Ursula Lindsey, The New York Review of Books, 23/2/2023
Original : Rape and Resistance in Egypt
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Elle a vécu au Caire de 2002 à 2013 et a fait ses débuts au Cairo Times, un magazine local indépendant. Elle a été rédactrice en chef de la section culture du magazine Cairo en 2005-2006 et a occupé le poste de rédactrice en chef des projets spéciaux à Mada Masr en 2013-2014. Elle a été rédactrice du blog The Arabist .
Elle a fait des reportages en Égypte pendant de nombreuses années pour l'émission de radio The World de la BBC-PRI et a couvert le printemps arabe pour Newsweek, le New York Times, The New Yorker online et la London Review of Books. De 2011 à 2014, elle a été la correspondante au Moyen-Orient de la Chronicle of Higher Education.
Elle a étudié la littérature comparée à l'université de Stanford, a obtenu un master en études du Proche-Orient à NYU (avec une spécialisation en littérature égyptienne moderne) et est diplômée du Center for Arabic Studies Abroad. Elle parle l'arabe, le français et l'italien.
De 2014 à 2019, elle a vécu à Rabat, au Maroc. Elle y était la directrice académique du programme d'études à l'étranger en journalisme de l'École de formation internationale.
Elle vit aujourd'hui à Amman, en Jordanie, et collabore à The Point, The Nation et la New York Review of Books.
Elle co-anime le BULAQ podcast qui se concentre sur la littérature arabe en traduction et fait partie du réseau de podcasts Sowt. @ursulind
Un nouveau livre raconte la geste héroïque des militantes qui se sont organisées pour protéger les femmes des violences sexuelles pendant la révolution égyptienne et pour affirmer leur droit à participer à la vie politique du pays.
Une marche organisée par Opantish et d'autres groupes féministes et politiques protestant contre le harcèlement sexuel, Le Caire, 6 février 2013. Photo Gigi Ibrahim.
Ouvrage recensé :
Radius: A
Story of Feminist Revolution
By Yasmin El-Rifae
Verso, 218 pages, 24,95 $. Hardback with free ebook, £11.99
À l'automne 2012, presque deux ans après le début de la révolution égyptienne, on a commencé à signaler de plus en plus d'agressions sexuelles contre des femmes lors de manifestations en Égypte. Depuis l'éviction du président Hosni Moubarak en février 2011, le pays connaissait une transition politique chaotique et conflictuelle. Un gouvernement militaire intérimaire s'attachait à protéger les intérêts de l'ancien régime, les partis islamistes poursuivaient le pouvoir politique et divers groupes pro-révolution réclamaient de véritables réformes.
De grandes foules se rassemblaient encore régulièrement, le plus souvent sur la place Tahrir du Caire. Dans ces foules, les femmes étaient encerclées par des groupes d'hommes, déshabillées, battues, violées et traînées d'un bout à l'autre de la place. Parfois, des centaines d'hommes étaient impliqués ; les attaques pouvaient durer des heures. Les femmes étaient prises au piège, incapables de s'échapper ou d'obtenir de l'aide.
Les manifestations ont toujours été marquées par des violences, y compris des violences sexuelles. La nuit où Moubarak a été contraint de quitter le pouvoir, la journaliste sud-africaine Lara Logan a été agressée sexuellement par une foule d'hommes au milieu des célébrations sur la place Tahrir. Plus tard dans l'année, l'armée a effectué des “tests de virginité” sur les manifestantes qu'elle arrêtait ; un général a expliqué que ces jeunes femmes, qui avaient campé sur la place aux côtés d'hommes, “n'étaient pas comme votre fille ou la mienne. Nous ne voulions pas qu'[elles] disent que nous les avions agressées sexuellement ou violées, alors nous voulions prouver qu'elles n'étaient plus vierges au départ”. En décembre 2011, des soldats dispersant une manifestation ont été filmés en train de traîner et de piétiner une manifestante, dont l'abaya avait été soulevée pour révéler son soutien-gorge bleu. De nombreux commentateurs en Égypte semblaient plus outrés par l'exposition du corps de la femme inconsciente que par le mal qui lui était fait.
