Ci-dessous quatre contributions à un débat fondamental : comment établir une véritable coexistence pacifique sur la planète ? Jeffrey Sachs a une proposition, discutée par John Mearsheimer et Biljana Vankovska. François Vadrot commente ces contributions. Toute autre contribution bienvenue[email].
Les sphères de sécurité : refermer le cercle de la sécurité du
siècle multipolaire
Jeffrey Sachs, Neutrality Studies, 27/8/2025, suivi d’un échange avec John J.
Mearsheimer
1.
Sphères de sécurité contre sphères d’influence : repenser les frontières des
grandes puissances
Peu de
notions en relations internationales sont aussi débattues que celle de « sphère
d’influence ». Des partages coloniaux du XIXᵉ siècle à
la division de l’Europe pendant la guerre froide, les grandes puissances ont
revendiqué le droit d’intervenir dans les affaires politiques, économiques et
militaires de leurs voisins. Mais ce langage familier confond deux idées très
différentes :
– la
nécessité légitime pour une grande puissance d’éviter un encerclement hostile ;
– et la prétention illégitime à intervenir dans les affaires intérieures
d’États plus faibles.
La
première relève d’une sphère de sécurité, la seconde d’une sphère
d’influence.
Reconnaître
cette distinction n’est pas une question de vocabulaire : elle détermine ce qui
doit être jugé légitime dans la politique mondiale et ce qui doit être rejeté.
Elle éclaire aussi des doctrines historiques telles que la Doctrine Monroe et
son corollaire rooseveltien, et permet d’aborder les débats contemporains entre
la Russie, la Chine et les USA sous l’angle de la sécurité nationale. Enfin,
elle ouvre une voie pratique pour les petits États pris entre grandes
puissances : la neutralité, qui respecte les préoccupations sécuritaires
des puissants sans se soumettre à leur domination.
Définir
la distinction
Une sphère
d’influence est l’affirmation d’un droit de contrôle d’une grande puissance
sur les affaires intérieures d’un autre pays. Elle suppose que l’État puissant
puisse dicter ou orienter fortement les politiques internes et extérieures
d’États plus faibles, au moyen de la force militaire, de la pression
économique, de l’ingérence politique ou de la domination culturelle.
Une sphère
de sécurité, au contraire, reconnaît la vulnérabilité d’une grande
puissance face à la possible intrusion d’une autre grande puissance. Elle ne
relève pas de la domination, mais d’un intérêt défensif légitime :
empêcher qu’un rival établisse des bases, opérations secrètes ou systèmes
d’armes à ses frontières. Ainsi, les USA n’ont pas besoin de contrôler le
gouvernement mexicain pour affirmer légitimement qu’aucun missile russe ou
chinois ne doit être déployé au Mexique ; de même, la Russie n’a pas à diriger
la politique intérieure de l’Ukraine pour être légitimement préoccupée par la
présence d’infrastructures de l’OTAN ou d’opérations de la CIA à ses portes.
La
Doctrine Monroe comme sphère de sécurité
Le texte
de 1823, souvent cité comme la première affirmation de domination hémisphérique
des USA, était en réalité plus modeste : James Monroe déclarait que les
puissances européennes ne devaient plus coloniser ni s’ingérer dans les
affaires du Nouveau Monde, tandis que les USA s’engageaient à ne pas interférer
dans les affaires européennes. C’était une doctrine de sécurité réciproque
: l’Amérique cherchait à se protéger des rivalités européennes, non à contrôler
ses voisins.
Le
corollaire Roosevelt comme sphère d’influence
Huit
décennies plus tard, Theodore Roosevelt réinterpréta la Doctrine Monroe en
affirmant non seulement le droit, mais le devoir d’intervenir dans les
pays latino-américains jugés « faillibles ». Sous couvert de « police
internationale », les USA envoyèrent les Marines, occupèrent les douanes et
prirent le contrôle des finances de plusieurs nations. Le corollaire rooseveltien
transforma une posture défensive en projet impérial : les USA se firent
gendarmes de leur hémisphère.
Les
concepts russes et chinois de « sécurité indivisible »
Les
notions modernes de sécurité indivisible et de sécurité collective,
souvent invoquées par Moscou et Pékin, s’accordent avec celle de sphère de
sécurité. La sécurité indivisible stipule qu’aucun État ne peut renforcer sa
sécurité au détriment d’un autre. Pour la Russie, l’expansion de l’OTAN en
Ukraine ou en Géorgie constitue une menace directe ; pour la Chine, les
alliances militaires américaines autour de ses côtes sont perçues comme des
intrusions.
