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28/09/2022

LEA MELANDRI
Qui est Giorgia Meloni, la machiste maternelle qui plait à des hommes et à des femmes ?
Analyse d'un succès

 Lea Melandri, Il Riformista, 23/9/2022

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Lea Melandri (Fusignano, 1941), est une journaliste, écrivaine et enseignante italienne, militante féministe depuis les années 1970. Bio-bibliographie en italien. Son seul livre en français est L'Infamie originaire (Éd. des Femmes, 1979).

 

NdT : cet article est paru deux jours avant les élections du 25 septembre qui ont vu le triomphe des Fratelli d’Italia et de leur Big Mamma.

 

Si Giorgia Meloni devait réellement devenir Premier ministre, nous devrions d'abord nous demander la raison pour laquelle elle a obtenu un si large consensus parmi les hommes et malheureusement même les femmes; Le "familialisme" italiote est encore fortement enraciné, à tel point qu'il peut être considéré comme l'un des fondements de la vie sociale. En son sein, domine la figure de la femme-mère, forte du pouvoir que lui donne son caractère indispensable pour la famille - s'occupant des enfants, des malades, des personnes âgées et des hommes en parfaite santé, mais habitués à déléguer les soins et le travail domestique aux femmes. Giorgia Meloni a non seulement souvent affirmé son rôle maternel, son opposition à l'avortement, sa préoccupation maintes fois répétée pour la dénatalité en Italie, mais elle se présente comme une sorte d'hybride, un mélange de traits féminins et virils, de physique gracieux et d'agressivité, un machisme tempéré par la ruse féminine.

 

Non, ce n’est pas une série Netflix (“La servante en noir”), c’est Giorgia Meloni, “utérus de la nation”, manifestant contre la gestation pour autrui : « Non à la location d’utérus », « Le corps de la femme n’est pas à vendre », « Location d’utérus, crime universel »

 

Pour beaucoup d'hommes, qui ont vécu dans l'ombre de mères souvent plus fortes et plus combatives que les pères, c'est une figure familiale qu'ils ne ressentent pas comme concurrentielle, qui ne menace pas leur pouvoir, parce qu'elle montre qu’elle l’a absorbé sans aucune critique ni distanciation. En somme, un double qui, pour différentes raisons - de vengeance, de sortie de la position de victime - plaît aussi aux femmes et les rassure. Sa présence à la tête de la coalition de droite n'a pas été perçue comme une dévaluation, mais presque comme une valeur ajoutée. Sa ténacité et sa pugnacité ont eu le dessus sur les dirigeants masculins, qui sont clairement en crise de crédibilité, et en tant que femme, avec une vision du monde qui s'inscrit entièrement dans la culture patriarcale, elle les a en quelque sorte légitimés. Ils peuvent se targuer d'une présence féminine rare au sommet du pouvoir, sans qu’ils aient à subir des dommages en retour. Dans la campagne électorale, mais aussi dans l'ascension surprenante de son parti, ça a certainement compté pour Giorgia Meloni qu'elle fût une femme, mais une femme capable de leadership, de fortes convictions et d'agressivité pour s'opposer aux ennemis politiques. Elle a toujours soigné ses apparences féminines dans sa tenue vestimentaire, autant que le caractère résolu de ses discours publics, un mode de communication parfois même violent.

Rossana Rossanda a dit un jour que les femmes peuvent être « réactionnaires ou insurgées, rarement démocratiques ». Il me semble que le succès de Giorgia Meloni, mais aussi le danger qu'elle représente pour notre pays à la démocratie déjà chancelante,  réside dans la combinaison de ces deux éléments. On peut se demander pourquoi il n'y a pas eu de réaction forte des femmes face à une droite qui menace leurs conquêtes et droits durement acquis.

Malheureusement, en Italie, depuis ses débuts dans les années 1970, le féminisme a été non seulement entravé mais aussi combattu par ces mêmes forces politiques - je pense en particulier aux groupes extraparlementaires - qui auraient dû être renforcées et enrichies par lui. Il est vrai que dans sa radicalité, dans ses pratiques politiques anormales, comme la conscience de soi et la pratique de l'inconscient, dans sa tentative de ramener à la culture tout ce qui a été considéré comme “apolitique” pendant si longtemps - sexualité, histoire personnelle, maternité, soins, etc. -On s'est vite rendu compte qu'il ne s'agissait pas d'un complément à “l'autre culture”, pas même la culture marxiste qui parlait de lutte des classes et de révolution, mais d'une culture antagoniste qui la contestait.

