05/11/2021

DAVID STAVROU
Ahmed Bouchikhi, la victime oubliée de l'un des plus grands fiascos du Mossad
Quand l’Opération « Colère de Dieu » dérapa

David Stavrou, Haaretz, 29/10/2021
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

David Stavrou est un journaliste israélien vivant à Stockholm qui collabore régulièrement au quotidien israélien Haaretz. Ces dernières années, il a couvert une variété de questions suédoises, scandinaves et mondiales et a également écrit deux livres. Le plus récent raconte l'histoire de la diaspora israélienne en Europe et a été publié par l'éditeur israélien Pardes en janvier 2021. Stavrou est également enseignant et guide agréé de Stockholm.

Le meurtre des athlètes israéliens aux Jeux olympiques de Munich en 72 et la campagne de vengeance israélienne qui a suivi ont donné lieu à de nombreux livres et films. Mais dans tous ces ouvrages, un personnage reste anonyme : Ahmed Bouchikhi.

Ahmed Bouchikhi. « De tous les pays qu'il a visités, c'est en Norvège qu'il a trouvé son bonheur. Et il y est resté, car c'est là qu'il a rencontré sa femme. Son bonheur est aussi devenu son désastre », raconte son frère. Photo : NTB SCANPIX MAG via AFP

Un matin de septembre 1994, peu après que le musicien français Jalloul "Chico" Bouchikhi s’est séparé des Gipsy Kings, le groupe de flamenco-pop à succès qu'il a fondé, il reçoit un appel téléphonique inattendu. Au bout du fil, une représentante de l'UNESCO qui semble désemparée. L'organisation culturelle des Nations unies organisait un concert spécial pour marquer le premier anniversaire de la signature des accords d'Oslo, en présence du ministre israélien des Affaires étrangères Shimon Peres et du président de l'OLP Yasser Arafat - avec la participation des Gipsy Kings, disait-elle. Mais voilà qu'à la onzième heure, alors que 24 000 billets avaient été vendus, ils ont été informés que le groupe avait manqué son vol pour Oslo. Bouchikhi accepterait-il de se produire à leur place avec son nouveau groupe, Chico & the Gypsies, pour éviter un fiasco ?

« J'ai dit oui. Je suis arrivé avec mes musiciens, nous avons informé le public que les Gipsy Kings ne pouvaient pas venir, mais que j'étais leur fondateur. Nous avons joué 'Bamboleo' et d'autres tubes du groupe, et ce fut un grand succès », se souvient Bouchikhi. « À la fin, Peres et Arafat sont montés sur scène et m'ont félicité. Je leur ai serré la main. Mes frères, qui vivaient à Paris et étaient venus pour le concert, ont pris des photos de l'événement ».

Cette apparition a lancé Bouchikhi, aujourd'hui âgé de 67 ans, sur une voie qu'il n'avait jamais imaginée pour lui-même. Il a été nommé envoyé de l'UNESCO pour la paix en 1996, agissant en tant qu'ambassadeur de bonne volonté et promouvant des messages de tolérance et de paix lors de ses spectacles. Mais si aujourd'hui il regarde son passé avec émotion, presque incrédule, comme "l'histoire d'un destin particulier", ce n'est pas parce que les Gipsy Kings ont raté leur vol et qu'il les a remplacés. C'est parce que, à l'insu de toutes les personnes impliquées à l'époque - ni l'UNESCO, ni Peres, ni Arafat, ni ceux qui étaient censés assurer leur sécurité - le destin ou le hasard avait placé les deux leaders sur une scène avec un musicien dont le frère avait été assassiné par erreur par des agents des services secrets israéliens parce qu'ils le prenaient pour un terroriste palestinien.

