occasion du 29e anniversaire de l'assassinat de Rabin [4 novembre 1995, NdT], les archives de Tsahal ont publié les déclarations faites par l'ancien Premier ministre lors d'une réunion du Forum de l'état-major général en 1974. « S'il y a une chance de progresser, c'est uniquement par le biais de négociations », a-t-il déclaré, tout en mettant en garde contre la création d'un État palestinien . « Ce serait le détonateur immédiat de la prochaine guerre ».

 Yitzhak Rabin avec la Première ministre Golda Meir à Washington en 1973. Photo : Moshe Milner / GPO

Deux décennies avant de signer les accords d'Oslo avec les Palestiniens et un accord de paix avec la Jordanie, l'ancien Premier ministre Yitzhak Rabin pensait qu'il n'était pas possible de résoudre le conflit israélo-arabe par des moyens militaires, mais uniquement par des négociations. Cependant, Rabin s'est montré pessimiste quant à la réalisation de la paix au cours de ces années et a averti que la création d'un État palestinien en Cisjordanie mènerait à la guerre.
Rabin a fait cette déclaration il y a 50 ans, lors d'une réunion secrète du forum de l'état-major général des FDI, en septembre 1974, un an après la guerre du Kippour. La réunion portait sur les préparatifs de la prochaine guerre. Le procès-verbal et son enregistrement ont été publiés mercredi par les archives de Tsahal au ministère de la Défense, à l'occasion de la journée de commémoration du 29e anniversaire de l'assassinat de Rabin, qui est célébrée selon le calendrier hébraïque.

Yitzhak Rabin avec Henry Kissinger en mars 1975.  Photo : GPO

« Dans le conflit israélo-arabe, je ne vois pas la possibilité de parvenir à une solution par des moyens militaires », a déclaré Rabin. « En d'autres termes, en supposant que nous puissions, par la guerre, parvenir à une situation dans laquelle nous pourrions imposer la paix, je ne vois pas cela comme quelque chose de réaliste. Cela ne veut pas dire que nous n'aurons pas de guerres. Mais je ne suggère pas de partir du principe que nous pourrions, par la guerre, imposer une solution diplomatique globale. S'il y a une chance - et je ne suis pas sûr qu'il y en ait une - de progresser vers une solution, ce n'est que par la négociation », a-t-il ajouté.
Cependant, Rabin a également déclaré que « les négociations doivent également être basées sur la puissance militaire, car sans cela, il n'y aura pas de négociations diplomatiques ». Il a déclaré qu'après la victoire d'Israël en 1967, lorsque le pays a occupé la Cisjordanie, la bande de Gaza, le plateau du Golan et le Sinaï, Israël a acquis de « meilleurs atouts défensifs ». Cependant, « je ne suis pas sûr que cela signifie que nous pouvons parvenir à la paix ».
Rabin n'était pas optimiste quant à la possibilité de parvenir à la paix à l'époque où ces propos ont été tenus. « Je ne crois pas que nous puissions actuellement parvenir à des négociations sur un accord de paix global. Tout d'abord, les Arabes n'en veulent pas ». Il a averti que la paix signifiait aussi un État palestinien en Cisjordanie, « et ce serait la mèche qui déclencherait la prochaine guerre ». Il a ajouté et mis en garde contre les solutions provisoires, telles que « la recherche de quelque chose qui n'est pas exactement la paix, quel que soit le nom qu'on lui donne. Quand on regarde la réalité arabe avec les yeux ouverts, il n'est pas évident que ce soit la meilleure solution ». Il a conclu cette partie de sa déclaration de manière pessimiste : « Je n'ai pas besoin de parler de cette question, car nous connaissons les faits. Personne n'est prêt à nous parler de paix ». 


