Ryan Grim, Drop Site News,
14/8/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Elon Musk et sa légion de défenseurs de la liberté d’expression sur Twitter se sont récemment retrouvés dans une bataille avec le gouvernement britannique, ainsi qu’avec l’Union européenne, à la suite des émeutes raciales qui ont secoué le pays ce mois-ci. Le premier ministre britannique Keir Starmer et d’autres membres du gouvernement ont attaqué la plateforme de médias sociaux de Musk pour avoir diffusé de fausses informations sur les immigrés, tandis que Musk a riposté vigoureusement et averti que les menaces de censure de la parole conduisaient inévitablement à l’autoritarisme.
“One two three, votre haine c’est mon grisbi !”
Ben Jennings, The Guardian
Malgré toutes ses préoccupations concernant la liberté d’expression au Royaume-Uni, Musk n’a rien dit de la campagne de censure bien plus agressive actuellement menée en Israël, un pays dont il soutient bruyamment les dirigeants. La répression est le résultat de l’application grossière d’une loi israélienne qui peut criminaliser des actes aussi inoffensifs que l’affichage d’un drapeau palestinien sur les médias sociaux.
À la suite de l’attaque du 7 octobre réalisée par le Hamas, le procureur général d’Israël, Amit Isman, a modifié la procédure légale pour permettre à la police de mener des enquêtes pour incitation ou soutien au terrorisme sans l’approbation des procureurs. La Knesset a ensuite élargi la loi en la modifiant de manière à ce que la simple consommation de médias particuliers ou de médias sociaux soit considérée comme un délit, plutôt que la simple publication ou distribution de ces médias. Dans les mois qui ont suivi, une répression véritablement draconienne s’est abattue sur la liberté d’expression en ligne en Israël.
Selon Adalah, le centre juridique pour les droits des Arabes en Israël, plus de 400 personnes, dont de nombreux citoyens arabes d’Israël, ont été arrêtées et placées en détention pour des motifs liés à leur activité sur les médias sociaux. Environ 190 d’entre elles ont été maintenues en détention tout au long de la procédure judiciaire qui, dans de nombreux cas, peut durer des mois et inclure des conditions d’enfermement brutales au sein du système pénal israélien.
Il est difficile d’obtenir des données complètes. Mais selon les données de la police citées par l’organisation de surveillance Shomrim, également connue sous le nom de Centre pour les médias et la démocratie en Israël, en mai de cette année, le procureur de l’État avait autorisé la police à ouvrir des enquêtes sur 524 messages publiés sur les médias sociaux. Ce chiffre est probablement sous-estimé, car il n’inclut pas les enquêtes sur les activités des médias sociaux ouvertes indépendamment par la police, ni d’autres poursuites qui ont été rapportées publiquement, mais qui n’apparaissent pas sur la liste de Shormin.
L’un des premiers posts arrêtés est celui d’un certain Yarmuk Zuabi, propriétaire du restaurant Al Sheikh à Nazareth. En octobre dernier, Zuabi a remplacé sa photo de profil sur WhatsApp par un drapeau palestinien et a publié la caricature suivante sur son compte :
La caricature, qui visait à critiquer les différences de réaction internationale aux conflits ukrainien et palestinien, ne parlait pas de terrorisme ni de justification de la violence. Il n’en fallait pas plus pour que la police s’en prenne violemment à Zuabi.
« Deux voitures de police se sont arrêtées avec huit officiers », a déclaré plus tard Zuabi à Shomrim, dans un rapport publié cette année sur la liberté d’expression en Israël. « Lorsqu’ils m’ont emmené, je n’étais pas menotté. Je connais la plupart des policiers de Nazareth, alors quelqu’un m’a appelé pour que je sorte et m’a dit que j’étais convoqué pour un interrogatoire au commissariat. Un autre policier a saisi mon téléphone, qui était sur la table, et l’a confisqué. Au poste et pendant l’interrogatoire, j’ai été menotté ».
Les agents qui ont placé Zuabi en garde à vue lui ont dit qu’il était accusé d’avoir publié un drapeau du Hamas sur les médias sociaux. Zuabi a raconté qu’il leur avait répondu qu’il s’agissait du drapeau palestinien. « Israël a signé un accord de paix avec ce drapeau en 1993 et il a été hissé à la Knesset. Alors, où est le problème ? » leur a-t-il dit, selon une interview qu’il a accordée à Shomrim.
Un tribunal a ordonné la libération de Zuabi, mais la détention a eu l’effet escompté. « Ce n’est pas une démocratie. Ce n’est rien. Nous sommes bâillonnés. Il n’y a qu’une seule raison pour laquelle je suis prudent maintenant : à la maison, ma femme et mes deux enfants me demandent pourquoi j’ai besoin de me casser la tête», a-t-il déclaré à Shomrim. « Ils ne veulent pas que je revive tout cela. Alors, oui, je suis prudent ».