Chico Bouchikhi, musicien et envoyé de l'UNESCO. « Un incroyable coup du sort m'a conduit à comparaître devant deux responsables du meurtre de mon frère : Shimon Peres et Yasser Arafat ». Photo : Malte Ossowski/Sven Simon/dpa Picture Alliance via AFP

Compte tenu du fait que cette histoire concernait une organisation israélienne pour laquelle le secret est primordial, l'incident de 1973, connu sous le nom d'"affaire de Lillehammer", est très bien connu et bien documenté. Quiconque a parcouru des ouvrages tels que "Every Spy a Prince" (1990) de Yossi Melman et Dan Raviv ; "Lillehammer : Open Case", de Noam Nachman-Tepper (2020, hébreu) ; "The Quest for the Red Prince", de Michael Bar-Zohar et Eitan Haber (1984), ou bien d'autres, connaît le meurtre scandaleux d'Ahmed Bouchikhi. Serveur innocent, Bouchikhi a été abattu à Lillehammer, en Norvège, par des agents du Mossad qui l'avaient identifié, à tort, comme Ali Hassan Salameh, l'une des figures de proue de l'organisation Septembre noir, qui a perpétré le massacre de 11 athlètes israéliens aux Jeux olympiques de Munich en 1972 [une partie des athlètes ont sans doute été tués par la police allemande à Fürstenfeldbruck, NdT].

Même les personnes qui ne sont pas fans de thrillers d'espionnage connaissent probablement le contexte de cet épisode, au moins. L'opération "Colère de Dieu", alias "Baïonnette" - la campagne secrète que le gouvernement israélien a ordonné au Mossad de mener après le massacre de Munich - a fait l'objet d'une documentation intensive non seulement dans les médias, mais aussi pendant des années par la suite, dans des films de différents genres, notamment le téléfilm de 1986 "Sword of Gideon", le documentaire britannique de 2006 "Munich : Mossad's Revenge" (2006) et le long métrage "Munich" de Steven Spielberg (2005). Certaines de ces œuvres ont totalement passé sous silence la bavure de Lillehammer, considérée comme l'un des plus grands échecs du Mossad. D'autres l'ont abordée, ont raconté les raisons de l'opération et ses implications politiques, la façon dont les événements se sont déroulés et l'identité des personnes chargées d'effectuer les assassinats – dont cinq ont été arrêtées, jugées et emprisonnées en Norvège, mais libérées relativement vite après grâce aux efforts intenses d'Israël.

Il n'y a pas si longtemps, le massacre de Munich a refait parler de lui : à l'approche du 50e anniversaire de l'événement, ses victimes ont été officiellement commémorées pour la première fois dans une olympiade, lors de la cérémonie d'ouverture à Tokyo l'été dernier. C'est à peu près à la même époque qu'a été publié (en anglais) "The Mossad Amazons", un ouvrage sur les agents féminins de l'agence d'espionnage écrit par l'ancien député israélien Michael Bar-Zohar et le journaliste Nissim Mishal. Dans ce livre, ils consacrent un chapitre à Sylvia Raphael, dont le nom est éternellement lié à l'affaire en tant que membre du commando du Mossad qui a été capturé et jugé en Norvège, puis a épousé l'avocat local qui l'avait représentée et est retourné dans son pays natal, l'Afrique du Sud. Quelques années auparavant, Raphael, décédée en 2005, avait fait l'objet d'un documentaire.

Sylvia Raphael, en mission pour le Mossad, avec une famille bédouine en Syrie, et sous son identité forgée de Patricia Roxburgh, photographe canadienne

Ahmed Bouchikhi, la figure tragique et oubliée de ces événements, n'avait aucun lien avec le conflit israélo-palestinien, sans parler des organisations terroristes. Pourtant, le soir du 21 juillet 1973, immédiatement après que cet immigré de 29 ans fut descendu du bus qui le ramenait, avec sa femme enceinte, d'un cinéma de Lillehammer, deux hommes sont sortis d'une voiture garée à proximité, se sont approchés de lui et lui ont tiré 13 balles à bout portant.

Ce qui suit est une tentative de compilation d'un dossier sur l'homme qui a été presque complètement effacé de la perception publique de toute cette affaire. Qui était la personne qui a été catapultée de manière si tragique au cœur du conflit du Moyen-Orient, maculé de sang ? Qu'est-ce qui l'avait amené en Norvège ? Qui a-t-il laissé derrière lui ? Qu'est-il arrivé à sa famille après le meurtre, et Israël en a-t-il assumé la responsabilité ?

