J’ai interviewé Ed Dwight en 1963, alors qu’il s’apprêtait à devenir le premier astronaute noir, et de nouveau après son triomphe tardif.
Jesse W.
Lewis Jr., The
Washington Post, 25/8/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Jesse W. Lewis Jr. (1937) a travaillé pour le Washington Post entre 1962 et 1974, d’abord comme copiste, puis comme reporter, éditorialiste et correspondant étranger, couvrant notamment la guerre du Vietnam et la guerre des Six Jours en 1967. Il a ensuite travaillé dans le corps diplomatique, puis dans la sécurité maritime. En 2009, il a créé Fresh Eye, Clear Lens Productions, qui produit des films documentaires sur l’Afrique du Sud
C’était un mercredi après-midi, le 6 novembre 1963, lorsque j’ai interviewé le capitaine Edward J. Dwight Jr. au Pentagone.
Il avait 30 ans, était pilote de chasse de l’armée de l’air usaméricaine, avec plus de 1 500 heures de vol à son actif, et venait d’être sélectionné comme premier Afro-Américain à suivre une formation d’astronaute.
J’avais 26 ans et j’étais jeune reporter au Washington Post. Comme j’étais l’un des quatre journalistes noirs du Post à l’époque, j’ai été chargé de couvrir l’événement. De plus, les rédacteurs en chef connaissaient mon intérêt - et mon expérience - pour l’aviation.
Le journaliste du Washington Post Jesse Lewis interviewe le capitaine Edward J. Dwight Jr. au Pentagone le 6 novembre 1963, alors que Dwight devait devenir le premier astronaute noir. Il est finalement allé dans l’espace cette année. Photo : Ed Dwight et Armée de l’air US
À l’époque, l’USAmérique était différente.
En 1955, à l’âge de 17 ans, j’ai volé en solo sur un Piper J-3 Cub. Mais pour voler en solo et obtenir plus tard une licence d’élève-pilote, je devais passer un examen médical, y compris un test de vision, auprès d’un médecin agréé par l’Agence fédérale de l’aviation (FAA). Le seul médecin agréé par la FAA à Wichita Falls, au Texas, où je vivais à l’époque, était blanc, et je devais emprunter la porte arrière de la ruelle pour entrer dans son cabinet.
En 1963, le Post avait coutume d’affecter des journalistes noirs à la couverture de l’actualité noire, y compris l’importance croissante de la lutte pour les droits civiques - et maintenant la nouvelle du premier astronaute noir stagiaire au monde.
Il s’agissait d’une assignation marquante pour le jeune reporter que j’étais, notamment en raison de l’intérêt que je portais depuis toujours à l’aviation.
Après la publication de l’article, j’ai perdu la trace de Dwight. Il avait été confronté à un racisme flagrant dans le cadre du programme de formation et, moins de trois semaines après notre entretien, il a perdu son protecteur dans le bureau ovale lorsque le président John F. Kennedy a été assassiné. Il est rapidement « désélectionné » du programme et démissionne de l’armée de l’air en 1966. Il devient sculpteur et historien.
L'équipe du NS-25. De gauche à droite : Gopi Thotakura, Mason Angel, Carol Schaller, Ed Dwight, Ken Hess et Sylvain Chiron
Et voilà que, 61 ans après avoir été sélectionné pour s’entraîner à quitter l’orbite terrestre, il est finalement allé dans l’espace à bord de la capsule New Shepard-25 de Blue Origin le 19 mai, devenant ainsi, à 90 ans, la personne la plus âgée à avoir jamais quitté l’atmosphère de la planète.
Ed Dwight a été le premier stagiaire noir du programme spatial Apollo. Il est ensuite devenu sculpteur. Photo Matthew Staver pour le Washington Post
« Je me suis vraiment senti bien », m’a dit Ed Dwight lors d’un entretien téléphonique. C’était notre première conversation depuis un bref entretien en 2019, après qu’une photo de nous deux ensemble après notre rencontre de 1963 avait été diffusée dans un documentaire de PBS sur le 50e anniversaire du module lunaire Eagle d’Apollo 11, le 20 juillet 1969.
« Le voyage à bord de la capsule Blue Origin a comblé mon imagination [...] en décollant et en étant capable de regarder la Terre depuis le bord de l’espace », m’a-t-il dit. « C’était absolument fantastique ».
Il a ajouté : « ça faisait longtemps qu’on attendait ça».
La race et la course à l’espace*
Alors que la course à l’espace battait son plein en 1963, les défenseurs des droits civiques ont convaincu Kennedy que les Noirs usaméricains devaient jouer un rôle visible dans le programme spatial. Leurs efforts ont abouti à la sélection de Dwight, qui s’est faite en fanfare.
Mais elle a été critiquée par certains officiers supérieurs de l’armée de l’air.
« C’était décevant », dit Dwight, « et tellement mesquin ».
Le colonel Charles « Chuck » Yeager, qui a franchi le mur du son en 1947, s’est vivement opposé à la participation de Dwight au programme. Dans son autobiographie, Yeager écrit que Dwight « n’était pas un mauvais pilote, mais il n’était pas non plus exceptionnellement doué. En volant avec un bon groupe dans un escadron, il pouvait probablement s’en sortir. Mais il ne pouvait tout simplement pas rivaliser, dans le cadre du programme spatial, avec les meilleurs pilotes d’essai militaires expérimentés ».
