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21/04/2023

GIANFRANCO LACCONE
La méchante ourse, l’humain et la Constitution

 Gianfranco Laccone, climateaid.it, 20/4/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala 

Un fil rouge relie le racisme, le sexisme et le spécisme, qui désigne la croyance que l’espèce humaine est différente et supérieure aux autres, alors que, selon notre Constitution, la République doit protéger l’environnement, la biodiversité et les écosystèmes.

 


L’ourse Gaia jj4 est l’un des premiers ours nés en Italie, en 2006. Ses parents Joze et Jurka (‘où sa désignation comme "jj4"), étaient deux des dix ours importés de Slovénie pour repeupler les Alpes centrales de cette espèce. Elle a trois petits. Elle avait été condamnée à mort par une ordonnance du président de la province de Trente une première fois en 2020, pour avoir blessé deux chasseurs mais la sentence avait été suspendue. Le 5 avril, elle a tué un coureur, de toute apparence pour protéger ses petits et a donc été capturée le 18 avril, ses petits étant laissés en liberté, et installée dans un espace de confinement, au Casteller, qu’elle partage avec son dangereux congénère Papillon M49, enfermé là depuis 3 ans. L’exécution de l’ordonnance de mise à mort ayant été réactivée, une organisation animaliste (Ligue antivivisection) a pu la bloquer devant le Tribunal administratif régional, qui doit juger l’affaire le 11 mai prochain. Il y a aujourd’hui une centaine d’ursidés dans le Trentin. En Slovénie, où vivent 1100 ours, le gouvernement a donné le feu vert à l’exécution de 230 ours bruns en 2023. En 2022, on en avait tué 206. Les loups et les lynx y sont aussi victimes de semblables décisions, comme en Suède, en Autriche et en Suisse*. [NdT].

 La tragique affaire de l’ourse Gaia jj4 dans le Trentin est la némésis du rapport de l’humain à la nature et représente l’impasse dans laquelle s’est engagée la société italienne, composée d’individus qui, dans une période difficile pour la société, préfèrent se fermer aux “ennemis”, identifiés de temps en temps comme des éléments étrangers : les immigrés, la Russie, la France, les stations-service, l’UE, les amateurs de rave-parties, les sangliers, les loups et, maintenant, les ours.  Ceux qui pratiquent cette fabrication du “bouc émissaire” se montrent incapables de penser à autre chose qu’à la protection de leur propre bien-être individuel, à obtenir bien sûr sans se soucier des autres, surtout lorsqu’il s’agit d’animaux non humains. Et ce n’est pas un hasard si, dans le discours public, on avance le récit d’un pays assiégé qui serait attaqué en essayant même de pratiquer la “substitution ethnique” [le fameux “Grand Remplacement”], comme l’a dit de manière ridicule un ministre de cette république [Francesco Lollobrigida, petit-neveu de Gina l’actrice, beau-frère de Giorgia Meloni et ministre de l’Agriculture]. Il s’agit d’une vision globale dans laquelle la tâche de chaque Italien est de protéger sa propre pureté, son propre territoire, comme s’il ne s’agissait pas d’un espace commun, mais d’une propriété à laquelle on a droit par descendance, à laquelle on attribue également la tâche de choisir les espèces animales ou végétales que l’on aime. On ne s’expliquerait pas autrement le malaise (parfois la haine) à l’égard de certaines espèces comme les étourneaux, les perruches, les mouettes, les loups, les sangliers, voire certaines plantes : autant d’êtres qui ne devraient pas vivre une vie propre selon cette logique, mais rester à l’endroit que l’on a choisi pour eux, même s’ils ne le savent pas. Ici, nous les retirons des zones, nous les confinons dans des espaces qui, bien que contrôlés et délimités, n’arrêtent certainement pas leurs mouvements. Que faire alors si les animaux ou les plantes ne restent pas à leur place ? Pour les plantes, la destruction par désherbage (généralement effectué avec des produits nocifs pour nous) ou l’abattage est considérée comme normale ; pour les animaux, la même solution est pratiquée, mais de manière plus déguisée : pour certains d’entre eux, définis comme d’élevage, la naissance et la mise à mort sont un destin programmé ; pour d’autres, la mise à mort est le même destin, médiatisé par des “états de nécessité” ou par la chasse.

Le fait que le sort de l’ourse ait été décidé par la propagande médiatique était évident dès les premiers reportages ; d’autre part, si certains Italiens pensent qu’en cas de crime, la peine de mort devrait être rétablie pour le coupable, pensez-vous peut-être qu’un animal qui tue un homme (quelles qu’en soient les raisons) pourrait avoir un meilleur sort? Le fait que le président de la province de Trente - Fugatti - ait tenté dans le passé d’organiser un banquet avec de la viande d’ours n’est certainement pas un signe positif pour un animal qui n’a même pas de nom (les médias ayant effacé le nom original donné en Slovénie, d’où les spécimens d’ours ont été importés pour le repeuplement), mais seulement un acronyme - comme les détenus des camps de concentration ou les vaches d’élevage qui ont des numéros de série -, contrairement à ces autres animaux qui pour nous ont des personnalités et sont considérés comme des individus et à qui nous donnons un nom, que nous laissons vivre près de nous, auxquels nous donnons une sépulture. Mais pour eux aussi, la fin est la même, s’ils transgressent les règles tacites que nous connaissons et qu’ils ignorent souvent. 

Un fil rouge relie le racisme, le sexisme et le spécisme, qui désigne la croyance que l’espèce humaine est différente et supérieure aux autres ; un fil rouge qui sous-tend le comportement décrit ici et qui est très bien expliqué, avec un exemple que nous pourrions également comprendre comme une métaphore de cette triste histoire, par l’anthropologue Annamaria Rivera dans son livre “La Bella, la Bestia e l’Umano” (La Bête, la Bête et l’Humain. Sexisme et racisme sans exclure le spécisme, ediesse, 2010) : 

    « Une femme italienne petite-bourgeoise avec deux enfants a à son service une employée de maison ukrainienne ou philippine, moldave ou péruvienne, qui s’occupe de la maison, en son absence également de la progéniture, et éventuellement aussi des parents âgés de la dame.... Supposons qu’elle soit mariée à un homme qui a un travail subalterne, stressant et insatisfaisant et qu’elle soit harcelée par un employeur qui lui rend la vie impossible ; son mari la trompe, l’humilie ou la maltraite ; pour évacuer sa colère, elle se laisse aller à des accès de rage au cours desquels elle maltraite l’aide ménagère, les enfants et surtout le chien de la maison. Et supposons que l’aide ménagère, qui n’aime pas les animaux et déteste ces enfants, dans des moments de fatigue et d’exaspération, en l’absence des adultes de la maison, crie sur les enfants et maltraite le chien. Dans ce cas fictif - mais, je le répète, tout à fait réaliste - presque toute la hiérarchie de la domination est représentée... L’imbrication de multiples formes de domination-subordination... fait que les mêmes personnes peuvent être à la fois privilégiées et pénalisées... Les seuls qui n’exercent pas de formes de pouvoir sont les enfants et les animaux. Or, dans le cas imaginaire que j’ai illustré, les enfants pourraient se venger des torts qu’ils ont subis en maltraitant le chien, et le chien pourrait un jour réagir à la maltraitance de tous en mordant les enfants. Dans ce cas, les différents dominants se ligueraient contre le chien et l’abattraient ».

Comme c’est souvent le cas avec la création du “monstre à la une”, dans le cas de cette pauvre ourse, l’acquisition d’opinions s’est poursuivie en prenant pour acquis certaines vérités (non prouvables) telles que la férocité de la bête et l’inévitabilité de sa propension meurtrière, après le “crime”. Peu importe qu’en 150 ans, il s’agisse de la première attaque qui se soit terminée tragiquement, alors que chaque année les parties de chasse enregistrent des dizaines de morts causées par le “tir ami” des fusils à double canon. Peu importe que la victime n’ait pas eu de clochette ou de bipeur comme ceux dont sont équipés les visiteurs des parcs naturels usaméricains ; peu importe que l’ourse ait probablement défendu des oursons qui occupaient la zone de passage de la personne qui courait à ce moment-là.