Connexion musicale

« Même s'il y avait une grande différence d'âge [11 ans] entre nous, nous étions proches », raconte Chico Bouchikhi via Zoom depuis sa maison à Arles, en France. « Ahmed était le premier né, l'aîné de sept enfants, quatre garçons et trois filles. Il est né en Algérie, le pays de ma mère, mon père était marocain. À l'exception d'un autre frère et d'une sœur, nous sommes tous nés en France, où mes parents ont immigré dans les années 1950. Nous avons grandi à Arles, dans le sud. Une famille de migrants. Mon père était ouvrier dans le bâtiment, ma mère était femme au foyer. Ahmed a quitté la maison à 16 ou 17 ans. Il aimait voyager, découvrir de nouveaux mondes. Quand il revenait, il ramenait toujours des musiques du monde, alors nous nous sommes connectés, lui et moi, à travers la musique. Il m'a influencé et m'a fait écouter de la musique d'ailleurs, et il m'a aussi donné ma première guitare ».

Comment vous souvenez-vous de lui, en dehors du lien musical ?

Bouchikhi : « Comme une bonne personne, agréable, appréciée, comme quelqu'un qui aimait connaître de nouveaux endroits et qui parlait plusieurs langues. Il a changé de métier au cours de sa vie - pendant un temps, il a été professeur de karaté - mais il a toujours été apprécié par son entourage, sa famille et ses pairs ».

 

Les Gypsy Kings en 1987. Photo : Raphaël GAILLARDE/ Gamma-Rapho via Getty Images

Pourquoi s'est-il installé en Norvège, en 1965 ?

« Ahmed admirait la Scandinavie en général et la Norvège en particulier. De tous les pays qu'il a visités, c'est en Norvège qu'il a trouvé son bonheur. Et il y est resté, car c'est là qu'il a rencontré sa femme. Mais son bonheur est aussi devenu son désastre. Ce qui lui est arrivé est incroyable - même un film ne pourrait pas évoquer un tel scénario. Aujourd'hui encore, j'ai du mal à croire que cette histoire ait pu réellement se produire ».

Était-il un homme politique ? Actif dans un parti politique ? A-t-il parlé de la question palestinienne, par exemple ?

« Ahmed était totalement apolitique. Il vivait sa vie loin de la politique. L'incident a donc été un choc terrible et il ne pouvait pas le comprendre. Il s'agissait d'un monde totalement différent et éloigné de sa vie personnelle. Et nous n'avons jamais parlé de la question palestinienne ; il n'en parlait pas avec moi, et le sujet n'a jamais été abordé dans la famille ».

Comment une personne qui n'est pas palestinienne et n'a apparemment aucun intérêt particulier pour la cause palestinienne devient-elle une partie inséparable de l'histoire du conflit israélo-palestinien ? Bouchikhi n'a pas été le premier à être assassiné dans le cadre de l'opération "Colère de Dieu" du Mossad contre les dirigeants de Septembre noir. En effet, si certains experts soutiennent qu'il s'agissait en fait d'une campagne de vengeance contre les assassins des athlètes israéliens, d'autres affirment que l'objectif était d'éliminer les infrastructures du terrorisme palestinien qui n'étaient pas nécessairement liées à l'événement de Munich. Quoi qu'il en soit, entre octobre 1972 et juillet 1973, à Rome, Paris, Nicosie, Athènes et Beyrouth, des personnalités liées au groupe terroriste sont assassinées. Chaque attentat a été autorisé par un comité dirigé par le Premier ministre Golda Meir, avec la participation des ministres Yigal Allon, Israel Galili et Moshe Dayan, après que la cible eut été localisée par des équipes du Mossad dirigées par le chef de sa division des opérations, Mike Harari.

 

Mike Harari (1927-2014) en début de carrière (il est entré dans la Palmach en 1943 puis au Mossad dès sa création) et vers la fin de sa vie (Lire à son sujet Le James Bond sioniste ? Comment un agent du Mossad a contribué à asseoir le régime brutal de Noriega au Panama)


Une équipe du Mossad sous le commandement de Harari est arrivée en Norvège après avoir reçu des renseignements selon lesquels Ali Hassan Salameh était sur le point de se rendre en Scandinavie. Ceux qui filaient un courrier palestinien qui s'est rendu de Genève à Lillehammer l'ont suivi jusqu'à une piscine de la ville, où il a été vu échangeant quelques mots avec Ahmed Bouchikhi. Malheureusement, Bouchikhi a été identifié par erreur comme étant Salameh. L'identification n'était pas parfaite. Une agente junior de la brigade, Marianne Gladnikoff, a prévenu que Bouchikhi ne ressemblait pas à la personne connue sous le nom de "Prince rouge".

