Gideon Levy & Alex Levac
(photos), Haaretz, 6/6/2025
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Des soldats israéliens ont fait irruption dans une maison d’un village de Cisjordanie. Un soldat a tiré quatre coups de feu sur un jeune homme qui dormait dans son lit. Les soldats ont emporté le corps et ont fait sortir le tireur, et le frère de la victime les a entendus demander à leur camarade : « Pourquoi tu as tiré ? »
«
Pourquoi tu as tiré ? », a-t-on entendu les soldats demander à leur camarade,
qui venait de tirer quatre balles dans une chambre obscure sur un jeune homme
de 20 ans qui n’avait probablement même pas eu le temps de se réveiller.
«
Pourquoi a-t-il tiré ? », demande le père du défunt. Le père dormait, mais il
s’est réveillé en sursaut en entendant les soldats faire irruption dans la
maison, immédiatement suivis par les coups de feu dans la chambre de son fils.
Les soldats ne l’ont pas laissé s’approcher, mais il dit avoir vu son fils
allongé sur le dos, le sang jaillissant de son épaule et de sa poitrine.
Pourquoi
le soldat a-t-il tiré sur un jeune homme innocent dans son lit ? Cette question
a également été posée cette semaine au porte-parole de l’armée israélienne. La
réponse : « L’incident fait l’objet d’une enquête. » L’exécution de sang-froid
d’un jeune homme dans son lit – et « l’incident fait l’objet d’une enquête » ?
Bien sûr, nous
n’entendrons rien sur les résultats de l’enquête dans un avenir proche, si
tant est qu’il y en ait. Mais aux premières heures du mercredi 28 mai, un
soldat a pris la vie d’une personne de son âge sans raison apparente. Juste
comme ça, comme si ce n’était rien.
Les
soldats ont enfoncé la porte métallique de la maison – les dégâts sont encore
visibles. Pourquoi, pour commencer, ont-ils fait irruption dans cette maison et
réveillé tout le monde en pleine nuit ? Personne dans la famille élargie qui
vit dans cette maison à deux étages n’était « recherché ». De plus, la victime,
Jassem al-Sidda, n’avait jamais été arrêtée. Le village de Jit, dans le nord de
la Cisjordanie, est connu pour le fait que beaucoup de ses habitants, dont
Jassem, travaillent dans les colonies – mais cela n’a bien sûr pas empêché les
colons de se déchaîner là-bas en août dernier, perpétrant
un pogrom au cours duquel un villageois a été tué.
La
maison des al-Sidda cette semaine
Jit
est situé dans le district de Qalqilyah, à l’est de la colonie de Kedumim. La
maison des al-Sidda témoigne de la pauvreté : quatre familles s’entassent sur
les deux étages de ce bâtiment ; il y a une petite cour où du linge est
suspendu du linge et du bois de chauffage empilé. Jassem, le plus jeune de cinq
enfants – quatre frères et une sœur – vivait avec ses parents au
rez-de-chaussée dans un appartement de deux pièces. Un de ses frères vit dans
l’appartement voisin avec sa femme et ses enfants ; à l’étage supérieur, deux autres
frères vivent avec leurs familles.
Avec
sa couverture colorée, ses draps et sa taie d’oreiller, le lit simple de
Jassem, placé sous une armoire où sont exposés des bibelots en porcelaine bon
marché, était encore entièrement recouvert de sang lorsque nous nous sommes
rendus sur place cette semaine. Des taches de sang séché marquent l’endroit où
gisait son corps.
Ibrahim
al-Sidda, le père endeuillé, dormait dans une petite pièce adjacente et a
entendu les coups de feu, qui ont été tirés sur Jassem à bout portant. Ibrahim,
un homme de petite taille âgé de 63 ans, barbu et édenté, fait des petits
boulots ; il est marié à Haifa, de trois ans sa cadette. Haifa n’était pas à la
maison lors de cette terrible nuit de la semaine dernière. Elle avait dormi
chez un autre de ses fils, ailleurs dans le village, et a ainsi été épargnée
par cette scène horrible.
Jassem
a été scolarisé jusqu’en cinquième, avant d’abandonner l’école pour aider sa
famille. Jusqu’à il y a deux mois, il travaillait dans un atelier de menuiserie
dans la zone industrielle de Bar-On, près de Kedumim, puis, après la fermeture
de l’entreprise, il a fait des petits boulots dans les villages voisins. Mardi
dernier, il travaillait à Laqif, non loin de Jit. Il est rentré chez lui vers
le soir et a passé la soirée avec sa famille dans la cour jusqu’à 23h30, avant
d’aller se coucher.