Les
critiques américaines accusent ces deux pays d’utiliser ce concept pour masquer
leurs ambitions régionales, sans reconnaître leurs inquiétudes légitimes quant
aux bases et missiles américains, ni le fait que Washington refuserait toute
présence comparable dans l’hémisphère occidental.
La
neutralité comme voie vers la sécurité sans influence
Comment,
dès lors, les petits États peuvent-ils préserver à la fois leur indépendance et
la sécurité de leurs grands voisins ? Par la neutralité, solution
crédible et éprouvée. Une Ukraine neutre, souveraine et démocratique, mais sans
bases de l’OTAN ni de la Russie, respecterait la sphère de sécurité de Moscou
tout en échappant à sa sphère d’influence. L’exemple autrichien de 1955 ou
finlandais de la guerre froide montre que cette voie peut garantir la stabilité
mutuelle. La neutralité n’est pas la soumission : c’est une position
diplomatique active, visant à maximiser la souveraineté tout en reconnaissant
la géographie et la puissance des voisins.
Pourquoi
la distinction importe
1.
Clarifier la légitimité : les
préoccupations de sécurité aux frontières sont légitimes ; les ingérences
politiques ne le sont pas.
2.
Guider la diplomatie : les
négociations sur l’Ukraine ou Taïwan doivent se concentrer sur des garanties
réciproques de sécurité, non sur la domination.
3.
Renforcer le droit
international : la reconnaissance de sphères de sécurité peut
s’intégrer dans des traités de neutralité et de contrôle des armements.
4.
Favoriser la stabilité :
respecter les sphères de sécurité réduit les risques de guerre entre grandes
puissances, tout en affirmant la souveraineté égale des nations.
2. La
critique de John J. Mearsheimer
Dans un
échange d’e-mails daté du 26-27 août 2025, Jeffrey Sachs propose à John
Mearsheimer de distinguer clairement sphère de sécurité et sphère d’influence. Mearsheimer
lui répond qu’aucun précédent historique n’existe et qu’une telle distinction
ne peut fonctionner que dans un monde hautement coopératif, où les États
s’engagent de manière crédible à ne pas interférer. Autrement dit, il faudrait
suspendre la logique réaliste elle-même.
Sachs
rétorque qu’une « Doctrine Monroe réciproque » pourrait stabiliser le
monde : les USA reconnaîtraient la sphère de sécurité de la Russie (Ukraine) ; la
Russie, celle des USA (Caraïbes, Mexique, Amérique centrale). L’Ukraine,
neutre, cesserait d’être champ de bataille entre empires.
Mearsheimer
reconnaît l’intérêt du concept, mais souligne que la politique internationale
reste marquée par la compétition : les engagements sont réversibles, les États
doivent rester vigilants et, souvent, s’ingérer dans les affaires de leurs
voisins pour prévenir d’éventuelles menaces — ce qui ruine l’idée même de
sphère de sécurité.
Conclusion
La
confusion entre sécurité et influence a longtemps nourri les
interventions, les guerres et les hégémonies. Mais distinguer les deux notions,
les reconnaître et les articuler à la neutralité, offrirait un cadre stable
pour la coexistence des puissances. Les sphères de sécurité, si elles
étaient admises réciproquement, pourraient refermer le cercle de la sécurité
mondiale : non par la domination, mais par la reconnaissance mutuelle des
vulnérabilités.
Ce que le débat Sachs–Mearsheimer omet
Le
monde est une sphère, mais il a besoin de zones de paix
Biljana
Vankovska, Substack, 6/11/2025
En tant
que membres d’un public intellectuel mondial, soucieux non seulement de savoir
mais aussi de la survie de l’humanité, nous aspirons à des débats aussi
rigoureux que transformateurs — c’est-à-dire capables d’imaginer un ordre
mondial fondamentalement différent. Le récent échange entre deux des plus
éminents professeurs américains, Jeffrey Sachs et John Mearsheimer, s’est
révélé à la fois fascinant et nécessaire. Pourtant, à mon sens, il ne
transcende pas les paradigmes existants (malgré l’introduction du concept de «
sphères de sécurité ») et n’apporte aucune solution aux problèmes structurels
et enracinés. Comme promis, quoiqu’avec un certain retard, j’entre dans l’arène
de ces géants intellectuels des relations internationales et de l’économie
politique. Mon intention n’est pas de contester leur intelligence ni leur
intégrité, mais de plaider pour une pluralisation des voix et des perspectives.
