Sohela Nazneen, IDS, 15/8/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
L’auteure est chargée de recherche à l’Institut d’études en développement de l’Université du Sussex à Brighton (RU). Bio @SohelaNazneen
Réparer les dégâts des 15 dernières années au Bangladesh sera un défi, mais sa population étudiante de la génération Z est prête et engagée pour aider à construire un autre type de politique, et d'avenir, pour ce pays de plus de 170 millions d'habitants.
La chute du gouvernement de Sheikh Hasina, le 5 août, a été qualifiée de « seconde indépendance » par les Bangladais. Ancienne icône du mouvement pro-démocratique des années 1980 contre la dictature militaire, Sheikh Hasina est arrivée au pouvoir avec une majorité des deux tiers en 2008. Elle est restée au pouvoir pendant les 15 dernières années grâce à trois élections contestées en 2014, 2018 et 2024.
Sous son règne, le Bangladesh a été qualifié de « miracle du développement ». Le pays a connu une croissance annuelle moyenne du PIB de 6 %, une chute spectaculaire de la pauvreté absolue et a mis en œuvre de grands projets d'infrastructure. Mais son règne a également été entaché par des niveaux élevés de corruption, de népotisme, de concentration du pouvoir entre les mains de l'exécutif et de politisation de l'administration civile, de la police et du système judiciaire.
Des lois draconiennes ont été adoptées pour réprimer la dissidence et les médias. Les groupes de défense des droits humains signalent au moins 600 cas de disparitions et 1 100 cas d'exécutions extrajudiciaires par les forces de sécurité. Au début de cette année, Civicus a classé l'espace civique du Bangladesh comme fermé, son plus mauvais classement.
Juillet sanglant : les quotas et la génération Z
Mené par des étudiants universitaires, le mouvement de réforme des quotas (qui deviendra plus tard le mouvement anti-discrimination) était initialement pacifique. Les étudiants demandaient la suppression du quota de 30 % dans tous les emplois publics pour les combattants de la liberté (ceux qui ont lutté contre le Pakistan en 1971) et leurs descendants, car ces quotas étaient injustement utilisés au profit des partisans de la Ligue Awami (le parti dirigé par Sheikh Hasina). Leur demande d'une concurrence fondée sur le mérite et l'équité a trouvé un écho auprès de nombreuses personnes, compte tenu du taux de chômage élevé parmi les diplômés et des pressions inflationnistes que subissent les ménages à revenus moyens et faibles.
Dans un premier temps, le gouvernement les a ignorés, puis a tenté de les qualifier de contraires à l'esprit d'indépendance. La désormais célèbre boutade de Sheikh Hasina laissant entendre que les manifestants étaient les descendants des collaborateurs de 1971 (Razakars) a suscité des réactions furieuses. Lorsque les manifestations se sont étendues au-delà des campus universitaires, les étudiants ont été brutalement attaqués et ont essuyé des tirs aveugles de la part de la police, des forces de sécurité et des cadres étudiants de la Ligue Awami.
L'internet a été coupé pendant cinq jours et un couvre-feu a été imposé. La police a arrêté six coordinateurs étudiants et a fait pression sur eux pour qu'ils fassent des déclarations afin d'étouffer les protestations. Entre-temps, les revendications des étudiants avaient évolué vers la justice et l'obligation de rendre des comptes, et ils avaient fait descendre dans la rue leurs parents, les artistes, les enseignants, les avocats et les travailleurs.
Les étudiants avaient réussi à unir une nation sur des questions de lutte contre la discrimination, d'équité et de dignité. Les tentatives du gouvernement de qualifier les meurtres et les attaques contre les manifestants d'actions de groupes « extrémistes » et de « tierces parties » visant à semer le trouble n'ont eu aucun effet. La population a demandé à Sheikh Hasina de démissionner. Dans la crainte d'un bain de sang, l'armée a refusé de recourir à la force pour la maintenir au pouvoir, ce qui a conduit à son départ.
Les heures les plus sombres
En juillet et août, environ 580 personnes ont été tuées et plus de 10 000 ont été blessées ou mutilées. Il s'agit de la période la plus sanglante depuis la guerre de libération de 1971. Cette période a également été le témoin de la créativité et de l'intelligence politique des étudiants. Le mouvement était doté d'une structure de direction diffuse, ce qui lui a permis de perdurer malgré les arrestations massives.
Les étudiants et leurs alliés ont utilisé efficacement les médias sociaux pour organiser des manifestations et mettre en lumière l'art de la résistance et les stratégies performatives des manifestants. Les veillées aux chandelles, les graffitis, les mèmes et les chansons de rap réalisés à la mémoire des morts et pour contester les excès du régime en sont la preuve. Ils ont déclaré le rouge comme couleur de deuil pour rappeler le sang versé et ont récupéré les symboles et les idéaux de l'indépendance, y compris le célèbre discours du 7 mars de Shiekh Mujibur Rahman, contrant ainsi le schéma binaire (pro-anti-indépendance et anti-indépendance) utilisé par le régime.
Les étudiantes ont participé en grand nombre aux manifestations, les ont menées avec acharnement, ont occupé les rues, ont sauvé leurs camarades masculins des coups et ont fait face à des dangers physiques. Elles ont ainsi repoussé les restrictions patriarcales imposées aux corps féminins et montré que les manifestantes rêvaient d'un Bangladesh différent.