Les archives de Tsahal ont également publié un clip vidéo d'un service commémoratif organisé en 1988 pour le corps blindé, au cours duquel Rabin, qui était alors ministre de la Défense, s'est adressé aux familles endeuillées. Dans le corps blindé, on dit que « l'homme est l'acier ». Je pense le contraire. L'acier est froid, sans vie et sans âme. Il est dur, lourd et passe par-dessus les choses. L'homme n'était pas et n'est pas de l'acier. Il est de chair et de sang, il rit et pleure, il rêve et part à la guerre ; il voyage, il vit sa vie et, si nécessaire, il est prêt à la sacrifier ». En ce qui concerne les morts du corps d'armée, Rabin a déclaré : « Ils étaient des gens comme nous, qui n'étaient pas faits d'acier ; leurs cœurs battaient comme les nôtres et ils voyaient les mêmes choses que nous, entendaient les mêmes sons. Ils voulaient continuer à vivre. Mais lorsqu'ils ont été appelés, ils se sont présentés ».
Il a terminé son intervention en évoquant la force qui unit les familles endeuillées. « Qu'est-ce qui nous amène ici, si ce n'est le désir de se souvenir et de rappeler ? C'est notre désir d'être ensemble... de puiser la force en nous-mêmes, dans la grande famille qui n'a pas de secteurs ni de classes, pas de fêtes, de rivalités ou de disputes, sans que personne ne vienne la perturber », a-t-il déclaré. [Amen, NdT]

22/05/2024

MATTHEW GINDIN
L’échec du sionisme et ce que cela doit enseigner au monde

 Matthew Gindin, 29/10/2023
Traduit par Layân Benhamed, édité par Fausto Giudice, Tlaxcala

Matthew Gindin est un Canadien d’origine juive qui a été moine bouddhiste et pratique l’acupuncture chinoise, la médecine ayurvédique et le yoga. Il enseigne à la synagogue Or Shalom Bet Midrash de Vancouver (Colombie-Britannique) et contribue à diverses publications anglophones sur des thèmes liés au dialogue interreligieux.

 À l’heure où j’écris ces lignes, cela fait 23 jours qu’Israël bombarde Gaza, une zone de 365 km² abritant 2,3 millions d’êtres humains précieux. Les bombes israéliennes ont tué, en moyenne, 110 enfants par jour. Les mères palestiniennes ont commencé à écrire les noms de leurs enfants sur leurs corps, afin de pouvoir les identifier lorsque leurs cadavres seront retirés des décombres laissés par les bombardements israéliens.

 Joe Biden, le président du plus grand soutien militaire du projet sioniste, a dit quelque chose que j’ai également entendu de la part de certains de mes amis juifs : que le ministère de la santé dirigé par le Hamas gonfle le nombre de morts. Il a dit cela sans vérifier les preuves réelles ou les opinions des experts, qui affirment que les rapports du ministère de la santé sur les victimes se sont avérés exacts lors de conflits précédents. Le ministère a réagi en publiant une liste détaillée des noms de tous les civils tués jusqu’alors, soit près de 7 000 personnes (ce chiffre dépasse aujourd’hui les 8 000).

Le Premier ministre israélien, un homme politique au long passé de corruption et d’idéologie d’extrême droite, a décrit aujourd’hui l’assaut actuel contre Gaza en évoquant la mémoire de l’ancienne tribu d’Amalek (vers 1400 avant notre ère).

Un passage de la Bible hébraïque dit : « Vous devez vous souvenir de ce qu’Amalek vous a fait, dit notre Sainte Bible. 1 Samuel 15:3 : “Va maintenant, frappe Amalek, et voue à la destruction tout ce qui lui appartient; tu ne l’épargneras point, et tu feras mourir hommes et femmes, enfants et nourrissons, bœufs et brebis, chameaux et ânes” », a déclaré M. Netanyahou. Les rabbins qui ont créé le judaïsme que nous connaissons aujourd’hui ont décidé il y a longtemps (il y a des siècles) qu’aucune nation moderne ne pouvait être assimilée à Amalek, mais Netanyahou se soucie peu des valeurs rabbiniques progressistes, c’est le moins que l’on puisse dire. En citant ce passage, il signale explicitement son intention génocidaire et achève le mariage du sionisme - à l’origine un mouvement laïc qui répudie la religion juive - avec une vision tordue et cauchemardesque du judaïsme.

