Après l’expulsion par Israël de 40 000 habitants des camps de réfugiés de Cisjordanie, un nouveau flot de personnes déplacées a commencé. Dans la ville d’Anabta, les abris de fortune sont remplis de familles qui ont tout perdu et qui craignent l’avenir.
Gideon
Levy & Alex
Levac, Haaretz, 1/3/2025
Trois hommes pas très jeunes s’entassent dans une seule pièce. Il n’y a pas de toilettes. Les rideaux sont tirés et la pièce est bondée, avec trois lits en fer qui tiennent à peine à l’intérieur. Au centre se trouve un bol de dattes, que l’on mange généralement pendant les périodes de deuil. Cette semaine, ils pleuraient la mort du frère de l’un des occupants de la pièce, un homme qui avait succombé à des blessures subies dans la bande de Gaza.
Tous
trois ont des femmes et des enfants à Gaza
qu’ils n’ont pas vu depuis le 7
octobre et qu’ils ne reverront peut-être jamais. Arrachés à leur famille,
ils vivent désormais dans cette petite pièce, au deuxième étage d’un centre
communautaire qui accueille les jeunes de la région. Ce sont des ouvriers de
Gaza qui travaillaient légalement en Israël jusqu’au 7 octobre. Après cette
date, Israël les a expulsés vers la Cisjordanie. C’est ici, dans la ville d’Anabta,
qu’ils ont trouvé un refuge temporaire, survivant grâce à l’aide sociale.
Non loin
du centre communautaire se trouve le diwan de la famille A’mar - une
structure conçue à l’origine pour les fonctions familiales telles que les
mariages et les jours de deuil, mais qui sert aujourd’hui de refuge improvisé.
Des rideaux séparent l’espace des femmes de celui des hommes, et les toilettes
se trouvent dans le couloir. Ici, 26 membres d’une famille qui a été expulsée
de force de leur maison dans le camp de réfugiés de Nur Shams, ont trouvé
un abri. Ils ne savent pas si leur maison a été démolie. Le père de famille,
qui gagnait sa vie comme chauffeur, a perdu sa voiture lorsqu’elle a été
écrasée par un véhicule militaire blindé. Aujourd’hui, il arpente le diwan,
en colère, indigné, frustré. Il refuse d’endurer l’humiliation de vivre de dons
- de nourriture, de vêtements, de chauffage et parfois d’argent.
Les vents
de la guerre soufflent sur le nord de la Cisjordanie. Le chef du conseil local
d’Anabta déclare que des plans d’urgence sont en place pour absorber des
milliers de réfugiés. Jénine a déjà été envahie par les chars et trois camps de
réfugiés - Jénine, Toulkarem et Nur Shams - ont été presque entièrement
dépeuplés par les forces de l’armée.
Des réfugiés gazaouis vivant actuellement dans un centre de jeunesse à Anabta, de gauche à droite, Ahmed Abu al-Hosna, Zuheir al-Hindi et Imad Moutawek, qui étaient employés dans la cuisine d’une école juive ultra-orthodoxe à Haïfa, dont ils n’ont jamais connu le nom. Photo Alex Levac
Le
ministre de la défense, Israël Katz, s’est vanté cette semaine que 40
000 résidents déplacés de Cisjordanie ne pourront pas rentrer chez eux avant au
moins un an. Pendant ce temps, les Forces de défense israéliennes ont
démoli les infrastructures des camps, des dizaines de maisons ayant déjà été
réduites à l’état de ruines. Les personnes déplacées n’auront manifestement
nulle part où retourner - et l’opération ne fait que commencer. On peut
supposer que la campagne s’étendra à tous les camps de réfugiés de Cisjordanie.
La “gazafication” de la Cisjordanie bat son plein. Les trois camps du nord
ressemblent déjà à Jabalya et personne n’est autorisé à y pénétrer.
La route
de Toulkarem, qui traverse deux camps de réfugiés, a été éventrée, la rendant
impraticable. Le quartier Al-Manshiyya, dans le camp de Nur Shams, a été
entièrement vidé de ses 4 000 habitants. Il s’agit de descendants de réfugiés
de la guerre de 1948, originaires de Manshiyya, au nord de Jaffa, contraints
une nouvelle fois à l’exil, pour la deuxième, la troisième, voire la quatrième
fois.
Certains
d’entre eux ont été contraints de faire plusieurs arrêts avant d’arriver à
Anabta. Selon Abd al-Karim Saadi, chercheur de terrain de l’organisation
israélienne de défense des droits humains B’Tselem, il ne reste que 11
personnes dans le camp de Toulkarem, toutes âgées et assiégées. Saadi sait qui
sont ces personnes, mais il n’a pas pu se rendre dans le camp depuis le début
de l’incursion militaire.
Le 21
janvier, l’armée a envahi le camp de Jénine, expulsé tous ses habitants et
commencé à détruire les maisons et les infrastructures. Le 27 janvier, les
troupes sont entrées dans le camp de Toulkarem. Le 7 février, elles ont envahi
Nur Shams. Depuis lors, l’armée maintient sa présence dans les trois camps,
tandis que leurs habitants restent déplacés et démunis.
