Cet otage d’origine irakienne a été sacrifié deux fois sur l’autel du sionisme : d’abord en Irak, puis à nouveau à la frontière de Gaza.
Avi Shlaim, Haaretz , 16/2/2025
Traduit
par Tlaxcala
Shlomo Mantzur, 86 ans, était le plus âgé des 251 otages israéliens capturés par les militants du Hamas lors de leur attaque meurtrière du 7 octobre. Alors que la version sioniste des événements prétend que Mantzur a été deux fois victime d’un antisémitisme arabe vicieux, en réalité, le mouvement sioniste lui-même a joué un rôle dans ses malheurs, d’abord en le plaçant dans la ligne de mire en Irak en 1951, puis en ne le protégeant pas chez lui, au kibboutz Kissufim, au crépuscule de sa vie.
Shlomo
Mantzur (en bas à droite) avec ses parents, David et Marcelle, son frère et sa sœur,
à Bagdad au début des années 1940. Il s’appelait alors encore Salman Mansour,
alias Assa’ad
Mantzur,
né en Irak en 1938, avait survécu au tristement célèbre pogrom contre les Juifs, le
Farhud, en 1941, et a émigré avec sa famille en Israël à l’âge de treize ans
dans le cadre de la « Grande Aliyah » en 1951. Je n’ai aucune idée de ce qu’il
a pensé de ce déménagement. J’avais cinq ans en 1950 lorsque j’ai quitté Bagdad
avec ma famille, et nous avions clairement le sentiment d’avoir été enrôlés de
force dans le projet sioniste.
Le
Farhud, le massacre des Juifs irakiens en juin 1941, est souvent cité par
les historiens sionistes comme preuve de l’antisémitisme perpétuel des Arabes
et des musulmans. Mais le Farhud était une exception plutôt que la norme.
Il s’agissait
clairement d’une manifestation d’antisémitisme, mais c’était aussi le résultat
d’autres forces, notamment la politique impériale britannique qui a fait des
Juifs des boucs émissaires. 165 Juifs ont été tués, des femmes juives ont été
violées et des maisons et des magasins juifs ont été pillés. Mais après le
Farhud, la vie juive en Irak a progressivement repris son cours normal sans que
ces violentes agressions contre les citoyens juifs de Bagdad ne se
reproduisent.
Le véritable
tournant dans l’histoire des Juifs irakiens n’a pas eu lieu en 1941, mais en
1948, près d’une décennie plus tard, avec la création de l’État d’Israël et la
défaite humiliante des Arabes dans la guerre pour la Palestine.
En mars
1950, le gouvernement irakien a adopté une loi autorisant les Juifs, pour une
période limitée à un an, à quitter légalement le pays avec un visa d’aller
simple. Sans autre document de voyage, le seul pays où ils pouvaient se rendre
était Israël, avec une valise et cinquante dinars. Les organisations sionistes
ont organisé leur transport aérien, d’abord via Chypre, puis directement de
Bagdad à Tel-Aviv.
En 1950, l’Irak
comptait environ 135 000 Juifs ; à la fin de 1952, environ 125 000 d’entre eux
se retrouvèrent en Israël dans des ma’abarot ou camps de transit. Nous
avons quitté l’Irak en tant que Juifs et sommes arrivés en Israël en tant qu’Irakiens.
Il existait des communautés juives florissantes dans de nombreuses régions du
monde arabe, mais la communauté juive d’Irak était la plus ancienne, la plus
prospère et la plus étroitement intégrée à la société locale.
Un
groupe de jeunes Juifs qui ont fui l’Irak pour la Palestine à la suite du
pogrom de Bagdad en 1941. Photo Beit Hatfutsot, Centre de documentation
visuelle Oster, avec l’aimable autorisation de Moshe Baruch
Nous avons
perdu notre richesse considérable, notre statut social élevé et notre fierté
identitaire en tant que Juifs irakiens. Pour nous, l’Aliyah vers Israël n’a pas
été une ascension, mais une « yerida », une descente abrupte vers les marges de
la société israélienne. Une fois en Israël, nous avons été soumis à un
processus systématique de désarabisation : nous avons été aspergés d’insecticide
DDT et catapultés dans un pays étranger, dominé par les Ashkénazes.
Le discours
sioniste dominant attribue la responsabilité de l’exode des Juifs irakiens à l’antisémitisme
endémique des Arabes. Le tout nouvel État d’Israël serait venu héroïquement à
la rescousse en offrant un refuge sûr aux Juifs arabes.
La réalité
était plus complexe. Il est vrai que la cause principale de l’exode était l’hostilité
généralisée au niveau populaire et la persécution des Juifs par le gouvernement
irakien au niveau officiel après la première guerre israélo-arabe. Malgré ces
persécutions, seuls quelques milliers de Juifs ont choisi de renoncer à leur
citoyenneté irakienne après l’adoption de la loi de 1950.
Le véritable
élément déclencheur ont été les cinq attentats à la bombe perpétrés dans des
locaux juifs à Bagdad en 1950 et 1951, qui ont attisé l’incertitude et la peur,
accélérant ainsi le rythme de l’exode.
Les rumeurs
persistantes selon lesquelles le Mossad aurait joué un rôle dans la pose de ces
bombes ont alimenté le ressentiment des immigrants juifs irakiens à l’égard de
leur nouvel État. Israël a catégoriquement nié ces rumeurs et deux commissions
d’enquête ont innocenté Israël de toute implication. Ce tournant dans l’histoire
des Juifs irakiens me fascine depuis mon adolescence à Ramat Gan, une ville à l’est
de Tel-Aviv. En 2023, j’ai publié une autobiographie intitulée « Three Worlds:
Memoirs of an Arab-Jew » (Trois mondes : mémoires d’un Juif arabe). Mes trois
mondes sont Bagdad, Ramat Gan et Londres.
Au cours de
mes recherches pour ce livre, je suis tombé sur deux sources de preuves qui
indiquaient clairement l’implication d’Israël dans les attentats à la bombe qui
ont contribué à précipiter l’exode. L’une de ces sources était Yaacov
Karkoukli, un ami âgé de ma mère, qui avait été membre de la résistance [sic]
sioniste à Bagdad.
"20 ans d’émeutes parmi les Juifs de Bagdad", publié par l’Association des immigrants babyloniens en 1961
Karkoukli m’a
raconté en détail son travail avec ses collègues pour falsifier des documents,
verser des pots-de-vin à des fonctionnaires et encourager l’émigration vers
Israël, d’abord illégalement, puis légalement. L’un de ses collègues, un avocat
et fervent sioniste nommé Yusef Ibrahim Basri, était responsable de trois des
cinq attentats à la bombe contre des locaux juifs dans la capitale irakienne en
1950-1951. Karkoukli m’a également remis une page d’un rapport de police de
Bagdad qui désignait Basri comme le principal coupable et donnait des détails
sur son interrogatoire au sujet de ses activités terroristes. Basri a été jugé
et condamné à mort par pendaison. Ses derniers mots ont été « Vive l’État d’Israël
! ».
Karkoukli
lui-même était un sioniste de droite convaincu qui souhaitait consolider et
renforcer à tout prix le jeune État juif. Il m’a fièrement raconté que l’officier
traitant de Basri était un officier des services secrets israéliens nommé Max
Binnet, basé à Téhéran. En 1954, Binnet
a été impliqué dans la tristement célèbre affaire Lavon, dans laquelle il a
recruté des Juifs égyptiens pour former un réseau d’espionnage et de sabotage
afin de semer la discorde entre les puissances occidentales et le régime de
Nasser. Ils ont posé des bombes dans des lieux publics et dans les bureaux d’information
usaméricains. Le plan s’est retourné contre eux de manière désastreuse : tous
les membres du réseau ont été arrêtés, jugés et condamnés, et Binnet lui-même s’est
suicidé en prison.
Comme les
bombes à Bagdad, il s’agissait d’une opération sous faux pavillon. C’était un
exemple de ce que Shalom Cohen, rédacteur en chef adjoint irakien du magazine Haolam
Hazeh, appelait le « sionisme cruel ». Et comme les bombes à Bagdad, cela a
alimenté la méfiance des musulmans envers les juifs vivant parmi eux et a
contribué à transformer les juifs, qui étaient un pilier de la société
irakienne et égyptienne, en une cinquième colonne potentielle.
Le mouvement
sioniste, qui avait désespérément besoin de l’Aliyah après le cessez-le-feu de
1949, a mis en danger des juifs comme Shlomo Mantzur et ma famille dans notre
patrie arabe. Le gouvernement israélien d’extrême droite dirigé par le Premier
ministre Benjamin Netanyahou a trahi Mantzur une seconde fois vers la fin de sa
vie en l’abandonnant à la merci des militants du Hamas le 7 octobre. Il a été
enlevé à son domicile dans le kibboutz Kissufim et probablement tué à son
arrivée dans la bande de Gaza, où son corps repose encore aujourd’hui.
Ce
gouvernement affirme qu’Israël est le seul endroit sûr pour les Juifs dans un
monde rongé par l’antisémitisme. La triste ironie est qu’Israël est devenu l’endroit
le moins sûr pour les Juifs dans le monde d’aujourd’hui en raison de son
addiction à l’occupation et à l’oppression des Palestiniens. Israël a joué un
rôle dans l’incitation à l’antisémitisme dans les années 1940, et le
gouvernement Netanyahou continue aujourd’hui à alimenter ces terribles épisodes
à travers le monde. Ce gouvernement n’hésite pas à donner l’accolade à des
antisémites comme Viktor Orban en Hongrie parce qu’ils sont pro-israéliens.
Comme l’avait prédit Theodor Herzl, « les antisémites seront parmi nos plus
fervents partisans ».
➤ Lire aussi l'interview d'Avi Shlaim par Ofer Aderet
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