Dans l’imaginaire religieux des Juifs entre 136 de notre ère et le XIXe  siècle, Israël était une terre magique. Les Juifs priaient plusieurs fois par jour pour le retour messianique en Israël et la rédemption du monde. La prophétie, disaient-ils, était plus facilement accessible en Israël (ou seulement accessible en Israël selon certains) ; les produits étaient énormes et avaient un goût incroyable ; le sol avait des propriétés magiques. Pendant des siècles, cependant, bien que de nombreux petits groupes de Juifs soient allés vivre en Palestine pour des raisons religieuses, la loi juive elle-même a été interprétée comme interdisant un retour massif en Palestine. Les rabbins du Talmud ont écrit que trois serments empêchaient les Juifs de reprendre Israël par la guerre ou le transfert de population : Le premier est que les Juifs ne doivent pas monter sur Eretz Yisrael comme un mur (le reprendre en revenant en masse). Une autre est que le Saint, béni soit-il, a recommandé aux Juifs de ne pas se rebeller contre les nations du monde. Enfin, le Saint, béni soit-il, a recommandé aux nations du monde de ne pas soumettre les Juifs de manière excessive.

Les trois serments mentionnés ci-dessus, ou plutôt les deux qui s’appliquent aux Juifs, étaient pris très au sérieux, tout comme l’enseignement rabbinique selon lequel les Juifs devaient entretenir des relations non violentes avec les nations, même s’ils étaient opprimés par elles. Avant 1890, la loi et le consensus juifs stipulaient que les Juifs devaient se défendre hardiment devant les nations, mais seulement en paroles. Dans les années 1890, certains ont soutenu que, puisque les nations avaient rompu le troisième serment, les Juifs étaient libérés des deux premiers. Les rabbins orthodoxes n’étaient pas d’accord, estimant au contraire que si les nations rompaient le serment qu’elles avaient prêté à Dieu, celui-ci s’en chargerait lui-même.

Au XIXe siècle, un groupe a commencé à soutenir que les Juifs étaient un peuple comme les autres - c’est-à-dire un peuple défini par son ethnie ou sa culture, et non par les idées de la religion juive - et qu’à ce titre, ils devaient vivre dans l’autodétermination et la liberté comme les autres. Selon eux, les Juifs ne peuvent vivre dans la liberté, la paix et la force que s’ils se débarrassent de la religion traditionnelle et de ses promesses et s’ils construisent leur propre État-nation pour se protéger. Après quelques débats sur le lieu, il a été décidé qu’il s’agirait d’un “Altneuland” (Vieux-nouveau pays) en Palestine.

Les rabbins de tous horizons - orthodoxes et réformés - ont généralement exprimé leur désaccord. Les bundistes - militants juifs non sionistes et non religieux - n’étaient pas non plus d’accord, estimant que le seul moyen de trouver la liberté et la paix pour les Juifs était de construire un monde de liberté et de paix pour tous. Cependant, à mesure que le sionisme prenait de l’ampleur, les Juifs affluaient en Palestine, où, entre 1878 et 1917, ils sont passés de 3 % à 10 % de la population palestinienne.

 Ahad Ha’am lisant Altneuland, de Theodor Herzl, par Mark Anderson

 Alors que la nouvelle colonie juive se développe, une minorité de sionistes juifs critique le gratin sioniste juif pour son racisme, son mépris des préoccupations des Arabes palestiniens et son injustice à leur égard. Ahad Ha’am (1856-1927), le sioniste juif russe, a écrit en 1891 :

