Ce texte est le premier consacré par Evgeny Morozov au projet Cybersyn/Synco
dans le Chili de l’Unité Populaire, une tentative futuriste de mettre en œuvre une
planification socialiste cybernétique, dont bien des aspects ont été repris
dans le neurocapitalisme du XXIème siècle, avec évidemment d’autres
objectifs (le profit). Entretemps Morozov a creusé ce sujet et a publié en
juillet dernier un podcast en 9 épisodes issu de deux ans d’enquête sur ce
projet. On peut l’écouter (en anglais) sur https://the-santiago-boys.com/.
En juin 1972, Ángel Parra, le plus grand chanteur populaire du Chili, a
écrit une chanson intitulée “Litanie pour un ordinateur et un enfant sur le
point de naître”. Les ordinateurs sont comme des enfants, chantait-il, et les
bureaucrates chiliens ne doivent pas les abandonner. Cette chanson avait été
inspirée par la visite à Santiago d’un consultant britannique qui, avec sa
barbe fournie et son physique costaud, rappelait à Parra le Père Noël - un Père
Noël porteur d’un “cadeau caché, la cybernétique”.
Le consultant, Stafford Beer, avait été engagé par les principaux
planificateurs du Chili pour aider à guider le pays sur ce que Salvador
Allende, son dirigeant marxiste démocratiquement élu, appelait “la voie
chilienne au socialisme”. Beer était l’un des principaux théoriciens de la
cybernétique, une discipline née des efforts déployés au milieu du siècle
dernier pour comprendre le rôle de la communication dans le contrôle des
systèmes sociaux, biologiques et techniques. Le gouvernement chilien avait
beaucoup à contrôler : Allende, entré en fonction en novembre 1970, avait
rapidement nationalisé les principales industries du pays et promis la “participation
des travailleurs” au processus de planification. La mission de Beer était de
fournir un système d’information hypermoderne qui rendrait cela possible et
ferait entrer le socialisme dans l’ère de l’informatique. Le système qu’il a
conçu portait un nom de science-fiction étincelant : le projet Cybersyn (en
espagnol Synco).
Dans le Chili d’Allende, une salle d’opérations futuriste devait faire
entrer le socialisme dans l’ère de l’informatique. Illustration de Mattias
Adolfsson
Beer était un sauveur improbable pour le socialisme. Il avait été cadre
chez United Steel et avait travaillé comme directeur du développement pour l’International
Publishing Corporation (à l’époque l’une des plus grandes sociétés de médias au
monde), et il dirigeait un lucratif cabinet de conseil. Il menait une vie
fastueuse, avec une Rolls-Royce et une grande maison dans le Surrey, équipée d’une
cascade télécommandée dans la salle à manger et d’une mosaïque de verre dont le
motif était basé sur la suite de Fibonacci.
Pour convaincre les travailleurs que la cybernétique au service de l’économie
planifiée pouvait offrir le meilleur du socialisme, il fallait les rassurer.
Outre la musique folk, des fresques murales sur le thème de la cybernétique étaient
prévues dans les usines, ainsi que des dessins animés et des films didactiques.
La méfiance demeurait. Un titre de l’Observer de janvier 1973 annonçait
: “Le Chili dirigé par ordinateur”, ce qui donnait une idée de l’accueil
réservé au projet de Beer en Grande-Bretagne.
Le
coup d'État du 11 septembre 1973 contre le gouvernement de Salvador Allende a
marqué un tournant profond dans l'histoire récente. Les États-nations ont été
entièrement remodelés par les classes dominantes, le néolibéralisme s'est installé,
mettant fin au processus industriel de substitution des importations, et les
mouvements d'en bas n’ont plus pu fonctionner de la même manière. Ces
changements, il convient de les évaluer.
Manuel Loayza
Sous
le régime militaire d'Augusto Pinochet, les forces armées ont écrasé
l'organisation ouvrière, imposant un terrorisme d'État contre tout dissident
et, en particulier, contre les travailleurs. Elles ont réussi à refonder le
capitalisme chilien, en éliminant l'ancienne industrie et en approfondissant
l'accumulation par spoliation. Les relations de travail ont été complètement
remodelées en faveur des patrons, puisqu'il n'y avait pas d'opposition ouvrière
organisée.
Le
néolibéralisme s'est nourri de la violence contre les secteurs populaires qui,
avec l'aide de technocrates et d'économistes connus sous le nom de Chicago Boys, ont transformé le
Chili en un grand laboratoire où les privatisations (à l'exception de
l'entreprise de cuivre, dont les bénéfices sont allés aux forces armées), un
nouveau système de retraite privé et des initiatives qui ont condamné la classe
ouvrière au chômage et à la faim ont été pratiqués à la main.
Les
salaires ont baissé de manière retentissante dans le monde entier.
Deux
chercheurs du Program on Race, Ethnicity and the Economy de l'US Economic
Policy Institute ont étudié 85 ans d'histoire du salaire minimum. Leur
conclusion est lapidaire : « Sans mécanisme en place pour l'ajuster
automatiquement à la hausse des prix, la valeur réelle du salaire minimum
fédéral a progressivement diminué, atteignant en 2023 son niveau le plus bas
depuis 66 ans » (source).
Cette
année, le salaire minimum vaut 42 % de moins qu'à son apogée en 1968, et 30 %
de moins que lors de sa dernière augmentation, il y a 14 ans, en 2009. « Cette
perte significative de pouvoir d'achat signifie que le salaire minimum fédéral
actuel est loin d'être un salaire décent », concluent les chercheurs.
La
troisième question est celle des transformations de l'action collective. Le
centre du mouvement social chilien s'est déplacé des usines vers les poblaciones
[quartiers populaires périphériques, souvent des bidonvilles autocontstruits
sur des terrains occupés, NdT] qui, depuis 1983, ont été au centre de la
résistance à la dictature lors de mémorables journées de protestation. Des
pratiques collectives de survie, les ollas comunes [pots communs,
soupes populaires autogérées] que l'on théorisera plus tard sous le nom d'“économie
solidaire”, s'y sont développées. Le mouvement des pobladores passe de
la résistance à l'insurrection.
