Gideon Levy & Alex Levac
(photos), Haaretz, 12/09/2025
Traduit
par Tlaxcala
Exécution au poste de contrôle : Un éleveur de volailles palestinien quitte un mariage et se rend acheter des plateaux de carton pour ses œufs dans une ville voisine. Des soldats israéliens à un poste de contrôle lui tirent près de 20 balles à bout portant, alors qu’il était déjà blessé.
Un coup de
feu, puis un autre, puis un troisième. À travers les fentes entre les blocs de
béton, on distingue un homme s’effondrer, étendu sur le dos, bras écartés sur
la route. Le tir continue, balle après balle.
Deux soldats
israéliens se tiennent sous un toit de toile rouge à un poste de contrôle,
visant leur victime de leurs fusils, alors qu’elle gît blessée. À ce moment-là,
il est déjà certainement mort. En un clin d’œil, un père de dix enfants est
abattu. Sa voiture est garée à proximité. La vidéo entière dure 22 secondes, y
compris le moment où, pour une raison obscure, la caméra est tournée ailleurs.
C’est ce qui
s’est passé vendredi dernier au crépuscule. Le poste de contrôle
d’Al-Murabba’a, au sud-ouest de Naplouse, est l’un des rares points de passage
restés ouverts pour entrer et sortir de la ville, après que le poste principal
de Hawara a été fermé lorsque la guerre à Gaza a éclaté il y a presque deux
ans.
C’est une
barrière de blocs de béton avec une installation de fortune pour les soldats,
derrière laquelle se dresse une grille de fer jaune. Parfois les soldats
contrôlent les voitures et leurs conducteurs, parfois non. Vendredi dernier,
ils ont contrôlé la voiture de leur victime.
Que s’est-il
passé durant les instants où l’éleveur de volailles, Ahmed Shahadeh – qui avait
travaillé des décennies en Israël et parlait hébreu couramment – est sorti de
son véhicule, apparemment sur ordre des soldats, avant d’être abattu par près
de vingt balles tirées à bout portant ?
Peut-être ne
le saura-t-on jamais. La vidéo – on ne sait pas qui l’a publiée – diffusée sur
les réseaux sociaux montre peu et dissimule beaucoup. On n’y comprend pas
pourquoi les soldats ont tiré sur leur victime avec une telle rage.
Il est
douteux qu’Ahmed ait représenté un danger, même un instant. Mais alors qu’il
gisait blessé sur la route, près du poste de contrôle, les soldats ont
apparemment décidé de l’exécuter coûte que coûte. Qu’est-ce qui a bien pu
provoquer un tel acte ?
Un
appartement du village d’Urif, près de Naplouse. C’est le troisième jour de
deuil de la famille. Au rez-de-chaussée, un petit poulailler, avec son odeur
désagréable. Le défunt vivait à l’étage avec son épouse malade ; dans un autre
appartement du même immeuble vivait l’un de ses fils avec sa famille. Depuis le
7 octobre 2023, deux attentats ont été perpétrés par des habitants d’Urif.
Ahmed
Shahadeh avait travaillé en Israël durant des décennies, comme certains de ses
enfants avant la guerre. Âgé de 57 ans, il avait travaillé dans une imprimerie
à Holon, dans la banlieue de Tel-Aviv, puis 15 ans dans l’usine de plastiques
Keter, dans la zone industrielle de Barkan, près de la colonie d’Ariel. Ses
fils affirment qu’il avait des amis juifs.
Il y a un
an, il a pris sa retraite. Ou peut-être a-t-il été licencié. Il a alors monté
une petite activité à domicile pour rester occupé et gagner un peu d’argent. Il
vendait les œufs de ses quelque 200 poules aux magasins d’Urif.
Vendredi
après-midi, les Shahadeh ont assisté au mariage d’un proche, dans une salle du
village. Le matin, Ahmed avait nettoyé le poulailler, nourri les poules,
s’était bien habillé et était parti avec son épouse à l’événement. Aelia, 55
ans, souffre d’atrophie musculaire et a besoin d’aide pour se déplacer ; Ahmed
s’occupait d’elle.
Ses trois
fils s’appellent Jihad (37 ans), Abdelfatteh (33 ans) et Mohammed (32 ans),
ouvrier du bâtiment dans la colonie de Beit Arye, qui parle hébreu. Vendredi,
Ahmed est resté environ une heure au mariage, puis a dit à ses fils qu’il
partait pour le village de Tal, à 15 minutes en voiture, acheter des plateaux
en carton pour les œufs récoltés. Il les a invités à l’accompagner mais ils ont
préféré rester. Leur père leur a dit qu’au retour il ramasserait leur mère.
Personne n’imaginait qu’il ne reviendrait jamais.
Vers 17h40,
une demi-heure après son départ, ses fils ont vu un message sur le groupe
WhatsApp local signalant un incident au poste de contrôle d’Al-Murabba’a, où un
Palestinien avait été blessé. La photo jointe montrait une Ford Focus bleu
métallisé, la voiture de leur père. Les fils ont quitté en hâte le mariage et
se sont rendus au poste de contrôle.