« Nous devons certainement apprendre, de notre histoire passée et présente, à quel point nous devons veiller à ne pas provoquer la colère des autochtones en leur faisant du tort, à quel point nous devons être prudents dans nos relations avec un peuple étranger parmi lequel nous sommes revenus vivre, à traiter ce peuple avec amour et respect et, cela va sans dire, avec justice et discernement. Et que font nos frères ? Exactement le contraire ! Ils étaient esclaves dans leurs diasporas, et soudain ils se retrouvent avec une liberté illimitée, une liberté sauvage que seul un pays comme la Turquie [l’Empire ottoman] peut offrir. Ce changement soudain a semé dans leur cœur des tendances despotiques, comme cela arrive toujours aux anciens esclaves [‘eved ki yimlokh - quand un esclave devient roi - Proverbes 30:22]. Ils traitent les Arabes avec hostilité et cruauté, les violent injustement, les battent honteusement sans raison suffisante et se vantent même de leurs actes. Il n’y a personne pour arrêter le flot et mettre fin à cette tendance méprisable et dangereuse.

    « Nous, qui vivons à l’étranger, avons l’habitude de croire que les Arabes sont tous des sauvages du désert qui, comme des ânes, ne voient ni ne comprennent ce qui se passe autour d’eux. Mais c’est une grave erreur....Les Arabes, en particulier l’élite urbaine, voient et comprennent ce que nous faisons et ce que nous voulons faire sur la terre, mais ils se taisent et font semblant de ne rien remarquer. Pour l’instant, ils ne considèrent pas que nos actions représentent un danger futur pour eux. ... Mais si le temps vient où la vie de notre peuple en Eretz Yisrael se développe à un point tel que nous prenons leur place, que ce soit légèrement ou de manière significative, les indigènes ne vont pas s’écarter si facilement ».

Ahad Ha’am, sioniste juif russe, 1891 – « Vérité de la terre d’Israël [Eretz Israël] »

En 1907, dans un article paru dans HaShiloah, l’une des premières publications modernes en hébreu et reprenant une intervention faite au 7ème congrès sioniste de Bâle en 1905, l’enseignant et militant Yitzhak Epstein, né à Odessa, revient sur les propos d’Ahad Ha’am. Epstein appartenait au Hovevei Tzion, la première organisation sioniste. Il avait assisté à l’achat des terres de Ras al-Zawiya et al-Metulla (aujourd’hui connues en hébreu sous le nom de Rosh Pina et Metullah) plusieurs années auparavant. Lorsque les sionistes achetaient ces fermes à leurs propriétaires arabes, ils dépossédaient les métayers arabes et les remplaçaient par de la main-d’œuvre juive. Il se souvient de la colère des fermiers druzes dépossédés :

« Les lamentations des femmes arabes ... résonnent encore à mes oreilles » », écrit-il. « Les hommes montaient sur des ânes et les femmes les suivaient en pleurant amèrement, et la vallée était remplie de leurs lamentations. En chemin, ils s’arrêtaient pour embrasser les pierres et la terre».

Epstein a averti que les relations avec les Arabes étaient la “question cachée” que le mouvement sioniste n’abordait pas. Il affirme que les sionistes ont tendance à « oublier un petit détail : il y a sur notre terre bien-aimée un peuple entier qui y est attaché depuis des centaines d’années et qui n’a jamais envisagé de la quitter....Que feront les fellahin [éleveurs de faisans arabes] après que nous aurons acheté leurs champs ? » demande-t-il, « nous devons admettre que nous avons chassé des gens appauvris de leur humble demeure et que nous leur avons ôté le pain de la bouche ». Son argumentation n’a guère suscité de réactions, comme celle d’Ahad Ha’am avant lui.

Buber (à g.) et Scholem

Martin Buber (1878-1965), le grand philosophe et mystique juif, a proposé au 12e congrès sioniste de 1921 une résolution exhortant les Juifs à rejeter « avec horreur les méthodes de domination nationaliste dont ils ont eux-mêmes longtemps souffert » et à renoncer à tout désir « de supprimer un autre peuple ou de le dominer », puisque dans le pays « il y a de la place à la fois pour nous et pour ses habitants actuels ».