Plus douloureux encore pour Dwight, sa sélection n’a pas été bien accueillie par certains membres des Tuskegee Airmen, la célèbre unité entièrement noire de l’armée de l’air usaméricaine qui s’était distinguée au combat pendant la Seconde Guerre mondiale. Dix-huit ans après la fin de la guerre, les premiers Tuskegee Airmen avaient dépassé la limite d’âge de 30 ans pour la formation d’astronaute, mais certains n’appréciaient toujours pas d’avoir été écartés.
« Cela a été particulièrement pénible parce que la NASA et le Pentagone ont activement encouragé ma sélection, mais je n’ai pas reçu le même enthousiasme de la part des anciens Tuskegee Airmen », dit Dwight.
Et d’ajouter : « J’ai été assailli de lettres de leur part me demandant : “Qui êtes-vous ?”. J’étais le premier de ma classe à voler en solo. J’avais accumulé 1 500 heures de vol sur des avions à réaction. Voilà qui j’étais ».
Il se souvient : « J’ai rencontré de nombreux sénateurs usaméricains, dont [le ségrégationniste convaincu] Strom Thurmond, et des membres de la Chambre des représentants - tous m’ont tapoté le dos et m’ont souhaité bonne chance ».
Mais il précise que Benjamin O. Davis Jr, alors major général et directeur des effectifs et de l’organisation de l’armée de l’air et ancien commandant des Tuskegee Airmen, a refusé de le rencontrer.
Dwight m’a dit que la NASA et le département d’État avaient largement diffusé mon article de 1963, ainsi qu’une photo de moi en train d’interviewer Dwight, auprès des ambassades usaméricaines à l’étranger et des ambassades étrangères à Washington, afin de montrer que les Afro-Américains faisaient partie du programme spatial usaméricain et pour contrer les préjugés raciaux omniprésents. La photo et l’article ont contribué à réduire la vandalisation des stations de repérage à l’étranger, en Afrique et en Asie, a déclaré M. Dwight.
Aujourd’hui, les Afro-USAméricains participent régulièrement au programme spatial, en tant que pilotes et spécialistes de mission, et occupent des postes de direction.
De 2009 à 2017, l’administrateur de la NASA était Charles F. Bolden Jr, un Afro-USAméricain retraité du corps des Marines, pilote de chasse et astronaute ayant participé à quatre vols spatiaux. Bolden, ainsi que d’autres astronautes noirs, ont été honorés pour leur participation au programme spatial usaméricain lors d’une cérémonie organisée au Smithsonian’s Udvar-Hazy Center à Chantilly, en Virginie, le 27 juillet. Dwight avait été invité, mais des problèmes médicaux l’ont empêché d’y assister.
Un « dédommagement » après une brillante carrière
Après avoir quitté l’armée de l’air en 1966, Dwight, encore âgé d’une trentaine d’années, a travaillé dans l’immobilier et a tenu un restaurant de grillades, entre autres. Il a également créé des œuvres d’art à partir de ferraille et a ravivé son intérêt pour l’histoire des Noirs.
George L. Brown, le premier gouverneur noir du Colorado, lui a commandé une statue pour le Capitole de l’État en 1974. Quatre ans plus tard, Brown lui a commandé une statue à son effigie.
Dwight a également créé une statue de Frederick Douglass qui est exposée dans la maison historique de l’abolitionniste à Anacostia, dans le sud-est de Washington.
Depuis, Dwight a créé de nombreuses autres sculptures qui ornent des espaces publics à travers les USA. Au total, il y a 128 œuvres publiques et à grande échelle, ainsi que des œuvres de galerie plus petites. Dans la région de Washington, on peut citer le Kunta Kinte-Alex Haley Memorial, qui montre Haley, l’auteur de « Roots », lisant à trois enfants, sur le quai de la ville d’Annapolis, et une sculpture intitulée « Black Madonna », exposée dans la chapelle Our Mother of Africa de la basilique du sanctuaire national de l’Immaculée Conception, sur le campus de l’université catholique.
Son buste d’A. Philip Randolph, qui a dirigé la Fraternité des porteurs de wagons-lits, le premier syndicat afro-usaméricain couronné de succès, normalement exposé dans le hall de l’Union Station à New-York, est en cours de réparation après avoir été endommagé par des actes de vandalisme.
Dwight a déclaré que sa vie riche et variée - pilote, historien et sculpteur - ne se serait pas déroulée de cette manière s’il n’avait pas été désélectionné du programme d’entraînement des astronautes.
Bien qu’il garde en mémoire la façon dont il a été traité en 1963, son récent voyage dans l’espace a jeté un nouvel éclairage sur son passé.
« Aujourd’hui, je me sens dédommagé et j’éprouve un sentiment de justice après que diverses choses - des forces des ténèbres - ont été mises en travers de mon chemin », dit-il. « Aujourd’hui, j’ai bouclé la boucle et, avec le recul, j’ai ouvert le débat sur la présence des Noirs usaméricains dans l’espace. J’ai contribué à mettre cette question sur la table ».
NdT
*L’original, “Race and the space race”, est un jeu de mots sur le double sens du mot race en anglais (race et course)
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