À une
centaine de mètres de la barrière, les soldats leur ont fait signe de s’arrêter
et ont pointé leurs armes sur eux. « C’est mon père, c’est mon père ! », a crié
Mohammed. Les soldats leur ont ordonné de sortir du véhicule, de relever leurs
chemises et de lever les mains. Seul Jihad a été autorisé à avancer, très
lentement. Cette semaine, il dit avoir aperçu une partie du corps encore
découvert de son père, dépassant entre les blocs de béton.
« Mon père
est vivant ou mort ? », a-t-il demandé
avec agitation. L’un des soldats a répondu en arabe approximatif : « Ton père
est mort. »
« Pourquoi vous
avez tué mon père ? », a-t-il demandé. Le soldat a répondu qu’Ahmed avait lancé
quelque chose vers eux. « Vous auriez pu lui tirer dans la jambe, s’il avait
vraiment jeté quelque chose », a répliqué Jihad. Pas de réponse.
Quelques
minutes plus tard, raconte Jihad, un autre soldat s’est approché, lui a serré
la main et a dit : « Je suis désolé. » Jihad a demandé à voir le corps de son
père. Le soldat a répondu qu’il le verrait lorsque les autorités israéliennes,
via la COGAT (Coordination des activités gouvernementales dans les
territoires), le transféreraient à l’hôpital.
Les trois
fils sont rentrés à la maison, en deuil, pour annoncer la terrible nouvelle à
leur mère. Vers 20h, ils ont reçu un appel de la COGAT : l’armée avait
transféré le corps au camp de Hawara et il se trouvait désormais dans une
ambulance palestinienne en route vers l’hôpital Rafidia de Naplouse.
Toute la
famille s’y est rendue. Jihad dit avoir compté pas moins de 18 impacts de
balles sur le corps de son père, la plupart dans le cou, la poitrine et
l’abdomen.
Le corps est
resté une nuit à Rafidia. Le lendemain, les fils l’ont enterré. Le seul témoin
oculaire a rapporté avoir seulement vu les soldats ordonner à Ahmed de sortir
de sa voiture, rien de plus.
Selon Salma
al-Deb’i, chercheuse de terrain pour l’ONG israélienne B’Tselem, les soldats au
poste de contrôle d’Al-Murabba’a se comportent souvent de façon très agressive,
surtout lorsqu’ils voient un véhicule avec un seul conducteur. Parfois un
soldat dit au conducteur d’avancer, un autre lui ordonne de s’arrêter : la
situation est tendue.
Elle dit
n’avoir trouvé aucun témoin capable d’éclairer ce qui s’est passé lors de ces
instants fatidiques, ni pourquoi les soldats ont tué Ahmed Shahadeh. Elle
ajoute que chaque poste de contrôle de Cisjordanie est équipé d’innombrables
caméras de surveillance : l’armée sait donc exactement ce qui s’est passé.
Cette
semaine, Haaretz a posé une question à l’armée, partant du fait que les
fils de la victime avaient retrouvé la carte d’identité de leur père à la
maison. Nous avons demandé si Ahmed avait été tué parce qu’il conduisait sans
sa carte. Voici la réponse du porte-parole de l’armée :
« Le 5
septembre (vendredi), un suspect est arrivé à un poste de contrôle militaire
près du village de Burin, dans le secteur de la brigade de Samarie de Tsahal.
Lors de l’inspection, le suspect a contourné imprudemment les véhicules devant
lui, est entré en collision avec une autre voiture, puis a poursuivi à pied
vers les forces, tout en tenant à la main un objet identifié comme suspect.
Les soldats
ont suivi la procédure d’arrestation d’un suspect, qui comprend des sommations
et des tirs de sommation en l’air. Le suspect n’a pas obéi, a continué à
avancer vers les forces et a lancé l’objet. En réponse, les forces ont tiré sur
lui afin d’éliminer la menace, conformément aux règles d’engagement en vigueur.
»
Le frère
d’Ahmed arrive. Il demande que son nom ne soit pas mentionné. « Comment
pouvez-vous être assis dans notre maison ? On peut venir me dire : prends 10 millions de shekels [2,5
millions d’€] et tue-les, mais je ne le ferai jamais. Vous avez une maison, des
enfants, une famille. Voilà ce qui est arrivé à mon grand frère. Un homme qui a
10 enfants et travaillé en Israël plus de 30 ans – comment les soldats
peuvent-ils le tuer si facilement ? », demande-t-il, luttant pour ne pas
éclater en sanglots.
Dans un coin
du poulailler d’Ahmed, trois plateaux d’œufs en carton ; les poules caquettent
sans cesse. Lundi, la rentrée scolaire a commencé avec retard en Cisjordanie,
et la maison était pleine d’enfants dégustant des Krembos lorsque nous sommes
venus en visite. Ce sont les petits-enfants d’Ahmed.
Un peu plus haut dans la rue, sur un terrain vague, la Ford Focus bleue est garée. Seule une balle parmi les nombreuses tirées a atteint le côté de la voiture : on distingue un impact et la vitre côté passager est brisée. Les baskets de la victime se trouvent encore dans le coffre.
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