Le rapport de Shomrim, qui documente le cas de Zuabi et d’autres, a lui-même été cité récemment par B’Tselem, la principale organisation israélienne de défense des droits humains, dans son propre rapport sur le système carcéral israélien depuis le 7 octobre. Le rapport de B’Tselem, publié ce mois-ci, s’intitule « Bienvenue en enfer » et dresse le portrait d’un système de détention hors de contrôle qui recourt systématiquement à la torture et aux abus sexuels pour humilier les prisonniers placés sous son contrôle.
Dans une section moins remarquée du rapport, on trouve également des témoignages de citoyens israéliens, ainsi que de Palestiniens de Cisjordanie, qui ont été détenus et maltraités en garde à vue à cause de leurs publications sur les médias sociaux.
Le rapport de B’Tselem inclut le témoignage d’une jeune femme identifiée uniquement comme I.A., étudiante dans une université israélienne dans la vingtaine, qui, comme Zuabi, a été détenue à cause d’un post Instagram. Le post spécifique qui a constitué son crime n’est pas inclus.
Son histoire poignante, qui commence à la page 104 [p. 188 de la version française] du rapport de B’Tselem, est la suivante :
Le 12 novembre 2023, mon père a appelée et m’a dit que des représentants des autorités étaient venus chez nous et avaient remis une convocation pour un interrogatoire me concernant. Mon père a refusé de leur donner mon adresse et a réussi à les persuader qu’ils n’avaient pas besoin d’aller me chercher et qu’il m’amènerait au poste de police.
Le même jour, à 18 heures, je me suis rendue au poste de police avec mon père. Il m’a attendu à l’extérieur, mais dès que je suis entrée, on m’a signifié un mandat d’arrêt. Dès que je suis entrée, les policiers ont commencé à m’humilier, à me crier que j’étais une partisane du terrorisme et à se moquer de mon apparence. Ils m’ont confisqué tous mes biens, y compris mon téléphone et mes lacets. Ils m’ont ensuite attaché les mains devant moi avec des menottes en métal.
J’ai compris, en lisant le mandat d’arrêt, que j’étais soupçonnée de m’identifier à des organisations terroristes et de soutenir le terrorisme. J’ai demandé à parler à mon avocat et on m’a laissé faire. L’avocat m’a calmée et m’a expliqué que j’avais le droit de garder le silence et de refuser de répondre aux questions. Ils m’ont ensuite placée, menottée, dans une pièce où de nombreux officiers, hommes et femmes, étaient assis et fumaient. L’un d’eux a approché son téléphone de mon visage et m’a pris en photo. Lorsque je lui ai dit : « Vous n’avez pas le droit de me photographier », il m’a répondu : « Je vais sortir et dire à ton père que tu es impolie. » Ils se sont tous moqués de moi, en chuchotant et en riant.
Puis ils m’ont emmenée dans un véhicule qui est parti. Ils ne m’ont pas dit où nous allions, mais quand nous sommes arrivés, j’ai vu un panneau indiquant la prison de Hasharon. J’ai demandé quelle heure il était et ils m’ont dit qu’il était environ 23 heures. J’ai été reçue par un gardien et une gardienne de prison, et la policière qui m’avait escorté depuis le poste de police était également présente. Ils n’arrêtaient pas de se moquer de moi à cause d’une photo de moi en hijab qu’ils avaient sur leur ordinateur. Je marchais lentement, parce qu’ils avaient pris mes lacets et que j’avais peur que si je perdais mes chaussures, ils ne me laisseraient pas les remettre. Ils m’ont donc poussée pendant tout le trajet. Le pire a été la fouille à nu. Je ne m’attendais pas à ce qu’ils me fassent une telle chose - me fouiller entièrement nue. Ils m’ont fait m’agenouiller, nue, pour qu’ils puissent voir que je ne cachais rien. C’était très humiliant. J’ai demandé à la gardienne et à la policière de me laisser m’asseoir à moitié accroupie, pour que je puisse couvrir un peu mon corps. La gardienne s’est moquée de mes vêtements, de la forme de mon corps et de mes poils. Elle m’a fait comprendre que je la dégoûtais.
J’ai pensé à mon père. Je me suis demandée s’il m’attendait encore devant le poste de police ou s’il savait déjà que j’avais été arrêtée et que je n’étais même pas à Haïfa, mais en prison à l’extérieur de la ville. Tout était dérangeant, insultant et dégradant. Ils ont tout fait de la manière la plus offensante possible. [...] Lorsque je suis arrivée dans la cellule, les autres détenues dormaient déjà. Il y avait quatre lits et trois autres détenues dormaient à même le sol. [...] Tôt le matin, les autres détenues se sont réveillées et nous nous sommes présentées. Elles venaient de Cisjordanie.
