09/08/2025

AMOS PRYWES
Comment pouvons-nous continuer à savoir que les Gazaouis meurent de faim et que nous, Israélien·nes, restons silencieux·ses ?

La question de la responsabilité ne concerne pas qui nous sommes, mais ce que nous faisons et notre capacité à corriger nos actes. Les Israéliens peuvent s’inspirer de la psychanalyse et essayer de faire le premier pas pour cultiver la compassion.

Amos Prywes, Haaretz, 7/8/2025
Traduit par Tlaxcala


Amos Prywes est un psychologue clinicien israélien, auteur de De Freud au porno (Pardes, 2025, en hébreu)

 


La question ci-dessus ne m’a pas été envoyée, elle a été posée lors d’une récente manifestation en Israël contre la guerre à Gaza. J’ai décidé d’y répondre ici, car j’ai senti qu’elle planait sur bon nombre des questions qui m’ont été envoyées. Cette question est difficile à ignorer, même s’il est presque impossible d’y répondre.

Nous devons être honnêtes et dire que la réponse simple pourrait être « parce que ». La réalité est qu’à côté des nouvelles déprimantes et des images choquantes, nous continuons à nous consacrer sans réserve au drame de nos vies personnelles. Nous embrassons nos enfants, nous nous agaçons du chauvinisme de la version israélienne de « Big Brother » et nous nous disputons pour de l’argent. Alors, si nous mettons de côté notre moralisme, peut-être avons-nous continué comme si de rien n’était ?


Images de Mohammed Y. M. Al-Yaqoubi/Anadolu/AFP photoshoppées par Nadav Gazit

La vérité, c’est que même si nous pensons que c’est le cas, la guerre façonne certains aspects de l’image que nous avons de nous-mêmes et de notre perception de la réalité, de manière subtile. Alors, que signifie vivre face à de telles accusations ?

Bien sûr, chacun réagit différemment. Certains nient qu’il y ait quoi que ce soit à se reprocher, d’autres sont d’accord avec ces accusations, et d’autres encore adoptent une position intermédiaire, du genre « C’est terrible ce que fait à Gaza ce gouvernement pour lequel je n’ai pas voté ».

Quelle que soit notre position par rapport au sentiment de culpabilité, notre réponse repose presque toujours sur un engagement émotionnel circulaire qui ne mène nulle part. En général, la culpabilité nous amène à nous poser la question narcissique « Suis-je mauvais ? » et à engager un dialogue avec une figure parentale imaginaire qui nous réprimande.

En ce sens, il existe un lien fondamental entre la culpabilité et l’auto-victimisation. Les personnes coupables sont toujours confrontées à des forces plus grandes qu’elles et se rabaissent en leur présence.

Dans l’une de ses conférences sur la psychanalyse, Freud a comparé la conscience coupable à une personne qui se fait réprimander après avoir cassé un chaudron qui lui avait été confié pour qu’elle le garde. La personne se défend dans une sorte de boucle logique destinée à semer la confusion, du genre : « Je n’ai jamais emprunté de chaudron, il était cassé quand je l’ai reçu et il  était intact quand je l’ai rendu. » Ce raisonnement fallacieux est désormais connu sous le nom de « logique de la bouilloire ».

La société israélienne s’empêtre également dans ce raisonnement lorsqu’elle affirme qu’« il n’y a pas de famine à Gaza, que le Hamas est responsable de la famine, que tous les habitants sont des terroristes et que nous n’avons d’autre choix que d’être cruels ».

Un regard sur la société israélienne d’aujourd’hui révèle que nous sommes presque tous, à notre manière, enfermés dans une mentalité de victime, que nous nous considérions comme victimes du gouvernement, du système judiciaire, de l’antisémitisme mondial ou du fanatisme religieux. C’est un cercle vicieux paralysant dont il est très difficile de sortir. En ce sens, le silence face à ce qui se passe à Gaza n’est pas seulement un échec moral, mais aussi un schéma mental, une façon de ne pas ressentir et de ne pas savoir.

Alors, que faire ? Face à la culpabilité, la psychanalyse propose la responsabilité. Elle propose de regarder la personne qui se trouve en face de nous et de reconnaître le pouvoir que nous avons d’agir envers elle, même s’il est limité.

Comme la culpabilité traite de questions d’identité (« Suis-je bon ou mauvais ? »), elle laisse très peu de place à l’action créative. Elle esquisse un monde de catégories rigides, divisant les humains en méchants absolus et en victimes éternelles.

En même temps, elle encourage une attention obsessionnelle aux détails et aux définitions des péchés : s’agit-il de faim ou de famine ? De crise humanitaire, de catastrophe ou de génocide ? La personne coupable s’enfonce dans ce débat pédant et la colère s’y enferme.

Contrairement à la culpabilité, la question de la responsabilité ne concerne pas qui nous sommes, mais ce que nous faisons, ce qui se trouve devant nous et notre capacité à y remédier. Elle facilite ensuite des actions complexes telles que cultiver la compassion, reconnaître et admettre ses erreurs et recalculer son itinéraire. C’est une petite différence, mais c’est peut-être un point de départ.

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