1983 : "Pinocchio escucha, ándate a la
chucha"= " Pinocho [jeu de mots entre Pinochet et Pinocchio]
écoute, va t'faire foute" [pour que ça rime aussi en français]
La
première manifestation a eu lieu le 11 mai 1983, à l'appel des travailleurs du
cuivre et dans des quartiers comme La Victoria, où des barricades ont été
érigées, des affrontements avec les carabiniers et les militaires ont eu lieu
et plusieurs personnes ont été tuées. En représailles, 5 000 maisons ont été
perquisitionnées et toutes les personnes âgées de plus de 14 ans ont été
arrêtées.
Le grand écrivain portugais José Saramago, en visite au Chili quelques
années après le retour à une démocratie timide et craintive, toujours sous la
tutelle de Pinochet, avait déclaré :
“Ici, les morts ne sont pas morts et les vivants ne
sont pas vivants.”
Chaque année, quand arrivait le mois de septembre, quand des milliers de
bougies étaient allumées dans tous les coins du Chili pour rendre hommage aux
disparus, je repensais à cette phrase qui, à mon avis, expliquait mieux ce qui
se passait dans le pays que des centaines de livres d’analyse et de critique
sociale, bons ou mauvais.
En traversant une fois le désert d’Atacama, nous nous sommes perdus parmi
ses énormes étoiles et distances tracées sur les routes infinies qui, comme des
aiguilles, traversent le paysage aride peint il y a des millions d’années par
des fleuves préhistoriques et des fonds marins qui n’existent plus.
Ce sont des lieux qui ressemblent à un décor spécialement créé pour l’apparition
de vaisseaux extraterrestres, de dinosaures ou de tout autre fruit de notre
pauvre imagination.
Dessin de Carlos
Ayress Moreno, 1974
Dessin d’Enrique
Olivares Aguirre
Nous sommes arrivés à un endroit qui n’existait pas sur les cartes. Il s’agissait
de l’ancienne salpêtrière de Chacabuco, qui a cessé
d’exister au début du siècle dernier et qui, en 1973, a été transformée par la
dictature en le plus grand camp de concentration du pays.
Il n’y avait là qu’une seule personne, un ancien prisonnier politique. Il était
devenu le gardien de la mémoire de cette cité fantôme. Lorsque les militaires
se sont retirés, ils ont fait sauter les installations et les traces de leurs
crimes. Puis, année après année, des pilleurs sont revenus pour voler tout ce
qui était vendable dans les maisons et les baraquements abandonnés derrière les
barbelés qui subsistaient.
Notre interlocuteur était retourné au cœur du désert pour s’occuper de ce
qui restait de sa mémoire et de celle de son pays. Il nous a montré la rue Karl
Marx, comme les prisonniers politiques appelaient l’allée principale entre les
baraquements où ils vivaient.
Il nous a raconté la rumeur qui s’est répandue parmi eux après la première
observation d’“OVNI”, qui abondaient dans ces cieux. « Ce sontles
Russes qui sont venus nous sauver », disaient-ils. Et tant d’autres
anecdotes de l’époque. Je suis retourné le voir plusieurs fois par la suite. Il
était toujours seul, de plus en plus triste, de plus en plus vieux et
alcoolique, jusqu’à ce qu’il meure dans un abandon total.
Le désert chilien est une machine à remonter le temps. En tant qu’endroit
le plus sec de la planète, il conserve les vestiges du passé, où ce qui s’est
passé il y a un siècle est indiscernable de ce qui s’est passé hier. Les corps
des personnes tuées par la dictature sont également trop bien conservés. Sur
les cadavres momifiés, on peut voir, après plusieurs décennies, non seulement
les impacts de balles, mais aussi les traces des tortures les plus sauvages.
Le nouvel État chilien, gouverné par les socialistes et les
démocrates-chrétiens, réconciliés pendant la dictature par amour du pouvoir, ne
s’est jamais préoccupé de préserver l’histoire et la mémoire de ces temps
passés, mais a voulu renforcer l’“image du pays” basée sur le modèle
social hérité du pinochetisme et abandonner au plus vite son statut de “tiers-monde”
latino-américain pour faire partie du “monde développ”".
Pablo Azócar (San Fernando, 1959)
est un écrivain, poète et traducteur chilien, qui a longtemps été journaliste. Son
dernier roman, El Silencio del Mundo, est une histoire d’amour sur fond de
pandémie et d’explosion sociale au Chili en 2019. Son seul roman traduit en
français est Natalia(Actes
Sud, 2001)
Je me suis maintes fois demandé pourquoi Augusto Pinochet, dans le monde entier, figure dans toutes les listes des personnages les plus pervers de l’histoire universelle de l’infamie. La première réponse qui me vient à l’esprit est la cruauté. Peu de régimes ont exercé une cruauté aussi rigoureuse, froide et systématique. Le dictateur chilien a non seulement fait tuer plusieurs de ses amis et dirigeants auxquels il avait juré une fidélité éternelle, à commencer par le général Carlos Prats, qui l’avait élevé et hébergé comme on abrite son fils, mais il a aussi mis en place un appareil répressif qui a recouru aux cruautés les plus délirantes et inhumaines de mémoire d’homme.
Un célèbre
auteur-compositeur-interprète s’est fait écrabouiller les mains pour qu’il
puisse plus jouer de la guitare, une dirigeante étudiante s’est fait poser un
fer à repasser brûlant sur le visage pour le déformer, deux adolescents ont été
aspergés de paraffine et brûlés de fond en comble, un ouvrier s’est fait
arracher les doigts au marteau pour qu’il ne puisse plus jamais exercer son
métier, une infirmière s’est fait percer les mains avec des yatagans jusqu’au
sang, un paysan de 16 ans s’est fait exploser le visage et a été retrouvé la
bouche pleine d’excréments de cheval, un pianiste s’est fait arracher les
ongles un par un, un leader politique s’est fait brûler la poitrine au
chalumeau.
J’ai
rencontré une adolescente enceinte parce qu’elle avait été sauvagement violée à
plusieurs reprises dans une prison clandestine. J’ai rencontré un enfant à qui
on avait mis de l’électricité dans l’entrejambe devant ses parents pour les
faire “parler”. J’ai rencontré une femme qui ne pouvait pas avoir de relations
sexuelles parce qu’on lui avait mis des rats dans le vagin, et une autre qui avait
été entravée pour être pénétrée par un chien dressé.