Pourtant, les attaques de 2012 étaient si vicieuses, si répandues et si systématiques qu'elles semblaient être quelque chose de nouveau. Depuis que les manifestants s'y étaient rassemblés en grand nombre, la place Tahrir avait été tendue et effrayante par moments, mais elle avait aussi été accueillante et ouverte. En général, on savait d'où pouvait venir le danger (police, informateurs, contre-manifestants). Mais personne ne savait qui étaient les auteurs de ces viols collectifs. Rendre la place dangereuse pour les femmes était un changement dans la nature des manifestations : cela détruisait un sentiment de confiance et d'espoir qui était fondamental pour la politique qu'elles avaient exprimée. (C'est à cette époque que moi, journaliste vivant au Caire depuis une dizaine d'années, j'ai cessé de me jeter dans la foule à Tahrir).
La police s'était retirée des rues lorsque la révolution a commencé ; elle ne s'engageait dans les manifestations que pour les disperser violemment. Les factions politiques du pays ont déploré les agressions sexuelles, se sont disputées pour savoir qui était responsable, mais n'ont pris aucune mesure pour y mettre fin. Un certain nombre de groupes d'activistes ont donc vu le jour pour protéger les femmes et affirmer leur droit à participer à la vie publique et politique du pays.
L'ouvrage de Yasmin El-Rifae, Radius : A Story of Feminist Revolution revient sur l'un des plus connus de ces groupes, Opantish (Operation Anti-Sexual Harassment and Assault), auquel elle appartenait. Ses membres étaient des féministes, des gauchistes, des activistes, des personnes dont la vie avait été transformée par le soulèvement contre Moubarak et qui partageaient « le sentiment... que si Tahrir était perdu, tout le rêve de changement serait perdu avec elle ». Au plus fort de son activité, l'organisation comptait des centaines de volontaires, hommes et femmes, qui étaient répartis en équipes avec des tâches spécifiques : repérer les attaques, recueillir des rapports, diriger les opérations sur le terrain, intervenir dans les foules, assurer le transport et les soins médicaux, s'adresser aux médias. Le “Radius” (“rayon”) du titre fait référence aux cercles d'agression dans lesquels les femmes étaient prises, à la manière dont leur présence dans la rue, dans la révolution et dans la société était délimitée, leur expérience et leurs voix circonscrites. Il suggère également la manière dont chaque acte - de violence ou de solidarité - rayonne vers l'extérieur, se répercutant sur le monde.
Le livre de Rifae est basé sur ses souvenirs et sur des entretiens menés pendant de nombreuses années avec des amis et des camarades. (Il s'ouvre la nuit du 25 janvier 2013, jour du deuxième anniversaire du début de la révolution. Rifae décrit l'un des membres d'Opantish, T, en train de se préparer pour ce qui était sûr d'être un énorme rassemblement à Tahrir. T enfile un maillot de bain une pièce par-dessus une paire de caleçons longs : « Une couche de protection de base, difficile à enlever, impossible à déchirer ». Par-dessus, un jean et des bottes lourdes qui ne s'enlèvent pas. « Une queue de cheval serait trop facile à tirer, une cible évidente" » pense T en épinglant ses cheveux et en nouant une écharpe autour.
Ce sont toutes les précautions que T prend contre la violence qu'elle sait qu'elle devra affronter en essayant d'aider d'autres femmes. Mais cette nuit de janvier, l'ampleur des attaques était si extrême que les volontaires d'Opantish ont été dépassées : elles ont perdu le contact les unes avec les autres et ont été elles-mêmes blessées et agressées. Dans leurs récits, elles décrivent des foules d'hommes, dont certains étaient armés, qui ont entraîné les femmes loin de leurs amis, leur ont coupé leurs vêtements, les ont tripotées et les ont pénétrées avec leurs doigts. De manière dégoûtante, certains hommes faisaient semblant d'aider, en beuglant des ordres et des exhortations (“Laissez-la tranquille !”) alors qu'ils prolongeaient les agressions et y participaient. Toute la nuit, un flot de femmes - choquées, en sang, pieds nus, à moitié nues - se sont rendues dans la salle d'opération du groupe, située dans un appartement en bordure de Tahrir. Une foule d'hommes, les voyant entrer et sortir, a tenté de s'introduire dans le bâtiment.
Pourtant, après cette terrible nuit, l'organisation n'a pas abandonné ; ses membres sont même devenues plus déterminées. Elles sont allés à la rencontre du public, ont recruté des centaines de volontaires, ont affiné leurs stratégies. Elles ont insisté sur le fait que les femmes devaient être les leaders au sein de l'organisation et que si elles le souhaitaient, elles devaient participer à tous les aspects de son travail, aussi dangereux soient-ils. Les volontaires ont appris à former des couloirs humains disciplinés pour percer les cercles d'assaillants. Elles et ils ont appris que s'ils/elles parlaient calmement aux hommes qui les entouraient, en faisant comme s'ils/elles attendaient d'eux qu'ils les aident, il/elless pouvaient parfois les rallier à leur cause. Elles ont appris qu'il fallait que ce soit une femme qui se déplace dans le couloir, car après avoir été agressée par une foule d'hommes hurlants et agrippés, une femme ne ferait confiance qu'à une autre femme pour la sortir de là - elle s'accrocherait à elle dès qu'elle la verrait.
