12/02/2023

ANNAMARIA RIVERA
Comme Clara Gallini nous manque
Une grande anthropologue à sortir des oubliettes

Annamaria Rivera, Comune-Info, 8/2/2023
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Cet article est paru la première fois sous le titre Clara Gallini, antropologa anche di se stessa e dei gatti [Clara Gallini, anthropologue aussi d’elle-même et des chats], dans Nostos, revue de l’Associazione Internazionale Ernesto de Martino n° 3, dicembre 2018

Bien avant l’anthropologie réflexive proposée par Clifford Geertz et certains courants post-modernistes, pour ainsi dire, l’histoire de la discipline a été traversée par un courant, certes minoritaire, qui inclut et explicite la subjectivité de l’anthropologue et les motifs autobiographiques dans le texte et la structure du discours (dans la narration, si l’on veut le dire avec un terme à la mode dont on abuse).

Pour tous, il convient de citer l’œuvre, aussi illustre que controversée, de Michel Leiris, notamment L’Afrique fantôme, parue en 1934. Dans cet ouvrage, l’auteur réalise une sorte de pratique autobiographique de l’ethnographie. Et il affirme ouvertement que c’est précisément par la subjectivité que l’objectivité peut être atteinte. Leiris ébranle ainsi le postulat épistémologique fondamental de l’ancienne démarche scientifique (ou peut-être devrait-on dire scientiste, héritière du positivisme) : celle qui obligeait à cacher le sujet de l’énoncé derrière l’objet de l’énoncé.  Et qui aspirait à la neutralité par le biais d’un texte qui ne se confondait jamais avec le personnel et le subjectif.


 De cette obligation, Clara Gallini s’est souvent moquée, notamment dans certaines de ses œuvres, obtenant néanmoins d’excellents résultats. Je ne fais pas seulement référence à son dernier ouvrage courageux, Incidenti di percorso. Anthropologia di una malattia [Accidents de parcours, anthropologie d’une maladie](Nottetempo, Rome 2016). Ses autres écrits sont également parsemés d’indices autobiographiques, qui n’enlèvent rien à leur valeur anthropologique et, au contraire, rendent son écriture et son style originaux et captivants.

Notamment parce que, lorsqu’elle raconte son histoire avec l’ironie et l’auto-ironie qui lui sont coutumières, elle ne concède rien au narcissisme ; au contraire, elle devient en quelque sorte une anthropologue d’elle-même, pour employer une expression paradoxale.

Elle l’a même fait dans le texte d’un rapport sur Gramsci, préparé pour le Festival dell’Etnografia de Nuoro, qui a eu lieu du 23 au 26 juin 2007. Je le cite, ce document, également parce qu’il m’est particulièrement cher, ayant été précédé d’une dense discussion en ligne entre certains de mes collègues, dont moi-même. Même dans ce texte, Clara parle d’elle ici et là, et d’une manière qui n’est pas du tout suffisante. Comme dans ce passage :

Mes recherches en Sardaigne m’avaient déjà confrontée à l’évidence d’institutions culturelles - par exemple, des festivals, des fêtes foraines - qui se présentaient comme “populaires”, mais qui étaient en fait interclassistes. Ce qui m’a posé pas mal de questions, précisément dans ces années où le “populaire” était trop souvent essentialisé, idéologisé et non étudié comme une production culturelle très complexe.

En parlant d’indices autobiographiques, on pourrait citer de nombreux autres exemples. Je ne m’attarderai que sur deux d’entre eux : Incidenti di percorso, déjà mentionné, et le court essai Divagazioni gattesche  (Divagations cataires, ou chattesques, NdT], contenu dans un recueil de 1991, Tra uomo e animale. Édité par Ernesta Cerulli et publié par la maison d’édition Dedalo (Bari), il rassemble les contributions d’anthropologues illustres : de Bernardi à Cerulli elle-même, de Faldini à Grottanelli, de Lanternari à Tullio Altan.

La raison pour laquelle j’ai choisi Incidenti di percorso comme exemple est assez évidente. Par son écriture lucide et courageuse, Clara démontre ici sa capacité singulière à devenir une véritable observatrice participante d’elle-même et de sa maladie, ainsi que du contexte humain, social, sanitaire et symbolique dans lequel elle était plongée depuis qu’elle était gravement malade.

Paul Klee, Chat et oiseau, 1928. MOMA, New-York

Je m’attarderai également sur Divagazioni gattesche, non seulement parce qu’il est dense en indices autobiographiques, mais aussi parce que le sujet me tient particulièrement à cœur : entre autres, j’ai longtemps partagé une ailurophilie [amour des chats, NdT] prononcée avec Clara. L’un de mes livres les plus récents s’intitule La città dei gatti [La Cité des chats]. Et il s’agit, comme l’indique le sous-titre, d’une anthropologie animaliste (l’oxymore est intentionnel) d’Essaouira, une ville du sud-ouest du Maroc.