Le rapport
Rettig et surtout le rapport Valech - documents officiels de l’État chilien,
rédigés par des autorités morales et des spécialistes de tout l’échiquier
politique - contiennent certaines de ces atrocités. J’ai eu le courage de lire
le rapport Valech d’un bout à l’autre, et l’expérience a été plus terrifiante
que les pires romans d’horreur. Dans ce rapport, par exemple, on trouve une
liste de plus d’un millier d’enfants ayant subi divers abus. Les personnes qui
ont rédigé cet horrible rapport ont reçu des dizaines de milliers de
témoignages, bien que de nombreuses victimes n’aient pas osé le faire pour ne
pas revivre l’horreur, l’humiliation et la peur.
Le rapport Valech souligne que
des millions de Chiliens ont également perdu leur emploi ou leur maison, ont
été dénigrés, exclus et harcelés, des centaines de milliers ont dû s’exiler, et
beaucoup de ceux qui sont restés ont dû endurer la stigmatisation et la
persécution. Certains ont été arrêtés à plusieurs reprises et ont dû changer de
ville. D’autres, dans leurs villages, ont connu le mépris de devoir vivre avec
leurs propres tortionnaires. Plus de 700 casernes, postes de contrôle,
commissariats de police, camps de concentration ou prisons secrètes - dans
toutes les régions du pays - où les événements se sont déroulés, avec dates et
détails, ont été consignés dans ce rapport terrifiant.
Malgré les
années qui ont passé, les milliers de témoignages contenus dans le rapport
Valech sont accablants. « Les fibres de mon anus ont été brisées lorsque
des objets contondants ont été enfoncés dans mon corps ». « J’ai
perdu la vue de l’œil droit à cause de coups de mitraillette ». « Puis
un milicien a sorti son pénis et m’a forcé à le redresser avec ma bouche, puis
il y en a eu un autre et un autre, le dernier est entré dans ma bouche, ma vie
n’a plus jamais été la même, je n’avais alors que 15 ans ». « Ils m’ont
appliqué le ‘téléphone’, me frappant à l’unisson sur les deux oreilles, m’éclatant
l’oreille droite ». « Ils m’ont arraché les molaires sans anesthésie ».
« Ils m’ont pendue par les pieds, m’ont fait manger des excréments et ont
attrapé ma fille de neuf mois par le cou devant moi, en me disant qu’ils
allaient la tuer ». « Ils m’ont écrasé les reins sous les coups et j’en
garde encore des séquelles ». « Ils m’ont forcée à avoir des
relations sexuelles avec mon père et mon frère ». « Ils m’ont
tellement battue que j’ai perdu la mémoire et la vue ». « Ils nous
ont fait nous déshabiller, en passant une barre entre nos coudes et l’arrière
de nos genoux, la sensation était comme un démembrement ». « Mes
testicules ont été déchirés par le courant ». « J’ai des traces de
brûlures de cigarettes sur tout le corps ». « Mon vagin a été
détruit, je n’ai pas pu déféquer sans douleur pendant des années. » « Ils
m’ont laissée là et ma jambe s’est gangrenée ». « Mon utérus et mes
ovaires ont dû être retirés en raison d’une hémorragie interne ». « Aujourd’hui,
j’ai des problèmes cardiaques à cause du courant qu’ils m’ont appliqué ». « Je
suis restée avec une terreur qui n’a jamais disparu, la paranoïa, la
claustrophobie, l’angoisse ». « Je revois sans cesse ce que j’ai vécu
à cette époque ». « Je pleure encore dans mon sommeil ».
Comment mesurer l’immensité de
cette douleur ? Comment mesurer cette humanité outragée si massivement et, le
plus souvent, si anonymement ? Quelles cicatrices peuvent rester dans la psyché
d’un pays après une barbarie d’une telle ampleur ?
Ce qui est déconcertant, c’est le
silence qui a suivi. Le pays officiel a tout simplement décidé d’étouffer l’affaire.
Au nom de la “réconciliation” et de la stabilité politique, il a été décidé de
ne plus jamais en parler. L’héroïque Vicariat de Solidarité a été fermé sans
cérémonie, le cardinal Raúl Silva Henríquez a été effacé de l’histoire
officielle, les rapports Valech et Rettig et les centaines de milliers de
témoignages ont été consciencieusement cachés, il n’y a pas eu de politique de
réparation et la presse n’en a pratiquement plus parlé. Les proches sont livrés
à eux-mêmes. Comme dans les malédictions bibliques, les enfants, petits-enfants
et arrière-petits-enfants ont été laissés seuls avec ce kyste.
Un demi-siècle plus tard, les
conséquences sont évidentes. Aujourd’hui encore, de nombreux hommes politiques
et parlementaires continuent de déifier Pinochet et de nier l’existence de
cette horreur dantesque. Les forces armées refusent toujours de révéler le sort
de plus d’un millier de disparus, un mot entré dans le lexique universel depuis
les régimes militaires chilien et argentin. Le leader d’extrême droite José
Antonio Kast, désormais favori des sondages pour la prochaine élection
présidentielle, s’est déclaré “ami personnel” et a participé aux hommages
rendus au militaire Miguel Krassnoff, l’un des tortionnaires les plus
sanguinaires, condamné à plus de 900 ans de prison pour de multiples cas de
violations des droits humains. La droite politique chilienne ne s’est pas “dépinochétisée”.
Il n’y a pas de mea culpa, pas de prise de conscience de la sauvagerie de la
politique d’extermination menée par l’Etat chilien dans ces années-là.
Dirigeants, intellectuels et leaders continuent de parler de “tombés des deux
côtés” et soutiennent qu’il ne s’agit que de quelques “excès”.
Lorsque le président Gabriel
Boric a remis en juillet une distinction honorifique en Espagne au juriste
Baltazar Garzón - qui avait fait arrêter Pinochet à Londres en 1998 au nom de
la justice universelle des Nations unies - la droite chilienne a réagi avec
indignation et a déposé une plainte formelle auprès du ministère des Affaires
étrangères. « La reconnaissance de Garzón est une honte », a déclaré
un député. « C’est une provocation », a déclaré un autre. Ils ne
pardonnent pas à Garzón : ils ne lui pardonnent pas d’avoir sali la figure du “tata”
[papa, papy] Pinochet. Tout cela n’est pas l’apanage de la droite : tout
a été caché pendant tant d’années, la mémoire a été si systématiquement fermée,
qu’aujourd’hui on peut se livrer gratuitement au négationnisme, ou à la
relativisation des faits, ou appliquer le vieux système des liens de connivence.
Le paradoxe est terrible : le
Chili est probablement le seul pays au monde où l’on n’a pas encore conscience
de la monstruosité du régime Pinochet. Toutes les limites imaginables du bien
et du mal ont été repoussées, ni Caligula ni Néron ne sont allés aussi loin.
