Gianfranco Laccone, Climateaid.it, 30/3/2023
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala
C’est une Arlésienne typiquement italienne : le pont sur le Détroit de Messine, qui relierait sur 3,3 km la botte à la Sicile, qui, ainsi, « cesserait d’être une île ». La première tentative fut faite par le consul romain Lucius Caecilius Metellus durant l’été de l’an 250 av. J.C., pour transférer son armée et les 104 éléphants capturés au Carthaginois Hasdrubal durant la Bataille de Palerme. L’historien Strabon raconte : « ayant fait rassembler à Messine un grand nombre de tonneaux vides, il les fit disposer en ligne sur la mer, attachés deux par deux de manière à ce qu’ils ne puissent ni se toucher ni se heurter. Sur les tonneaux, il forma un passage de planches recouvertes de terre et d’autres matériaux et fixées à des parapets en bois sur les côtés, afin que les éléphants ne tombent pas dans la mer ». La mer déchaînée entre Charybde et Scylla balaya rapidement le pont flottant et on procéda à la navigation par bateaux. D’autres projets chimériques virent le jour sous Charlemagne, sous les rois normands, sous les Bourbon de Naples. En 1866, le ministre des travaux publics du Royaume d’Italie, Stefano Jacini, chargea l’ingénieur Alfredo Cottrau, responsable des chemins de fer, de concevoir le « lien stable » entre la Calabre et la Sicile. Celui-ci proposa de cultiver en travers du détroit un banc de moules géant qui en cinquante ans constituerait l’assise naturelle d’un pont. L’Arlésienne est réapparue dans les 1950 et 1960, puis 1980 et 1990. Berlusconi, Bettino Craxi & Co. ont régulièrement relancé le projet et « étudié » des contre-projets de tunnel : concours, études de faisabilité, signature de contrats et tout le tintouin, ont permis de dilapider au fil des ans quelques centaines de millions (p. ex. 78 000 euros dépensés en un an en photocopies et « travaux héliographiques »). Berlusconi dixit à propos de la « Huitième merveille du monde » : « Nous construirons le pont, de sorte que si l’on a un grand amour de l’autre côté du détroit, on puisse s’y rendre même à quatre heures du matin, sans attendre les ferries... » Puis on a cru l’Arlésienne enterrée. Il n’en était rien : le gouvernement melosalvinien vient de la ranimer. Un Grand Projet Inutile caractérisé qui fait se lécher les babines à Cosa Nostra et à la N’drangheta, à l’affût des deux côtés du détroit. Et dans une zone sismique qui a connu le séisme le plus meurtrier de l’histoire, qui a fait 120 000 morts (estimation) en 1908. Mussolini l'a rêvé [«Après la victoire, je jetterai un pont sur le détroit de Messine, de sorte que la Sicile perdra sa physionomie insulaire...», 1941], Melosalvini va le faire. En 3 mots, Boia chi molla -FG
Parmi les récentes décisions du gouvernement figure, entre autres, le lancement de la procédure de construction du « pont sur le détroit de Messine », un projet qui, en raison de son ampleur, pourrait engager l’État, les forces politiques et la société italienne pendant des décennies et qui aura un impact sur notre vie et celle des générations suivantes. Le fait qu’il ait été mentionné en marge et parmi d’autres décisions prises, décisions certes importantes mais peut-être de moindre impact sur l’avenir de la population, montre une certaine sous-estimation et également un manque de perspective dans lequel se meuvent les actions de ceux qui gouvernent.