Le féminisme représentait alors, et on peut encore le dire aujourd'hui, le symptôme de la crise du politique et en même temps l'embryon de sa nécessaire redéfinition. Il y a un trait anti- establishment dans le mouvement des femmes en Italie que j'ai retrouvé dans toutes les “marées” de nouvelles générations que j'ai rencontrées au cours de mon long parcours féministe, et qui est également très présent aujourd'hui dans le réseau Non Una Di Meno [Pas une de moins]. Je ne sais pas dans quelle mesure cela a contribué au fait que les questions de genre sont presque totalement absentes du débat public, et même de la production des intellectuels et des politiciens de gauche. Dans les mouvements, antiracistes, environnementalistes, écologistes, anticapitalistes eux-mêmes, bien qu'ils aient une forte présence féminine et féministe en leur sein, les questions plus spécifiquement liées au sexisme sont rarement mentionnées. Cela a certainement à voir avec le familialisme dont j'ai parlé précédemment, avec une idée de la “normalité” qui a intégré de manière perverse l'amour et la violence, la protection et le contrôle du corps féminin, l'exaltation de la maternité et son insignifiance historique, pour citer Virginia Woolf.

Les risques d'un gouvernement avec une forte présence de Fratelli d’Italia pour les droits des femmes durement acquis sont là. En particulier sur la question de l'avortement. Ils ne remettront pas directement en cause la loi 194, mais, comme les “mouvements pro-vie”, les groupes fondamentalistes catholiques, l'ont fait jusqu'à présent, ils la rendront inapplicable, avec l'objection de conscience des médecins, la mise en cause des femmes. Meloni a déjà parlé de l'enterrement et des cimetières pour les fœtus sans avoir à demander le consentement de la femme. Pendant la campagne électorale, elle s'est comportée de manière plus diplomatique, compte tenu du débat qui a fait rage, notamment sur les médias sociaux et à la radio. Ce qui est plus effrayant, à mon avis, ce n'est pas l'attaque directe contre des droits tels que le divorce, l'avortement, la réforme du droit de la famille, etc., mais le consensus qui accueille malheureusement son combat pour les valeurs traditionnelles « famille, patrie, nation » et l' « intégrité de l'espèce » menacée par la présence croissante de femmes “étrangères”, plus prolifiques que les Italiennes.

La relation entre les sexes a atteint une conscience historique, mais les femmes elles-mêmes ont du mal à en percevoir l'ampleur. Cela peut sembler être un accomplissement important, même pour certaines féministes, de voir une femme apparaître dans des postes de pouvoir de premier plan, mais heureusement, la majorité des féministes ne manquent pas de prendre position aujourd'hui, affirmant clairement que les femmes, ayant fait leur la vision du monde masculine, bien que par la force, ont fait de l'émancipation une ascension au pouvoir sous la même forme que celle dont nous avons hérité, sans remettre en question le patriarcat, ses hiérarchies, ses “valeurs”. Il n'est pas surprenant que les femmes qui accèdent au pouvoir, à quelques exceptions près, soient majoritairement de droite.

Les droites, surtout dans le sud de l'Europe où la religion catholique est plus répandue, ont toujours su mêler habilement la violence du pouvoir à la démagogie, la main de fer à la rhétorique de la défense de la famille et de la nation. La gauche paie le prix de ses “Lumières”, qui, en séparant rationalité et sentiments, a donné à la droite une énorme expérience, y compris sur des sujets considérés comme “intimes” - comme la sexualité et la maternité – “apolitiques"” et relégués comme tels dans la sphère privée. La “révolution” du féminisme, à savoir la redécouverte de la nature politique de la vie personnelle et de l'énorme patrimoine culturel qui y est enfoui depuis des millénaires, semble n'avoir servi à rien à cet égard.

29/07/2022

ANNAMARIA RIVERA
Mémoires rebelles : les racines et les ailes*

Annamaria Rivera, 27/7/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Il est difficile d'écrire sur les « axes culturels de 68 », un mouvement au caractère plutôt magmatique et diversifié, même s’il a été transnational et caractérisé par des contenus et des revendications, des styles et des tendances similaires, d'un bout à l'autre du monde. Il suffit de mentionner l'antifascisme et l'internationalisme, l'esprit cosmopolite et libertaire, ainsi que le goût pour la subversion ironique, un héritage, implicite ou peut-être inconscient, du situationnisme.

Pour cette raison, plutôt que de m'aventurer à discuter de ses axes culturels, je préfère partir de ma propre expérience, celle d'un 68 en navette, vécu à l'Université de Bari, où j'étais inscrite, et en même temps à Tarente (ma ville natale, où je vivais à l'époque). Ici, comme il n'y avait pas d'université à l'époque, le mouvement s'est développé dans les écoles secondaires : la partie la plus active était constituée, pas par hasard, d'étudiants d'un lycée professionnel, pour la plupart enfants de prolétaires.