Les Allemands ont consacré des décennies, jour après jour, mois après mois,
année après année, à se souvenir de l’holocauste hitlérien, dans des films, des
essais et des romans, dans des photographies, des peintures et des monuments,
dans des musées, des cérémonies et des mémoriaux.
L’holocauste chilien, quant à
lui, n’a même pas de nom. C’est une bagatellisation qui s’est installée avec le
poids de la nuit, une broutille qui continue à serpenter aujourd’hui, comme si
rien ne s’était jamais passé.
J’écris cette semaine depuis le Chili où j’ai participé
à un séminaire international organisé par la municipalité de Recoleta, la
Fundación Constituyente XXI et d’autres organisations pour marquer le 50e
anniversaire de la chute au combat du président Allende et de l’intronisation
de la dictature fasciste civile et militaire qui s’est installée dans ce pays
pendant 17 ans.
Une atmosphère sombre plane sur un pays qui n’a pas
réussi à surmonter la division et la confrontation imposées par la dictature.
Cette date a fait l’objet de “célébrations ambivalentes” : certains se sont
souvenus d’Allende, de ses actes, de sa loyauté envers le peuple et de son
immolation héroïque pour défendre la démocratie, tandis que d’autres ont
rappelé avec jubilation l’irruption violente des forces armées qui ont “libéré
le Chili du cancer marxiste”.
Entretemps, le gouvernement s’est effacé, organisant
une commémoration élitiste dépourvue de la participation massive que
méritaient la date et le président Allende. La rhétorique antérieure du
président Boric, assumant une neutralité honteuse, se réfère à la théorie
controversée des “deux démons” qui rend Allende et la dictature également
responsables du coup d’État.
Il ne peut en être autrement si l’on tient compte du
fait que le Chili a un président faible, lâche, timide, hésitant et
pusillanime, ce qui est exploité par la droite la plus récalcitrante pour
passer à l’offensive et maintenir le peuple dans un immobilisme paralysant
qui a commencé le 15 novembre 2019 lorsque les élites du pouvoir, dont Boric,
ont signé un accord de gouvernance de coupole [sic] qui a immobilisé
la protestation sociale qui avait mis Piñera et son gouvernement “dans les
cordes” et était sur le point de le défenestrer,. Il faut dire que,
malheureusement, la pandémie a aussi joué son rôle.
Boric a bénéficié de cet accord que beaucoup au Chili
considèrent comme une trahison du peuple et une décision en faveur des hommes
d’affaires et de la droite. Comme à la fin des années 1980, les pouvoirs
occultes du pays ont eu recours à une issue médiatisée qu’ils pouvaient
contrôler et gérer à leur guise afin d’éviter une alternative qui ferait du
peuple le protagoniste et le moteur des transformations et qui conduirait le
Chili à un véritable rétablissement de la démocratie, aujourd’hui légalement
limitée par une constitution approuvée frauduleusement pendant la dictature.
L’accord du 15 novembre, qui a ensuite porté Boric à la
présidence, a donné une continuité au modèle économique néolibéral et a
approfondi la démocratie répressive imposée par ses prédécesseurs. La loyauté
de Boric envers les USA est absolue. Son alignement surprenant sur Washington
dans le conflit ukrainien est l’expression d’une décision semblable à celle d’un
chien qui exécute les ordres de son maître. Même Pinochet avait fait preuve
de plus d’autonomie en matière de politique étrangère.
Tout cela a conduit le gouvernement à minimiser la date
et à la transformer en une célébration à huis clos dans un palais de la
Moneda entouré de centaines de policiers et de rues vides et muettes,
absentes du peuple qu’Allende a défendu jusqu’à la dernière minute de sa
précieuse vie.
Les commémorations les plus importantes ont eu lieu
dans la municipalité de Recoleta, où le maire Daniel Jadue [communiste,
qui avait perdu les élections primaires pour le candidat de gauche au profit de Boric, NdT], son
équipe et d’autres organisations populaires et sociales ont pris en charge la
commémoration d’Allende dans sa véritable dimension, générant un véritable
festival culturel et un grand débat d’idées pour contribuer au processus de
formation politique nécessaire pour que le Chili retrouve le chemin d’une
véritable démocratie participative avec un protagonisme populaire.
En ce qui me concerne, je faisais partie d’un panel au
siège de la Confédération nationale des travailleurs municipaux de la santé
(Confusam), un syndicat combatif de travailleurs de la santé, qui passait en
revue les politiques publiques de l’Unidad Popular.On m’a demandé de faire une présentation
sur la politique internationale du gouvernement populaire et sur la pensée
internationaliste du président Allende.
De même, dans le cadre des événements organisés à
Recoleta, j’ai eu l’occasion de présenter les différents niveaux d’analyse du
conflit en Ukraine afin d’expliquer les répercussions internationales et la
transformation que cet événement a sur le système international et le passage
d’un modèle atlantiste à un modèle dont l’axe est le grand espace eurasien.
Document annulant l'inscription de l'étudiant Ilia Rodríguez. Gelfenstein, 2 mois après le coup d'État au Chili. Son crime : "Lors de la cérémonie inaugurale du 5 novembre, il s'est exprimé de façon grossière en se moquant de l'acte tenu dans la cour du lycée, au cours duquel hommage est rendu à la patrie et l'Hymne national est chanté"
Mais l’événement le plus émouvant et le plus beau
auquel j’ai pu assister a été une réunion au lycée Andrés Bello où j’étudiais
au moment du coup d’État de septembre 1973. Là, nous nous sommes souvenus et
avons dévoilé une plaque portant les noms de six camarades du lycée
assassinés et d’un disparu par la dictature. En parcourant les couloirs et les cours de l’école où j’ai commencé ma
formation scolaire et politique de militant révolutionnaire, j’ai pu me
remémorer ce jour fatidique, il y a 50 ans.
Alors que ces commémorations ont lieu, le pays est en
proie à un nouveau piège de la droite que le président, son gouvernement et
les partis qui le soutiennent observent comme des moutons du pouvoir qui
dirige le pays. D’une main de maître, la droite fasciste élabore une nouvelle
constitution si réactionnaire, si rétrograde et si conservatrice que même des
secteurs allant de la droite un peu moins cavernicole à la gauche
pro-gouvernementale ont appelé à son rejet, ce qui - il faut le dire - est
encourageant au vu de l’énorme régression que représenterait l’approbation d’une
constitution médiévale au XXIe siècle.