Le centre de ce livre est le centre de ces cercles cauchemardesques : le lieu dans lequel une femme seule (les agresseurs isolent toujours leurs victimes) vit la pire terreur et la pire douleur imaginables, et le lieu dans lequel une autre femme s'engouffre, risquant sa propre sécurité pour sauver une inconnue. Rifae reconstitue ces scènes avec des détails saisissants et dévastateurs :
Tout le monde s'est mis à bouger et elle a essayé de ne pas regarder en arrière […] Elle pouvait entendre le bruit des tasers électriques. Ils se déplaçaient plus rapidement maintenant, il semblait que les cercles de personnes pouvaient continuer à l'infini, pas un cercle ou une foule mais un océan d'hommes. Quelqu'un devant elle a commencé à crier : “Ici ! Ici ! Lina !” et elle a été tirée vers l'avant, et elle a vu la femme […]
“Je m'appelle Lina, je suis d'Opantish, je suis là pour t’ aider”, a-t-elle dit.
Elle a dû le répéter deux, trois fois avant que la femme ne l'entende, mais quand elle l'a fait, elle a eu l'air stupéfaite pendant une seconde, et Lina n'était pas sûre qu'elle allait la repousser. Mais ensuite, elle a jeté son corps dans celui de Lina […]
Sa prise était forte et elle répétait sans cesse “matsebeneesh”. Ne me laisse pas.
Lina savait déjà qu'elle n'était plus une personne qui était venue aider cette femme. Elles étaient une unité maintenant, et elles s'en sortiraient ensemble ou pas du tout. Ses autres coéquipières s'étaient regroupées autour d'elles pour les ramener hors du cercle de la même manière que Lina y était entrée.
La première réaction que ces histoires provoquent presque toujours est : comment cela a-t-il pu arriver ? Qui étaient les auteurs de ces actes ? Pourquoi ont-ils fait cela ? Rifae et ses ami·es se sont également posé ces questions, mais ils/elles se sont concentré·s sur l'action contre cette violence inacceptable, sans perdre de temps à essayer de la comprendre. Parce qu'ils/elles ont agi, son livre pose aussi une autre question : « Comment des personnes - des femmes et des hommes, mais surtout des femmes - ont-elles trouvé en elles-mêmes la force d'utiliser leur corps, de risquer leur esprit, pour sauver des inconnus ? Qu'ont-elles fait de leur peur ? »
Les agressions étaient une trahison enragée. Des femmes se sont rendues dans l'espace le plus célèbre et le plus visible de la révolution pour participer en tant que citoyennes, et elles ont été chassées comme des animaux, brutalisées et déshumanisées. Puis on leur a dit de se taire sur ce qu'elles avaient vécu parce que c'était honteux pour leur famille, leur pays, leur révolution et elles-mêmes. Rifae raconte l'histoire de Nahya, une volontaire qui a passé trois jours à l'hôpital avec Nora, qui avait été agressée au couteau.
Personne n'a apporté de fleurs à Nora. Tout le monde s'efforçait de cacher la vérité sur ce qui lui était arrivé, de cacher la blessure, de l'enterrer.
"Les voisins se demandent où elle est", a dit la sœur de Nora. "Ils pensent qu'ils sentent le déshonneur."
Finalement, le chirurgien a remplacé l'hymen de Nora sans lui demander son avis.
"Je t'ai rendue comme tu étais avant", lui a-t-il dit fièrement après l'opération. Nahya pensait que ses mots étaient cruels - Nora ne serait jamais la même, et elle ne devrait pas avoir à l'être. Mais c'est le soulagement sur le visage de Nora en les entendant qui a fait pleurer Nahya.
Une déclaration officielle Opantish de l'époque dit ceci :
À une époque où la présence même des femmes sur la place Tahrir comporte le même niveau de risque et de danger que de s'approcher des lignes de front de la bataille, les femmes qui insistent pour exercer leur droit de participer aux manifestations doivent être considérées avec respect comme une source de courage et d'inspiration. Nous sommes consternés par l'attitude dédaigneuse adoptée par la plupart des mouvements politiques à l'égard de leurs blessures.