Que ferait une mère si elle voyait quelqu’un courir vers son enfant ? Pourquoi un animal, qui de surcroît n’utilise pas notre langage et n’y est pas habitué, se comporterait-il différemment ? Enfin, peu importe l’inertie et la négligence considérables des institutions et des autorités locales, où les élus se déclarent peut-être “le maire de tous”, mais ils devraient aussi se déclarer le maire de tous les animaux et de tous les êtres vivants et prendre en compte les situations qui existent pour les raisons qui sont aujourd’hui évidentes. La capture d’un ours a toujours fait la une des journaux. Dans toutes les cultures, il a représenté quelque chose de “divin” et dans certaines, il est considéré comme un habitant de la forêt doté d’une personnalité propre, si semblable à l’humain qu’il peut coexister avec lui. Cette coexistence n’a pas seulement consisté en la condition humiliante des “ours dansants”, animaux qui, comme des esclaves, étaient exhibés dans les foires de village en Europe jusqu’à il y a quelques décennies, mais elle a également revêtu des significations profondes.

Le mythe part de l’histoire de Polyphonte, une jeune fille vouée au culte d’Artémis qui, pour échapper au mariage, se réfugia dans une forêt et Aphrodite, pour la punir, la fit tomber amoureuse d’un ours, de la relation avec lequel naquirent deux fils, Agrius et Orychus, sauvages comme leur père. Sur le sort de Polyphonte et de ses fils, les récits mythiques sont divisés : dans certains récits, Artémis, pour punir la jeune femme d’avoir perdu sa virginité, l’a condamnée à être déchiquetée par les animaux de la forêt ; dans d’autres récits, le destin tragique auquel Zeus aurait destiné ses fils a été épargné par Arès, qui les aurait transformés, eux et leur mère, en oiseaux de proie. Au cours des siècles passés, des légendes, mais aussi des chroniques et même des documents judiciaires ont témoigné de jeunes humains (surtout des femmes) capturés par des ours et “gardées” dans la tanière, non pas pour servir de “nourriture pour l’hiver” ou de jeux pour éduquer les petits de l’animal, mais pour leur tenir compagnie, en notant dans tous les cas décrits (qu’ils soient vrais ou non) l’engouement particulier et l’affection de l’animal en question pour la personne qu’il s’était appropriée. Ce mythe s’est perpétué jusqu’à nos jours, dans une version farfelue du film “L’armata Brancaleone”, lorsque certains protagonistes retrouvent un compagnon nommé Pecoro dans la tanière d’une ourse, qui l’avait sauvé après qu’il était tombé dans le précipice, en le soignant et en l’adoptant comme son propre compagnon. Aujourd’hui, le lien qui a conduit à la formation de ces mythes est détruit, et avec lui les normes minimales de coexistence avec le monde “sauvage”. Paradoxalement, tout cela se produit à un moment de l’histoire où notre espèce est la plus répandue sur la planète et où il est nécessaire de coexister avec d’autres dont nous limitons les espaces de vie. Les changements climatiques évoluent indépendamment de notre volonté et les hivers doux peuvent favoriser de nombreuses espèces, en leur donnant un rythme de vie parallèle au nôtre, en réduisant l’hibernation et en favorisant la recherche de nourriture dans des lieux que nous fréquentons également.  

La fin de la fonction du mythe qui faisait de l’ours une figure plus proche de “l’homme sauvage”, à comprendre, à respecter et à craindre, ne s’est pas produite en peu de temps, mais est le résultat du développement progressif de la vision positiviste, à travers laquelle l’homme a cru pouvoir dominer la nature et ses lois, en s’en détachant et en créant une dimension plus élevée pour ses actions et ses interventions que n’importe quel autre animal. L’admission de l’échec de cette conception ne s’est pas accompagnée d’un repositionnement progressif de l’action humaine par rapport à celle des autres animaux, de sorte que nous nous retrouvons avec deux manières différentes de comprendre simultanément le “naturel” et le “sauvage” dans notre société. Dès le XIXe siècle, le poète Giacomo Leopardi a réfléchi sur la nature, écrivant dans son Éloge des oiseaux :

    « ... maintenant, dans ces choses, une très grande partie de ce que nous appelons naturel ne l’est pas ; en fait, c’est plutôt artificiel : comme pour dire que les champs cultivés, les arbres et autres plantes éduqués et arrangés en ordre, les rivières rétrécies sous certains termes et dirigées vers un certain cours, et d’autres choses semblables, n’ont pas cet état ni ces apparences qu’ils auraient naturellement. Ainsi, la vue de tout pays habité par une génération d’hommes civilisés, sans compter les villes et autres lieux où les hommes sont réduits à être ensemble, est une chose artificielle et très différente de ce qu’elle serait dans la nature ».

Il s’est rendu compte qu’une grande partie du paysage n’était pas une construction naturelle, mais le résultat d’interventions millénaires. Et au cours des trente dernières années, dans les discussions au niveau international, par exemple sur ce que devraient être les indicateurs agro-environnementaux, les deux conceptions différentes se sont affrontées entre ceux qui croyaient qu’il existait un dualisme substantiel et une séparation entre la nature (sauvage et incontrôlée) et les activités humaines (capables de rendre le système naturel contrôlable) et ceux qui croyaient au contraire qu’il existait un système dans lequel nos activités et la “nature” formaient un unicum, tellement entrelacé que même dans les endroits les plus éloignés de la civilisation humaine, le signe de ce modèle était présent. Et c’est ce modèle qui nous a conduits à comprendre la nature du changement climatique, un modèle dans lequel les paysages naturels existants sont tels parce que l’homme, avec sa “civilisation de marché” actuelle, a décidé qu’ils existaient.

La coexistence de deux façons de comprendre le naturel a produit certains paradoxes qui se sont révélés tragiques dans cette affaire : le premier, relatif à la reconnaissance de la nature par le marché, qui en fait un produit commercial ; le second, dans lequel le lien environnemental, considéré comme fondamental par tous les spécialistes, ne l’est toujours pas pour l’ensemble de la société.

C’est ainsi que l’on peut comprendre le dualisme présent dans les vingt-cinq années qui se sont écoulées depuis la réintroduction de l’ours dans le Trentin (un ours qui y serait de toute façon revenu de la Slovénie voisine, mais à des époques et selon des modalités très différentes) : le projet, inspiré par l’idée de reconstruire l’équilibre environnemental de l’unicum à partir de la multiplicité des êtres vivants, et poursuivi selon cette logique ; son acceptation au niveau social et de masse, en revanche, qui s’est produite en grande partie en raison de considérations de marché (plus d’environnement naturel = plus de tourisme). Les autorités locales ont commis l’erreur de croire que les gens seraient capables de trouver un modus vivendi avec les ours sans une formation et une éducation adéquates et sans comprendre que tout être présent dans un lieu modifie son espace disponible et son comportement. Le territoire n’appartient pas à l’humain et les dynamiques de coexistence ne sont pas déterminées par des réglementations, même si celles-ci peuvent en orienter le cours. On s’aperçoit aujourd’hui que ce principe est valable pour la cohabitation avec les animaux, les plantes, les virus, les migrants....   Les mots du père de la victime s’appliquent : « La vengeance symbolique ne nous intéresse pas, la responsabilité de la tragédie ne peut pas être limitée à un ours. Le tuer n’est pas une justice. Nous exigeons une prise de responsabilité morale de la part de ceux qui ont géré les ours dans le Trentin pendant près d’un siècle, poussant tout le monde vers le désastre auquel nous assistons ».

Mais la gravité du comportement des institutions locales, qui ne s’occupent des problèmes que lorsqu’ils sont définis comme une “urgence”, réside dans le manque de respect constitutionnel, un élément central présent dans les raisons exprimées par le père de la victime et ceux qui soutiennent “les raisons de l’ourse”.

Dans notre Constitution, à l’article 9, parmi les principes fondamentaux de la République, il y a un paragraphe inséré par l’article 1(1) de la loi constitutionnelle n° 1 du 11 février 2022, qui stipule :  

« La République protège l’environnement, la biodiversité et les écosystèmes, y compris dans l’intérêt des générations futures. La loi de l’État réglemente les modalités et les formes de la protection des animaux ».

Ici, le non-respect de la dernière phrase est la responsabilité coupable de ceux qui aujourd’hui, pour se laver les mains et donner l’exemple, ont condamné l’ours à mort. Condamnation par voie administrative, sans procès, parce qu’il n’y a pas d’autre moyen de réglementer les formes de protection des animaux que par voie administrative, surtout pour les animaux dits sauvages. La protection des animaux prévoit leur droit, un droit qui est aussi indirectement corroboré par le jugement de culpabilité, donné par la suspicion de réitération du “crime” par l’ourse, au point de la considérer comme socialement dangereuse, de lui retirer sa progéniture (sans d’ailleurs la protéger comme le prévoit la Constitution) et de la condamner même en l’absence de ces conditions vétérinaires qui déterminent l’euthanasie. S’il existe un droit des animaux, il est possible de faire appel à un acte de clémence de la part du plus haut garant de notre Constitution. Un acte du président de la République qui réaliserait de facto le diktat constitutionnel et comblerait le vide qui existe dans la discipline de la protection. Si les animaux ont un droit à la protection réalisé, ils devraient également avoir droit, dans ces cas, à un procès et à une défense équitables et enfin à un pardon.

De nombreuses associations, parcs naturels et résidences en Italie et dans toute l’Union européenne se sont déclarés prêts à accueillir l’ourse et ses petits. La poursuite de l’intention punitive, qui, à mon avis, n’a pas de légitimité constitutionnelle, ne remédiera pas au passé et ne contribuera pas à construire l’avenir.

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Fiche pratique — Infos et chiffres clés sur les grands carnivores en Europe
Cette fiche pratique présente des données clés sur les populations de loups, lynx et ours en Europe.

 

28/11/2022

MARTHA NUSSBAUM
Une nature sauvage et peuplée
La responsabilité humaine vis-à-vis des animaux

Martha C. Nussbaum, The New York Review of Books, 8/12/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Martha Nussbaum (1947) est une philosophe usaméricaine. Elle est titulaire de la chaire Ernst Freund de droit et d'éthique à l'université de Chicago, où elle est membre de la faculté de droit et du département de philosophie. Bio-bibliographie

Cet essai paraîtra, sous une forme quelque peu différente, dans Justice for Animals: Our Collective Responsibility, qui sera publié par Simon and Schuster en janvier 2023.

Nous devons trouver de nouvelles façons d'agir envers les animaux dans un monde dominé partout par la puissance et l'activité humaines.


Taryn Simon : détail du chapitre VI, tiré de A Living Man Declared Dead and Other Chapters I-XVIII, 2011. De gauche à droite : 37. n° 317, 23 fév. 2009 ; 33. No 309, 28 janv. 2009 ; et 38. No. 318, 23 fév. 2009. Les lapins représentés ont été tués lors d'une expérience menée par le Robert Wicks Pest Animal Research Centre dans le Queensland, en Australie, au cours de laquelle de nouvelles souches d'une maladie ont été introduites dans la population locale de lapins européens. L'espèce a été introduite en Australie pour la chasse en 1859 et n'y a pas de prédateurs naturels. Depuis les années 1950, le gouvernement australien utilise des maladies mortelles pour contrôler la croissance de la population de lapins. Taryn Simon/Gagosian Gallery, New York

Devrions-nous essayer de laisser les animaux non domestiqués seuls dans “la nature”, imaginée comme leur habitat évolutif, mais également connue pour être un lieu plein de cruauté, de pénurie et de mort accidentelle ? Ou bien avons-nous la responsabilité de protéger les animaux “sauvages” de la pénurie et de la maladie et de préserver leurs habitats ? Et qu'en est-il de la prédation d'animaux vulnérables par d'autres animaux ? Serait-il possible que nous ayons la responsabilité de la limiter ? Peut-on envisager une société multi-espèces, incluant les animaux “sauvages” ?

Et qu'est-ce que “la nature sauvage” ? Existe-t-elle seulement ? Quels intérêts ce concept sert-il ?

Mes réponses à ces questions seront, dans certains cas, sujets à controverse. Mais mes conclusions, bien que provocantes, sont aussi provisoires, puisque nous sommes à la recherche de nouvelles façons de penser et d'agir dans un monde dominé partout par la puissance et l'activité humaines.

La fascination exercée par l'idée d'une nature “sauvage” est profondément ancrée dans la pensée du mouvement environnemental moderne. Cette idée est fascinante, mais aussi, je crois, profondément confondante. Avant de pouvoir progresser, nous devons comprendre ses origines culturelles et le travail qu'elle était censée accomplir pour ceux qui l'employaient.

Voilà, en quelques mots, l'idée romantique de la nature : la société humaine est rassise, prévisible, obsolète. Elle manque de sources puissantes d'énergie et de renouvellement. Les gens sont aliénés les uns des autres et d'eux-mêmes. La révolution industrielle a fait des villes des lieux immondes où l'esprit humain est souvent écrasé (comme dans les “sombres moulins sataniques” de Blake). En revanche, quelque part - dans les montagnes, dans les océans, même dans l’insoumis vent d’Ouest - il y a quelque chose de plus vrai, de plus profond, de non corrompu et de sublime, une sorte d'énergie vitale qui peut nous restaurer, car elle est l'analogue de nos propres profondeurs. Les autres animaux sont une grande partie de ce “sauvage” : de l'énergie mystérieuse et vitale de la nature (pensez au “Tyger, tyger, burning bright” –Tigres, tigres, brûlants lumineux - de Blake).

Le scénario romantique typique est celui d'une promenade solitaire dans la nature sauvage : Chateaubriand décrivant une visite aux chutes du Niagara en utilisant des tropes romantiques classiques qui ont suscité des doutes depuis lors quant au fait qu'il y soit allé ; les Rêveries du promeneur solitaire de Rousseau ; le Werther de Goethe se jetant dans l'étreinte des vents ; Shelley ayant même l'impression d'être lui-même le vent ; l'errance solitaire de Words- worth se terminant par une épiphanie plus tranquille de jonquilles dorées ; Henry David Thoreau se rendant dans les bois autour de Walden Pond. La nature “sauvage” nous fait vivre de profondes émotions d'émerveillement et de crainte, et c'est à travers ces émotions que nous nous renouvelons.

Cette constellation d'émotions est-elle utile pour réfléchir à la manière dont nous devrions aborder les autres animaux ? Je ne le pense pas. L'idée romantique de la “nature” est née de l'anxiété des hommes, en particulier face à la vie urbaine et industrielle. La nature, dans cette conception, est censée faire quelque chose pour nous ; l'idée n'a pas grand-chose à voir avec ce que nous sommes censés faire pour la nature et les autres animaux. Le narcissisme du concept est généralement explicite, comme dans le “je” constant de Shelley, ou dans les derniers vers de Wordsworth :

Car souvent, quand je m’allonge dans mon lit,
L’esprit rêveur ou pensif,
Elles viennent illuminer ma vie intérieure
Qui est la béatitude de la solitude ;
Et mon cœur alors, s’emplit de plaisir
Et danse avec les jonquilles.

De nombreux romantiques du XIXe siècle avaient même l'idée que les paysans et autres pauvres faisaient partie de la nature ou en étaient proches, et qu'ils devaient rester là, dans la pauvreté rurale, plutôt que de s'aventurer en ville et d'essayer de s'instruire. Le Levin de Tolstoï dans Anna Karénine trouve la paix lorsqu'il abandonne sa sophistication urbaine et rejoint la vie de travail naturelle des paysans. (Et qu'auraient pensé les vrais paysans de cette prétention ?) Thomas Hardy s'est attaqué à cette fiction dans Jude the Obscure, en montrant ses conséquences désastreuses pour les vrais pauvres intelligents et ambitieux ; mais la fiction a perduré. E.M. Forster y croit encore lorsqu'il représente Leonard Bast, dans Howards End, comme étant mieux loti à la campagne : son erreur a été de déménager à Londres et d'essayer de s'éduquer. Remplacez les paysans par d'autres animaux, et vous verrez où je veux en venir. Oh, ces animaux, si loin en dessous de nous, comme ils sont vivants, comme ils sont robustes ! Ne serait-ce que pour un bref safari de cinq jours, nous pourrions partager (à bonne distance) leur monde de violence et de pénurie. Bien sûr, nous ne rêverions jamais de vivre cette vie, mais nous ressentons un frisson par ce bref contact, et nous nous sentons plus vivants. (De nombreuses personnes en éco-safari pensent et parlent exactement de cette manière).

Cette fiction romantique n'est pas non plus l'apanage de l'Europe et de l'Amérique du Nord nouvellement industrialisées. D'autres sociétés ont d'autres variantes de l'idée de pureté, d'énergie et de vertu “naturelles”. Nous le voyons dans l'obsession des Romains de l'Antiquité pour l'agriculture comme source de renouvellement, dans l'idée de Gandhi selon laquelle la vertu du peuple indien sera restaurée par la pauvreté rurale, le filage de sa propre étoffe, etc. Dans de nombreux endroits, les gens semblent avoir besoin de croire que leur sophistication urbaine est mauvaise et qu'ils seront plus heureux et meilleurs s'ils se mêlent d'une manière ou d'une autre à la “nature”. En général, le “mélange” est plutôt bidon, comme dans le cas de l'immense sophistication avec laquelle les poètes romantiques revendiquent la simplicité rurale. Bien, c'est toujours de la bonne poésie. Ce que je veux dire, c'est qu'il s'agit d'une idée faite par et sur les êtres humains, et non sur la nature ou les animaux ou ce qu'ils exigent de nous. Et l'émerveillement impliqué dans le sublime romantique est tout aussi égocentrique. Ce n'est pas le genre d'émerveillement qui nous tourne vraiment vers l'extérieur.

L'idée romantique de la nature a eu du bon. Parce que les gens voulaient un certain type d'expérience, ils ont préservé les lieux qui semblaient l'offrir. Le Sierra Club et une grande partie du conservationnisme usaméricain ont eu cette origine, tout comme les mouvements préservationnistes ailleurs. Souvent, aujourd'hui, les gens trouvent un rafraîchissement physique et spirituel dans les lieux “sauvages”, et les pays qui les ont préservés offrent aux gens un bien authentique qui a disparu ailleurs. Mais ce bien est trop souvent accidentel : il s'agit de nous, pas d'eux. Et il y a beaucoup de mal : la glorification de la chasse au gibier, de la chasse à la baleine et de la pêche.

Si l'on entend par “nature” et “sauvage” la façon dont les choses se déroulent lorsque l'homme n'intervient pas, cette façon n'est pas si bonne pour les animaux non humains. Pendant des millénaires, la nature a été synonyme de faim, de douleurs atroces et souvent d'extinction de groupes entiers. Lorsque nous comparons la “nature” à l'industrie de l'élevage industriel ou aux formes moins sensibles d'un point de vue éthique de la captivité dans les zoos, elle semble un peu plus bénigne ; mais utilisée comme une source de pensée normative en soi, l'idée de la nature n'offre pas d'orientation utile. Comme le dit à juste titre John Stuart Mill, la Nature est cruelle et irréfléchie.

Même l'idée traditionnelle de “l'équilibre de la nature” a été réfutée de manière décisive par la pensée écologique moderne. Lorsque l'homme n'intervient pas, la nature n'atteint pas un état stable ou équilibré, ni l'état qui est le meilleur pour les autres créatures ou pour l'environnement. En effet, si les écosystèmes naturels se maintiennent de manière stable, c'est généralement grâce à diverses formes d'intervention humaine, comme la pulvérisation contre les parasites nuisibles, l'intervention pour maintenir la végétation d'un habitat et la lutte contre les braconniers. L'idée d'“équilibre de la nature” semble différente de l'idée romantique, mais elle en est en fait une forme : nos vies (urbaines) sont entachées d'anxiété et d'envie de compétition, mais la nature est paisible et équilibrée. Cette idée trouve ses racines dans les besoins et les fantasmes de l'homme et n'est pas étayée par des preuves.

Il existe certainement de bonnes raisons de ne pas intervenir dans la vie des animaux “sauvages”. Deux de ces raisons sont (1) que nous sommes ignorants et que nous ferons beaucoup d'erreurs, et (2) que l'intervention est souvent inadmissiblement paternaliste, alors que ce que nous devrions faire, ce serait respecter le choix des animaux quant à leur mode de vie. Il ne s'agit toutefois que de raisons prima facie. L'ignorance peut être remplacée par la connaissance, comme notre ignorance de ce qui est bon pour les enfants et les animaux de compagnie qui vivent avec nous a, pour la plupart, été remplacée par la connaissance. Lorsque nous restons ignorants, la société estime que l'ignorance en la matière n'est pas excusable : ainsi, un parent qui refuse les vaccinations pour ses enfants (ou même pour les animaux de compagnie) est (dans la plupart des cas) responsable de l'ignorance qui sous-tend ce choix.

En ce qui concerne l'autonomie, nous n'accusons généralement pas les gouvernements d'agir avec un paternalisme répréhensible lorsqu'ils adoptent des mesures globales de sécurité sociale ou d'assurance maladie - ou, en fait, lorsqu'ils adoptent des lois définissant le meurtre, le viol et le vol comme des crimes et qu'ils appliquent ces lois. Lorsqu'il s'agit des moyens de subsistance de base, nous estimons que les gens ont le droit d'être protégés (bien que les anti-paternalistes insistent à juste titre sur le fait que, lorsqu'il s'agit d'adultes, les choix en matière de santé restent personnels, au moins dans une certaine mesure). Si nous haussons les épaules lorsque des animaux meurent de faim, ne disons-nous pas que les animaux ne comptent pas ? Et si nous défendons notre politique de non-intervention en plaidant l'ignorance de leur bien, dans quelle mesure ce plaidoyer est-il plausible lorsqu'il s'agit de questions de survie de base ?

Mais cette discussion, pour intéressante qu'elle soit, présuppose qu'il existe sur terre une nature “sauvage”, c'est-à-dire des espaces qui ne sont pas sous le contrôle et la domination de l'homme. Elle présuppose qu'il est possible pour les humains de laisser les animaux tranquilles. Ce présupposé est faux. Aussi grandes que soient les étendues de terre, toutes les terres de notre monde sont entièrement contrôlées par l'homme. Ainsi, les “animaux sauvages” d'Afrique vivent dans des refuges pour animaux entretenus par les gouvernements de diverses nations, qui en contrôlent l'accès, les défendent contre les braconniers (seulement parfois avec succès) et soutiennent la vie des animaux qui s'y trouvent par toute une série de stratégies (y compris la pulvérisation contre la mouche tsé-tsé et bien d'autres choses). Il n'y aurait plus de rhinocéros ou d'éléphants dans le monde si l'homme n'intervenait pas.

Aux USA, les “chevaux sauvages” et autres créatures “sauvages” vivent sous la juridiction de notre nation et de ses États. S'ils ont des droits limités de non-intervention, de libre circulation et même une sorte de droit de propriété, c'est parce que le droit humain a jugé bon de leur accorder ces droits. L'homme a le contrôle partout. Les humains décident des habitats à protéger pour les animaux, et ne laissent aux animaux que ce qu'ils décident de ne pas utiliser.

L'air et les océans peuvent sembler plus véritablement “sauvages”, mais ce qui peut s'y passer est contrôlé à bien des égards par le droit national et international, et façonné de manière omniprésente par l'activité humaine. La vie des baleines et des autres espèces marines est constamment affectée par l'utilisation des océans par l'homme - perturbations sonores, chasse commerciale à la baleine, pollution plastique, etc. Le droit n'a pas pu faire grand-chose pour freiner la cupidité humaine. Quant à l'air, les humains le polluent d'une manière qui interfère grandement avec la vie des oiseaux. L'architecture humaine et l'éclairage urbain sont à l'origine d'innombrables décès d'oiseaux chaque année : la lumière attire les oiseaux, perturbe leurs rythmes circadiens et modifie les schémas de migration. L'activité humaine modifie également, et souvent détruit, les habitats des oiseaux. Mais l'activité humaine peut contribuer à inverser ces dommages. Si nous décidions de ne pas nous engager dans des projets de réparation, le résultat serait que les mauvaises formes d'interférence prévaudraient sans opposition.

On pourrait admettre que le statu quo actuel est que les humains dominent partout, tout en recommandant que les humains se retirent tout simplement et laissent tous les animaux “sauvages” de tous ces espaces faire ce qu'ils peuvent pour eux-mêmes. Même cette proposition nécessiterait une intervention humaine active pour mettre fin aux pratiques humaines qui interfèrent avec la vie des animaux : braconnage, chasse, chasse à la baleine. Et ce serait, semble-t-il, une abnégation grossière de nos responsabilités : nous avons causé tous ces problèmes et nous leur tournons le dos en disant : « Vous êtes des animaux sauvages, alors faites avec du mieux que vous pouvez. » On ne voit pas très bien ce qu'apporterait cette prétention à une politique de non-intervention.

Il n'est pas non plus évident que nous puissions éthiquement nous tenir à l'écart, même dans les cas où nous n'avons pas causé le problème. Si nous sommes là à regarder, à contrôler et à surveiller les habitats des animaux, il semble que nous soyons des intendants impitoyables si nous permettons la famine massive, la maladie et d'autres types de douleur et de tourments tout à fait “naturels”. Nous serions témoins de ces calamités, mais refuserions d'essayer de les arrêter. Nous aborderons la prédation plus tard, et cette question est vraiment difficile. Mais qu'en est-il de la famine et des maladies évitables, des choses que les refuges pour animaux sauvages existants tentent régulièrement de prévenir - et qui ont très probablement des causes humaines, du moins en partie ?

Un exemple est instructif. Au Kirghizistan, un parc national appelé Ala Archa [Genévrier multicolore] est divisé en trois zones : une où les humains peuvent se promener et pique-niquer, une où les animaux vivent sans interférence humaine, et une où ces mêmes animaux se reproduisent et élèvent leurs petits, là encore sans interférence - pour ainsi dire. Le raisonnement est le suivant : les espèces rares, telles que le léopard des neiges, ont besoin d'être protégées si elles veulent subvenir à leurs besoins et se reproduire, et toutes les espèces fonctionnent mieux dans un monde multi-espèces si les activités de reproduction sont séparées dans une certaine mesure des autres activités vitales.

Tout ceci est bien sûr totalement artificiel et nécessite une intervention constante. Chaque habitat est aménagé et entretenu de manière à ce que les animaux puissent mener une vie florissante propre à leur espèce. Dans les zones réservées aux animaux, la gestion est également très poussée, afin de favoriser l'alimentation et la reproduction. Cet arrangement est bien meilleur pour les animaux que celui qui existerait si toutes les créatures entraient en collision. Nous pourrions même supposer que c'est celui que les animaux choisiraient s'ils parlaient, car c'est celui qui favorise le mieux la santé et l'épanouissement. Mais en disant cela, nous disons que les animaux, comme les humains, ne choisissent pas d'être abandonnés sans protecteurs : leur choix hypothétique est celui d'un monde dont l'intendance décente favorise leur épanouissement. Un monde non “sauvage”.

Voici un autre exemple qui jette un doute sur l'idée que les cieux vierges sont la dernière frontière de la vraie liberté animale. La Nouvelle-Zélande, contrairement à l'Australie, ne compte presque aucun mammifère indigène. Elle possède une variété de rongeurs et d'autres petits animaux, principalement introduits par les colons blancs : lapins, souris, rats. Et, bien sûr, il y a des animaux domestiqués, chiens et chats, dont beaucoup errent en liberté. Mais les îles abritent une étonnante variété d'oiseaux - non pas des oiseaux prédateurs, qui pourraient avoir un avantage dans la compétition avec les rongeurs, mais de nombreuses espèces de petits oiseaux chanteurs et plusieurs petits oiseaux indigènes incapables de voler (kiwi, weka, kakapo).

Comme vous pouvez facilement l'imaginer, les petits oiseaux et, dans une certaine mesure, les perroquets sont menacés par les rongeurs et les chats. Et si le “cours de la nature” avait prévalu, de nombreuses espèces aviaires seraient aujourd'hui éteintes et, ce qui est plus pertinent pour mon argument, de nombreux petits oiseaux auraient été déchiquetés et seraient morts dans l'agonie. À l'extérieur de Wellington, j'ai visité une réserve d'oiseaux qui est en fait un grand semi-zoo aviaire. Les humains peuvent y entrer et s'y promener, mais ils doivent passer une inspection pour éviter de nourrir les oiseaux ou d'emporter avec eux un rongeur, un chien ou un chat. Les rongeurs, les chiens et les chats sont tenus à l'écart par un grand filet qui entoure plusieurs hectares de terrain. Il est à trois côtés, ce qui signifie que les oiseaux peuvent le quitter s'ils le souhaitent, pour chercher de la nourriture à l'extérieur. Mais il est soigneusement calculé pour être une barrière trop haute pour que les rongeurs habituels puissent la franchir : une démonstration à l'entrée montre à quelle hauteur les lapins peuvent sauter, à quelle hauteur les chats sautent, et quel type de contrepoids aux capacités d'escalade de chacun a été mis en place. Les oiseaux sont libres, précisément parce que l'espace est contrôlé.

Ces deux cas montrent que la liberté et l'autonomie des animaux ne sont pas incompatibles avec une gestion humaine intelligente. En fait, elles requièrent généralement une bonne gestion, car la nature n'est pas un site glorieux de liberté. Si les humains tentent de renoncer à l'intendance, dans un monde où ils sont omniprésents, façonnant chaque habitat dans lequel vit chaque animal, ce n'est pas un choix éthiquement défendable ni un choix qui favorise une bonne vie animale. Les seules options qui s'offrent à nous, dans le monde tel qu'il est, sont des types et des degrés d'intendance. Nous devons regarder cette réalité en face, sinon nous ne pourrons pas avoir un bon débat sur la façon d'exercer le pouvoir que nous avons indubitablement.

La “nature”, ai-je dit, est un lieu de pénurie et de violence. Aujourd'hui, de nombreuses personnes qui se soucient des animaux pensent que nous devrions inhiber la violence humaine à leur égard (braconnage, chasse, chasse à la baleine) mais ne rien faire pour interférer avec la violence de la “Nature” (faim, sécheresse, prédation). Cette attitude commune peut-elle être défendue ?

Mon approche se concentre sur les chances de vie des créatures individuelles : elles doivent avoir la possibilité de vivre une vie épanouie. La souffrance et la possibilité d'exercer diverses formes d'action sont les deux choses qui comptent. Du point de vue des créatures qui sont victimes de la violence de la “nature”, le fait que tout cela soit dû à la “nature” n'est pas une consolation. Comme le dit Mill, elles souffrent souvent de manière encore plus horrible : mourir de faim est l'une des formes de mort les plus douloureuses, tout comme être déchiré membre par membre par une meute de chiens sauvages. Une balle dans le cerveau serait certainement mieux que cela, même si les premières morts sont “naturelles” et les secondes infligées par l'homme.

De même, lorsque nous sommes conscients de notre propre contrôle et de notre responsabilité, nous ne pensons pas réellement de la manière non interventionniste que j'ai décrite. En défendant l'action de l'homme pour protéger les animaux contre les inondations, la famine et la sécheresse, je ne fais pas une proposition radicale ; je rapporte la pensée et les pratiques courantes. De même que les nations qui ont des réserves d'animaux empêchent le braconnage, elles empêchent l'influence des catastrophes “naturelles”- dont la plupart ont de toute façon des causes humaines en arrière-plan. Lorsque nous pouvons le faire, il semble donc que nous devions le faire.

La prédation, cependant, semble différente. Les intendants des réserves de grands animaux non seulement n'empêchent pas la prédation, mais l'encouragent souvent fortement. Leur comportement est donc très différent de celui des compagnons d'animaux domestiques, qui découragent généralement leurs chiens et chats de compagnie de se nourrir de petits oiseaux ou de chasser le renard, même si ce comportement fait partie du répertoire typique de certaines races. En d'autres termes, ils traitent généralement leurs animaux de compagnie un peu comme des enfants : ils canalisent l'agressivité naturelle vers une forme d'activité de substitution, empêchant ainsi la frustration des instincts, mais aussi les dommages causés aux autres. Tout comme un enfant est orienté vers les sports de compétition plutôt que vers le carnage humain, un chat est orienté vers un jouet ou un griffoir plutôt que vers un oiseau.

La capacité de l'animal à mener sa forme de vie caractéristique n'est-elle pas frustrée ? Oui et non. Une capacité peut être décrite de plusieurs façons. Nous pourrions dire que ce qui est typique des chats est la capacité de tuer des petits oiseaux. Nous pourrions également dire que ce qui est typique, et crucial, c'est la capacité d'exercer des capacités prédatrices et d'éviter la douleur de la frustration. Ce qui est hérité est une tendance générale qui peut s'exprimer de plusieurs manières. Dans un monde multi-espèces, où nous devons tous inhiber certains comportements afin de vivre ensemble en paix, il est logique de se concentrer sur la dernière description, plus générale, de la capacité, à moins que nous n'ayons des preuves accablantes que cette approche ne fonctionne pas, que les chats qui ne tuent pas les oiseaux sont déprimés et misérables. Ce n'est pas ce que les preuves nous montrent. Un chat a besoin d'un exutoire pour sa nature prédatrice, tout comme un humain. Mais il n'y a aucune raison pour que cet exutoire soit celui qui inflige d'horribles souffrances à une victime.

Pourquoi ne pensons-nous pas de la sorte lorsque nous sommes confrontés à la prédation dans la “nature” ? Il y a une bonne raison à cette asymétrie. Nous sommes très ignorants, et si nous essayions d'intervenir sur la prédation à grande échelle, nous provoquerions très probablement un désastre à grande échelle. Nous n'avons pratiquement aucune idée de la façon dont le nombre d'espèces changerait, des pénuries qui seraient créées, et nous ne sommes absolument pas préparés à faire face aux conséquences probables de telles interventions. La seule façon de protéger les créatures les plus faibles de la prédation serait de transformer les réserves d'animaux les plus importantes en zoos de la mauvaise vieille époque, chaque créature ou groupe se trouvant dans son propre enclos.

Cependant, à moins de s'engager dans cette voie, il n'existe pas d'idée réalisable de comportements de substitution comparables au rôle d'un tel concept dans la vie des chiens et des chats de compagnie. Dans un zoo typique, les gens peuvent essayer d'organiser un substitut : par exemple, donner à un tigre une balle lestée pour qu'il exerce ses capacités de prédateur, tout en le nourrissant de viande tuée sans cruauté. Voici ce que le zoo de San Diego a déclaré en 2020 au sujet du régime alimentaire de ses léopards :

Au zoo de San Diego, nos léopards sont généralement nourris avec un régime commercial à base de viande hachée conçu pour les carnivores de zoo, et on leur offre occasionnellement un gros os, un lapin décongelé ou une carcasse de mouton. Afin d'aiguiser leurs talents de chasseurs, les spécialistes de la faune sauvage leur proposent de temps en temps une "chasse" aux boulettes de viande, où une partie de leur nourriture est roulée en boulettes et cachée dans leur habitat.

La torture est ainsi déplacée de la chasse vers une ferme industrielle que les visiteurs ne voient pas. Ce n'est pas une amélioration. La viande synthétique cultivée en laboratoire ou même la viande végétale serait de loin supérieure. Même un animal tué sans cruauté serait supérieur, car la mort des prédateurs est généralement très douloureuse. Toutefois, en l'absence d'enclos séparés du type de ceux que l'on trouve dans les zoos, de telles substitutions ne seraient pas possibles.

Le philosophe Jeff McMahan, dans une tribune publiée dans un journal, a suggéré de manière spéculative de supprimer la prédation par l'ingénierie.

Léopards des neiges, Parc national Ala Archa, Kirghizistan

 Cette idée résoudrait le problème des enclos séparés, mais elle ne témoigne tout simplement pas de respect pour la plupart de ces animaux, qui ne devraient pas être blâmés pour leurs tendances. (Ils n'ont pas évolué pour être éducables comme les chiens et les chats, et même si beaucoup d'entre eux font preuve d'apprentissage social, il s'agit du type caractéristique d'une communauté d'espèces prédatrices). Et l'élimination créerait sûrement un chaos de surcroît de population auquel nous ne sommes pas préparés à faire face.

Voilà donc les bonnes raisons d'agir très prudemment contre la prédation, si tant est qu'on le fasse. D'autre part, la souffrance des créatures vulnérables et leur mort prématurée ont une grande importance et semblent exiger une certaine forme d'action intelligente. Le fait d'être mangé par des prédateurs ne fait tout simplement pas partie des objectifs qui constituent la forme de vie de ces créatures. Leur forme de vie leur est propre et elles cherchent à la vivre sans être dérangées, tout comme nous, même si parfois nous sommes aussi la proie d'agresseurs. Ces espèces n'auraient pas survécu si elles n'étaient pas plutôt douées pour la fuite. Dire que c'est le destin des antilopes d'être déchiquetées par les prédateurs, c'est comme dire que c'est le destin des femmes d'être violées. Les deux sont terriblement erronés, et rabaissent la souffrance des victimes. Il est malheureux de constater que, dans la “nature”, les désirs de paix des animaux se heurtent si souvent à la frustration et à la douleur.

Il existe également de très mauvaises raisons de ne pas agir contre la prédation. Une partie de l'idée romantique du “sauvage” est une aspiration à la violence. Le Tyger de Blake et le Vent d'Ouest de Shelley sont des emblèmes de ce que certains humains pensent avoir perdu en devenant hypercivilisés. Cette nostalgie de l'agressivité (prétendument) perdue est à l'origine de la fascination de beaucoup de gens pour les grands animaux prédateurs, voire pour le spectacle de la prédation lui-même. Les personnes qui gèrent des réserves d'animaux savent que la prédation est un attrait touristique certain. Lors de ma visite dans une belle réserve du Botswana, j'ai constaté que l'un des spectacles les plus recherchés était celui d'une espèce rare de lycaon bondissant en meute sur une antilope et la déchirant en deux avant même qu'elle ne soit morte. Depuis le début de la chasse jusqu'à la scène finale où les vautours nettoient la carcasse, en passant par la mort atroce et le partage obligatoire du butin, les riches touristes qui se trouvaient dans ma jeep regardaient avec avidité, quittant leur colonie de tentes à 4 heures du matin pour le faire ; et rares étaient ceux qui réagissaient avec horreur et aversion.

Les gens ont des tendances sadiques peu recommandables, et ils créent des divertissements pour les satisfaire. De même que les Romains assouvissaient leur soif de sang en partie grâce à des actes de violence impliquant des animaux (y compris des éléphants, auxquels Cicéron et Pline s'opposaient fermement, alors qu'ils ne s'opposaient pas à la torture des humains), de même aujourd'hui, mon établissement touristique très respectable du Botswana gagnait de l'argent grâce au sadisme par procuration. De plus, l'ensemble de la réserve animale se prête à cet exercice : les chiens sauvages sont très menacés, et de gros efforts sont faits pour les préserver. Je suis agnostique quant à l'opportunité de préserver cette espèce, mais je pense qu'ici, la préoccupation centrale qui incite à la préservation est mauvaise : l'argent du sado-tourisme.

Il existe quelques interventions modestes contre la prédation que nous devrions envisager, tout en nous abstenant d'aborder la question plus large. La première consiste à ne pas faire d'argent avec le sado-tourisme. Tout comme la chasse au renard, un autre sport humain qui torture les animaux pour satisfaire le sadisme humain, a été rendue illégale, je plaide pour que la prédation soit limitée à des espaces sans humains, comme cela a été judicieusement fait au Kirghizistan. Il y aurait beaucoup moins de carnages s'ils n'étaient pas mis en scène pour un public humain. Dans une grande réserve, il n'est peut-être pas possible de tenir les humains totalement à l'écart des prédateurs, mais il n'est pas nécessaire de faire un point d'honneur à emmener les touristes voir la prédation, qui se produit de toute façon en grande partie au crépuscule ou la nuit.

Deuxièmement, lorsqu'il existe des cas de cruauté entre animaux sous la responsabilité de l'homme, nous pouvons prudemment trouver au moins quelques moyens d'intervenir : par exemple en protégeant, comme cela se fait souvent, le membre le plus faible ou rejeté d'une portée ou d'un nid de la destruction. La réserve d'oiseaux de Nouvelle-Zélande en est un exemple merveilleux. Ils empêchent les lapins, les rats, les souris et les chats, qui ont de toute façon beaucoup de nourriture, car ce sont des espèces très résistantes. Bien sûr, cela déplace la prédation et l'appauvrissement de l'habitat causés par ces créatures sur d'autres petites créatures en dehors de la réserve, donc mon approbation est discutable. Mais les oiseaux de Nouvelle-Zélande sont extrêmement vulnérables, car ils n'ont pas évolué pour échapper à ce type de prédateur - la plupart des espèces prédatrices ne sont pas indigènes à la Nouvelle-Zélande. Et les gens peuvent fournir et fournissent effectivement une nourriture de substitution aux autres animaux qui n'implique pas de prédation. Les chats peuvent être nourris avec de la viande ou du poisson tué sans cruauté, ce qui est au moins un peu mieux, ou de la viande cultivée en laboratoire, ce qui est encore mieux. Je pense donc que, tout bien considéré, la décision de la nation de protéger les oiseaux est défendable.

Jusqu'où pouvons-nous aller dans cette direction ? Nous devons presser cette question en permanence. Un couple de pluviers siffleurs rares, qui a niché en 2019 à Montrose Beach à Chicago, a découvert à son grand désarroi qu'une mouffette avait mangé ses trois œufs, qui étaient sur le point d'éclore. Ils ont alors pondu un autre œuf, et le Park District a installé un nouvel enclos plus solide autour du nid pour le protéger. Quelqu'un osera-t-il s'y opposer pour cause de “contre-nature” ? Fin juillet 2021, quatre poussins ont éclos, et deux ont été élevés avec succès jusqu'à l'âge adulte. Une fois éclos, les poussins n'étaient plus confinés dans l'enclos, et deux d'entre eux semblent avoir succombé à la prédation, dans la période vulnérable précédant l'apprentissage du vol. Aurait-il fallu protéger encore plus les jeunes poussins ? Probablement pas, car ils n'auraient alors pas appris à devenir des pluviers adultes.

Troisièmement, certains cas de prédation sont admissibles, du moins dans ma théorie, car ils ouvrent des sources de nourriture pour de nombreux animaux. Tuer des insectes n'inflige pas un préjudice dont ma théorie de la justice pour les animaux peut avoir connaissance, car ma théorie insiste sur le fait que la sensibilité est un seuil minimal pour la justice. Cela ouvre des sources de nourriture pour de nombreuses créatures. Et tuer des rats et d'autres animaux nuisibles peut parfois être couvert par le principe d'autodéfense - bien que limiter la fertilité des rats soit toujours préférable, comme on commence à le comprendre.

En bref, nous devons discuter sérieusement et en permanence du problème de la prédation et de ce qu'il faut faire pour y remédier, et nous devons continuer à chercher des solutions futures imaginables, telles que des comportements animaux de substitution, lorsque cela semble possible sans frustration néfaste. (Les chats du Kirghizistan adoptent un comportement de substitution lorsqu'ils trouvent de la nourriture sans tuer les oiseaux). Nous devons avant tout convaincre les gens que la prédation est un problème. Trop de gens grandissent en étant excités et fascinés par la prédation, ce qui a eu un effet néfaste sur l'ensemble de notre culture. Il est important de rappeler que les antilopes ne sont pas faites pour être mangées, mais pour vivre leur vie d'antilope. Le fait qu'elles ne puissent souvent pas vivre cette vie est un problème, et puisque nous sommes responsables partout, nous devons déterminer ce que nous pouvons et devons faire à ce sujet. Par-dessus tout, nous devons faire face aux responsabilités qu'implique notre contrôle omniprésent sur la vie et l'habitat des animaux, en nous efforçant non pas de gâcher la vie des animaux, comme nous le faisons si souvent, mais de contribuer à leur épanouissement.


23/09/2022

ANNAMARIA RIVERA
Ce n'est qu'un animal

Annamaria Rivera, Comune-Info, 21/9/2022
Traduit par
Fausto Giudice

Le mot spécisme* est fondé sur la notion d'espèce, par analogie avec les mots racisme et sexisme : c'est le système de domination, d'objectivation, d'appropriation des animaux, fondé sur le critère rigide et arbitraire de l'appartenance des individus à une espèce.

Un tel système est soutenu et justifié par le dogme de la Nature et l'idéologie de la centralité et de la supériorité de l'espèce humaine sur toutes les autres. La pensée occidentale moderne, bien qu’envisageant des formes de continuité dans la sphère matérielle - évolutive, biologique, mais aussi génétique - a surtout séparé culturellement et moralement non seulement le corps de l'esprit, le soma de la psyché, mais aussi les humains des non-humains.

Par conséquent, elle a souvent opéré une nette dissociation entre les sujets humains et les objets animaux, réifiant ces derniers et niant non seulement le fait qu'ils ont un “monde”, des cultures, une “histoire”, mais aussi leur qualité de sujets dotés d'une vie sensible, émotionnelle et cognitive.

Les croyances, préjugés et stéréotypes utilisés pour légitimer l'indifférence à l'égard des souffrances infligées aux animaux ou pour justifier la cruauté coutumière à leur égard sont étroitement liés aux formes de pensée racistes et sexistes.

Le mouvement antispéciste (ou mouvement de libération animale) affirme que l’assignation des individus à des catégories biologiques (d'espèces, mais aussi de “race”, de sexe, d'âge) n'est pas pertinente pour décider de la considération à accorder à leurs besoins, à leurs désirs, à leurs droits ; et elle sert simplement de prétexte idéologique à la discrimination, qui va jusqu'à la réification. Au sujet de cette dernière, il suffit de mentionner le fait que, jusqu'en 2015, pour le Code civil français, le statut juridique de l'animal était celui d'un bien meuble : ce n'est que plus tard qu'il est devenu « un être vivant doué de sensibilité » [voir ici].

Un des risques les plus sérieux est, à mon avis, l'infiltration du mouvement antispéciste ou l'appropriation de la “question animale” par des courants de droite ou d'extrême droite. Il est donc également nécessaire - et pas seulement pour des raisons tactiques - d'articuler l'antispécisme avec l'antisexisme et l'antiracisme. Les stéréotypes utilisés pour légitimer l'indifférence à l'égard des souffrances infligées aux animaux ou pour justifier la cruauté habituelle à leur égard sont étroitement liés aux modes de pensée racistes et sexistes.