« Ahmed, raconte aujourd'hui son frère Chico Bouchikhi, a également été entendu parler français, une langue que l'homme de Septembre noir ne parlait pas ».

Certains prétendent que l'opération s'est déroulée comme elle l'a fait en raison d'une tromperie délibérée de la part de l'organisation palestinienne. Quoi qu'il en soit, rien n'a arrêté l'escouade. En cette soirée fatidique de juillet, après 24 heures de surveillance, l'agente Sylvia Raphael transmet la nouvelle que Bouchikhi rentre chez lui en bus après avoir quitté un cinéma. Les tueurs sont envoyés sur place. Il faudra attendre six ans pour que le véritable Ali Hassan Salameh soit assassiné, à Beyrouth, dans l'explosion de sa voiture.

« Votre père est mort »

Aux côtés de Bouchikhi lorsqu'il a été abattu se trouvait sa femme, Torill, qui n'a pas été blessée ; elle était enceinte de leur fille, Malika. Ni l'une ni l'autre n'a accepté d'être interviewée pour cet article. Mais c'était le second mariage de Bouchikhi - il avait un fils de son premier mariage, nommé Jamal Rutgersen. Aujourd'hui âgé de 51 ans, Rutgersen vit en Espagne depuis neuf ans et travaille comme analyste de systèmes pour une entreprise norvégienne. Par le passé, il s'est exprimé dans les médias norvégiens au sujet de l'assassinat de son père et a demandé que les faits soient clarifiés.

« D'après ce que j'ai compris de ma mère, elle et mon père se sont rencontrés lorsqu'ils travaillaient comme serveurs dans une station de ski au nord d'Oslo », raconte Rutgersen lors d'un appel téléphonique depuis son domicile, à Malaga. « Après ma naissance, leur relation n'a pas fonctionné et ils se sont séparés. Mais ma mère a continué à travailler dans la station. C'était apparemment un travail saisonnier, et nous vivions là-bas dans un petit appartement. Je me souviens que papa venait nous rendre visite et m'apprenait quelques mots en français. Il vivait probablement déjà à Lillehammer à l'époque. Je ne me souviens pas de grand-chose, mais je me rappelle qu'il me lançait en l'air et je me souviens de sa grande coupe afro ».

 


Le fils de Bouchikhi, Jamal Rutgersen. Photo : Dorthe Heiberg

 

Vous rappelez-vous quelque chose du jour où on vous a dit qu'il était mort ?

Rutgersen : « Oui, j'en ai un souvenir très fort. Certains de mes amis ont couru vers moi et ont crié : « Ton père est mort ! Ton père est mort ! » Ils étaient très émus, mais au début, je n'ai rien compris, si ce n'est que quelque chose était arrivé. Dans les années 70, les gens ne parlaient pas autant à leurs enfants, alors quand j'ai enfin compris ce qui s'était passé, j'ai réalisé que tout le monde savait, mais qu'ils n'en faisaient pas tout un plat. Tout le monde a compris que c'était une erreur du Mossad et que mon père avait été une victime innocente ».

L'agence n'a compris que le lendemain qu'elle avait fait une erreur. Les deux tireurs et Harari avaient déjà quitté le pays, mais Gladnikoff et un autre membre de l'équipe, Dan Arbel, ont été arrêtés alors qu'ils se rendaient à l'aéroport d'Oslo. Sylvia Raphael et un autre agent, Abraham Gehmer, ont été appréhendés dans une maison sécurisée, et deux autres, Zvi Steinberg et Michael Dorf, ont été capturés au domicile du responsable de la sécurité de l'ambassade d'Israël à Oslo.