Mais il y a une autre raison qui m’incite à mentionner Divagazioni gattesche : le recueil contenant la contribution de Clara date de vingt-sept ans, alors que l’animalisme et l’antispécisme étaient encore pratiquement inconnus en Italie. Pourtant, elle se distingue, parmi d’autres auteurs, par son approche animaliste et, pourrait-on oser, même antispéciste, s’il est vrai qu’elle évoque même l’historicité du concept d’espèce lui-même (ibid. : 102). En même temps, elle se vante, avec son ironie habituelle, de son “observation participante de longue date, à la manière d’un chat, des intrigues historiques qui tissent le grand savoir des anthropologues” (ibid. : 100) et déplore qu’il n’y ait pas d’anthropologie qui montre comment le chat, comme le veau des Nuer, peut servir (comme il le faisait dans un passé lointain) à penser le monde (ibid. : 101).

 Pour en revenir à Incidenti di percorso, il convient de dire qu’en réalité, cette œuvre n’est pas seulement « le récit d’un voyage dans un corps malade » (ibid. : 11), pour reprendre ses mots, mais aussi une véritable autobiographie. Clara, en effet, raconte son histoire à partir de son enfance, avec un récit teinté d’une ironie légèrement mélancolique - comme je l’ai dit, un de ses traits de caractère - et pas du tout complaisant.

 Par exemple, elle ne cache pas du tout ses faiblesses ou la rigidité éducative d’une famille bourgeoise et consciente de sa classe, qui était également complaisante envers le régime de Mussolini. Elle admet également avoir connu Marx et Gramsci « avec un certain retard " »et seulement grâce à son déménagement à Cagliari, sur l’invitation d’Ernesto de Martino en 1959. À l’époque, écrit-elle, elle n’avait lu que Le monde magique, de Martino. « Je n’y comprenais rien », avoue-t-elle honnêtement, si ce n’est qu’« il y avait là quelque chose de fort, de perturbateur, une pensée vivante et active, qui combinait nos vies avec celles des autres » (ibid. : 245).

Comme on le sait, sa formation anthropologique s’est déroulée là-bas, au contact de de Martino et dans cette université qui «  fut pendant quelques années un heureux îlot de savoir «  : s’y rassemblait une intelligentsia, composée principalement de savants provenant de diverses parties du continent, qui était « considérée comme communiste « (ibid. : 251).

« Quand on est vieux et triste, écrit-elle encore dans son œuvre ultime, on reste seul et les relations se réduisent à celles que nous avons avec notre corps et nos différents médecins « (ibid. : 58). En réalité, Clara n’a jamais été seule, pas même pendant la période la plus pénible de sa longue maladie. Elle ne l’a pas été grâce à la présence habituelle de sa chatte Mirina, son interlocutrice depuis vingt ans, mais aussi de celle qui l’a assistée dans ses derniers jours avec le plus grand soin et le plus grand dévouement : une femme d’origine péruvienne, « très vive et très attentive aux choses « (ibid. : 277), qu’elle mentionne à plusieurs reprises dans son œuvre ultime, sous le pseudonyme d’Abilia, lui dédiant même le dernier chapitre.

Leur cohabitation était devenue si symbiotique qu’Abilia - raconte Clara - projetait dans ses propres cauchemars un des soucis de Clara : la peur de la disparition des objets, surtout les “inutiles”, dont sa maison regorgeait. « Indispensables à mon existence, ils t’aident à affronter la peur et la douleur. En bref, ils t’aident à vivre » (ibid. : 262).

Elle n’était pas seule, aussi parce que jusqu’à la fin elle a reçu l’amitié et l’attention d’Adelina Talamonti ainsi que de Vittoria De Palma, personnification, cette dernière, d’une partie ostensible de sa biographie intellectuelle. Dans sa dernière œuvre, Clara rend hommage aux deux, décrivant Vittoria comme suit :

gardienne de la mémoire du plus grand anthropologue italien (...), que je considère toujours comme mon maître, qui continue à exercer un rôle puissant même dans la construction de mon personnage de chercheure résistante. C’est de lui que ma méthode s’inspire et se renouvelle" (ibid. : 57-58).

Et plus loin :

Comme beaucoup d’autres, je considère de Martino comme l’un des plus grands intellectuels du XXe siècle. Après lui, il aurait été difficile d’accepter l’existence d’une ethnographie objectivante qui n’était pas capable de déclarer ses concepts ensemble, en les soumettant à une critique interne à la fois historique et basée sur les valeurs (ibid. : 250).

Mais revenons au petit essai de 1991. Pour se rendre compte de l’originalité de l’approche et du choix textuel de Clara, il suffirait de comparer les débuts des différentes contributions qui composent le volume. Je cite certains d’entre eux :

"Dans les cultures Akan, que j’ai fréquentées sur place..." (Ernesta Cerulli) ; "Féroce et solitaire, le casoar, qui vit dans les forêts de Nouvelle-Guinée..." (Gilda della Ragione) ; "De l’aube du Paléolithique inférieur à nos jours, les relations homme-animal..." (Vinigi Grottanelli) ; "L’effigie de l’éléphant, qui s’est élevée au rôle d’image-symbole de la Côte d’Ivoire" (Giovanna Parodi da Passano).