Buber et d’autres, notamment des universitaires affiliés à la toute nouvelle université hébraïque de Jérusalem, comme Gershom Scholem, le grand spécialiste de la mystique juive, ont créé en 1925 Brit Shalom, le premier grand groupe sioniste arabo-juif pour la paix. L’association existait pour « parvenir à une entente entre Juifs et Arabes [...] sur la base de l’égalité politique absolue de deux peuples culturellement autonomes, et pour déterminer les lignes de leur coopération pour le développement du pays ».

Les fondateurs de Brit Shalom venaient d’horizons politiques et personnels différents. Certains d’entre eux étaient des dirigeants du Yichouv bien établis, qui considéraient la réconciliation avec les Arabes comme une nécessité pratique (comme Arthur Ruppin, un haut fonctionnaire sioniste chargé de la colonisation). D’autres encore étaient inspirés par des convictions morales et voyaient la nécessité d’intégrer les besoins et les préoccupations des populations locales - et pas seulement des Juifs - dans la mission sioniste.


Ruppin, en tant que haut responsable de la colonisation, est critiqué par ses alliés travaillistes qui considèrent Brit Shalom comme “délirant”. Ruppin, à son tour, craint que le sionisme ne « se détériore en un chauvinisme inutile » et qu’il devienne impossible « d’attribuer une sphère d’action à un nombre croissant de Juifs en Palestine sans opprimer les Arabes ».

 Le courant sioniste dominant a toujours affirmé que le nationalisme palestinien était superficiel et qu’il résultait de la manipulation des “masses ignorantes” d’Arabes par une élite désireuse de détruire le projet sioniste. Il s’agit là d’un dangereux malentendu. En fait, comme l’ont constaté d’autres sionistes, les non-Juifs de Palestine étaient profondément attachés aux fermes et aux villages où leurs familles vivaient depuis des générations et s’identifiaient à leur terre et à leur culture tout autant que les Juifs s’identifiaient à la leur.


Hans Kohn (1891-1971), sioniste, philosophe et critique du nationalisme, a écrit : « Je ne peux pas être d’accord avec cette politique lorsque le mouvement national arabe est dépeint comme l’agitation gratuite de quelques grands propriétaires terriens. Je ne sais que trop bien que la presse impérialiste la plus réactionnaire d’Angleterre et de France dépeint souvent les mouvements nationaux en Inde, en Égypte et en Chine de la même manière - en bref, partout où les mouvements nationaux des peuples opprimés menacent les intérêts de la puissance coloniale ».

Il écrit : « Nous sommes en Palestine depuis douze ans [depuis 1917] sans avoir une seule fois fait une tentative sérieuse pour rechercher par la négociation le consentement des populations indigènes. Nous nous sommes appuyés exclusivement sur la puissance militaire de la Grande-Bretagne. Nous nous sommes fixé des objectifs qui, par leur nature même, devaient conduire à un conflit avec les Arabes. Nous aurions dû reconnaître que ces objectifs seraient la cause, la juste cause, d’un soulèvement national contre nous... Mais pendant douze ans, nous avons prétendu que les Arabes n’existaient pas et nous étions heureux qu’on ne nous rappelle pas leur existence ».

Avec une prescience lucide, Kohn écrit que sans le consentement des Arabes locaux, l’existence des Juifs en Palestine ne sera possible que « d’abord avec l’aide britannique, puis plus tard avec l’aide de nos propres baïonnettes ... mais à ce moment-là, nous ne pourrons pas nous passer des baïonnettes. Les moyens auront déterminé le but. La Palestine juive n’aura plus rien de ce Sion pour lequel j’ai risqué ma vie ».

Judah Magnes, par Bernard Sanders, 1932

Ihud (Unité) est un nouveau mouvement bi-nationaliste qui succède à Brit Shalom. L’association appelle à un « gouvernement en Palestine basé sur l’égalité des droits politiques pour les deux peuples ». Elle était dirigée par Judah Magnes (1877-1948) et Martin Buber, critiques chevronnés de la politique traditionnelle, ainsi que par la célèbre intellectuelle juive antifasciste Hannah Arendt (1906-1975). Dans une lettre adressée en 1942 à un rabbin réformiste américain, Magnes définit le nationalisme juif comme « malheureusement chauvin, étroit et terroriste dans le meilleur style du nationalisme d’Europe de l’Est ».