Les groupes et les personnalités révolutionnaires craignaient que discuter de la violence sexuelle sur la place ne délégitime les protestations ; ils ne savaient pas comment l'intégrer à leur récit romantique du soulèvement. Après qu'une militante d’Opantish eut donné une interview télévisée dans laquelle elle décrivait sa propre agression, un leader masculin bien connu l'a prise à partie :
“Espèce de salope”, lui a-t-il dit, et il ne criait pas mais sa voix était forte.
C'était une semaine après son interview télévisée. Une dizaine de leurs amis étaient dans le salon avec eux.
“Pourquoi tu fais ça ? Tu veux tellement ton moment devant les caméras que tu es prête à nous faire passer pour des méchants ? Tu veux chier sur la révolution ?”
C'était un refrain courant à l'époque que “l'État profond” orchestrait les attaques pour saper la révolution. Il est certain que le gouvernement avait l'habitude de punir les manifestantes par des agressions sexuelles. En 2005, j'avais vu des manifestants anti-Moubarak mis au pied du mur par la police, puis battus par des voyous en civil de type baltagya [miliciens auxiliaires de police recrutés dans le lumpen, NdT]. Les attaques contre les femmes étaient sexualisées : les voyous les tripotaient et déchiraient leurs vêtements. Cela a été considéré comme un scandale à l'époque. L'une des femmes, la journaliste Nawal Ali, a porté plainte ; son cas a été rejeté et les journaux progouvernementaux ont rapporté qu'elle s'était déshabillée pour accuser le régime.
Mais il y avait aussi toujours des agressions de la foule qui n'avaient aucune motivation politique. En 2009, un terroriste a lancé une bombe sur un groupe de touristes dans le marché médiéval de Khan el-Khalili. Je me suis précipitée sur les lieux avec deux autres femmes journalistes. Lorsque nous sommes arrivées, il faisait nuit, et le quartier était tendu, en ébullition. Un groupe de jeunes hommes nous a encerclées dans une rue latérale ; l'un d'eux a ouvert le jean de la femme qui se tenait à côté de moi. Un homme plus âgé est intervenu, criant sur les garçons et nous tirant hors de leur cercle. Au fil des années, d'autres femmes m'ont raconté qu'elles avaient été attaquées par des groupes d'hommes dans des lieux bondés (pendant un festival, une manifestation, un rassemblement dans un stade) et à des moments exceptionnels, lorsque les formes habituelles de l'autorité de l'État et du contrôle social étaient suspendues.
« Nous avons un problème, en Égypte, pour protéger nos corps des abus dans l'espace public », écrit Rifae. Le soulèvement égyptien a été en partie déclenché par la police qui a battu à mort un jeune homme dans la rue ; sa base était une demande de sécurité et de dignité corporelles. L'appareil sécuritaire a utilisé la violence sexuelle pour punir et intimider les femmes (et les hommes), mais il n'était pas la seule source de cette violence. Si l'État a provoqué ou encouragé les attaques, il l'a fait en exploitant un réservoir de misogynie qui existait partout, même chez ceux qui s'étaient rebellés contre lui. Rifae et ses collègues activistes ont été forcées, écrit-elle, de se confronter « à la réalité qu'au moins certaines des personnes qui faisaient ce mal étaient des personnes avec lesquelles nous nous serrions les coudes lors de manifestations ou de batailles avec la police ». Comme le dit l'un de ses coéquipiers masculins, « l'explication selon laquelle l'État a envoyé ces personnes est trop facile, elle permet le déni. Cela crée cette image où il y a toujours les méchants. Ce n'est pas vrai.... Je pense que ça vient du cœur de la société ».
Il s'est avéré que vaincre la misogynie était beaucoup plus difficile que de renverser un dictateur. T. a écrit dans un post ultérieur sur Facebook :
« Nous pensions que les personnes qui s'opposaient au pouvoir et le vainquaient s'opposeraient certainement à toutes les injustices, que les personnes qui appelaient à la liberté devaient croire à la liberté pour tous, mais il s'est avéré que ce n'est pas nécessairement vrai... il s'avère qu'il est normal d'être à la fois révolutionnaire et patriarcal... que quelqu'un qui s'oppose au régime militaire peut aussi être un harceleur... que quelqu'un qui s'oppose aux [Frères musulmans] peut aussi croire que nous devrions rester à la maison afin de ne pas les distraire avec nos problèmes secondaires et qu'ils puissent se concentrer sur "la bataille". »
Rifae fait de la façon dont elle et d'autres ont continué à traiter leur expérience une partie de l'histoire. À l'été 2013, à la suite d'énormes manifestations anti-islamistes, le président récemment élu, Mohamed Morsi, membre des Frères musulmans, a été évincé et arrêté par l'armée. La police et l'armée sont alors retournées dans les rues. Le général Abdel Fattah Al Sissi (alors ministre de la Défense) a appelé à des manifestations pour donner à l'armée le mandat de lutter contre le terrorisme - un appel à peine voilé au soutien populaire pour la violence contre la confrérie.