Elles m’ont expliqué la routine de la prison - une fouille à nu tous les jours, dans la douche à l’intérieur de la cellule. Elles m’ont dit que je devais faire attention à ne pas énerver les gardiennes pour qu’elles ne me battent pas. Elles m’ont dit, par exemple, que les gardiennes me battraient si elles me posaient des questions et n’aimaient pas mes réponses, ou si je restais silencieuse et ne répondais pas du tout, car elles considéraient cela comme une provocation. Je n’arrivais pas à y croire - comment une telle chose pouvait-elle se produire ? Où étions-nous ? Quelque chose en moi ne voulait pas croire que c’était possible. [...] Un peu plus tard, trois gardiennes sont entrées dans la cellule, et un gardien s’est tenu à l’entrée et a regardé. À ce moment-là, j’ai parlé à l’une des détenues et je lui ai souri. L’une des gardiennes n’a pas apprécié et m’a crié en hébreu : « Pourquoi tu ris ? ». J’ai répondu que c’était simplement la forme de mon visage et je me suis mise en colère. Elle m’a conduit à la douche et m’a ordonné de me déshabiller. Elle m’a demandé d’où je venais et pourquoi j’étais là. Elle m’a dit plusieurs fois « Tu es Hamas », et quand mes réponses ne lui plaisaient pas, elle me tirait les cheveux, m’attrapait par la mâchoire, disait que j’avais une grande bouche et me tordait la tête et le cou, me criait dessus et me bousculait à plusieurs reprises.
Lors de ma deuxième nuit, l’une des détenues avait des démangeaisons sur les bras et une éruption cutanée est apparue sur son corps. Elle se grattait si fort qu’aucune d’entre nous ne pouvait dormir. Nous avons frappé à la porte et demandé qu’on la laisse voir l’infirmier, dont la chambre était proche de notre cellule, mais personne n’a répondu. Cette nuit-là, nous avons également frappé à la porte pour demander des serviettes hygiéniques pour une autre détenue qui avait ses règles. Une gardienne est venue et nous a jeté notre rouleau de papier toilette. Elle nous a dit : « Vous n’êtes pas dans un hôtel ». Le matin, lors de l’appel et de la fouille, les gardiennes ont demandé : « Qui a frappé à la porte la nuit ? » Nous nous sommes toutes tues. La gardienne a désigné la détenue qui avait demandé des serviettes hygiéniques, puis ils l’ont emmenée dans la douche et l’ont fouillée à nu. Nous l’avons entendue crier et avons compris qu’ils la frappaient.
Pendant mon séjour, j’ai assisté à une audience judiciaire sur Zoom. Il y avait deux gardiennes dans la salle qui se parlaient et je n’entendais rien. Je leur ai demandé de parler moins fort, mais elles ne m’ont pas écoutée, et l’une d’elles a même baissé le volume de mon haut-parleur. J’ai fait signe à l’avocat que je n’entendais rien et il s’est approché de la caméra, a parlé lentement et a fait des gestes jusqu’à ce que je comprenne qu’ils avaient prolongé ma détention de trois jours supplémentaires et que j’allais être transféré à la prison de Damun. [...] Là aussi, les conditions de détention étaient épouvantables. Il y avait beaucoup de détenues. J’ai appris d’elles qu’au début de la guerre à Gaza, l’administration pénitentiaire avait confisqué tous leurs biens. Ils ne leur ont rien laissé. Ils leur ont pris leurs vêtements et leurs appareils électriques, y compris les radios, et les ustensiles de cuisine qu’elles utilisaient pour cuisiner et pour préparer le café et le thé. La cantine a également été fermée. Auparavant, les détenues préparaient elles--mêmes leur nourriture, mais avec le nouvel ordre, ils nous ont apporté de la nourriture préparée, qui était vraiment horrible et dont les quantités étaient trop faibles. [...]
Au début de l’année 2024, j’ai repris mes études. J’avais vraiment peur que des étudiants juifs m’attaquent, d’autant plus qu’il y avait un groupe d’étudiants de droite qui avait fait campagne et demandé que nous soyons expulsés de l’université, persécutés et punis. De nombreux étudiants assistent désormais aux cours armés de fusils et d’armes à feu, et entrent dans les amphithéâtres de cette manière. Il m’arrive souvent de m’asseoir à côté d’une personne ainsi armée pendant un cours. C’est une situation vraiment effrayante, surtout dans un contexte d’incitation permanente à l’encontre des étudiants arabes ». [Lire tout le rapport en français ici]
Des histoires comme celles de Zuabi et d’I.A., ainsi que d’innombrables autres Palestiniens, citoyens palestiniens d’Israël et citoyens juifs d’Israël détenus pour avoir publié des articles en ligne, ont peu de chances de toucher Musk, qui s’est montré très sélectif dans son appréciation de la liberté d’expression. En 2023, Musk s’est plié à une série de demandes du gouvernement indien de Narendra Modi pour censurer ses critiques en ligne, allant même jusqu’à retirer de la plateforme un documentaire de la BBC qui soulevait des questions sur son implication dans des crimes contre l’humanité [pogroms anti-musulmans, NdT] lorsqu’il était à la tête de l’État indien du Gujarat.
Musk s’est récemment rendu en Israël et aurait été l’invité du Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou lors de son récent discours au Congrès US. Alors que le milliardaire de la technologie continue de se battre dans le monde entier sur les droits d’expression, il est resté silencieux sur la campagne agressive menée par ses amis du gouvernement israélien pour faire taire les critiques en ligne.
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