Lorsque cette déclaration a été rendue publique, Magnes a été sévèrement critiqué. Il a défendu son point de vue : « Ce que j’avais à l’esprit, ce n’était pas les quelques extrémistes ... mais plutôt des actes précis que certains dirigeants et groupes importants n’ont pas répudiés et qui prennent l’aspect, pour le moins, de ne pas être contraires à leur politique nationale ».

En Palestine même, le leader émergent du nouveau Yichouv est David Ben-Gourion (1886-1973), qui joue un rôle clé dans l’élaboration des politiques du courant sioniste dominant. Celles-ci comprenaient un gouvernement de gauche (B-G était un socialiste modéré) et l’espoir d’une paix avec les Arabes qui serait basée, comme il le disait, sur le “pouvoir juif”.

En 1948, la population totale était composée de 68 % d’Arabes et de 32 % de Juifs. En novembre 1947, à la suite des horreurs de l’Holocauste, les Nations unies ont approuvé une résolution visant à partager le pays entre les deux parties, 61 % des terres allant à l’État juif et 39 % à l’État arabe.

Les Nations unies votent en faveur de la partition, un résultat accueilli avec enthousiasme par le Yichouv, alors même que des violences intercommunautaires éclatent entre les populations juives et arabes. Ben-Gourion déclare l’indépendance, puis une guerre internationale éclate entre l’État juif naissant et cinq pays arabes. Buber déplore que l’État ait été « construit dans le sang » et déclare que même si le Yichouv l’emportait, ce serait une fausse victoire, car ce serait une défaite du véritable idéal sioniste de renaissance nationale – « pas simplement la sécurité de l’existence de la nation », mais la renaissance de sa mission éthique. Pour Buber, la normalisation de l’État juif équivalait à l’assimilation. Les Juifs réussissaient à devenir un État normal, écrivait-il, « à un degré terrifiant »

« Je ne peux pas me réjouir en anticipant la victoire », écrit-il, « car je crains que l’importance de la victoire juive ne soit la chute du sionisme »

Le premier gouvernement israélien a choisi de ne pas autoriser les réfugiés palestiniens à retourner dans leurs villages et sur leurs terres, dont certaines appartenaient à leurs familles depuis des générations. Le jeune gouvernement israélien, confronté à la tâche colossale de construire un pays quasiment à partir de zéro et d’intégrer des réfugiés juifs venus de nombreux pays différents, dont beaucoup parlaient des langues différentes, considérait les réfugiés palestiniens comme un fardeau indésirable et dangereux.

Les appels de pacifistes juifs comme Martin Buber à les accueillir dans le nouvel Israël ont été ignorés. La société israélienne se préparait à ce qui est certainement l’une des réalisations les plus remarquables de l’histoire de l’humanité : la naissance intentionnelle d’un pays, doté d’une nouvelle langue et d’une infrastructure économique, politique, technique, agricole et sociale fonctionnelle, y compris une riche communauté d’artistes, d’écrivains, de musiciens et de philosophes, ainsi que la création d’une nouvelle patrie pour les Juifs orthodoxes (même si nombre d’entre eux continuaient à être officiellement antisionistes et à ne pas reconnaître l’État).

Les réfugiés arabes palestiniens se sont installés dans des camps ou sont devenus des citoyens de seconde zone en Égypte, en Jordanie, en Syrie et au Liban. Un homme d’État arabe de l’époque a déclaré que les camps de réfugiés n’étaient pas une mauvaise chose : ils produiraient les futurs combattants qui détruiraient l’État sioniste injuste.

L’entrée du camp de réfugiés palestiniens d’Al Aida, à Bethléhem

La destruction de la société palestinienne d’avant Israël est connue des Palestiniens sous le nom de “Nakba”, ou Catastrophe, et est commémorée aujourd’hui le lendemain du jour de l’indépendance d’Israël, bien que le gouvernement pénalise financièrement toute institution israélienne qui la reconnaîtrait. Certains Palestiniens portent les clés de leurs anciennes maisons sur des colliers transmis dans leur famille ou fabriquent des “symboles de clés” pour marquer le “droit au retour” qu’ils estiment avoir.