Les petits États et les périphéries postcoloniales continuent de payer le prix
de la « politique des grandes puissances » ; peut-être alors que les penseurs
venus des marges ont, eux aussi, le droit — et même le devoir — de penser à
voix haute, de déranger, et d’apporter leur propre éclairage à ce débat.
Nous
devons d’urgence introduire la perspective des petits États dans cette vaste
conversation théorique. Le cadre binaire des « sphères d’influence ou de
sécurité » efface en réalité l’agentivité des petits États, les réduisant à de
simples zones tampons de sécurité plutôt qu’à des acteurs moraux et politiques
à part entière. De plus, le débat reste remarquablement silencieux sur la
question de la moralité, tandis que les perspectives de gauche et la théorie
critique sont trop souvent exclues du discours dominant en relations
internationales.
Rappelons
la maxime toujours actuelle de Robert Cox : « Toute théorie est faite pour
quelqu’un et pour un but. » Aucune théorie, aussi bienveillante soit-elle,
n’est jamais neutre. Chacune naît d’un contexte historique particulier et sert
certains intérêts — explicitement ou implicitement.
C’est
dans cet esprit que je propose les réflexions critiques suivantes :
1. Le
piège du réalisme stato-centrique
Malgré sa
rigueur analytique, le débat demeure enfermé dans la grammaire du réalisme
stato-centrique. Les deux penseurs, malgré leurs divergences, acceptent la
hiérarchie des États comme un fait fixe et inévitable. La distribution inégale
du pouvoir — qu’il soit dur ou doux — est traitée comme une donnée. Autrement
dit, le pouvoir (militaire, économique ou culturel) est considéré comme un fait
exogène, et non comme une construction sociale. Le principe d’égalité
souveraine, inscrit dans la Charte des Nations unies, est discrètement écarté
au profit d’une hiérarchie des préoccupations et des intérêts des puissances «
légitimes ». L’inégalité systémique entre « ceux qui décident » et « ceux qui
doivent s’adapter » demeure intacte. Ainsi, le débat reproduit le même
déterminisme géopolitique qu’il prétend expliquer. Toute critique qui ne va pas
jusqu'à la couche la plus profonde — la base systémique — est vaine. Le
véritable débat ne devrait donc pas opposer « influence » et « sécurité », mais
« pouvoir » et « justice » — ou, selon les termes de Johan Galtung, « paix
négative » et « paix positive ».
2. Le
complexe militaro-industriel-médiatique-académique
Leur
regard stato-centrique néglige aussi les véritables racines et moteurs du
pouvoir mondial. L’orthodoxie réaliste nous aveugle face aux véritables centres
du pouvoir au XXIᵉ siècle. Les États ne sont plus
des acteurs autonomes ; ils opèrent au sein de ce que l’on peut appeler le Complexe
militaro-industriel-médiatique-académique (MIMAC), une vaste machinerie qui
fusionne inégalités, coercition, idéologie, production et spectacle. Le MIMAC
ne se contente pas de fabriquer le consentement et de contrôler les récits ; il
prédétermine aussi les frontières de l’imagination et de l’action politiques.
Il façonne l’opinion publique, militarise le savoir et marchandise aussi bien
la guerre que la paix. Même si les grandes puissances adoptaient des « sphères
de sécurité » prétendument bienveillantes, le MIMAC garantirait que
l’exploitation, le changement de régime et la marchandisation de la souffrance
humaine demeurent le moteur vital du système. L’économie politique du génocide
de Gaza en est l’accusation la plus flagrante. Le monde actuel ne peut plus
être compris simplement comme une interaction entre États souverains ; il doit
être conçu comme une totalité de structures capitalistes imbriquées et d’un
appareil d’État privatisé qui perpétue l’inégalité, la dépendance et la
violence systémique sous des bannières idéologiques sans cesse renouvelées. Ce
que Galtung appelait la violence structurelle n’est pas seulement vivant
: il a été affiné, globalisé et esthétisé par les mécanismes du pouvoir
moderne.