Mais l’essentiel est que cela finira par valider et
légitimer la constitution actuelle de Pinochet, qui donne une continuité à un
système d’économie néolibérale, de démocratie restreinte et de justice
"dans la mesure du possible".
Plus d’ombres que de lumières ont été observées dans
cette commémoration, bien que les dernières paroles du président Allende, qui
n’ont jamais perdu leur validité, seront toujours entendues : « […] d’autres
hommes surmonteront ce moment gris et amer où la trahison veut s’imposer.
Continuez à savoir que tôt ou tard s’ouvriront les grandes avenues où les
hommes libres passeront pour construire une société meilleure. Vive le Chili,
vive le peuple, vive les travailleurs ! »
➤Images extraites de la BD Les
années Allende, par Rodrigo Elgueta et Carlos Reyes, éditions Otium,
2019
Cinquante ans ont
passé et les idées du président Allende sont toujours pleinement valables au
Chili comme en Amérique latine et dans une bonne partie de ce que l'on appelle
le tiers-monde. Il y a des années, à Guadalajara, nous avons eu la chance de
voir un magnifique enregistrement de ce discours devant les professeurs et les
étudiants de sa prestigieuse université où le président chilien récemment élu a
exposé sa pensée, qui était certainement révolutionnaire dans ses objectifs,
ainsi que sans précédent dans sa promesse d'apporter des changements en matière
de démocratie et de liberté.
Un discours magistral où, en plus de défendre ses convictions, il
a appelé les jeunes étudiants à s'atteler à une tâche qui, bien sûr, dépasse
l'action d'un seul gouvernement ou d'une seule génération. Un discours prononcé
dans la chaleur de ses valeurs inébranlables, sans recours à un texte ou à un
aide-mémoire, démontrant comme souvent son grand talent et son verbe brillant.
Un ensemble de propositions visant à ce que nos pays se réapproprient la
propriété et la gestion de leurs richesses fondamentales, consolidant ainsi la
souveraineté qui nous a été léguée par nos libérateurs, puis bafouée par
l'impérialisme usaméricain. Dans notre cas, il s'agissait de la volonté de
nationaliser, en plus, nos grandes mines de cuivre et de donner une valeur
ajoutée à ces tonnes de métal qui partaient et continuent aujourd'hui à partir
à l'étranger et dans lesquelles il est également possible de découvrir de l'or,
de l'argent, du molybdène et d'autres matières premières importantes.
Il voulait aussi récupérer la souveraineté populaire dans nos
campagnes ravagées par les grandes propriétés et l'exploitation de millions de
paysans qui pouvaient à peine survivre avec leur salaire de misère. Diversifier
notre production agricole, moderniser l'agriculture, mais surtout faire en
sorte que ceux qui cultivent la terre en soient propriétaires et méritent de
vivre dans des logements décents, afin que leurs enfants aient accès à une
alimentation suffisante et à une éducation libératrice.
Promouvoir, bien sûr, la réforme de l'éducation à tous les
niveaux, afin de rendre l'enseignement obligatoire pour les enfants et de
permettre non seulement aux enfants des riches mais aussi aux Chiliens des
classes moyennes et populaires d'accéder à l'université, alors que moins d'un
pour cent d'entre eux avaient cette possibilité à l'époque.En même temps, ils étaient déterminés à
prendre des mesures importantes pour la formation continue des adultes et des
travailleurs, où les niveaux d'analphabétisme étaient effrayants. À tel point
qu'aujourd'hui encore, on reconnaît que plus de 50 % de notre population ne
comprend pas ce qu'elle lit, ainsi que plus de 15 % des étudiants de
l'enseignement supérieur.
La proposition d'Allende incluait également la possibilité
d'entreprendre une réforme constitutionnelle qui modérerait le présidentialisme
excessif et chercherait sérieusement à mettre fin au matabiche et autres
pratiques qui empêchaient l'accès du peuple au Parlement et aux municipalités.
Convoquer, dans les plus brefs délais, une Assemblée constituante pour rétablir
notre cadre institutionnel, qui était en soi un simulacre, dans lequel le
pouvoir de l'argent et des médias définissait l'agenda politique, économique,
social et culturel du pays.
Un renversement annoncé
Personne ne peut désormais ignorer qu'avant que Salvador Allende
ne prenne ses fonctions de chef d'État, des préparatifs étaient en cours à
Washington pour déstabiliser son gouvernement et le remplacer par un autre qui
serait docile aux intérêts impérialistes. Peu à peu, les énormes ressources
allouées à l'encouragement de l'action séditieuse des grands corps nationaux, à
l'encouragement du coup d'État de la droite politique et d'autres partis
d'opposition, qui ont été décisives pour encourager les traîtres militaires et
justifier les premières violations des droits humains, ont fait leur œuvre. Ce
rôle est honteusement revenu aux démocrates-chrétiens, un parti qui promouvait
jusqu'alors des changements en faveur de la justice sociale, mais dont les
principaux dirigeants ont succombé à la corruption par Kissinger, de la Maison
Blanche et du Pentagone. On est également au fait des millions de dollars
alloués au journal El Mercurio, propriété d'Agustín Edwards, qui, en
plus d'être un putschiste, était également vice-président de Pepsi Cola. Un
individu abominable qui a conservé son pouvoir intact, voire l'a accru, tout au
long de la période post-dictature, charmant les gouvernements successifs de la
soi-disant Concertación Democrática, de la Nueva Mayoría et, bien sûr, de la
droite elle-même, qui est revenue à La Moneda à deux reprises entretemps.
Les promesses d'Allende se sont même concrétisées pendant son bref
gouvernement, comme la nationalisation des grandes mines de cuivre, la remise
de milliers d'hectares de terres aux paysans et l'introduction de changements
significatifs dans le système éducatif, ce qui a également été fortement
combattu par les opposants qui ont été appelés à participer aux élections
législatives qui ont suivi le triomphe de l'Unidad Popular et au cours
desquelles, malgré tout, la gauche est redevenue la première majorité, en dépit
des campagnes de terreur promues et financées également par les USA et le
pouvoir économique national.