C’est ainsi qu’est né le conflit israélo-palestinien, qui, 76 ans plus tard, fait toujours rage comme une plaie suppurante.

Aujourd’hui, le sionisme est un échec juif et humain.

Le rêve sioniste était qu’Israël fournisse un refuge sûr pour les Juifs, une base à partir de laquelle la culture juive s’épanouirait, et une solution à l’antisémitisme.

Dans la pratique, Israël a connu un état de guerre quasi permanent depuis sa création. Bien qu’à bien des égards, la culture juive y ait effectivement prospéré grâce à ses grandes réussites technologiques et créatives, le maintien et la défense d’un État dont l’identité est exclusivement juive et qui donne la priorité aux Juifs par rapport aux autres a compromis les valeurs éthiques juives fondamentales. Il a totalement échoué à réaliser la vision fondamentale de la culture juive traditionnelle : la création d’une société utopique dédiée à ce que nous croyions être les valeurs de Dieu : une justice édifiante et une bonté réparatrice (chesed u’ mishpat).

Aujourd’hui, en Israël, nous avons une société fondée, fondamentalement, sur la croyance que le pouvoir est synonyme de sécurité, un État-nation qui est une incarnation du golem en grand. Afin de maintenir ce pouvoir, Israël est devenu un marchand d’armes mondial pour les super-vilains et les États tyranniques, un fournisseur de technologies d’espionnage pour les services secrets les plus perfides du monde, et une société qui, afin de préserver son caractère juif, dispose d’une armée massive. Elle est un leader mondial dans le développement d’armes, dispose d’un réseau d’espionnage infâme et rejette et brutalise les réfugiés africains et autres qui cherchent refuge en son sein. Plus grave encore, il persiste dans une occupation illégale et extrêmement destructrice de la Cisjordanie et de Gaza qui s’accompagne, depuis des décennies, d’une oppression routinière et omniprésente et de violations des droits de l’homme, et qui est une source permanente de violence à l’encontre des civils israéliens.

Il est incendiaire de dire cela, mais je pense que la vérité est que le projet sioniste est l’une des principales causes de la haine des Juifs dans le monde aujourd’hui. J’en veux pour preuve le fait que depuis le début du siège israélien de Gaza, les incidents antisémites au Royaume-Uni ont augmenté de près de 1 500 %. (Mise à jour le 9 novembre avec des informations sur les sondages américains). C’est cela notre protection ? C’est notre guérison ? C’est la fin de l’antisémitisme ? Chaque agression violente d’Israël contre les Palestiniens au cours des dernières décennies entraîne une recrudescence du vandalisme antijuif, des discours de haine et des agressions violentes dans le monde entier. Ces mêmes agressions sont ensuite invoquées comme la raison pour laquelle nous avons besoin d’Israël en premier lieu.

Il est peut-être temps de se demander si les Bundistes - des socialistes juifs non sionistes du début du XXe siècle - avaient raison. Ils affirmaient que la liberté juive ne serait acquise que par la liberté pour tous, et non par la construction d’une forteresse militarisée pour nous-mêmes. Une comparaison rapide entre la situation du Canada pluraliste et multiculturel et celle d’Israël semble indiquer qu’ils avaient raison.

Mais qu’en est-il du Hamas ? Son désir d’éliminer l’État sioniste ne prouve-t-il pas que nous avons besoin d’une forteresse militarisée et ne justifie-t-il pas les attaques éclair d’Israël contre ses camps de réfugiés ?