3. Le
danger moral des « sphères »
L’idée
même de tracer des sphères est à la fois conceptuellement obsolète et
moralement dangereuse. Elle suppose que le globe puisse être découpé selon le
pouvoir, comme si les peuples, les cultures et les écosystèmes étaient des
actifs négociables. Comment, par exemple, ces « sphères de sécurité »
intégreraient-elles les relations entre la Russie et la Chine, ou entre l’Inde
et ses voisins ? Qu’en est-il des États voyous comme Israël, ou des peuples
sans État comme les Palestiniens ? Dans tous les cas, les « intérêts légitimes
» des forts sont privilégiés au détriment des droits existentiels des faibles.
La multipolarité, ainsi cadrée, risque de devenir une version modernisée de
l’ancien paradigme « l’Occident et le reste », simplement remplacé par « les grandes
puissances et le reste ». Les hiérarchies demeurent ; seuls les noms changent.
4.
Socialisme ou barbarie : un choix civilisateur
D’un
point de vue de gauche, la véritable question n’est pas de savoir quelles
puissances dominent le monde, mais pourquoi la domination persiste. Le choix
fondamental devant l’humanité est celui qu’avait identifié Rosa Luxemburg il y
a plus d’un siècle : socialisme ou barbarie. Soit nous démocratisons le pouvoir
mondial et réorganisons la production, la gouvernance et la connaissance autour
de la justice et de l’égalité ; soit nous sombrons davantage dans la barbarie
de la guerre perpétuelle, de l’effondrement écologique et de la
déshumanisation. Ce que Sachs et Mearsheimer présentent comme un « dilemme
stratégique » est en réalité un dilemme de civilisation. Le concept de paix
positive de Galtung — fondé sur l’égalité, la justice sociale et l’absence
de violence structurelle — offre un cadre pour dépasser la logique déterministe
du réalisme ou du libéralisme des grandes puissances. La vision de Galtung ne
cherche pas à restaurer les anciens équilibres de puissance, mais à inventer de
nouvelles formes de coopération tournées vers l’avenir, qui autonomisent les
sociétés au lieu de les subjuguer. Pour sortir de cette impasse, nous devons
retrouver et élargir la tradition de la pensée créatrice de la paix. La paix
positive possède à la fois des dimensions internes et internationales ;
plus encore, elle fournit la base d’une politique et d’un ordre international
émancipateurs. Une telle paix exige de démanteler la machine du capitalisme
militarisé et d’y substituer des systèmes coopératifs fondés sur la solidarité
sociale, la responsabilité écologique et une gouvernance participative à la
fois locale et mondiale. Il ne s’agit pas d’« équilibrer » les pouvoirs, mais
de transformer la logique même du pouvoir.
5. Des
précédents existent
Le modèle
de l’ASEAN, malgré toutes ses imperfections, démontre que le consensus et le
dialogue peuvent garantir la stabilité sans coercition. Les zones exemptes
d’armes nucléaires et les cadres régionaux de désarmement prouvent que des
États peuvent volontairement limiter leur propre capacité de destruction au nom
de la sécurité collective. Même des nations petites et vulnérables ont innové
par des politiques de neutralité et de coopération régionale défiant les
diktats des grandes puissances. Ces exemples éclairent la voie à suivre :
concevoir la paix et la sécurité comme des projets humains partagés, non comme
des marchandages stratégiques ou des découpages territoriaux. Les géants
intellectuels, du haut de leur empire, ne voient peut-être pas que, pour les
sociétés petites et fragiles, « sphères d’influence » et « sphères de sécurité
» se ressemblent : deux formes de domination extérieure justifiées par un
nouveau vocabulaire. Dans ma région du monde, nous parlons depuis une
épistémologie des marges. Et c’est une position légitime dans le monde actuel —
peut-être même dominante si l’on prend en compte les préoccupations du Sud
global. Nous devons déconstruire le privilège épistémique occidental et
réaffirmer l’universalité morale.
La
critique d’extrême gauche met également à nu la faillite morale du discours
géopolitique contemporain. La souffrance de millions de personnes — sous
l’occupation, les sanctions ou la dévastation écologique — reste invisible,
tandis que le cadre du grand débat demeure obsédé par la protection des
intérêts « légitimes » des puissants. Le Sud global, les dépossédés, les
précaires ne sont pas les notes de bas
de page de l’histoire : ils en sont la conscience. Un débat véritablement
transformateur sur la multipolarité doit placer la sécurité humaine au centre,
démanteler la privatisation du pouvoir et contester les inégalités
structurelles.