Les gouvernements italiens n’ont pas toujours agi avec une telle insouciance : la décision (1959) de créer un mégacentre sidérurgique à Tarente, mythiquement considéré comme le plus grand et le plus moderne de la planète, a été prise à l’issue d’un débat national, impliquant l’opposition politique et les syndicats, qui a recueilli le consensus de personnes d’orientations culturelles différentes, proposant une perspective imaginaire et concrète à la société, une idée de bien-être et de vie confortable grâce aux méga-machines industrielles qui conduiraient l’Italie. Bien plus tard, certains de ceux qui avaient soutenu l’usine sidérurgique de Tarente se rendront compte que c’était une erreur et essaieront de trouver n’importe quelle solution pour éviter les problèmes créés par le mégacentre, qui tuait ses travailleurs et produisait des effets contraires aux attentes qu’il avait suscitées. Cette décision, que nous considérons aujourd’hui comme erronée et mortelle pour la région concernée et l’ensemble du système italien, était le produit d’une culture qui a façonné l’imagination de plusieurs générations et le mode de vie de toutes les classes. Il était difficile d’avoir une idée différente et les rares personnes (comme moi) qui la professaient étaient considérées avec une certaine condescendance ; c’était, disait-on, notre formation spécialisée qui nous conduisait à des conclusions catastrophiques sur la nature de l’industrie sidérurgique. Le temps est un grand sculpteur et il est impitoyable dans les images qu’il produit.
J’ai évoqué l’affaire du « monstre d’acier » dont on ne sait plus comment se débarrasser (mais on pourrait en citer d’autres plus éloignés, comme Tchernobyl ou la défunte mer d’Aral) pour souligner l’aspect du mythe qui a précédé et soutenu une telle intervention, un mythe qu’il ne faut pas sous-estimer, même dans ses effets à long terme.
Et c’est de mythes que je voudrais parler, pour évoquer le rapport entre la construction du pont sur le détroit de Messine et le changement climatique, un fait inéluctable qui conditionnera l’esprit avec lequel nous affronterons les temps à venir. Je ne m’attarderai donc pas sur les raisons rationnelles pour et contre un tel ouvrage, car elles ne pèseront pas sur les décisions finales et sur la volonté de soutenir toute décision au-delà de toute limite. Pensez-vous qu’Hitler était rationnel lorsqu’il pensait faire la guerre d’un petit État sur deux fronts (est et ouest) ? Que Napoléon ou Alexandre le Grand étaient rationnels en pensant partir avec une poignée d’hommes à la conquête de territoires démesurés et inconnus ? Et je ne parlerai pas des mythes liés à la victoire des hommes sur les hommes (comme ceux évoqués), mais de ceux qui visent à exalter la grandeur des œuvres humaines sur la Nature, corollaire du mythe de Prométhée dérobant aux dieux le secret du feu, représenté aujourd’hui par le « vol » du secret de l’atome ou de celui de l’ADN. Sans une culture qui sanctionne la fin d’un « mythe », on ne peut songer à éviter une manière d’agir liée à celui-ci et, inversement, les mythes doivent être maniés avec précaution, car ils sont annonciateurs, surtout dans leur chute, de douloureuses transitions d’époque. L’absence d’une telle culture conduit à la défaite et à un sentiment de frustration, comme cela s’est produit en Italie pour ceux qui ne se sont pas résignés au résultat d’un référendum populaire qui, le 8 novembre 1987, a éliminé la perspective de créer des centrales nucléaires dans le pays. Aujourd’hui, on voudrait reproposer une voie aussi dépassée, et reproposer le passé comme avenir est toujours l’indice de perspectives limitées. Aujourd’hui, alors que le mythe du progrès vacille et que le mythe de l’industrie créatrice de richesses s’est certainement étiolé, quel mythe alimentera la perspective d’un pont sur le détroit de Messine ? Et que deviendrait cette œuvre, quel sens aurait-elle pour la postérité ?
Je pense alors au mythe du Colosse de Rhodes, ou à ce qui pourrait rester dans les mémoires du Tunnel sous la Manche, mais aussi à des travaux moins mythiques mais peut-être plus intéressants, comme le lien établi à l’époque romaine entre l’île de Djerba et le continent africain.