Stephen M. Walt, chroniqueur à Foreign Policy et professeur de relations internationales Robert et Renée Belfer à l’université de Harvard, note qu’ « Israël a pilonné la bande de Gaza lors de l’opération Plomb durci en décembre 2008, l’a refaite lors de l’opération Bordure protectrice en 2014, puis l’a refaite (à plus petite échelle) en mai 2021. Ces attaques ont tué plusieurs milliers de civils (dont peut-être un quart d’enfants) et appauvri davantage la population piégée de Gaza, mais elles ne nous ont pas rapprochés d’une solution durable et juste ».

Sur la plupart des points, le sionisme est donc un échec, un échec qui s’est fait au détriment des droits et de la dignité de millions de Palestiniens et qui a piégé des générations de civils israéliens dans la guerre, la violence et les traumatismes.

Certains Israéliens diront, bien sûr, avec colère et de manière compréhensible : « Êtes-vous en train de dire que tout mon pays bien-aimé est un échec ? »

Il y a beaucoup, beaucoup de choses belles et étonnantes dans la société juive de l’Israël moderne. Mais oui, tout pays qui repose sur les fondations de trois millions de réfugiés déplacés, contrôlés par un appareil de sécurité élaboré et une guerre sans fin, est, jusqu’à présent, un échec.

On est loin de l’ancien rêve juif d’être une lumière pour le monde.

Il y a cependant un moyen par lequel le régime sioniste peut encore être une telle lumière, et c’est dans son échec même.

Le sionisme démontre avec des détails douloureux et horribles la faillite totale de l’idée selon laquelle la solution au problème juif réside dans la puissance et le pouvoir.

L’État moderne d’Israël est un avertissement pour toutes les nations et tous les peuples : la suprématie ethnique, le chauvinisme, l’isolationnisme et la violence non seulement ne sont pas des solutions à nos problèmes, mais les aggraveront considérablement et les propageront au-delà de nos frontières pour infecter le corps politique de l’humanité en général.

Je n’écris pas cela pour inciter à la haine du sionisme ou d’Israël, Dieu m’en garde, mais plutôt pour affirmer que la seule façon d’avancer passe par le démantèlement de la suprématie juive en Israël, le retour des droits politiques aux Palestiniens et un effort de vérité et de réconciliation dans l’ensemble d’Israël/Palestine, comme cela s’est produit en Afrique du Sud.

Ceux qui affirment que nous ne devrions pas critiquer les structures de l’occupation et de l’apartheid en Israël au milieu de cette guerre sont comme ceux qui disent qu’un patient qui se frappe au visage ne devrait pas être diagnostiqué avec la tumeur cérébrale qui en est la cause.

Oui, il faut faire quelque chose d’humain pour immobiliser son bras ; oui, il peut avoir besoin de médicaments contre la douleur, mais nous devons aussi comprendre que la tumeur est la source des problèmes. Les cris "Comment pouvez-vous parler de tumeurs cérébrales alors qu’ils ont des blessures si graves après s’être frappés eux-mêmes !" n’aident pas, surtout quand c’est ce qu’ils crient chaque fois que le patient commence à s’automutiler, année après année après année.

C’est d’autant plus vrai lorsque les personnes présentes dans la pièce injectent activement au patient des produits chimiques qui aggravent la tumeur - si je peux me permettre de pousser la métaphore un peu plus loin - pour couvrir le financement à l’étranger et l’aide militaire que le gouvernement israélien, ouvertement juif et suprémaciste, reçoit des USA et du Canada.

Les dangers très réels associés à une telle voie ne sont pas plus grands que ceux associés à la voie sur laquelle Israël est actuellement engagé. De nombreux Israéliens voient et savent que le statu quo actuel est intolérable, et qu’aucun “État juif” ne vaut la peine de maintenir une prison à ciel ouvert pour 2,3 millions de personnes.

Pendant ce temps, à l’heure où j’écris ces lignes, l’assaut sur les civils palestiniens à Gaza, qui risque d’être génocidaire, se poursuit. La communauté juive ne doit pas soutenir cet effort de guerre, pas plus qu’elle ne doit soutenir l’État d’Israël jusqu’à ce qu’il devienne une démocratie pluraliste et juste pour tous ses peuples.