6. Pour
une refondation radicale de la gouvernance mondiale
Pour
atteindre cet objectif, il nous faut une refondation radicale de la gouvernance
mondiale. Renforcer l’ONU doit signifier non seulement une réforme procédurale,
mais un renouveau moral et structurel : restaurer son rôle de gardienne de la
paix collective plutôt que d’instrument des puissants. La neutralité et le
non-alignement doivent redevenir des expressions d’autonomie démocratique, non
des dépendances imposées. Les puissances émergentes ne doivent pas reproduire
les schémas impériaux occidentaux, mais forger une multipolarité post-impériale
fondée sur la justice, non sur la domination.
Conclusion
: pour des zones de paix
Le débat
Sachs–Mearsheimer nous rappelle moins combien nous savons que combien nous
osons peu imaginer. Le réalisme peut expliquer le monde, mais il est incapable
de le transformer. Comme le souligne la tradition socialiste, l’explication
sans transformation revient à la complicité avec la décadence hyper-impériale.
La véritable question n’est pas de savoir comment gérer des sphères
d’influence, d’intérêt ou de sécurité, mais comment construire des zones de
paix et de coopération authentiques.
Nous
vivons bien sur une sphère commune. Le défi n’est pas d’y tracer des lignes,
mais de veiller à ce qu’elle demeure habitable, juste et libre. Pour parvenir à
cette sphère harmonieuse de vie partagée, nous avons besoin de débats sur
l’avenir — non de retours nostalgiques à des modèles antérieurs à l’ONU. Mon
ami Jan Øberg a parfaitement raison d’insister sur la nécessité de dialogues
sur des futurs possibles (au pluriel), seule voie pour en créer un meilleur
ensemble. Les débats géopolitiques, en revanche, sont profondément déficients :
ils se concentrent sur les événements présents (et le statu quo), sans vision
d’un avenir différent, sans voie vers des solutions structurelles. Ils se
bornent à négocier des compromis minimaux pour éviter la catastrophe nucléaire
— fût-ce au prix d’un monde aliéné, appauvri et sans âme.
Les
géants et les marges : repenser le monde après Sachs et Mearsheimer
François Vadrot,
7/11/2025
Le débat
entre Jeffrey Sachs et John Mearsheimer a suscité un intérêt planétaire, à la
mesure du poids intellectuel de ces deux figures. L’un parle au nom de la
morale internationale, l’autre au nom du réalisme stratégique. Ensemble, ils
dessinent les contours d’un monde multipolaire qu’ils pensent régénérer, sans
voir qu’ils en reconduisent la structure. Leur affrontement, présenté comme une
opposition entre humanisme et pragmatisme, repose sur une même prémisse : il y
aurait des grandes puissances, dont la sécurité constitue la clé de l’équilibre
mondial, et des nations périphériques, condamnées à vivre sous leur ombre.
C’est cette évidence tacite que Biljana Vankovska a choisie de briser, en
appelant à sortir du face-à-face des empires pour ouvrir des zones de paix.
Sa
critique est d’autant plus précieuse qu’elle vient d’une voix marginale,
universitaire d’un petit pays des Balkans, et donc hors du cercle de
reconnaissance où se distribue la légitimité intellectuelle occidentale. Elle
rappelle que le débat entre sphères d’influence et sphères de sécurité n’est
qu’une variation rhétorique d’un même langage de domination. La question n’est
pas de savoir comment les puissants se protégeront sans s’affronter, mais
pourquoi le monde continue d’accepter la hiérarchie qui les place au-dessus des
autres. Tant que cette hiérarchie n’est pas remise en cause, la paix reste un
sous-produit de la puissance, un moment d’équilibre entre deux menaces, jamais
un ordre autonome.
Biljana
Vankovska relève aussi que ce débat, comme la quasi-totalité des discussions
géopolitiques contemporaines, reste enfermé dans le cadre du réalisme d’État.
