04/10/2022

LEA MELANDRI
Pourquoi cette marée de filles devrait-elle voter pour vous ? Finie l'histoire où le seul verbe qui compte est masculin

Lea Melandri, il Riformista, 2/10/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Pourquoi cette “marée” de filles devrait-elle voter pour vous, alors que vous ne les voyez même pas, que vous passez à la télévision à toute heure et que leurs manifs multitudinaires ne font même pas la une des journaux télévisés, qu'aucun journaliste ne songe à enquêter sur les besoins, les désirs et les rêves d'une génération qui a beaucoup à vous apprendre sur la crise du modèle de civilisation dont nous avons hérité, patriarcal, capitaliste, raciste et avec des remugles nostalgiques de régimes autoritaires ?

 


Pourquoi devraient-elles s’intéresser à des institutions qui n'ont montré aucun signe de capacité de renouvellement, alors même qu'elles ont été titillées par des mouvements anti-autoritaires, libertaires, solidaires, qui n'ont jamais fait défaut dans notre pays et qui remettaient en cause leur conservatisme, leur nombrilisme ? Pourquoi s'intéresseraient-elles à vos “aveux” fatigués et répétés d'erreurs, de lacunes, vos promesses de renouveau, alors que les gouvernements que nous avons en face de nous depuis des années nous conduisent au désastre, à la pauvreté croissante, à la violence contre les femmes, à l'expansion de l'arsenal de guerre, à l'hostilité envers les migrants, à la nostalgie fascistoïde qui menace les droits et libertés acquis ?

Pourquoi, en tant que féministes, devrions-nous accorder du crédit aux femmes qui n'émergent que parce qu'elles sont intégrées à votre propre vision du monde, prêtes à soutenir votre faiblesse croissante par leur force ? Ce n'est pas l'Histoire qui est terminée. C'est “votre” histoire qui est finie, celle qui a cru pouvoir diriger le monde en excluant la moitié de l'espèce humaine, celle qui a cru pouvoir faire passer pour "neutre" et "universelle" la parole d'un seul genre, le masculin. Passez outre, faites enfin bon usage de cette "ratio", de ce "logos", que vous avez si arrogamment élevé au-dessus de toutes les autres facultés humaines, identifiées à un féminin - corps, nature, animalité.

Dès son émergence au début des années 1970, il était clair que la remise en cause la plus radicale de la politique, à partir de ses origines, était née avec le féminisme : la séparation entre le corps et la polis, entre un sexe gagnant et l'autre exclu, considéré comme "vie inférieure ". La prise de conscience du fondement sexiste et patriarcal d'une communauté historique d'hommes qui s'était érigée comme l'humain dans son accomplissement est remontée à la surface. Avec une pratique qui redécouvrait la politisation d'expériences humaines essentielles, telles que la sexualité, la maternité, et tous les événements dont le corps est partie prenante, relégué à l'immobilité des lois naturelles, il était clair que la politique, pour être encore crédible, devait se redéfinir. Ce n'était pas le cas. Bien que le mouvement des femmes soit le seul à avoir survécu à la fin de la décennie des années 1970, combien de fois avons-nous entendu ou lu de la part d'experts, de politiciens et d'intellectuels connus qu'il était "mort" ou "silencieux", sauf pour le faire redescendre dans la rue lorsque cela servait leurs intérêts politiques ?

Se dire féministe et exiger que dans les documents des partis ou des groupes avec lesquels on partage le plus d'objectifs - comme l'environnementalisme, l'antiracisme, l'anticapitalisme, etc. -, on nomme la culture patriarcale, la violence sexuelle et de genre, comme le fondement de toutes les horreurs que l'histoire nous a léguées, est une étape indispensable pour parvenir à cette force collective ou “unité du plus grand nombre” (Roberto Ciccarelli), qui peut effectivement changer le destin du monde. Les sauts de la conscience historique, ses saisons "révolutionnaires", ne se terminent pas en une génération. Nous savons tous ce que signifie être un homme ou une femme, mais c'est comme si chacun d'entre nous devait le redécouvrir, à partir d'une question qui surgit en nous-mêmes, lorsque nous réalisons que les rôles et les identités de genre appartiennent à l'histoire, à la culture, et qu'en tant que tels, ils sont modifiables.

Le féminisme est une nouvelle conscience que l'on a de soi et du monde, une manière différente de penser et d'agir dans la vie privée et publique, un processus de libération des préjugés, des schémas mentaux, des constructions imaginaires que nous avons inconsciemment hérités de la culture dominante. Mais c'est surtout l'"inattendu" qui a permis la naissance d'une subjectivité féminine, légitimée à "vivre pour elle-même", à se reconnaître comme une individualité, une personne, et pas seulement comme un rôle fonctionnel pour le bien-être des autres. Malgré le fait qu'elle ait été combattue, laissée dans l'invisible, même lorsqu'elle a envahi les places et les rues des grandes villes avec des manifestations impossibles à ignorer en termes de nombre de présences et de créativité, comment est-il possible de ne pas reconnaître qu'elle a conservé sa force, sa capacité à produire de la pensée, de l'initiative, du conflit, à nourrir des passions durables qui réapparaissent de génération en génération ?

La relation entre les mouvements et les institutions s'est dégradée, et à chaque élection, c'est l'abstentionnisme qui le prouve. Cette "inversion scandaleuse" entre la vie et la politique, qui était déjà l'objectif vers lequel tendait la pratique du mouvement non autoritaire dans les écoles, reprise avec plus de radicalité par le féminisme avec le "partir de soi", a vu en réalité s'ouvrir un fossé toujours plus grand entre une politique perdue derrière les "personnalismes" et ce qui se passe dans la vie quotidienne, dans les besoins et les désirs des gens. Et le risque est aujourd'hui évident : une énorme matière d'expérience, marquée par un malaise croissant dû à l'appauvrissement d'une grande partie de la population, à la précarité croissante surtout des jeunes générations, à la solitude résultant de l'idée de l'individu comme " capital humain ", devient le terrain le plus fertile pour un retour aux valeurs traditionnelles de "Dieu, patrie, famille", héritage traditionnel des fondamentalismes de droite. Si j'ai choisi la forme de la lettre, c'est que je compte encore sur la capacité du féminisme à secouer les consciences, à faire descendre dans la rue sa colère, mais aussi son courage, sa créativité, sa force d'agrégation de tout ce qui bouge aujourd'hui dans la perspective d'un "autre monde possible". Comme nous l'avons écrit dans le magazine “L’erba voglio”,* « la révolution, comme le désir, est inévitable et imprévisible ».  

NdT

“L’erba voglio”, (Je veux l’herbe) était un magazine et une maison d’édition de contre-culture qui a publié 30 numéros et 20 livres à Milan de 1971 à 1977, dont Lea Melandri a édité une anthologie en 2018 [Il desiderio dissidente, Antologia della rivista «L’erba voglio» (1971-1977)]


 

 

 

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