Les
affirmations des FDI selon lesquelles les habitants “sont partis d’eux-mêmes”
ont été réfutées par toutes les personnes déplacées à qui nous avons parlé,
ainsi que par les organisations d’aide qui travaillent avec elles. Les récits
de soldats faisant irruption dans les maisons et forçant les occupants à fuir,
sans rien emporter, et les appels par haut-parleurs dans les rues, exigeant que
tout le monde évacue, ne cessent d’apparaître.
Avec
seulement les vêtements qu’elles portaient sur le dos, des dizaines de milliers
de personnes ont été forcées de chercher refuge dans d’autres communautés. Ce
sont les nouveaux réfugiés, les “Gazaouis” de Cisjordanie, victimes d’un
processus qui pourrait être irréversible, surtout si l’on considère la
destruction totale des camps.
Anabta,
relativement calme et aisé, compte 8 500 habitants. Il y a quelques décennies,
j’y ai rendu visite au journaliste et caricaturiste politique israélo-usaméricain
Ranan Lurie. Lurie avait été gouverneur militaire d’Anabta en 1967 et m’a
raconté qu’à l’époque, c’était lui qui avait remis au chef du conseil local une
lettre officielle de reddition à signer, puisque sa ville était désormais sous
juridiction israélienne. Lurie se souvient que l’homme tremblait de peur. Plus
tard, Lurie lui-même a vu des bus avec des plaques d’immatriculation
israéliennes garés sur la route et a compris qu’il y avait un plan pour
expulser les habitants de la ville au-delà du Jourdain. Il est allé jusqu’au
Premier ministre de l’époque, Levi Eshkol, pour mettre un terme à ce plan - et
a réussi à empêcher l’évacuation.
La
crainte d’un transfert forcé de population n’a pas quitté Anabta depuis 1948,
et cette semaine, les gens en parlaient à nouveau. Depuis cette visite à Lurie,
je suis passé par là des dizaines de fois pour me rendre à Toulkarem. La route
est maintenant bloquée, l’armée est partout. Dimanche dernier, les soldats ont
posé des barbelés à toutes les entrées de Nur Shams, qui étaient jusqu’à
présent bloquées par des tas de terre.
Un Palestinien marche sur une route détruite dans le camp de réfugiés de Jénine cette semaine. Photo John Wessels/ AFP
Soufian
Barakat, 54 ans, dirige le centre d’Anabta - sous les auspices d’une
organisation appelée Wasel Center For Youth Development - qui accueille
normalement une troupe de théâtre de jeunes, mais qui est devenu un refuge pour
les réfugiés de Gaza. Barakat, qui a lui-même été emprisonné en Israël pendant
13 ans, a été le fer de lance du bénévolat et de la collecte de dons pour les
réfugiés. Après le 7 octobre, 17 hommes, pour la plupart des ouvriers, se sont
installés dans le centre ; neuf d’entre eux y sont encore. Nous sommes montés
au deuxième étage, où les déplacés de Gaza ont trouvé refuge. Le spectacle est
déchirant.
Ahmed Abu
al-Hosna, 55 ans, père de neuf enfants, originaire de Jabalya, nous salue ; c’est
son frère de 69 ans qui est mort cette semaine, après avoir été blessé par
balle par des soldats à Gaza. Il nous montre une photo de son frère, qu’il n’a
pas vu depuis 18 mois, sur son téléphone portable. Un lit plus loin, Zuheir
al-Hindi, 60 ans, également père de neuf enfants, est originaire de Deir
al-Balah. Il vit ici alors qu’une trentaine de personnes déplacées s’entassent
dans sa maison, dans la partie centrale de Gaza. Le plus jeune occupant de la
chambre, également originaire de Jabalya, est Imad Moutawek, 39 ans, père de
cinq enfants. Ces trois bons gars travaillaient dans la cuisine d’une école
juive ultra-orthodoxe de Haïfa, peut-être une yeshiva, dont ils n’ont jamais su
le nom. L’entrepreneur bédouin qui les employait leur doit encore leur dernier
salaire, mais il a disparu ; pour leur part, ils ont été expulsés vers un poste
de contrôle en Cisjordanie et, de là, se sont rendus à Anabta.
Ils vont
de temps en temps chercher du travail dans la région, principalement des
travaux agricoles, mais ils dépendent surtout des dons.
Mohammed
Khader, 38 ans, originaire de Beit Lahia, dans le nord de Gaza, vit dans l’autre
pièce de cet étage. Sa femme, Yasmeen, 25 ans, et leurs quatre enfants, dont le
plus jeune a 5 ans, ont survécu à la guerre ; son beau-père a été tué. La femme
et les enfants de Khader ont fui vers Khan Younès, puis sont retournés à Beit
Lahia après l’entrée en vigueur du récent cessez-le-feu, pour découvrir que
leur maison n’existait plus. Ils vivent dans une tente sur ses ruines. Mohammed
Abu Lakhia, 52 ans, père de cinq enfants et originaire de Khan Younès, habite
avec Khader et a également perdu sa maison. Sa femme et ses enfants vivent
désormais sous une tente à Bani Suheila, dans le sud de la bande de Gaza.