La souveraineté est envisagée comme propriété exclusive des grandes puissances,
la sécurité comme une fonction de leur capacité à dissuader. Le reste du monde,
qu’il s’agisse des nations du Sud ou des petits États européens, est réduit à
un rôle de tampon. Ce cadrage théorique ne tient que parce qu’il est soutenu
par une machine beaucoup plus vaste : le complexe
militaro-industriel-médiatique-universitaire (MIMAC), qui façonne la perception
de la réalité politique et fixe les limites du pensable. Même la dissidence
intellectuelle, comme celle de Sachs, circule à l’intérieur de ce système,
alimentée par les mêmes circuits économiques et médiatiques. Le MIMAC tolère la
critique à condition qu’elle reste dans le cadre du spectacle : une opposition
intégrée, qui soulage la conscience du public sans menacer la structure. C’est
le même mécanisme que celui d’Hollywood : un monde de catastrophes évitées, de
héros solitaires et de rédemptions morales qui neutralisent toute réflexion sur
les causes structurelles de la domination.
Ce
verrouillage narratif est visible dans un épisode passé presque inaperçu : la
déclaration de Tulsi Gabbard, le 31 octobre 2025, lors du Dialogue de Manama.
Nous l’avions qualifiée d’armistice militaire, faisant suite à l’armistice
économique de Séoul la veille. Cette double détente aurait pu marquer un
tournant symbolique, une sortie du cycle d’escalade entre Washington et Pékin.
Pourtant, elle n’a été reprise par personne, ni dans la presse dite mainstream,
ni dans la presse dite alternative. Les premières y ont vu une anomalie, les
secondes un piège. Dans les deux cas, le principe est le même : la paix n’est
pas une information valide. Elle rompt le tempo du désastre, menace la
dynamique de peur qui nourrit à la fois le pouvoir politique et la critique
permanente. Ce silence partagé illustre parfaitement la remarque de Biljana
Vankovska : dans un monde saturé de sécurité, il est devenu impossible de
nommer la paix sans la discréditer.
C’est
dans ce contexte que la référence de Biljana à l’ASEAN prend tout son sens.
L’Asie du Sud-Est expérimente une forme de coexistence qui n’entre dans aucun
des modèles dominants. Ni bloc, ni alliance, ni neutralité passive : une
architecture souple, où le temps devient instrument de souveraineté. Chaque
État avance à son rythme, ajuste ses dépendances, ajourne les décisions
irréversibles. C’est une forme de paix active, sans vainqueur ni garant, où
l’ambiguïté elle-même devient ressource politique. Ce modèle, largement ignoré
en Occident, offre une démonstration empirique de ce que pourraient être les «
zones de paix » évoquées par Biljana : des espaces de régulation mutuelle,
fondés non sur la peur, mais sur la gestion concrète de l’interdépendance.
L’autre
transformation majeure, que le débat entre les deux géants ignore tout autant,
est celle du passage d’une domination par la tête à une domination par la
colonne vertébrale. L’Occident a gouverné le monde par le récit : idéologies,
valeurs, soft power, gestion de la croyance. La Chine, elle, gouverne par la
matière : production, logistique, métaux rares, infrastructures. Là où l’empire
américain cherchait à convaincre, la puissance chinoise relie. Ce transfert de
l’hégémonie intellectuelle vers l’hégémonie structurelle modifie la nature même
du pouvoir mondial : la dépendance n’est plus seulement idéologique, elle
devient organique. Paradoxalement, ce déplacement ouvre peut-être la voie à
l’équilibre souhaité par Biljana Vankovska : une interdépendance contrainte,
mais stabilisatrice, où le conflit d’idées cède la place à la symbiose des
flux.
Ce que
Biljana appelle « zones de paix » pourrait alors se lire comme la traduction
politique de cette interdépendance matérielle : des espaces où la sécurité
n’est plus gérée par des traités, mais par des chaînes logistiques partagées ;
où la souveraineté ne s’oppose plus à la coopération, mais s’y inscrit. Dans
cette configuration, la paix n’est plus un idéal abstrait, mais une condition
d’équilibre systémique. Elle ne dépend ni des moralistes ni des stratèges ;
elle se construit dans les marges, entre les flux, par ceux qui refusent de
penser le monde uniquement depuis les hauteurs du pouvoir.
L’erreur
de Sachs et Mearsheimer n’est pas d’avoir tort, mais d’avoir cru que l’histoire
se joue encore entre géants. Elle se joue désormais ailleurs : dans les marges,
dans les interstices, dans ces zones de paix que personne ne regarde parce
qu’elles ne font pas de bruit. C’est là, peut-être, que se prépare la véritable
transformation du monde : non pas la fin d’un empire, mais la décentralisation
du réel.






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