Le procès des agents du Mossad capturés a fait grand bruit en Norvège, se souvient Rutgersen. « C'était un film de James Bond qui prenait vie », raconte-t-il. « Il y avait Sylvia Raphael, qui était une sorte de Mata Hari et qui a ensuite épousé son avocat. Les gens étaient sidérés qu'un événement international comme celui-ci se soit produit dans la petite Norvège. En outre, des rumeurs circulaient en permanence selon lesquelles la Norvège elle-même était impliquée dans cette affaire. Lorsque j'étais adolescent, la presse parlait au moins une fois par an de la culpabilité et de l'implication de la Norvège. Beaucoup de gens avaient du mal à croire que le Mossad ait pu faire ça tout seul ».

Tu l'as cru ?

« Je pensais que les Norvégiens ne savaient pas ce qui allait se passer. Mais à   cause des accusations, je me suis adressé aux médias - personne n'avait fait la lumière sur cette affaire, et en tant que membre de la famille, je pouvais exiger une clarification des événements. J'ai eu beaucoup de conversations confidentielles avec l'ancienne génération de journalistes norvégiens, qui avaient des liens avec l'armée et les services secrets. La Norvège est un très petit pays, et j'ai eu l'impression qu'il y avait apparemment des signes ou des signaux en provenance d'Israël indiquant qu'une opération était en cours en Scandinavie, mais que les autorités n'avaient apparemment pas bien saisi la situation. Il existe généralement des liens entre les agences d'espionnage, mais dans ce cas, il n'y a apparemment pas eu de coopération claire ».

« Le travail de la police après coup a été bon », poursuit Rutgersen, « mais c'était un procès politique. Les sentences étaient trop clémentes, et il semble que les autorités voulaient se débarrasser du problème aussi vite que possible. Le parti travailliste norvégien [qui a été au pouvoir pendant la majeure partie des années 1950, 1960 et 1970] était un grand partisan de Golda Meir et du parti travailliste israélien, mais l'affaire de Lillehammer a entraîné un certain changement dans la perception du public. Dans une société ouverte comme celle de la Norvège, un événement comme celui-ci est un choc majeur ».

Dans les années 1990, les autorités norvégiennes ont pris des mesures pour découvrir ce qui s'était réellement passé dans l'affaire de Lillehammer. La réouverture des dossiers a conduit à une tentative de traduire en justice le commandant de l'opération, Mike Harari. La Norvège a émis un mandat d'arrêt international à son encontre en 1998, mais a classé l'affaire environ un an plus tard (Harari est décédé en 2014). En 1998 également, la Norvège a créé une commission d'enquête dirigée par un général à la retraite pour déterminer si des organes de sécurité locaux avaient été impliqués dans l'affaire. Deux ans plus tard, la commission a publié ses conclusions, déclarant que le Mossad avait agi seul. Les relations entre Israël et la Norvège ont été définitivement endommagées par l'affaire, mais certains éléments du dialogue entre les deux pays qui y sont liés n'ont pas été rendus publics. Par exemple, il a été affirmé que l'un des agents du Mossad qui a été arrêté avait donné aux Norvégiens des détails sur le projet nucléaire israélien lors de son interrogatoire. Ces révélations n'ont pas ramené le père de Jamal Rutgersen à lui, mais elles l'ont aidé à tourner la page sur cette affaire.

Chico Bouchikhi, quant à lui, n'a pas d'informations particulières sur ce qui s'est passé à Lillehammer en 1973 au-delà de ce qu'il a entendu et lu dans les médias. Mais l'événement a laissé une marque permanente sur sa carrière et sa vie en général.

« Pour moi, c'est une tragédie qui ne s'arrête jamais. Comment se peut-il qu'une telle chose soit arrivée à mon frère, qui n'avait rien à voir avec tout cela ? Pendant des années, j'ai été en colère et hostile à tout ce qui avait trait à Israël. Tous les Israéliens étaient horribles à mes yeux. Je me demandais comment le célèbre Mossad, l'un des services de renseignement les plus connus au monde, avait pu commettre une telle erreur - et avec mon frère, en plus. Mais comme mes parents m'ont élevé dans la tolérance et l'amour de l'humanité, j'ai trouvé en moi la capacité de pardonner. À la fin, j'ai également été nommé ambassadeur spécial pour la paix par l'UNESCO, ce qui a confirmé mon sentiment sur la nécessité de la tolérance et de la paix. J'ai même interprété une musique utilisée dans la bande sonore du film documentaire sur Sylvia Raphael, afin de montrer à quel point mon cœur est pur. Mais même si j'ai suivi le chemin du pardon et de la paix, la tragédie elle-même reste gravée dans ma chair ».