Aujourd'hui, je me demande comment j'ai pu soutenir un activisme aussi frénétique, dans deux villes différentes ; et avec pour corollaire des dénonciations, des agressions policières, des nuits au commissariat, des grèves de la faim pour protester contre la répression... Une réponse possible est que 1968 a dépassé de loin la politique comme sphère séparée, pour se caractériser comme un activisme collectif permanent, qui incluait la sphère quotidienne et existentielle, ainsi que la solidarité mutuelle et la convivialité. C'est également grâce à ces deux pratiques que je pouvais, en tant que navetteuse aux ressources économiques limitées, me procurer mon pain quotidien lorsque j'étais à Bari.

 Piazza Statuto, Turin, juillet 1962

Comme on le sait, 68 a été le fruit d'une longue gestation, tant du côté de la jeunesse, de la culture et de la contre-culture, que des luttes de la classe ouvrière. Dans la variante italienne, il représente le point culminant d'un processus de radicalisation politique qui a commencé au moins en 1960, avec la vaste manifestation antifasciste des « garçons en t-shirts rayés », suivie deux ans plus tard par la révolte des travailleurs de la Piazza Statuto, à Turin. Ne serait-ce que pour ces antécédents, il n'est pas réductible à une révolution des coutumes, des mentalités, du style et de la langue uniquement.

Moins que jamais, la thèse des soixante-huitards « fils à papa », formulée par Pasolini dans des vers écrits après la bataille de Valle Giulia et devenue un lieu commun toujours en vogue.  En réalité, en Italie (comme en France et ailleurs), une grande partie des étudiants et étudiantes qui ont "fait" 1968 appartenaient à des familles ouvrières ou petites-bourgeoises : ils·elles étaient la première génération à aller à l'université ou même au lycée.

Valle Giulia, 1er mars 1968

Ce cliché s'est répandu un peu partout, s'il est vrai qu'en ce qui concerne la vaste et dure révolte aux USA contre la guerre au Viêt Nam, le journaliste et écrivain Marc Kurlansky a dû souligner dans son livre sur les soixante-huitard·es qu'il ne s'agissait certainement pas « d'enfants gâtés et privilégiés qui essayaient d'éviter le service militaire, comme ceux qui participaient au mouvement étaient étiquetés » (1968. L'anno che ha fatto saltare il mondo, Mondadori, Milan 2004 : 24 ; éd. orig. 1968).  

J'ai mentionné la contre-culture parce que, même dans le cas italien, elle a contribué dans une certaine mesure à la gestation du mouvement ou du moins à la formation intellectuelle de pas mal de militant·es. Je le dis aussi par expérience personnelle. Bien avant 1968 - lorsque je faisais partie de l'un des nombreux comités contre la guerre au Viêt Nam - mes lectures incluaient Allen Ginsberg et d'autres poètes de la beat generation, dont certains allaient disparaître ou quitter la scène avant ou au début de cette année fatidique.

Lorsque, en 1965, Mondadori a publié le recueil de poèmes de Ginsberg, Hydrogen Jukebox, je me suis précipitée pour l'acheter. Je n'étais certainement pas la seule admiratrice du poète : opposant résolu à la guerre au Viêt Nam et défenseur des droits des homosexuels, il était une idole d'un bout à l'autre du monde, où il était acclamé par les jeunes libertaires, mais aussi arrêté puis refoulé par la police de pas mal de pays.

Il part pour Cuba au début de 1965 avec beaucoup d'enthousiasme et d'attente, mais il est expulsé vers la Tchécoslovaquie pour avoir dénoncé publiquement la persécution des homosexuels. De là, il s'est rendu à Moscou et à Varsovie, avant de retourner à Prague. Dans cette ville, le 1er mai de la même année, il a été accueilli avec tous les honneurs par les étudiant·es de l'université et a participé au Festival de mai, qui se voulait une alternative à la liturgie officielle du régime et consistant en un défilé ainsi qu'en une combinaison de musique, de spectacles et de lectures. C'est là que Ginsberg a été couronné roi de mai et, lors de son discours d'acceptation, a dédié sa couronne à Franz Kafka. Peu après, il a été arrêté par la police, placé en isolement et finalement expulsé du pays. Les choses ne se sont pas arrangées pour lui lorsqu'il est rentré aux USA : comme Kurlansky (2004 : 52) le rappelle, il a immédiatement été inscrit sur une liste de personnes « dangereuses pour la sécurité » par le FBI.

Je me suis attardée sur Allen Ginsberg pour souligner combien sa notoriété et son admiration par la "génération rebelle" étaient méritées : son engagement politique était clair, constant, cohérent, plus que dans le cas de Jack Kerouac et d'autres membres de la beat generation.