Immédiatement après le départ de Sheikh Hasina, le Bangladesh a connu de nombreux pillages opportunistes, des attaques contre les communautés minoritaires et des représailles contre la police et les dirigeants de la Ligue Awami. Les étudiants et les communautés locales se sont rassemblés pour protéger les quartiers, les minorités et les biens de l'État. La priorité du gouvernement intérimaire est de rétablir l'ordre public. La police a été invitée à se mettre au travail d'ici le 15 août. Dans certains endroits, l'armée protège les postes de police. Le gouvernement a également promis d'enquêter sur les attaques contre les minorités et de poursuivre les responsables. Toutefois, il sera difficile de rétablir la confiance du public dans la police.
Les défis à venir : pas seulement les réformes électorales
Le gouvernement intérimaire, dirigé par Mohammed Yunus, lauréat du prix Nobel de la paix et fondateur de la Grameen Bank, a prêté serment le 8 août 2024. La plupart des conseillers sont des technocrates de carrière, des avocats, des leaders de la société civile et deux des coordinateurs étudiants en font partie. Le gouvernement intérimaire est confronté à des défis monumentaux, même s'il fait preuve de beaucoup de bonne volonté.
La demande de justice et de compensation pour les personnes tuées et d'enquête indépendante sur les exécutions extrajudiciaires et les disparitions est forte. Certains « disparus » sont rentrés chez eux, mais une centaine de personnes sont toujours portées disparues. Les débats font rage sur les types de processus et de procédures nécessaires pour garantir la transparence et la légitimité des processus d'enquête et sur la question de savoir si la police ou le système judiciaire peuvent assumer cette tâche. Certains ont suggéré que le Bangladesh demande l'aide des Nations unies.
Il sera essentiel de stabiliser l'économie au cours des prochains mois. La production dans les services, l'agriculture, l'industrie manufacturière et les envois de fonds des travailleurs émigrés ont chuté en juillet. Les réserves de change du Bangladesh ont chuté. Le secteur bancaire pourrait être confronté à une crise de liquidités. Il sera difficile de prendre des mesures pour réduire les pressions inflationnistes, en particulier le prix des denrées alimentaires et des produits de première nécessité, tout en respectant les conditions du programme de prêts du FMI. Mais il y a des signes d'espoir: la bourse a repris ses activités et les envois de fonds des travailleurs émigrés augmentent. L'une des préoccupations majeures est de savoir si les négociations commerciales avec l'UE, qui sont au point mort, reprendront, car le Bangladesh est sur le point de perdre son accès privilégié en 2029.
Assainissement : une politique différente
L'assainissement et la réforme des institutions constitueront une tâche essentielle pour le gouvernement intérimaire. Les universités publiques ont connu une vague de démissions de la part de leurs principaux responsables, qui avaient été nommés par la Ligue Awami et n'avaient pas réussi à protéger les étudiants. Le gouverneur de la Banque centrale et des juges de la Cour suprême ont également démissionné. Mais un changement durable exige plus qu'un simple changement de personnel.
Dans la rue, les gens exigent la limitation du nombre de mandats des premiers ministres, la dévolution du pouvoir d'un exécutif centralisé, la représentation proportionnelle et des changements de procédure qui rendraient difficile la remise en cause de l'autonomie de l'administration civile, de la police, du médiateur et de la commission de lutte contre la corruption. Ils souhaitent également l'abolition de toute loi restreignant la liberté d'expression et de la presse. Réparer les dommages causés aux institutions au cours des 15 dernières années est une tâche ardue. La mise en œuvre de ces changements entraînera des décisions impopulaires et des compromis, ce qui exige de la patience de la part du gouvernement et de la population.
Quelques chiffres clé 56 % des emplois publics étaient réservés à diverses catégories, dont 30 % aux descendants des combattants de la liberté. La Cour suprême du Bangladesh a réduit ce quota à 7 % (5 % pour les descendants des combattants de la liberté et 2 % pour les autres catégories. Le nombre de postes vacants dans les administrations publiques au Bangladesh est d’environ 500 000. La population du Bangladesh est d'environ 170 à 175 millions d'habitants, dont 45 millions de jeunes. Le nombre de jeunes chômeurs est estimé à environ 41 % de l'ensemble des jeunes. soit environ 18,5 millions. Le nombre d'emplois disponibles n’étant que d'environ 500 000, même si 100 % des emplois sont ouverts, seuls 2 à 2,5 % des jeunes Bangladais pourront trouver un emploi. Mais cela suppose que le gouvernement décide de pourvoir tous les postes vacants. L'expérience passée montre cependant que les gouvernements de l'Inde, du Bangladesh, et probablement du Pakistan aussi, laissent souvent des emplois vacants pour économiser de l'argent ou pour une autre raison. Il est donc probable que seuls 1 à 2 % des diplômés chômeurs au Bangladesh accèderont à un emploi public. La « victoire » de la jeunesse bangladaise n'est donc qu'une victoire à la Pyrrhus ou à la Cadmus. La véritable victoire viendrait de la création d'un système politique dans lequel tous les jeunes obtiendraient un emploi, et pas seulement 1 ou 2 % d'entre eux. Mais la création d'un tel système nécessiterait une puissante lutte historique du peuple et une révolution populaire, qui seront longues et ardues et qui exigeront de grands sacrifices. Source : Justice Markandey Katju, 29/7/2024 |
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