Comment l'UNESCO a-t-elle découvert votre lien avec ce terrible épisode ?

Bouchikhi : « Après le concert auquel Peres et Arafat étaient présents, j'ai commencé à apparaître avec un message de tolérance et de paix. À Arles, j'ai organisé une soirée de spectacles dans cet esprit. Des représentants de l'UNESCO sont venus et je leur ai montré la photo que mon frère avait prise de moi avec Peres et Arafat, et je leur ai raconté toute l'histoire. Ils ont été choqués. C'était la première fois qu'ils entendaient parler de ce qui s'était passé. Ils ont montré la photo au secrétaire général de l'organisation, qui était également stupéfait. Il m'a invité à le rencontrer et m'a demandé si j'accepterais d'être l'envoyé de l'UNESCO pour la paix. Cela a renforcé ma foi intérieure en la tolérance et la paix ».

« C'est un incroyable coup du sort, poursuit-il, qui m'a conduit à comparaître devant deux personnes responsables du meurtre de mon frère - Peres du côté du Mossad, et Arafat qui représentait les Palestiniens - dont la ressemblance avec l'un d'eux a conduit au meurtre de mon frère - et précisément dans le pays où mon frère a été tué. C'est aussi comme cela que je suis apparu plusieurs fois par la suite, en Israël et en Palestine. Je me suis dit que ces deux peuples aimaient ma musique et que je pouvais peut-être être un moyen de les rapprocher. À mes yeux, c'était merveilleux. Et d'ailleurs, en Israël, on m'a dit que le Mossad avait fait deux gaffes : la première en se trompant sur l'identité de mon frère, et la seconde en rapport avec mon invitation à me produire à l'événement de l'UNESCO et en laissant Peres me serrer la main sans se rendre compte que j'étais le frère d'Ahmed ».

Es-tu toujours en contact avec la veuve d'Ahmed, Torill, et avec leur fille, Malika ?


« Pendant les années où Ahmed a vécu en Norvège, nous nous sommes vus régulièrement, il venait chaque année rendre visite à la famille. Nous avions des liens étroits, nous avons rencontré sa femme. Par la suite, nous avons aussi rencontré Malika, qui est née après sa mort, et sa femme rendait régulièrement visite à mes parents. Je suis également allé à Lillehammer, en 1975. J'ai rendu visite à Torill et à sa famille, car je voulais vivre ce que mon frère avait vécu, comprendre pourquoi il était tombé amoureux de ce pays. Et quand j'y étais, j'ai compris : Lillehammer est une ville charmante ».

Torill et Malika ont reçu une compensation d'Israël. Avez-vous, toi ou votre famille, pensé à demander une indemnisation au gouvernement israélien ?

« Nous n'avons jamais demandé de compensation, l'idée ne nous est même pas venue. Comment pouvez-vous convertir la vie d'une personne en argent ? Mais nous avons attendu des excuses, surtout ma mère, qui a été malade pendant de nombreuses années. En fait, Torill n'a pas non plus obtenu d'indemnisation pendant longtemps. Avec l'aide d'un avocat, elle a demandé de l'aide à Israël pour sa fille, qui était alors un nourrisson, mais Israël a refusé. Elle et Malika n'ont été indemnisées qu'après que j'ai été nommé envoyé de l'UNESCO et que le sujet a été abordé dans les médias et exposé. Pas une minute avant cela. C'est apparemment pour cela qu'elles ont été indemnisées. Pour notre part, nous n'avons rien demandé, si ce n'est des excuses, et elles ne sont jamais venues ».

Quatre ans sur un bateau

Jamal Rutgersen a également reçu une compensation. À cette fin, il a mené une action vigoureuse, qui a également été déterminante pour ce qui a été versé ultérieurement à Torill et Malika.

