05/03/2025

DAHLIA SCHEINDLIN
Pourquoi il est impossible de célébrer pleinement le succès de “No Other Land” aux Oscars

Je crains que, tout comme l’âge d’or des documentaires sur Israël et la Palestine qui a transformé mon appréciation du genre, cela ne suffise pas. Le film n’arrêtera pas l’occupation

Dahlia Scheindlin, Haaretz, 3/3/2025

 Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala


Basel Adra et Yuval Abraham posent avec l’Oscar du meilleur film documentaire pour No Other Land lors du Governors Ball qui suit le spectacle des Oscars à la 97e cérémonie des Oscars à Hollywood, Los Angeles, Californie, dimanche soir. Photo : Mike Blake/Reuters

Lorsque j’ai appris à mon réveil que “No Other Land” avait remporté l’Oscar du meilleur film documentaire, j’étais ravie. Ravie pour les réalisateurs et pleine d’espoir que les messages émouvants de leur discours de remerciement - arrêter la guerre, rendre les otages, libérer le peuple palestinien - soient entendus par tous les Israéliens qui écoutent les nouvelles du matin. Mais il manquait encore quelque chose.

Je suis assez âgée pour me souvenir du film “Budrus”, sorti en 2009, qui raconte la lutte des Palestiniens de Cisjordanie contre la barrière de séparation. Mais le mur n’a fait que grandir, et en 2011, le documentaire “5 Broken Cameras” est apparu. Ce documentaire exquis a profondément humanisé la vie des Palestiniens sous l’occupation. Le principe d’un père qui documente son enfant mais qui est entraîné dans la politique par le biais de sa caméra était créatif, original et universel.

Ce film avait lui aussi été réalisé par un Israélien et un Palestinien (Guy Davidi et Emad Burnat). Il avait lui aussi été nominé aux Oscars, propulsant le sort des Palestiniens sous les feux de la rampe, à la vue du monde entier.

Cette situation aurait dû susciter une nouvelle vague d’indignation lorsque le réalisateur palestinien Burnat a fait l’objet de tracasseries à son entrée aux USA  pour assister à la cérémonie. Mais le film n’a pas gagné, le mur de béton qu’il a détesté et documenté a été construit, et l’occupation s’est poursuivie.

Je suis du côté de “No Other Land”. Je me sens mal à l’aise face à la violence brutale, kafkaïenne, exercée pendant toute la durée de l’occupation contre les villages palestiniens pauvres et sales de Masafer Yatta. J’ai visité les collines du sud d’Hébron, j'ai vu comment ils vivent, je me suis assise avec les enfants, j'ai regardé leurs livres scolaires et j'ai vu “No Other Land” lors d'une projection spéciale en plein air qui s'y est tenue l'année dernière..

Je suis assez fière que le coréalisateur israélien, Yuval Abraham, ait été un grand reporter d’investigation pour Local Call et +972 Magazine - un projet médiatique que j’ai aidé à fonder en 2010, avec des collègues. J’ai beaucoup écrit pour +972 Magazine et j’ai été présidente du conseil d’administration de l’ONG pendant les huit premières années (qui se sont achevées avant l’arrivée d’Abraham).

Inutile de dire que le film lui-même est excellent. Mais en le regardant, je me suis sentie troublée. Je suis déjà passée par là.

De plus, “5 Broken Cameras” est apparu dans une phase où les conflits israélo-palestiniens et israélo-arabes ont produit certains des plus superbes films documentaires que j’avais vus jusqu’alors.

Il y avait “Valse avec Bashir” en 2008, qui ne traitait pas de l’occupation des territoires palestiniens mais exposait le traumatisme et l’angoisse morale de la première guerre du Liban à travers ce qui était pour moi un style cinématographique envoûtant. “The Law in these Parts”, de 2011, reste le meilleur exposé cinématographique d’un aspect sous-estimé et pourtant omniprésent de l’occupation : le système juridique militaire d’(in)justice qui sous-tend les pratiques d’occupation les plus injustes, raconté par ceux qui l’ont construit minutieusement au fil des ans. Les recherches du film ont été si riches que les créateurs ont créé un un site ouèbe dédié, rempli de documents d’archives, qui ne laisse aucune excuse pour ne pas connaître cette colonne vertébrale essentielle de l’occupation.

Et puis il y a eu “Les gardiens”. Ce film de 2012 a fait sensation dans le monde entier. Pendant des années, des personnes extérieures m’ont demandé si le film avait marqué un tournant dans l’attitude des Israéliens à l’égard de l’occupation ou, plus généraleEment, des pratiques militaires d’Israël. La réponse était non.

Il y a près de deux ans, j’ai été bouleversé par le film documentaire “20 jours à Mariupol”.  J’étais sûre que personne ne pourrait rester indifférent à la souffrance de l’Ukraine après l’avoir vu. Un an plus tard, le film le film remporte l’Oscar tant convoité. Mais la guerre continue, le monde avance - et la vérité aussi : selon le président usaméricain Donald Trump, l’Ukraine a déclenché la guerre, Volodymyr Zelenskyy est un dictateur, et le pays pourrait être contraint de renoncer à ses ressources et à son territoire pour parvenir à la paix.

Je suis ravie pour Basel Adra et Yuval Abraham. J’espère désespérément que leur collaboration et leur amitié convaincront les gens de suspendre leur cynisme, de respecter la façon dont les gens peuvent canaliser l’injustice et la fureur qui en résulte dans l’art plutôt que dans la violence. Je ne cesserai jamais d’aimer les grands documentaires émouvants, et je prie pour que Miki Zohar, le bouffon ministre de la culture d’Israël, qui a vomi sa bile sur le film qu'il n'a pas vu, soit démasqué pour le fraudeur proto-fasciste qu'il est.

Mais je crains que, tout comme l’âge d’or des documentaires israéliens et palestiniens qui ont transformé mon appréciation du genre, cela ne suffise pas. Le film n’arrêtera pas l’occupation.

En même temps, si une seule personne change d’avis pour s’opposer à l’occupation, le film est un succès à mes yeux, bien au-delà des Oscars. 

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