Mohammed Abu Lakhia, Anas Abu Rabi et Mohammed Khader au centre communautaire d’Anabta. Des plans d’urgence ont été mis en place pour permettre à la ville d’absorber des milliers de réfugiés. Photo Alex Levac
Le
troisième occupant de cette chambre, Anas Abu Rabi, 20 ans, a quitté Gaza
quelques mois avant que la guerre n’éclate pour se faire soigner d’une maladie
du sang à l’hôpital Makassed de Jérusalem-Est ; il est resté bloqué ici depuis.
Sa famille - ses parents, sept sœurs et un frère, originaires de Jabalya - a
perdu sa maison et vit désormais sous une tente.
Assis
dans son bureau, le chef du conseil d’Anabta, Thabet A’mar, explique qu’avec le
Ramadan qui commence la semaine prochaine, le flux de dons aux réfugiés s’est
intensifié, en particulier de la part des Arabes israéliens. Mais il est
préoccupé par l’avenir. Il craint que la répression militaire ne s’intensifie,
et avec elle le flot de réfugiés arrivant en ville. Des plans d’urgence ont
déjà été mis en place pour loger les nouveaux arrivants dans plusieurs
bâtiments publics. « Nous devons partager notre vie avec ces gens »,
déclare-t-il, ajoutant qu’il attend une décision du ministère palestinien de l’Éducation
pour savoir s’il peut transformer les écoles en refuges, comme à Gaza. En
attendant, les efforts se poursuivent pour intégrer les jeunes réfugiés dans
les écoles locales.
Au
rez-de-chaussée d’un nouvel immeuble, dans un appartement pratiquement vide au
sol en marbre, vivent Rukiah Uffi et sa famille, qui se sont récemment échappés
du camp de Toulkarem pour se rendre à Anabta. Elle a 65 ans et a travaillé
comme professeur de sciences et de mathématiques en Arabie Saoudite avant de
retourner en Cisjordanie en 2000.
Le 27
janvier, l’armée a envahi le camp, dit-elle, et les soldats ont ordonné aux
résidents d’évacuer. Ils se sont d’abord installés dans la ville de Toulkarem
puis à Anabta. Voyant les soldats se préparer à un long séjour près de leur
camp, ils ont décidé de louer ce nouvel appartement, pour attendre la fin de la
crise.
Le camp de réfugiés de Toulkarem la semaine dernière. Photo Jaafar Ashtiyeh/AFP
Uffi vit
ici avec sa propre fille et sa petite-fille, en plus de sa sœur et de sa
famille - trois générations, huit personnes. Elles dorment sur des matelas
posés à même le sol. Des bénévoles leur ont apporté de la nourriture et les ont
aidées à subvenir à leurs autres besoins. La fille d’Uffi, Aya, une étudiante
de 31 ans, raconte qu’elle a fait une fausse couche après avoir été chassée de
chez elle.
Non loin
de là, dans le diwan de la famille élargie d’A’mar, Jamal Khalil et sa famille
ont trouvé refuge.
« Pourquoi
suis-je ici ? » demande-t-il, irrité. « Pourquoi devrais-je vivre de
l’assistanat ? Pourquoi ne puis-je pas être chez moi ? Les habitants d’Anabta
sont des gens bien, mais je ne peux pas vivre avec l’argent des autres. J’ai
travaillé toute ma vie et je n’ai jamais dépendu de personne. J’ai compris, j’ai
compris. Vous [les Israéliens] avez déjà tué tous les militants armés du camp,
alors pourquoi avez-vous envoyé les chars ? Et pourquoi détruisez-vous tout ?
Vous vous battez contre les murs ? Les briques ? Qu’est-ce que je vous ai fait
? Pourquoi mes enfants et moi devrions-nous souffrir ? Pourquoi m’avez-vous
chassé de ma maison ? Votre cible, ça n’est pas les militants. Votre but, c’est
de ruiner nos vies, les vies des innocents".
Khalil a
déménagé à Anabta avec sa famille immédiatement après l’invasion de Nur Shams
par l’armée. Il raconte qu’une quarantaine de soldats ont fait irruption dans
sa maison ; ils étaient agressifs et violents, criant et bousculant les gens
pour les faire partir. Les soldats ont expulsé 26 membres de sa famille, qui n’ont
pas été autorisés à emporter quoi que ce soit. Sa belle-fille n’a même pas pu
prendre une boîte de lait en poudre pour son petit-fils de 9 mois. Deux jours
après leur expulsion, un voisin a réussi à se faufiler dans le camp et à fermer
la porte de sa maison, qui avait été forcée par les soldats. Il ne sait pas ce
qui s’est passé, mais sa Mazda 5, son gagne-pain, a été écrasée par un véhicule
blindé, comme beaucoup d’autres voitures.
Mohammed
Sarhan, 53 ans, son gendre, se joint à notre conversation. Il dit qu’il craint
qu’après avoir été expulsée du camp, sa famille ne soit maintenant expulsée
vers la Jordanie. Qui va enlever la poussière des yeux de Ranan Lurie pour qu’il
puisse voir ce qui se passe maintenant ?
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