Bien que nous ne l'ayons pas du tout prévu à l'époque, le 11
septembre 1973 a été le jour du bombardement criminel de La Moneda, dans lequel
les forces armées, poussées par la droite et l'impérialisme, ont joué le rôle
principal, et dans lequel, dès la première heure, des centaines ou des milliers
d'opposants ont été criblés de balles, les premiers camps de détention et de
torture ont été créés, tandis que des milliers d'autres Chiliens ont été
arrêtés et torturés lorsqu'ils ne parvenaient pas à s'enfuir en exil. Il s'agit
sans aucun doute d'un processus sans précédent de trahison et d'insoumission à
l'ordre établi, respecté par Allende jusqu'à sa dernière heure, au cours duquel
la démocratie et les changements entrepris en faveur de la rédemption des
opprimés ont volé en éclats en quelques heures.
Nous savons déjà que le corps du président a quitté La Moneda sans
que l'on sache avec certitude s'il s'est réellement suicidé ou s'il a été
assassiné par les premiers officiers qui sont entrés dans le palais
présidentiel. Cela ne change pas vraiment le caractère criminel de l'attentat,
même si les militaires, la droite et d'autres secteurs se sont efforcés, avec
la complicité de certains juges, d'établir le suicide comme la vérité
officielle. Une “vérité officielle” qui permettrait à Pinochet de recevoir la
reconnaissance diplomatique de nombreuses nations qui, dit-on, n'auraient pas
été en mesure de le faire si le président déchu avait été assassiné.
Entre parenthèses, certains ont été convaincus qu’il avait été
assassiné après qu'un capitaine de l'armée a témoigné devant un groupe de
détenus qu'il avait lui-même tiré sur la tempe du président et qu'il s'était
vanté d'avoir exhibé la montre de ce dernier comme un trophée. Il existe
plusieurs écrits et témoignages sur le sujet, ainsi qu'un documentaire du
cinéaste Miguel Littín.
La chose la plus importante à enregistrer maintenant dans cette
commémoration historique est le respect que l'exemple d'Allende, sa conséquence
politique, sa trajectoire démocratique et sa résolution héroïque de payer de sa
vie la loyauté de son peuple, comme il l'a promis dans son discours final,
méritent dans tous les secteurs, ainsi que dans le monde entier.
Son gouvernement, l'Unité Populaire et la conduite de ses partis
sont encore aujourd'hui une source de controverses et d'attaques de bas étage
par ceux qui ont été ses opposants et qui continuent aujourd'hui à être des
militants de droite. Cependant, personne ou presque n'ose le discréditer
moralement et sa figure reste, 50 ans plus tard, celle du président et du
leader politique le plus apprécié par le peuple chilien. À tel point qu'une
étude intéressante réalisée en 2008 par Televisión Nacional (avec des centaines
de témoignages recueillis auprès d'historiens, de journalistes et de divers
intellectuels) a conclu que pour la grande majorité nationale, Allende est la
figure la plus pertinente de notre histoire républicaine, égale ou supérieure à
l'hommage rendu à nos pères de la nation, et supérieure au prestige de Pablo
Neruda, Gabriela Mistral, Violeta Parra, Alberto Hurtado et d'autres Chiliens
éminents.
Validité permanente
En ce sens, et malgré tout ce qui s'est passé, 50 ans, ce n’est
vraiment rien. Les idées d'Allende sont toujours aussi présentes dans les
manifestations qui réclament du pain, de la justice et de la liberté. Surtout
lorsqu'elles insistent sur la récupération des gisements de cuivre et
maintenant sur l'exploitation du lithium et d'autres ressources. Lorsque les
enseignants défilent et paralysent leurs activités pour exiger plus de
ressources pour l'éducation publique, ainsi que le paiement de la dette
historique que l'État leur doit depuis tant d'années. Tandis que des centaines
d'enseignants languissent sans récupérer ce droit qui leur a été arraché et
leur dignité.
Les revendications actuelles en faveur d'un système de santé qui
garantisse des soins adéquats à tous les Chiliens vont dans le même sens. La
dictature et les gouvernements qui lui ont succédé ont consolidé l'opprobre du
système privé des ISAPREs[sociétés d’assurances santé privées, au nombre de 13,
NdT], qui refuse des soins adéquats aux pauvres et à la classe
moyenne, en présentant de longues listes d'attente pour les soins médicaux, où
il est avéré que, seulement au cours du dernier semestre, plus de 19 000
Chiliens qui avaient besoin d'opérations chirurgicales urgentes sont morts.
Allende, en tant que médecin, soutiendrait sans aucun doute ces demandes
aujourd'hui, ainsi que la fin des infâmes AFP [sociétés privées
d’administration des fonds de pension ayant substitué en 1981 le système par
répartition par un système par capitalisation, NdT] qui gèrent les
cotisations de millions de travailleurs qui, à la fin de leur vie, reçoivent
des pensions misérables et se voient obligés de continuer à travailler. Un
système également privatisé par la dictature et qui a même fait l'objet de
compliments à l'époque de la soi-disant transition vers la démocratie, où, en
réalité, ceux qui ont intégré ces gouvernements ont fini par être enchantés par
le néolibéralisme, le capitalisme sauvage et les inégalités provoquées par le
marché. Sauf, bien sûr, quelques exceptions minimes, malgré les origines
socialistes, social-chrétiennes ou social-démocrates de leurs protagonistes.
Il est parfaitement logique d'assurer qu'Allende soutiendrait
aujourd'hui la lutte héroïque du peuple mapuche pour la reconnaissance de ses
droits à l'autodétermination, la récupération de ses territoires occupés et la
pleine reconnaissance de son patrimoine culturel. Tout cela ne sera possible
qu'en neutralisant l'action écocide, par exemple, des entreprises forestières
qui se sont emparées de la région. Le défunt président n'aurait certainement
pas pu consentir à la militarisation de l'Araucanie imposée par des
gouvernements se prétendant héritiers d'Allende, à la judiciarisation des
causes de notre peuple fondateur et aux assassinats habituels et répétés de
membres de la communauté, ainsi qu'à la répression qui s'abat aujourd'hui sur
ceux qui, jusqu'à très récemment, étaient reconnus comme des leaders et même
des héros par les partis et mouvements autoproclamés de gauche. Il est bien
connu que ce qui se passe dans le sud du pays est très similaire aux événements
tragiques de la soi-disant Pacification de l'Araucanie, il y a plus d'un
siècle, dont les principaux auteurs sont encore reconnaissables dans les noms
de rues et d'espaces publics. Même si la statue du général Cornelio Saavedra a
été arrachée de son socle par des manifestants en 2020 et jetée dans la rivière
Lumaco. Tout aussi récemment, le monument au général Baquedano, qui s'est
également distingué dans ce sombre épisode d'usurpation des terres mapuches, a
contraint les autorités à le retirer de la Plaza Italia, en plein centre de
notre capitale.