Le “colosse de Rhodes” a-t-il jamais existé ? La réponse actuelle est non. Hormis le mythe qui en a fait l’une des sept merveilles du monde, mentionnée pour la première fois dans un poème d’Antipatros de Sidon vers 140 av. J.-C., et dont l’originalité est d’avoir été la dernière merveille créée dans l’Antiquité (292 - 280 av. J.-C.) et la première à être détruite (226 av. J.-C.) par un tremblement de terre, il existe des doutes concrets quant à son existence réelle. En effet, il est jugé improbable, compte tenu des techniques disponibles à l’époque, qu’une statue de cette taille ait été construite en appui sur deux pylônes à l’entrée du port de Rhodes et avec une ouverture suffisamment grande pour que les navires puissent passer en dessous d’elle. Il est beaucoup plus plausible, sur la base également des vestiges retrouvés, qu’il y ait eu une ou plusieurs statues à l’entrée du port, érigées à l’époque en question, en signe de la puissance des citoyens et de la bienveillance des dieux (tout comme aujourd’hui les madones et les saints veillent sur tant de ports en Europe) mais aussi plus concrètement en tant que balises pour guider les navires qui arrivaient. Qu’est-ce qui a donc créé ce mythe ? Tout d’abord, l’histoire de la cité-État de Rhodes : une agression menée en 304 av. J.-C. par Démétrius, héritier d’Alexandre le Grand, avec des outils de guerre exceptionnels pour l’époque (catapultes et tours de siège [hélépoles]), empêchée d’abord par une tempête qui a détruit les navires des agresseurs et ensuite par l’aide apportée par le général Polyphème qui, arrivant avec ses navires, a réussi à repousser les envahisseurs. Une histoire égale et opposée à celle de Troie, qui nécessitait donc de la part des citoyens un remerciement approprié aux dieux et un souvenir tout aussi important. Le mythe a également résisté à la réalité des faits qui ont conduit à la destruction de la statue soixante ans plus tard par un tremblement de terre, un phénomène courant dans la région, mais sous-estimé même dans l’Antiquité. Un avertissement à ceux qui croient aujourd’hui qu’ils peuvent utiliser des ressources précieuses et faire des profits substantiels dans une zone hautement sismique. Je ne pense pas que les promoteurs d’un pont sur le détroit de Messine s’exposeraient aux risques d’une construction emportée par la fureur de la nature après seulement quelques décennies, même si elle apportait avec elle un souvenir impérissable pour les générations futures.
Moins mythique, mais plus concret, le tunnel sous la Manche combine des motivations techniques et des objectifs politiques qui en ont fait un exemple de réalisation moderne du rêve qui, depuis l’époque de la Rome antique, aurait voulu unir la Bretagne « romaine» à la grande Britannia qui existait au-delà des brumes et au-delà des grandes marées qui ont frappé l’imagination de tous les conquérants arrivés aux confins du continent. L’idée de dépasser le contentieux millénaire entre l’Angleterre et la France, qui a soutenu idéologiquement la réalisation de l’ouvrage, se heurte aujourd’hui aux misères humaines des lois du marché et des nationalismes qui reconquièrent les peuples. Actuellement connu sous le nom d’Eurotunnel (nom de la société de construction), le tunnel sous la Manche est un tunnel ferroviaire de plus de 50 km de long, reliant la commune britannique de Cheriton dans le Kent à la commune française de Coquelles, près de Calais, en passant sous le fond de la mer. Il s’agit du tunnel ayant la plus longue section sous-marine au monde et du troisième plus long tunnel ferroviaire au monde par sa longueur totale. Sa construction (imaginée en 1957, conçue dès 1973 mais commencée après plusieurs remaniements en 1987) s’est achevée en 1994, avec un coût qui, initialement estimé à 4 milliards de livres sterling de capitaux privés, a finalement atteint - semble-t-il - 10 milliards de livres sterling (11 436 693 301 euros). À ce stade, les aspects mythiques de l’ouvrage cèdent la place à des considérations prosaïques de marché, aggravées par la décision du Royaume-Uni de quitter l’Union européenne. Le tunnel fonctionne sinon à perte, du moins sans gain, et les actions qui ont financé l’ouvrage ont perdu 90% de leur valeur entre 1989 et 1998. La société Eurotunnel a annoncé une perte de 1,33 milliard de livres en 2003 et de 570 millions de livres en 2004 et est en négociations constantes avec ses créanciers. Pour sa défense, Eurotunnel a invoqué l’insuffisance du trafic (seulement 38 % des passagers et 24 % du fret prévus au stade du projet) et le poids des intérêts de la dette. L’échec commercial de l’opération semble être dû en partie aux redevances de transit excessives. Mais les problèmes de gouvernance, complexes et aggravés par l’éclatement du Royaume-Uni et de l’Union européenne, n’ont pas non plus favorisé la réactivité nécessaire pour faire face aux pertes économiques.