Tout
s’est passé très vite. Ibrahim se souvient avoir d’abord entendu la porte d’entrée
être enfoncée. Il était 1 h 45 du matin. Presque instinctivement, il a cherché
sa carte d’identité, qu’il garde toujours sous son matelas la nuit, afin d’être
prêt à toute éventualité. En effet, les Palestiniens vivant dans les
territoires ne peuvent pas vivre sans avoir à portée de main, à tout moment, la
carte d’identité israélienne délivrée par leurs occupants.
Ibrahim
a été choqué de voir deux soldats entrer dans sa chambre. Un instant plus tard,
il a entendu des coups de feu provenant de l’autre pièce du petit appartement
exigu.
Jassem
avait 20 ans et une semaine le jour de sa mort.
«
Vous avez tué mon fils ! » a crié Ibrahim aux soldats, sans savoir avec
certitude à ce moment-là si son fils était mort. Les soldats n’ont rien dit,
mais l’ont empêché d’entrer dans la chambre de son fils. En regardant derrière
eux, Ibrahim a vu Jassem allongé sur le dos, saignant abondamment. Il a crié et
les soldats lui ont ordonné d’aller dans l’appartement voisin, celui de son
fils Ihab, 38 ans, père de quatre enfants.
Ibrahim
al-Sidda, le père endeuillé, dormait dans une petite pièce adjacente et a
entendu les coups de feu, qui ont été tirés sur Jassem à bout portant.
Alors
qu’Ibrahim passait devant les soldats, il dit les avoir entendus crier « Fou,
fou ! » au tireur. Un autre fils, Darwish, 37 ans, qui vit à l’étage avec sa
famille, dit avoir entendu les soldats dire : « Pourquoi tu as tiré ? Quoi, tu
es fou ? Pourquoi ? »
Un
soldat a demandé au tireur : « À qui appartient ce corps ? » Le soldat a
répondu qu’il ne savait pas. « Tu tires sur quelqu’un sans savoir qui c’est ? »
lui a demandé son camarade. Selon Darwish, les soldats ont poussé le tireur
dans une jeep avant même que le corps de leur victime ait été retiré.
Ibrahim
a supplié les soldats de le laisser voir son fils, mais le corps avait été
emporté par les soldats. Personne ne l’a informé de la mort de Jassem, mais
Ibrahim dit qu’il en était presque certain. Il a demandé à aller aux toilettes,
mais les soldats lui ont dit de faire ses besoins dans la cour.
Les
soldats ont fait une descente dans trois des quatre appartements de l’immeuble
cette nuit-là et ont procédé à des fouilles. Ils n’ont rien trouvé et n’ont
arrêté personne. Ces raids nocturnes et ces invasions violentes et terrifiantes
ne sont souvent qu’un exercice d’entraînement pour les soldats et un moyen de
terroriser les habitants.
Les
soldats ont conduit la jeep avec le corps de Jassem vers la sortie du village,
puis ont transféré le corps dans une ambulance palestinienne. Le rapport
médical du Dr Ibrahim Daoud de l’hôpital Darwish Nazzal, à Qalqilyah, où Jassem
a été transporté, indique qu’il était mort à son arrivée.
Les
médecins ont constaté trois entrées et deux sorties de balles dans la poitrine
et l’estomac. Le jeune homme n’avait aucune chance de survivre après avoir reçu
trois balles tirées à bout portant. Des éclats d’une quatrième balle ont touché
sa tête et le médecin a également constaté des fractures au bras gauche de
Jassem.
Des
membres de la famille al-Sidda devant leur immeuble, où une affiche
commémorative en hommage à Jassem est accrochée
C’est
à 3 h 30 du matin que l’armée israélienne a informé le Bureau de coordination
et de liaison du district palestinien du décès de Jassem et a demandé qu’une
ambulance soit envoyée pour récupérer le corps. Une heure s’est écoulée avant
que le dernier soldat ne quitte le village et que les habitants puissent enfin
sortir de chez eux.
Quant
aux al-Sidda, ils se sont précipités à l’hôpital de Qalqilyah pour voir le
corps de Jassem, qui se trouvait déjà à la morgue. Des photos de lui ont été
accrochées aux murs de l’appartement.
Abd
al-Karim Sa’adi, chercheur de terrain pour l’organisation israélienne de
défense des droits humains B’Tselem, est arrivé à l’aube à la maison, après
avoir fait le trajet depuis son village, Attil, dans le district de Toulkarem,
situé à une certaine distance.
Sa’adi
raconte avoir vu du sang sur le mur de la chambre de Jassem et sur les draps.
D’après son examen des taches de sang dans la pièce, il ne fait aucun doute
pour lui que Jassem a été abattu alors qu’il était couché dans son lit. Le fait
que personne dans la maison n’ait entendu Jassem dire quoi que ce soit semble
indiquer qu’il ne s’est jamais réveillé et qu’il a bien été exécuté dans son
sommeil.
Plus tard dans la matinée du même mercredi, Jassem a été enterré dans le cimetière de Jit.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire