Annamaria Rivera, Comune-Info,
21/9/2022
Traduit
par Fausto
Giudice
Le mot spécisme* est fondé sur la notion d'espèce, par analogie avec les mots racisme et sexisme : c'est le système de domination, d'objectivation, d'appropriation des animaux, fondé sur le critère rigide et arbitraire de l'appartenance des individus à une espèce.
Un tel système est soutenu et justifié par le dogme de la Nature et l'idéologie de la centralité et de la supériorité de l'espèce humaine sur toutes les autres. La pensée occidentale moderne, bien qu’envisageant des formes de continuité dans la sphère matérielle - évolutive, biologique, mais aussi génétique - a surtout séparé culturellement et moralement non seulement le corps de l'esprit, le soma de la psyché, mais aussi les humains des non-humains.
Par conséquent, elle a souvent opéré une nette dissociation entre les sujets humains et les objets animaux, réifiant ces derniers et niant non seulement le fait qu'ils ont un “monde”, des cultures, une “histoire”, mais aussi leur qualité de sujets dotés d'une vie sensible, émotionnelle et cognitive.
Les croyances, préjugés et stéréotypes utilisés pour légitimer l'indifférence à l'égard des souffrances infligées aux animaux ou pour justifier la cruauté coutumière à leur égard sont étroitement liés aux formes de pensée racistes et sexistes.
Le mouvement antispéciste (ou mouvement de libération animale) affirme que l’assignation des individus à des catégories biologiques (d'espèces, mais aussi de “race”, de sexe, d'âge) n'est pas pertinente pour décider de la considération à accorder à leurs besoins, à leurs désirs, à leurs droits ; et elle sert simplement de prétexte idéologique à la discrimination, qui va jusqu'à la réification. Au sujet de cette dernière, il suffit de mentionner le fait que, jusqu'en 2015, pour le Code civil français, le statut juridique de l'animal était celui d'un bien meuble : ce n'est que plus tard qu'il est devenu « un être vivant doué de sensibilité » [voir ici].
Un des risques les plus sérieux est, à mon avis, l'infiltration du mouvement antispéciste ou l'appropriation de la “question animale” par des courants de droite ou d'extrême droite. Il est donc également nécessaire - et pas seulement pour des raisons tactiques - d'articuler l'antispécisme avec l'antisexisme et l'antiracisme. Les stéréotypes utilisés pour légitimer l'indifférence à l'égard des souffrances infligées aux animaux ou pour justifier la cruauté habituelle à leur égard sont étroitement liés aux modes de pensée racistes et sexistes.
Une partie de la gauche politique court également de tels risques, incapable, comme elle l'est souvent, de comprendre la valeur stratégique de l'antispécisme. Pour une partie de la pensée de gauche, la “question animale” est un luxe pour les privilégiés, qui seraient indifférents aux questions de classe, de justice sociale et d'égalité. Cependant, bien que la tradition de gauche ait souvent marqué ses distances par rapport à la “question animale”, il existe des exceptions historiques pertinentes auxquelles on peut se référer : de Rosa Luxemburg à Horkheimer et Adorno...
Quant au mouvement féministe, il a certainement développé une réflexion profonde sur ce qui est proclamé, proposé et imposé comme neutralité universelle. Mais, jusqu'à présent, du moins dans ses variantes italienne et française, il n'a pas su réfléchir suffisamment au “cycle maudit de l'exclusion des autres”, inauguré par le spécisme (l'expression est de Claude Lévi-Strauss).
En effet, affirmer que les animaux ne sont pas des choses, des biens ou des marchandises, mais bien des sujets d'une vie sensible, singulière, affective et cognitive (et agir en conséquence) signifie aller dans le sens d'un projet économique, social et culturel qui a pour fondement la redistribution des ressources à l'échelle mondiale, l'égalité économique et sociale, et en fin de compte le dépassement du système capitaliste. Et ceci dans la mesure où, notamment dans sa phase néolibérale et mondialisée, le capitalisme est fondé sur l'exploitation intensive des non-humains comme des humains.
Même les écologistes ont tardé non seulement à se préoccuper du bien-être animal, mais aussi à prendre en compte les énormes dégâts environnementaux causés par l'industrie de la viande. De fait, au moins 142 milliards d'animaux sont abattus chaque année dans le monde. Avant d'être tués, souvent de manière douloureuse et horrible, les animaux d'élevage n'ont aucune existence. Les cochons sont emprisonnés dans des cages qui compriment leur corps et les empêchent de bouger du tout ; les veaux sont arrachés à leur mère dès leur naissance ; les poussins mâles sont pulvérisés vivants...
Cette industrie est la principale responsable de la déforestation, de la consommation et de la pollution de l'eau, de la production de gaz à effet de serre, de l'utilisation planétaire des terres, de la consommation de produits agricoles ; en outre, elle est l'une des premières en termes de consommation d'énergie. Tout cela au profit presque exclusif des pays occidentaux riches et industrialisés, qui sont les plus gros consommateurs de viande par habitant. [voir ici]
En résumé, nous avons aujourd'hui tous les éléments pour affirmer que l'alimentation carnée provoque un véritable désastre écologique (il faut dix mille litres d'eau pour produire un kilo de viande bovine) ainsi qu'une importante sous-nutrition humaine : quatre milliards d'êtres humains de plus pourraient être nourris si les productions végétales destinées aux bovins étaient utilisées directement pour l’ alimentation des humains.