Il n’est pas nécessaire de se plonger dans les méandres statistiques (aussi intéressants soient-ils) pour saisir le sens de l’échec du projet : entre les États qui ferment leurs frontières, les nouvelles de faillites bancaires et le poids des contrôles sur les migrants, qui sont passés d’une opportunité sociale et économique à un problème de sécurité de l’État, ce projet reste un luxe pour les riches et perd son sens commercial et social, laissant les effets sur l’environnement inconnus. Si l’on cherchait des données sur les coûts environnementaux et leurs effets futurs, on serait confronté à une mer de silence.
Nous devons réfléchir profondément à la signification des œuvres qui attirent les capitaux uniquement en raison du mécanisme déclenché : investissement/mouvement de capitaux/assurance/réinvestissement. Un mécanisme de mouvements virtuels qui ne peut couvrir la fin d’un système global incapable de s’adapter aux temps et aux circuits du vivant. Qu’adviendra-t-il d’une œuvre qui, en reliant une île au reste de son pays, s’inscrit dans un circuit économique basé uniquement sur l’image ? Penser que ce sont les grands circuits internationaux du tourisme qui supporteront les coûts et les gains produits par cette œuvre, c’est fermer les yeux sur le recul du progrès sur la planète, provoqué par la finitude des ressources, la mise en place de circuits économiques locaux, et la présence du monde virtuel qui supplante et éteint l’envie de voyager et de connaître.
Enfin, la question de la dimension écologique, qui semble absente des évaluations existantes dans la brochure [(bilingue, Italien-anglais, please] datant de 2008, La recherche n’a pas de fin. Le pont sur le détroit de Messine, basée sur le projet qui doit certainement être révisé et dont la révision ne peut se limiter à un simple greenwashing, comme l’a imprudemment laissé entendre l’actuel ministre des transports. Il y a trop de nouveaux paramètres à prendre en compte : de l’écoconception aux IBED (Indice de bien-être durable), aux objectifs de l’agenda 2030, à la présence de futurs moyens de transport réduits en nombre et dotés de moteurs électriques ou à carburant synthétique.
Une route qui a été le témoin et le protagoniste de diverses utilisations au cours des siècles, et qui a même été utilisée au XVIe siècle par Dragout (le chef djerbien) et sa flotte pour mettre en échec la flotte de l’amiral génois Andrea Doria grâce au jeu des marées. Une histoire apparemment sans fin de pirates et de raids en Méditerranée qui nous rappelle que la gouvernance des grandes structures de cette mer n’a jamais été exempte des querelles des petits États qui la composaient.
En 2020 Paola de Micheli, ministre [PD, ex-PDS, ex-PCI] des Infrastructures et des Transports du gouvernement Conte gazouille : « Nous avons créé une commission chargée d'étudier le meilleur moyen de relier la Sicile à la Calabre. Les relier par le rail, la route et une piste cyclable. » Cette “piste cyclable” déclenche un tsunami de commentaires ironiques sur les médias sociaux. La proposition du « génie Makkox », illustrée dans une émission de divertissement sur la chaîne La7, Propaganda.
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