Opantish a connu un intense débat interne sur l'opportunité d'être présents lors de ces rassemblements soutenus par l'armée. Certains soutenaient que le groupe devait continuer à protéger les femmes lors de tous les rassemblements publics, d'autres qu'il ne devait rien faire pour légitimer le nouveau régime. Au fur et à mesure que le groupe s'est développé, le fossé s'est creusé entre sa direction, qui était féministe et politiquement radicale, et sa base de bénévoles, plus traditionnelle. « En fin de compte, tout ce que nous avions en commun avec de nombreux bénévoles, avec nos partisans, c'était la conviction que les femmes ne devaient pas être violées dans la rue », a déclaré T. plus tard. « Et ce n'est pas un critère très élevé ».
Avant qu'aucune de ces tensions ne puisse être résolue, l'existence même de l'organisation est devenue impossible. En août 2013, les forces de sécurité ont fait mouvement pour dégager un sit-in islamiste sur la place Rabaa Al Adawiya, tuant au moins huit cents personnes. Le régime militaire dirigé par Sissi (qui a été élu président moins d'un an après le coup d'État contre Morsi) a mis la Confrérie hors la loi et s'est empressé de criminaliser toutes les formes de rassemblement et d'expression, tous les vestiges de l'organisation révolutionnaire.
"Je suis un harceleur" : des militants "marquent" un homme pris en flagrant délit sur la Place Tahrir : Photo TARA TODRAS-WHITEHILL/THE NEW YORK TIMES/REDUX
Les membres d'Opantish ont dû faire face à l'effondrement de leurs espoirs politiques ainsi qu'au traumatisme persistant de tout ce qu'ils avaient volontairement enduré. Certaines amitiés ont été mises à rude épreuve ; des personnes ont eu des dépressions, ont quitté le pays ou ont perdu tout contact, ont été envahies par la colère ou la culpabilité. Rifae est consciente de la difficulté de reconstruire une expérience collective aussi transformatrice et douloureuse. Elle écrit que lorsqu'elle a commencé à prendre contact pour organiser des entretiens, elle avait « peur de frapper à des portes que les gens allaient garder fermées ».
L'une des épigraphes du livre est une citation d'une amie identifiée comme Farida : « Quoi que tu écrives dans ce livre, ça me posera toujours problème. Parce que je chercherai toujours les écarts entre ce que tu as écrit et ce dont je me souviens ». À la fin du livre, Farida dit à Rifae qu'elle ne se souvient plus très bien de la nuit où elle a été attaquée. « Sais-tu ce qui m'est arrivé ? » demande-t-elle à Rifae, qui écrit : « Je me sens comme une voleuse, détenant des informations qui ne sont pas les miennes ». Rifae ne parvient pas non plus à retrouver la mémoire de son expérience en tant que membre d'une équipe d'intervention sur la place. Son livre est, entre autres, une étude sur le traumatisme, sur la manière de le raconter avec rigueur et respect, de retrouver sa mémoire, de trouver les mots pour le dire, sans s'approprier sa signification.
À différents moments de son histoire, Rifae se demande pourquoi elle la raconte. Plusieurs réponses lui viennent à l'esprit. C'est un motif de fierté, c'est quelque chose qu'elle pense devoir aux autres, c'est une contrainte. ("Je ne pouvais rien écrire d'autre avant d'avoir écrit ceci.") C'est une façon d'insister sur le fait que cela s'est réellement passé, même si l'Égypte, comme tant d'autres endroits, semble plus patriarcale que jamais, même si la souffrance et le courage de ces femmes ont été occultés dans la célébration et le deuil du printemps arabe.
Rifae nous dit aussi : « Je veux que tout dans ce livre soit vrai ». Elle y parvient en réduisant son histoire à sa plus simple expression. Chaque ligne se lit comme si elle avait été soigneusement pesée, évaluée pour sa force et son utilité, et jugée capable de porter la vérité. L'écriture est belle et nette, transportant les lecteurs à travers des moments poignants et déchirants.