    Clara Gallini, en revanche, ose commencer comme suit :

   « Imaginez Vittorio Maconi avec un chat sur la tête » (ibid. : 99). Et après avoir décrit, avec une bonne dose d’ironie, l’interaction entre les trois acteurs, c’est-à-dire l’animal de compagnie du chat et les deux humains, qui se sont rencontrés chez elle (Clara) « pour partager le sort ambigu de commissaires dans un concours de professorat » (ibid.), elle constate avec regret le peu d’ « anthropologie du chat » qui existe.

De ce registre, elle passe ensuite, avec aisance et élégance, à une critique savante de Marshall Sahlins dans Culture and Practical Reasons (1976) [fr. Au cœur des sociétés. Raison utilitaire et raison culturelle, Gallimard 1980]  pour lomission  “inexcusable ”, “ choquante ” du chat dans la liste des animaux pris en considération pour illustrer sa théorie. Selon laquelle, comme on le sait, la hiérarchisation des non-humains par les humains est fondée sur les critères opposés de comestibilité et de proximité.

Parler de chats, affirme Clara, aurait introduit des éléments perturbateurs dans cette théorie apparemment irréprochable. Parce que le chat est « un animal en marge « , placé « entre un intérieur et un extérieur domestique «  (ibid. : 103), entre l’immangeabilité en tant que règle et la comestibilité en tant qu’exception, qui est néanmoins pratiquée (et à cet égard, elle donne l’exemple des « mangeurs de chats »de Vicence). Et au sujet de la comestibilité, elle observe avec un réalisme amer :

« Nous ne rencontrerons peut-être plus les animaux qui signifient le monde, si ceux dont nous nous nourrissons sont abattus en secret et si nous faisons tout pour séparer leur image "vivante" (...) de l’abstraction neutre d’une tranche exsangue que le boucher découpe sous nos yeux »(ibid. : 101).

Après une analyse érudite et subtile des lieux communs qui opposent le chat au chien, parmi lesquels la croyance répandue selon laquelle « le chien est l’ami de l’homme, le chat celui de la maison « (ibid. : 106), Clara revient au registre autobiographique, en écrivant sur sa relation avec Rosso, Grigia et Rosina, les félins avec lesquels elle vivait à l’époque. Elle les appelle des gens : « Pour moi, ce sont des personnes : des personnes chats ». Par conséquent, ajoute-t-elle, « ce qui distingue mon humanité de l’animalité de mes trois chats me semble de moins en moins clair » (ibid. : 112).

L’essai continue ainsi, alternant des pages aiguës et érudites sur le Malleus Maleficarum [Marteau des sorcières, manuel de l’Inquisition, NdT], sur le soi-disant spiritualisme scientifique, sur l’essai Le grand Massacre des chats : attitudes et croyances dans l'ancienne France de l’historien Robert Darnton (1984 ; fr. 1985) avec le récit détaillé de l’empoisonnement intentionnel de Minero, « un chat parlant sans défense «  : un gatticidio [ailurocide, félicide], comme elle le définit, perpétré par vengeance par quelqu’un « du petit quartier tranquille et décent » (ibid. : 120) de via dell’Esquilino à Rome.

« J’ai beaucoup souffert de tout cela », conclut Clara, « notamment parce que je n’ai pas pu me mesurer à celui qui, voulant frapper le cœur d’autrui, a choisi comme cible un chat parlant sans défense (ibid. : 123) ».

Malgré sa brièveté et la dialectique constante entre le registre ethnographique et le style autobiographique, les trente pages de Divagazioni gattesche sont parfaitement cohérentes, tout comme Incidenti di percorso. Et ils sont un exemple brillant de la façon dont la connaissance et la sensibilité, la rigueur scientifique et l’empathie peuvent surmonter l’apparente dichotomie entre subjectivité et objectivité.

Aujourd’hui, alors que réapparaît la tendance à croire que, pour être scientifique, un ouvrage en sciences sociales doit être froid, anodin, objectiviste, et truffé locutions anglophones, la leçon de Clara apparaît dans toute sa grandeur.

NdT

La riche production de Clara Gallini (1931-2017) reste à ce jour pratiquement inconnue en français. Les seuls textes d’elle traduits que nous avons trouvés sont ceux-ci :

  • Le charivari en Sardaigne, in Le charivari, Actes de la table ronde organisée à Paris (25–27 avril 1977) par l’Ecole des Etudes en Sciences Sociales et le Centre National de la Recherche Scientifique, édité par Jacques Le Goff et Jean-Claude Schmitt

Bibliographie complète de Clara Gallini en italien

 

 

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