Le peuple chilien a l'intuition qu'Allende serait aujourd'hui le
leader qu'il a été des revendications socio-économiques de son époque.Son nom est également reconnu comme celui e
l'un des principaux combattants de notre époque. Lorsque l'inégalité sociale
prévaut et que la marginalisation et le manque d'opportunités expliquent le
développement de phénomènes tels que la criminalité et le trafic de drogue, des
fléaux que même les politiciens qui se disent progressistes pensent qu'il faut
combattre avec plus de pouvoirs pour la police, plus d'armes dissuasives et des
peines punitives même pour les mineurs qui commettent des délits. Aujourd'hui,
ils sont donc à nouveau tentés d'envoyer de plus en plus de militaires dans les
rues et les villes du nord et du sud. Une fois de plus, ils sont au bord d'une
nouvelle et juste explosion sociale, sans aucune autre pandémie en vue pour la
contenir, comme cela s'est produit, empêchant ce qui était un effondrement
institutionnel imminent.
“La gauche unie ne sera jamais vaincue” est l'un des slogans les
plus connus et celui qui a été le plus longtemps brandi sur les banderoles des avant-gardes
dans leurs mobilisations. Il ne fait aucun doute que c'était aussi l'aspiration
et la réussite d'Allende lorsqu'il est arrivé au gouvernement et qu'il a pu
devenir le porte-drapeau de la gauche, après la mesquinerie qui s'est
manifestée entre partis pour obtenir une plus grande hégémonie dans l'influence
sur les décisions présidentielles. Cependant, il est plus qu'évident que ce
sont les controverses entre socialistes, communistes et autres qui ont affaibli
le gouvernement de l'Unité Populaire et, dans une large mesure, encouragé le
coup d'État. Comment ne pas se rappeler que, depuis le cœur même de la gauche,
Allende a été qualifié de “social-démocrate” et accusé de défendre la
démocratie “bourgeoise” par des dirigeants qui, pendant qu’Allende mourait à La
Moneda, se cachaient déjà dans des ambassades et renonçaient à toute tentative
de résistance au déchaînement militaire !
En disant cela, nous n'avons pas l'intention de justifier l'action
des séditieux, qui ont commencé à comploter son renversement avant que ces
contradictions ne se manifestent. Pour eux, Allende ne devait être renversé
qu'en raison de sa proposition programmatique et de la possibilité que son
expérience soit reproduite dans d'autres pays appartenant à la zone d'influence
des USA, en pleine guerre froide. Il faut donc reconnaître que sa tentative de
gagner le soutien de l'Union soviétique et du monde socialiste de l'Europe de
l'Est a été vaine.
Ce qui est grave, c'est que cinquante ans après sa mort, la
situation de la gauche chilienne n'a fait qu'empirer par rapport au slogan cité
plus haut, et aujourd'hui le panorama est franchement désastreux quand les
référents avant-gardistes se multiplient dans toutes sortes de collectifs et
d'associations dont les idéologies et les intentions sont pratiquement
incompréhensibles pour le pays. Des entités qui ne comptent généralement pas
plus d'une centaine de militants actifs et qui manquent de pratiques démocratiques
internes pour définir leurs dirigeants et leurs propositions. Une flopée de
sigles, qui ne sont rien d'autre que des noms bizarres, composent le soi-disant
Frente Amplio [Front Large], ainsi que l'autoproclamé socialisme démocratique.
Tous exhibent leurs querelles à travers les médias, alors qu'ensemble ils n'ont
pas été capables de remplir un théâtre ou un stade avec leurs adhérents et
sympathisants depuis longtemps.
Il ne fait aucun doute que le principal objectif de ces camarillas
est de placer leurs partisans inconditionnels au sein de l'appareil d'État et
d'accéder aux ministères et aux sous-secrétariats, où les quotas sont le
dénominateur commun. Et quand ils n'y parviennent pas, ils créent des
fondations et d'autres entités pour recevoir des millions du Trésor public qui,
bien sûr, servent à financer leurs ambitions électorales et, accessoirement,
leur enrichissement illicite. Nous savons déjà que parmi tous les épisodes de
corruption politique, la justice enquête actuellement sur la destination de
quelque 30 milliards de pesos [= 30 millions d’€]. Ce qui est reconnu comme la
fraude la plus grave contre le trésor national de toute la période
post-dictature.
Le problème de la gauche : -Sur le fond on est d'accord -Mais d'innombrables nuances nous séparent L'avantage de la droite: -D'innombrables nuances nous séparent -Mais sur le fond on est d'accord
Pour la consolation de cette gauche qui se dégrade et s'effrite,
la droite souffre d'une atomisation similaire, tout comme les multiples
scissions de la Démocratie chrétienne, du PPD et d'autres organisations qui, selon les sondages,
obtiennent moins de trois ou quatre pour cent du soutien populaire. Le parti le
plus voté est le Parti républicain d'extrême droite, mais avec moins de 5 % du
soutien électoral.
Sans parler de la responsabilité politique qui doit être attribuée
aux partis en ce qui concerne la disparition des anciennes références
syndicales. De la faible importance aujourd'hui de la Central Unitaria de
Trabajadores, ainsi que des associations professionnelles qui ont été à
l'avant-garde de la lutte contre la dictature. Toutes ces organisations se
morfondent dans la lutte de leur caudillisme interne et sont confrontées à des
scandales de corruption qui se déclenchent précisément lorsqu'elles doivent “négocier”
avec les gouvernements en place le montant du salaire minimum et l'application
de certaines lois sur le travail.
Allende grandit définitivement dans la mémoire du peuple chilien,
bien qu'il soit systématiquement ignoré par les dirigeants politiques et
sociaux qui se réclament de lui. Tout cela s'explique par le manque d'idées et
de programmes d'action et, surtout, par l'absence de médias qui favorisent le
débat idéologique et la prise de conscience des Chiliens, en particulier des
plus jeunes.