En réalité, les élevages industriels et les abattoirs, avec leur chaîne de démontage des corps des animaux, restent les exemples extrêmes d'“usines” typiquement fordistes. Là, une vache est tuée et dépecée toutes les minutes, un porc toutes les vingt secondes et un poulet toutes les deux secondes. Mais leurs dégâts n'affectent pas seulement la vie des animaux, bien sûr, et l'environnement, mais aussi les travailleurs qui y sont employés. En France, d'ailleurs, il y a eu des enquêtes de terrain sur les chaînes d'abattage, qui décrivent l'enfer des conditions des animaux et des travailleurs.
La rationalité technique de l'élevage et de l'abattage des animaux contient en elle-même une logique qui évoque celle qui a guidé les techniques de concentration et d'extermination des humains. Suivant la sémantique de l'euphémisme homicide, l'extermination planifiée selon la stricte logique industrielle était désignée par l'expression « donner une mort compatissante » afin d'éviter les « souffrances inutiles ». Ainsi, la mise à mort en série d'animaux destinés à l'abattage dans des abattoirs aseptiques et automatisés, prescrite par les lois des pays occidentaux “plus avancés”, est appelée et justifiée comme un “abattage sans cruauté”.
L'antispécisme s'oppose à la vision naturaliste des êtres vivants et s'intéresse non pas à ce que les individus représentent, mais avant tout à ce qu'ils ressentent et vivent. Ce qui compte, ce n'est pas le logos, la rationalité ou la capacité d'abstraction, mais, avant tout, la simple existence de la souffrance de l'animal, qui est la preuve de sa conscience et de sa subjectivité. On sait maintenant que la sensibilité et l'acuité affective des porcs sont parmi les plus développées. Et pourtant, cela n'empêche pas de tuer au moins deux milliards d'entre eux chaque année, après les avoir soumis à des conditions d'élevage horribles.
C'est l'homme occidental-moderne qui a inauguré la rhétorique selon laquelle l'altérité ne peut être définie que par un critère privatif. L'animal non humain serait caractérisé par ce qui lui manque : raison, âme, conscience, langage, culture...
Jamais par sa singularité. A cet égard, les découvertes nombreuses et novatrices dans les domaines de l'éthologie et de la psychologie cognitive nous ont amenés à abandonner progressivement les anciens critères privatifs. Néanmoins, la pensée dogmatique de la suprématie absolue des êtres humains invente toujours de nouvelles différences radicales, infondées ou même ridicules. On disait autrefois que l'utilisation d'outils était “propre à l'homme”, jusqu'à ce que l'on découvre que certaines espèces animales les utilisaient. Ensuite, on a prétendu que seuls les humains étaient capables de les fabriquer, alors qu'en fait les chimpanzés et d'autres animaux en sont également capables. Plus tard, il a été affirmé que les animaux n'avaient pas de langage articulé. Or on a pu enseigner à certains primates le langage gestuel des sourds-muets humains, avec une syntaxe et d'autres règles.
Nous disposons donc aujourd'hui de tous les éléments scientifiques pour affirmer que les animaux sont des êtres sensibles, dans de nombreux cas dotés d'une conscience, au sens le plus fort du terme.
Certains anthropologues, au premier rang desquels Claude Lévi-Strauss, ont émis l'hypothèse que l'asservissement, la disqualification et l'exploitation des animaux étaient le modèle primaire qui permettait la domination, la réification et la hiérarchisation de certaines catégories d'êtres humains. Pour sa part, Theodor W. Adorno, dans un aphorisme mémorable de Minima Moralia, écrit que l'éventualité du pogrom est décidée « au moment où le regard d'un animal mortellement blessé rencontre un homme. L'obstination avec laquelle il rejette son regard – “ce n'est qu'un animal” - réapparaît irrésistiblement dans les cruautés commises sur les humains, dont les auteurs doivent constamment se convaincre que “ce n'est qu'un animal” ».
NdT
*Spécisme : traduction de l’anglais speciesism, un terme forgé par le psychologue britannique Richard Ryder, membre du Groupe d’Oxford, en 1970, et défini comme « un préjugé ou une attitude de partialité en faveur des intérêts des membres de sa propre espèce et contre ceux des membres d'autres espèces ».
Le marché de la viande, par Carl Hassmann,magazine Puck, USA, 1906 [date de parution du roman d'Upton Sinclair La Jungle, sur les abattoirs de Chicago et de la promulgation de la première loi fédérale de régulation du marché de la viande] :
Un boucher, "Le trust du bœuf", debout derrière le comptoir d'une boucherie, présentant des produits carnés étiquetés "Poison en pot, bœuf au maïs chimique, poulet de veau, saindoux tuberculeux, rôti de bœuf pourri, jambon désodorisé, saucisses embaumées, porc putréfié". Un verset de la Bible apparaît sous le comptoir : "C'est pourquoi je vous dis : Ne vous souciez pas pour votre vie de ce que vous mangerez, ni de ce que vous boirez. Matthieu VI:25".
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