08/06/2025

JEAN-PIERRE FILIU
Un gang de pillards au service d’Israël dans Gaza

Jean-Pierre Filiu, Le Monde, 7/6/2025

Professeur des universités à Sciences Po

Plutôt que de favoriser une alternative palestinienne au Hamas [sic] dans la bande de Gaza, l’armée israélienne préfère soutenir et armer la milice d’un gangster notoire, responsable de nombreux pillages de l’aide humanitaire, raconte l’historien Jean-Pierre Filiu dans sa chronique.

Le gouvernement israélien et son armée ont longtemps cru tout savoir de Gaza, du fait de la surveillance permanente exercée par les drones et de l’interception parfois systématique des communications locales. Ils étaient persuadés de pouvoir ainsi compenser l’absence de tout relais dans la population de Gaza, que leur politique de la « terre brûlée », lors du retrait de l’armée et des colons en 2005, avait entraînée.

Ce manque de collaborateurs palestiniens n’avait fait que s’accentuer au fil des seize années de blocus imposé par Israël à partir de 2007, après la prise de contrôle de l’enclave palestinienne par le Hamas.

La toute-puissance technologique d’Israël ne lui a pourtant pas épargné le traumatisme du bain de sang du 7 octobre 2023. Mais même un tel choc n’a pas convaincu l’armée israélienne de changer d’approche à Gaza, où le recours systématique à l’intelligence artificielle, plutôt qu’au renseignement humain, a été dévastateur pour la population civile.

Le pari israélien sur les pillards

Le plus sûr moyen d’évincer le Hamas de la bande de Gaza serait de lui opposer une alternative palestinienne crédible [sic], une option pourtant catégoriquement refusée par Benyamin Nétanyahou. Le premier ministre israélien craint en effet qu’un retour à Gaza de l’Autorité palestinienne de Ramallah [ce serait l'"alternative palestinienne crédible" ?] ne relance la « solution à deux États », alors même qu’il ferraille contre toute perspective d’une entité palestinienne digne de ce nom, même démilitarisée.

L’armée israélienne a dès lors misé sur certains clans de Gaza, espérant que ces structures traditionnelles pourraient contrebalancer le Hamas. C’était oublier que de tels réseaux de solidarité avaient été profondément affaiblis par les déplacements incessants imposés à la population, et qu’ils étaient incapables de se coaliser pour faire pièce au mouvement islamiste dans l’ensemble de l’enclave.

Les militaires israéliens se sont dès lors rabattus sur une frange du crime organisé pouvant opérer à proximité de leurs positions, dans l’espoir de les transformer en milice de supplétifs locaux. Le chef de ce qu’il faut bien appeler un gang est Yasser Abou Shebab, un repris de justice renié par son clan de Rafah et assoiffé de vengeance à l’encontre du Hamas, qui l’avait incarcéré pour trafic de drogue.

Il peut recruter une centaine de délinquants de son acabit, eux aussi en rupture avec leur famille, parfois évadés des prisons, à la faveur des frappes israéliennes. Du fait de ce gang, armé par Israël, 40 % de l’aide humanitaire, déjà notoirement insuffisante, sont pillés durant le mois d’octobre 2024, peu après son entrée dans la bande de Gaza.

Les décideurs israéliens espèrent ainsi, d’une part, renforcer Abou Shebab, qui profite de l’aide détournée pour recruter de nouveaux miliciens, et, d’autre part, discréditer les Nations unies, afin de les remplacer comme distributeur direct d’une aide humanitaire devenue un instrument de contrôle d’une population épuisée.

Une dimension de la guerre inhumanitaire

Durant mon séjour de plus d’un mois dans la bande de Gaza, j’ai pu documenter, non loin de mon lieu de résidence, deux pillages de convois par le gang d’Abou Shebab, appuyé par l’armée israélienne.

Dans la nuit du 22 au 23 décembre 2024, une frappe israélienne tue d’abord deux responsables de la sécurité d’un convoi de 66 camions des Nations unies, puis un tiers de ces camions d’aide sont dérobés dans une embuscade où six gardes sont tués par des drones israéliens.

Aux premières heures du 4 janvier 2025, ce sont cette fois 50 camions sur 74 qui sont pillés après des combats qui font onze morts (cinq tués par les drones israéliens et six dans les échanges de tirs interpalestiniens). Le secrétaire général adjoint de l’Organisation des Nations unies dénonce la volonté israélienne de rendre « dangereux de protéger les convois d’aide, alors qu’on peut les piller sans danger ». Le Hamas sévit alors contre les pillards, ou ceux qu’il désigne comme tels, d’où une hausse spectaculaire de la violence interpalestinienne jusqu’à la trêve du 19 janvier.


Un camion transportant de l’aide humanitaire pour la bande de Gaza dans la zone de déchargement du poste de Kerem Shalom, du côté israélien de la frontière, le jeudi 22 mai 2025. LEO CORREA/AP

Le gang d’Abou Shebab, déstabilisé par une telle suspension des hostilités, est relancé par l’armée israélienne avec le blocus hermétique de l’enclave, le 2 mars, et la reprise des bombardements massifs et des opérations terrestres, deux semaines plus tard. Les envahisseurs sont désormais déterminés à se débarrasser des Nations unies et des organisations humanitaires, visées parfois par des frappes directes.

Abou Shebab plastronne sur les réseaux sociaux en se présentant comme la « voix d’un peuple fatigué du chaos, du terrorisme et de la division ». Ses miliciens intègrent le dispositif où l’armée israélienne délègue à des mercenaires américains la distribution dans des conditions indignes d’une aide minimale. Il s’agit bien d’une guerre inhumanitaire, marquée par une militarisation sans précédent de l’aide humanitaire comme par la banalisation des traitements inhumains, avec déjà plusieurs tueries autour de ces centres d’« aide inhumanitaire ».

En Israël même, la polémique enfle depuis qu’un ancien ministre de la défense [Avigdor Lieberman] a accusé Benyamin Nétanyahou de « donner des armes au groupe de criminels et de voyous » d’Abou Shebab, qui serait même « proche de l’État islamique ».

Cela s’appelle la politique du pire.

Un enregistrement présenté comme “la première déclaration publique de Yasser Abou Shabab, chef des Forces populaires”, diffusée le 8 juin sur des médias en ligne par des “experts en affaires arabes” israéliens (suivez mon regard)
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