Dans des sections courtes et évocatrices, Rifae relie son passage à Opantish à d'autres expériences qu'elle a vécues en tant que femme avant et après. Ces expériences sont presque toujours fondées sur l'observation physique et la prise de conscience, comme lorsqu'elle décrit les propositions obscènes que lui faisaient les chauffeurs lorsqu'elle était adolescente et attendait le bus dans son quartier : « Je détournais le regard, je tournais le dos, je montais et descendais le trottoir, me sentant piégée à l'air libre. Je me souviens avoir souhaité que les arbres aient des troncs plus épais pour pouvoir me cacher derrière eux ». Après le coup d'État militaire, lorsque toutes les manifestations ont été rendues illégales, elle décrit son effroi à l'idée d'y assister : « Je ne peux pas y aller et je ne peux pas rester à la maison. Ma peur est tellement inévitable et naturelle, tellement ancrée dans mon sang, que je ne peux même pas m'en vouloir ». Lorsqu'elle quitte Le Caire pour New York, elle écrit : « Mon corps était différent après mon départ. Plus doux, plus rond. Mes vêtements me semblaient tous malvenus, comme si quelqu'un avait soudainement allumé une lumière et que je les voyais pour la première fois ». Et lorsqu'elle tombe enceinte, elle se rend compte que « dans un certain sens, mon corps a toujours été traité comme s'il n'était pas seulement le mien - il a toujours été tout son potentiel reproductif, à la fois un atout potentiel et une perturbation potentielle ».
Ses derniers chapitres sur la grossesse et la maternité sont de puissantes explorations de la solitude, de la perte de contrôle, de la découverte et de la joie de ces expériences. Ce n'est qu'une des façons dont Rifae fait résonner une histoire égyptienne particulière avec la question plus large de savoir comment les femmes peuvent rendre le monde plus sûr et plus libre pour elles-mêmes. Elle inscrit l'histoire d'Opantish dans le cadre plus large de la lutte féministe mondiale, qui va de la récente révocation du droit constitutionnel à l'avortement aux USA à la manière dont les restrictions à l'autonomie corporelle des femmes ont été le point de mire des manifestations en Iran, où les manifestantes ont également été brutalement visées par les forces du régime. Considérer ce qui est arrivé aux femmes en Égypte comme le simple produit d'une pathologie arabe ou musulmane, considérer leur expérience comme quelque chose de pitoyable et d'étranger, reviendrait à les isoler une fois de plus d'une autre manière.
C'est ce que découvre une autre militante, qui s'appelle aussi Yasmine, lorsqu'elle commence à parler aux médias étrangers de son expérience d'agression sexuelle :
Après presque chaque interview, un membre de l'équipe - la camerawoman, la productrice, la journaliste elle-même - est restée derrière, parfois juste quelques secondes, pour dire à Yasmine qu'elle avait également été violée ou abusée. Alors que le reste de l'équipe attendait près de l'ascenseur, elles le lui disaient en disant : "Je voulais juste que tu le saches."
Elle a commencé à essayer de deviner, pendant les entretiens, laquelle d'entre elles ce serait.
En lisant Radius et en en parlant avec d'autres femmes, j'ai constaté qu'il nous incitait constamment à réfléchir à nos expériences de violence sexuelle, à la peur et à la colère qu'elles nous laissent. L'incitation à ce type de conversation est l'un des effets recherchés par le livre. À un moment donné, Rifae écrit
Plutôt que de s'interroger sur l'efficacité de s'adresser aux hommes, pouvons-nous envisager de les sensibiliser comme un sous-produit du fait que nous nous parlons les unes aux autres ? Pouvons-nous plutôt nous concentrer sur nos propres réseaux, sur le fait de penser ensemble, de résister ensemble, de nous soutenir mutuellement - ouvertement ?
L'une des façons d'y parvenir est de se raconter nos histoires, et de raconter les histoires des autres. Ce récit d'une entreprise courageuse, généreuse et largement méconnue n'est pas seulement un document essentiel sur l'histoire de l'Égypte moderne : c'est un témoignage de ce dont les femmes sont capables, de ce qui peut être réalisé par une action collective passionnée. « Le monde nous montre, encore et encore, que nous sommes toujours attaquées », écrit Rifae. « Au moins, parfois, lorsque nous rendons coup pour coup, nous n'avons pas à le faire seules ».
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