« Pendant la période de la cérémonie de remise du prix Nobel de la paix [1994], lorsque [le Premier ministre Yitzhak] Rabin et Peres sont venus à Oslo, j'ai entendu aux informations que Torill n'avait pas été indemnisée », raconte-t-il. « J'étais stupéfait - j'avais toujours pensé qu'elle avait été indemnisée. J'ai dit à mes avocats que je voulais prendre contact avec le gouvernement israélien afin de mettre un terme à cette affaire, de boucler la boucle. Nous sommes allés voir la presse et avons dit que nous voulions des excuses et une explication sur ce qui s'était passé, et aussi que nous envisagions des voies légales. Les médias se sont intéressés à l'aspect juridique, en particulier, même si je n'avais pas d'argent pour cela, et cela a contribué à faire pression sur les gouvernements [norvégien et israélien]. Nous avons simplement essayé de découvrir la vérité. Par exemple, nous avons réussi à obtenir les dossiers de la police et nous avons partagé nos conclusions avec les journalistes. Et puis il s'est avéré, entre autres, qu'Israël avait été plus impliqué que nous le pensions ».

Parallèlement, M. Rutgersen affirme que les avocats et lui-même ont en fait examiné diverses options. Ils ont été en contact avec un avocat israélien et ont cru comprendre que des voies légales possibles existaient en Israël, mais qu'elles étaient bloquées en raison du délai de prescription.

Pendant tout ce temps, un parti d'opposition (le parti conservateur Høyre, Droite) et les médias ont maintenu la pression sur les autorités norvégiennes.

« Beaucoup de gens m'ont soutenu », se souvient-il. « J'étais présenté comme une victime innocente, et différentes personnes en Norvège étaient en contact avec Israël, jusqu'à ce que finalement nous soyons contactés par un avocat représentant le gouvernement israélien [Amnon Goldenberg]. Cela a été une surprise totale : c'était un énorme succès qui nous a même étonnés ».

Puis ses propres avocats sont devenus agressifs, dit Rutgersen. L'un d'eux, Tor Erling Staff, un avocat très connu et controversé en Norvège à l'époque (il est décédé depuis), a persuadé Rutgersen d'exiger une forte somme d'argent, alors qu'il cherchait avant tout à obtenir justice - c'est-à-dire des excuses - et non de l'argent. Goldenberg s'est montré sociable et professionnel, dit-il, et après des négociations, un compromis a été trouvé sur la somme à verser. Rutgersen a signé une renonciation légale et a reçu 750 000 couronnes norvégiennes (environ 130 000 € en termes actuels).

S'il y avait le moindre doute, la somme a été payée sans qu'Israël n'assume aucune responsabilité officielle et sans explications ni excuses. Mais pour Rutgersen, c'était satisfaisant.

« C'était un montant raisonnable », dit-il, ajoutant : « Je me sens toujours un peu souillé par cet argent, mais en tant que simple citoyen, c'était le seul moyen d'obtenir la reconnaissance israélienne de culpabilité et de tourner la page, même s'il s'agissait du "prix du sang". Israël a déclaré que le paiement était effectué dans l'intérêt de la poursuite des bonnes relations entre les deux pays, mais pour moi, c'était un aveu. En fin de compte, j'étais satisfait et j'ai laissé tomber l'affaire ».

Pendant la procédure, Rutgersen est devenu une figure connue en Norvège. « À l'époque, je travaillais pour la compagnie ferroviaire, je vendais des billets dans une gare, et les gens venaient me voir pour me dire "Sois fort" et "Continue à te battre". Les gens me reconnaissaient et me souhaitaient bonne chance, j'apparaissais à la télévision et dans les journaux, et je n'ai jamais reçu de réactions négatives ».

Mais la publicité a apparemment eu un prix. Après avoir reçu le paiement d'Israël, Rutgersen a acheté un appartement, mais un an plus tard, il s'est rendu en Inde, a vendu l'appartement, a acheté un bateau et a vécu dessus pendant environ quatre ans. Par la suite, il a également vendu le bateau.