Il est bien connu que la lutte contre l'oppression de Pinochet a
impliqué des organisations sociales et politiques spontanées, mais aussi les
médias, dont la mission était de dénoncer les abus de la dictature et de
promouvoir le retour à la démocratie. Au début, les timides efforts
journalistiques ont gagné en influence et ont eu le mérite d'enregistrer toutes
les horreurs commises contre la dignité humaine et les droits du peuple au sein
de la dictature. Cependant, même aujourd'hui, on suppose que toutes ces
références ont été exterminées par les premiers gouvernements de la
Concertation, lorsque d'obscurs personnages comme Edgardo Boeninguer, Enrique
Correa et d'autres ministres et opérateurs de La Moneda ont décidé qu'il serait
trop risqué d'avoir des journaux, des magazines et des stations de radio qui
pourraient exiger la réalisation des promesses faites par les nouvelles
autorités et, ce faisant, déstabiliser les militaires, ainsi qu'embarrasser les
grands hommes d'affaires pinochétistes qui ont pris leur place dans la nouvelle
démocratie. D'ailleurs, dans l'impunité la plus totale en ce qui concerne les
entreprises et les ressources de l'État accaparées sous la protection du tyran
et du voleur qui gouvernait de facto.
Le temps nous a donné raison lorsque nous avons constaté que des
missions diplomatiques envoyées en Europe ont averti les gouvernements qu'ils
devaient s'abstenir de toute aide aux médias chiliens et au monde prolifique
des organisations sociales et de défense des droits humains. Une demande sans
doute écoutée par les pays qui soutenaient ces médias et envisageaient même de
leur accorder une aide définitive et substantielle qui servirait à les
consolider pendant la prétendue démocratie à venir. Malheureusement, la
realpolitik s'est imposée à ces pays qui voulaient désormais faire des
affaires dans notre pays et accéder à nos richesses naturelles. Tout cela se
passait, rappelons-le, pendant que le gouvernement de Patricio Aylwin effaçait
les dettes d'El Mercurio, de La Tercera et d'autres médias, tout
en renouvelant les contrats publicitaires de plusieurs millions de dollars avec
l'État qui les soutenait alors que leur déclin était imminent. Ces mêmes
contrats publicitaires ont également été refusés à la presse indépendante qui,
sans aucun doute, aurait continué à s'opposer à l'impunité et à plaider en
faveur d'une démocratie solide et de ces réformes économiques et sociales, dont
beaucoup sont encore en suspens aujourd'hui. Tout comme ils auraient dénoncé
les premiers actes de corruption qui sont aujourd'hui si répandus dans notre
vie politique.
S'il est vrai que ces médias indépendants et dignes ont réussi à
briser le blocus de l'information imposé par la dictature, nous devrions
aujourd'hui être reconnaissants et applaudir le fait qu'il existe un nombre
infini de sites web libres sur l'internet, ce qui rend très difficile pour la
classe politique de continuer à commettre ses inepties, et maintenant même la
presse de droite elle-même est incapable de les éviter.
Des centaines de milliers, voire des millions de Chiliens vivent
aujourd'hui dans le désenchantement, à cause de ce qui aurait pu être et n'a
pas été. Nous sommes déçus par la trahison idéologique et la corruption morale
de ceux qui ont accédé au gouvernement de notre nation. Nous craignons que le
pays ne soit à nouveau au bord de l'effondrement et que les heures amères de
notre coexistence ne reviennent. Mais ce sur quoi nous sommes d'accord et qui
nous anime est le fait que, malgré tout,
les idées et les objectifs de Salvador Allende sont toujours valables et que
son nom est un cri et un ferment d'espoir.
Gabriel García Márquez, Alternativa, 1974 Original
Traduit par Tlaxcala, 11/9/2023
Ce
texte, publié en 1974, reste d’actualité car il explique avec
simplicité et clarté, en particulier pour la jeune génération, la chute
du gouvernement Allende et désigne les exécutants directs et indirects
du coup d’État.
Fin
1969, trois généraux du Pentagone ont dîné avec quatre officiers
militaires chiliens dans une maison de la banlieue de Washington. L’hôte
était alors le colonel Gerardo Lopez Angulo, attaché aérien à la
mission militaire chilienne aux États- Unis, et les invités chiliens
étaient ses collègues des autres armes. Le dîner était organisé en l
’honneur du directeur de l’école d’aviation chilienne, le général Toro
Mazote, arrivé la veille pour une visite d ’étude. Les sept soldats ont
mangé de la salade de fruits, du rôti de bœuf et des petits pois, bu les
vins chaleureux de leur lointaine patrie méridionale où les oiseaux
brillaient sur les plages tandis que Washington faisait naufrage dans la
neige, et parlé en anglais de la seule chose qui semblait intéresser
les Chiliens à ce moment-là : les élections présidentielles de septembre
prochain. Au dessert, l’un des généraux du Pentagone a demandé ce que
ferait l’armée chilienne si le candidat de gauche Salvador Allende
remportait les élections. Le général Toro Mazote lui répond : « Nous
prendrons le palais de la Moneda en une demi-heure, même si nous devons y
mettre le feu ».
L’un
des invités était le général Ernesto Baeza, ’actuel directeur de la
sécurité nationale du Chili, qui a mené l’assaut contre le palais
présidentiel lors du récent coup d’État et qui a donné l’ordre d’y
mettre le feu. Deux de ses subordonnés de l’époque sont devenus célèbres
le même jour : le général Augusto Pinochet, président de la junte
militaire, et le général Javier Palacios, qui a participé à la dernière
échauffourée contre Salvador Allende. Le général de brigade aérienne
Sergio Figueroa Gutiérrez, actuel ministre des travaux publics, et ami
proche d’un autre membre de la junte militaire, le général d’aviation
Gustavo Leigh, qui a donné l’ordre de bombarder le palais présidentiel à
l’aide de roquettes, était également présent à la table. Le dernier
invité était l ’actuel amiral Arturo Troncoso, aujourd’hui gouverneur
naval de Valparaíso, qui a procédé à la purge sanglante des officiers
progressistes de la marine et a déclenché le soulèvement militaire aux
premières heures du 11 septembre.
Ce
dîner historique fut le premier contact du Pentagone avec les officiers
des quatre armes chiliennes. Au cours d’autres réunions successives,
tant à Washington qu’à Santiago, il a été convenu que les militaires
chiliens les plus dévoués à l’âme et aux intérêts des États-Unis
prendraient le pouvoir en cas de victoire de l’Unité Populaire aux
élections. Ils l’ont planifié à froid, comme une simple opération de
guerre, et sans tenir compte des conditions réelles au Chili.