Une partie de la gauche politique court également de tels risques, incapable, comme elle l'est souvent, de comprendre la valeur stratégique de l'antispécisme. Pour une partie de la pensée de gauche, la “question animale” est un luxe pour les privilégiés, qui seraient indifférents aux questions de classe, de justice sociale et d'égalité. Cependant, bien que la tradition de gauche ait souvent marqué ses distances par rapport à la “question animale”, il existe des exceptions historiques pertinentes auxquelles on peut se référer : de Rosa Luxemburg à Horkheimer et Adorno...

Quant au mouvement féministe, il a certainement développé une réflexion profonde sur ce qui est proclamé, proposé et imposé comme neutralité universelle. Mais, jusqu'à présent, du moins dans ses variantes italienne et française, il n'a pas su réfléchir suffisamment au “cycle maudit de l'exclusion des autres”, inauguré par le spécisme (l'expression est de Claude Lévi-Strauss).


En effet, affirmer que les animaux ne sont pas des choses, des biens ou des marchandises, mais bien des sujets d'une vie sensible, singulière, affective et cognitive (et agir en conséquence) signifie aller dans le sens d'un projet économique, social et culturel qui a pour fondement la redistribution des ressources à l'échelle mondiale, l'égalité économique et sociale, et en fin de compte le dépassement du système capitaliste. Et ceci dans la mesure où, notamment dans sa phase néolibérale et mondialisée, le capitalisme est fondé sur l'exploitation intensive des non-humains comme des humains.

Même les écologistes ont tardé non seulement à se préoccuper du bien-être animal, mais aussi à prendre en compte les énormes dégâts environnementaux causés par l'industrie de la viande. De fait, au moins 142 milliards d'animaux sont abattus chaque année dans le monde. Avant d'être tués, souvent de manière douloureuse et horrible, les animaux d'élevage n'ont aucune existence. Les cochons sont emprisonnés dans des cages qui compriment leur corps et les empêchent de bouger du tout ; les veaux sont arrachés à leur mère dès leur naissance ; les poussins mâles sont pulvérisés vivants...

Cette industrie est la principale responsable de la déforestation, de la consommation et de la pollution de l'eau, de la production de gaz à effet de serre, de l'utilisation planétaire des terres, de la consommation de produits agricoles ; en outre, elle est l'une des premières en termes de consommation d'énergie. Tout cela au profit presque exclusif des pays occidentaux riches et industrialisés, qui sont les plus gros consommateurs de viande par habitant. [voir ici]


En résumé, nous avons aujourd'hui tous les éléments pour affirmer que l'alimentation carnée provoque un véritable désastre écologique (il faut dix mille litres d'eau pour produire un kilo de viande bovine) ainsi qu'une importante sous-nutrition humaine : quatre milliards d'êtres humains de plus pourraient être nourris si les productions végétales destinées aux bovins étaient utilisées directement pour l’ alimentation des humains.


En réalité, les élevages industriels et les abattoirs, avec leur chaîne de démontage des corps des animaux, restent les exemples extrêmes d'“usines” typiquement fordistes. Là, une vache est tuée et dépecée toutes les minutes, un porc toutes les vingt secondes et un poulet toutes les deux secondes. Mais leurs dégâts n'affectent pas seulement la vie des animaux, bien sûr, et l'environnement, mais aussi les travailleurs qui y sont employés. En France, d'ailleurs, il y a eu des enquêtes de terrain sur les chaînes d'abattage, qui décrivent l'enfer des conditions des animaux et des travailleurs.

La rationalité technique de l'élevage et de l'abattage des animaux contient en elle-même une logique qui évoque celle qui a guidé les techniques de concentration et d'extermination des humains. Suivant la sémantique de l'euphémisme homicide, l'extermination planifiée selon la stricte logique industrielle était désignée par l'expression « donner une mort compatissante » afin d'éviter les « souffrances inutiles ». Ainsi, la mise à mort en série d'animaux destinés à l'abattage dans des abattoirs aseptiques et automatisés, prescrite par les lois des pays occidentaux “plus avancés”, est appelée et justifiée comme un “abattage sans cruauté”.

L'antispécisme s'oppose à la vision naturaliste des êtres vivants et s'intéresse non pas à ce que les individus représentent, mais avant tout à ce qu'ils ressentent et vivent. Ce qui compte, ce n'est pas le logos, la rationalité ou la capacité d'abstraction, mais, avant tout, la simple existence de la souffrance de l'animal, qui est la preuve de sa conscience et de sa subjectivité. On sait maintenant que la sensibilité et l'acuité affective des porcs sont parmi les plus développées. Et pourtant, cela n'empêche pas de tuer au moins deux milliards d'entre eux chaque année, après les avoir soumis à des conditions d'élevage horribles.

C'est l'homme occidental-moderne qui a inauguré la rhétorique selon laquelle l'altérité ne peut être définie que par un critère privatif. L'animal non humain serait caractérisé par ce qui lui manque : raison, âme, conscience, langage, culture...

Jamais par sa singularité. A cet égard, les découvertes nombreuses et novatrices dans les domaines de l'éthologie et de la psychologie cognitive nous ont amenés à abandonner progressivement les anciens critères privatifs. Néanmoins, la pensée dogmatique de la suprématie absolue des êtres humains invente toujours de nouvelles différences radicales, infondées ou même ridicules. On disait autrefois que l'utilisation d'outils était “propre à l'homme”, jusqu'à ce que l'on découvre que certaines espèces animales les utilisaient. Ensuite, on a prétendu que seuls les humains étaient capables de les fabriquer, alors qu'en fait les chimpanzés et d'autres animaux en sont également capables. Plus tard, il a été affirmé que les animaux n'avaient pas de langage articulé. Or  on a pu enseigner à certains primates le langage gestuel des sourds-muets humains, avec une syntaxe et d'autres règles.

Nous disposons donc aujourd'hui de tous les éléments scientifiques pour affirmer que les animaux sont des êtres sensibles, dans de nombreux cas dotés d'une conscience, au sens le plus fort du terme.

Certains anthropologues, au premier rang desquels Claude Lévi-Strauss, ont émis l'hypothèse que l'asservissement, la disqualification et l'exploitation des animaux étaient le modèle primaire qui permettait la domination, la réification et la hiérarchisation de certaines catégories d'êtres humains. Pour sa part, Theodor W. Adorno, dans un aphorisme mémorable de Minima Moralia, écrit que l'éventualité du pogrom est décidée « au moment où le regard d'un animal mortellement blessé rencontre un homme. L'obstination avec laquelle il rejette son regard – “ce n'est qu'un animal” - réapparaît irrésistiblement dans les cruautés commises sur les humains, dont les auteurs doivent constamment se convaincre que “ce n'est qu'un animal” ».

NdT

*Spécisme : traduction de l’anglais speciesism, un terme forgé par le psychologue britannique Richard Ryder, membre du Groupe d’Oxford, en 1970, et défini comme « un préjugé ou une attitude de partialité en faveur des intérêts des membres de sa propre espèce et contre ceux des membres d'autres espèces ».

  

  Le marché de la viande, par Carl Hassmann,magazine Puck, USA, 1906 [date de parution du roman d'Upton Sinclair La Jungle, sur les abattoirs de Chicago et de la promulgation de la première loi fédérale de régulation du marché de la viande] :

    Un boucher, "Le trust du bœuf", debout derrière le comptoir d'une boucherie, présentant des produits carnés étiquetés "Poison en pot, bœuf au maïs chimique, poulet de veau, saindoux tuberculeux, rôti de bœuf pourri, jambon désodorisé, saucisses embaumées, porc putréfié". Un verset de la Bible apparaît sous le comptoir : "C'est pourquoi je vous dis : Ne vous souciez pas pour votre vie de ce que vous mangerez, ni de ce que vous boirez. Matthieu VI:25".