« Je ne voulais pas construire ma vie autour de cet argent », explique-t-il. « Si j'étais encore le propriétaire de cet appartement, je serais millionnaire aujourd'hui, mais j'ai construit ma vie sans cela. J'ai profité de l'argent pendant quelques années, cela m'a donné un bon départ, et au final, j'ai grandi pour être une personne harmonieuse sans traumatisme. Je pense qu’à 25 ans, c'était un accomplissement significatif d'obtenir une compensation comme celle-là de la part d'Israël ».

Quelle est ton attitude envers Israël aujourd'hui ?

Rutgersen : « Je soutiens totalement le droit d'Israël à exister et son droit à l'autodéfense. Je pense également qu'il a la grande responsabilité d'être prudent dans l'usage de la force. Ce n'est pas à moi de critiquer Israël, mais je pense que dans les conflits - avec Gaza, par exemple - en tant que côté fort et en tant que démocratie, il a une plus grande responsabilité pour la vie humaine. Mais je ne vais certainement pas utiliser mon statut de fils d'Ahmed Bouchikhi pour parler des colonies ou du conflit lui-même ».

Pourtant, Rutgersen pense que l'histoire du meurtre de son père a aussi une leçon plus générale à donner. « Il est important que des histoires comme celle-ci soient racontées », dit-il. « Nous devons nous rappeler qu'il y a un grand danger lorsqu'un pays décide d'utiliser ce genre de force. Prenez le meurtre du [journaliste saoudien Jamal] Khashoggi, par exemple. Tout le monde se souvient de l'opération d'Entebbe, tout le monde se souvient de l'enlèvement d'Eichmann et de son procès, et je soutiens cela à 100 %. Mais on ne se souvient pas de l'histoire de mon père. Tuer quelqu'un en dehors de votre juridiction, dans un pays ami, n'est pas la façon dont un pays civilisé devrait se comporter ».

Rutgersen a le comportement d'un Européen policé. Son père, qui était le mauvais homme au mauvais endroit au mauvais moment, est l'un des nombreux innocents qui ont payé de leur vie un conflit sanglant en cours -   un conflit avec lequel il n'avait aucun lien. Il a payé le prix le plus élevé de tous pour l'utilisation négligente, effrénée et irresponsable de la force par l'État d'Israël, qui continue à nourrir le cycle sans fin de la violence.

Pourtant, il y a un individu optimiste dans cette histoire.

« Si je te parle aujourd'hui, résume Chico Bouchikhi, le frère d'Ahmed, c'est parce que j'espère qu'un jour il y aura la paix entre les Israéliens et les Palestiniens. Après tout, au bout du compte, vous êtes des frères ».

NdT
Ahmed Bouchikhi a rejoint à son corps défendant les 14 « cibles » énumérées dans la « Liste Golda », dont 12 furent victimes d’exécutions extrajudiciaires par le Mossad (à l’exception de Wadie Haddad et Abou Iyad)

1.       Abdel Wael Zwaiter (tué en octobre 1972 à Rome)

2.      Mahmoud Hamchari (tué en décembre 1972 à Paris)

3.      Bashir Abd al-Chir (tué en janvier 1973 à Chypre)

4.      Ahou Zeid (tué en avril 1973 à Athènes)

5.      Basil al-Qubeisi (tué en avril 1973 à Paris)

6.      Kamal Adouan (tué en avril 1973 à Beyrouth)

7.      Mohammed Youssef al-Najjar dit Abou Youssef (tué en avril 1973 à Beyrouth)

8.     Boutros Nassir (tué en avril 1973 à Beyrouth)

9.      Mohamed Boudia (tué en juin 1973 à Paris)

10.  Ali Hassan Salameh dit Abou Hassan (tué en janvier 1979 à Beyrouth)

11.   Khalil al-Wazir dit Abou Jihad (tué le 16 avril 1988 à Tunis)

12.  Wadie Haddad (mort d'une leucémie en 1978 à Berlin-Est)

13.  Salah Khalaf dit Abou Iyad (tué en janvier 1991 à Tunis par des dissidents palestiniens du Fatah le considérant comme un traître à la cause)

14.  Atef Bseiso (tué en juin 1992 à Paris)

 

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