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11/03/2024

ANGELA GIUFFRIDA
“Cette usine tue tout” : la poussière rouge de la mort dans le sud sous-développé de l'Italie

Angela Giuffrida à Tarente, The Observer/The Guardian, 10/3/2024
3 premières photos : Roberto Salomone/The Observer
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala


Angela Giuffrida est la correspondante du quotidien britannique The Guardian et de l'hebdomadaire The Observer à Rome.

Les habitants de Tarente, séparés d'une gigantesque aciérie par une mince clôture en filet, racontent une histoire qui oppose les moyens de subsistance aux vies perdues à cause du cancer, l'économie à l'environnement.

Chaque jour, Teresa Battista essuie les épaisses couches de poussière qui recouvrent les tombes du cimetière de San Brunone à Tamburi, un quartier de la ville côtière de Tarente, dans le sud de l'Italie.

Malgré tous ses efforts, cette femme de ménage, qui travaille au cimetière depuis 35 ans, n'a pas pu empêcher les tombes en marbre de développer des cicatrices rouges, dues à la poussière toxique de minerai de fer.

Même après la mort, dit-elle, l'usine sidérurgique adjacente, qui, depuis 1965, crache des fumées nocives qui seraient à l'origine de milliers de décès par cancer, est incontournable.

La plupart des personnes enterrées dans le cimetière sont mortes de la maladie. Deux d'entre elles étaient des frères de Battista. « Presque tous ceux qui sont ici étaient des jeunes », dit-elle. « Cette usine tue tout ».

L'usine sidérurgique, l'une des plus grandes d'Europe et l'un des principaux employeurs du sud sous-développé de l'Italie, est de nouveau sous les feux de la rampe alors que le gouvernement de Giorgia Meloni s'efforce de la maintenir à flot.

Teresa Battista nettoie les tombes du cimetière de San Brunone dans le quartier de Tamburi à Tarente

Meloni a récemment nommé un commissaire spécial pour reprendre temporairement l'usine, qui s'appelle maintenant Acciaierie d'Italia (ADI) mais est mieux connue sous son ancien nom, ILVA, après l'échec des négociations avec le sidérurgiste mondial ArcelorMittal, son propriétaire majoritaire depuis 2018.

Alors que le gouvernement cherche de nouveaux investisseurs, les habitants de Tarente, et en particulier ceux de Tamburi, qui sont séparés de l'usine par une simple clôture métallique, racontent une histoire qui oppose les moyens de subsistance aux vies, l'économie à l'environnement, et les riches aux pauvres.

L'usine a été construite à Tarente, une ville ancienne fondée par les Grecs, au début des années 1960, après avoir été rejetée par Bari, la capitale de la région des Pouilles, et par Lecce, la ville voisine. Des hectares de terres agricoles et des milliers d'oliviers ont été détruits pour faire place à ce complexe tentaculaire, qui fait presque trois fois la taille de Tarente elle-même.

Pendant les premières décennies, l'usine a apporté la prospérité à une ville qui vivait auparavant de la pêche et de l'agriculture. Les travailleurs affluaient des régions voisines ou revenaient de l'étranger pour y travailler. À son apogée, l'usine produisait plus de 10 millions de tonnes d'acier par an, avec une main-d'œuvre de plus de 20 000 personnes.

La pollution émanant des cheminées rayées de rouge et de blanc qui surplombent la ville est devenue une partie intégrante de la vie. Certains anciens travailleurs se souviennent d'avoir soufflé du mucus noir de leur nez. Les enfants jouaient avec la poussière, certains la retrouvant sur leur oreiller le matin lorsque les fenêtres restaient ouvertes en été. « C'était comme des paillettes », dit Ignazio D'Andria, propriétaire du Mini Bar à Tamburi. « Nous pensions qu'il s'agissait d'un cadeau des fées, alors qu'en réalité, c'était du poison ».

Les émissions - un mélange de minéraux, de métaux et de dioxines cancérigènes - se sont infiltrées dans la mer, détruisant pratiquement une autre activité économique vitale de la ville : la pêche aux moules.

Le nombre de cas de cancer a augmenté, mais ce n'est qu'en 2012 que les chiffres officiels ont montré que le taux de mortalité dû à la maladie dans la région était supérieur de 15 % à la moyenne nationale. Des études plus récentes ont confirmé l'existence d'un lien entre les émissions et la prévalence du cancer, ainsi que des taux de maladies respiratoires, rénales et cardiovasculaires supérieurs à la moyenne.

Un rapport de Sentieri, un groupe de surveillance épidémiologique, a révélé qu'entre 2005 et 2012, 3 000 décès étaient directement liés à une « exposition environnementale limitée aux polluants ». Les médecins affirment que le taux de cancer fluctue en fonction de la production de l'usine.

Les enfants sont particulièrement touchés : une étude réalisée en 2019 par l'Institut supérieur de la santé italien (ISS) a révélé qu'au cours des sept années précédant 2012, le taux de lymphomes infantiles à Tarente était presque deux fois plus élevé que les moyennes régionales, et une étude plus récente réalisée par Sentieri a révélé un excès de cancers infantiles dans la ville par rapport au reste de la région des Pouilles.

En janvier, les professionnels de la santé locaux ont appelé le gouvernement à donner la priorité à la santé dans ses relations avec les propriétaires de l'usine et à saisir l'occasion de nettoyer enfin le complexe en difficulté.

Anna Maria Moschetti, pédiatre, a présenté aux responsables politiques régionaux, nationaux et européens des études montrant les effets de l'usine sur la santé.

« L'usine, qui émet des substances nocives pour la santé humaine telles que des substances cancérigènes, a été construite à proximité des habitations et sous le vent, ce qui a entraîné l'exposition de la population à des substances toxiques, des décès et des maladies, comme l'atteste un rapport du ministère public », a déclaré Mme Moschetti.


Angelo Di Ponzio devant une peinture murale de son fils Giorgio, décédé d'un cancer à l'âge de 15 ans, réalisée par l'artiste de rue italien Jorit. '

« La population la plus exposée est celle qui vit à proximité des usines et qui n'a pas les moyens financiers de s'en éloigner ».

Depuis le balcon de leur maison de Tamburi, Milena Cinto et Donato Vaccaro, dont le fils Francesco est décédé en 2019 après 14 ans de lutte contre une maladie immunitaire rare, regardent vers deux structures géantes qui contiennent des stocks de minerai de fer et de charbon. Leurs couvertures en forme de dôme étaient une mesure environnementale destinée à empêcher les poussières toxiques de souffler vers les maisons et les écoles.

Mais rien n'a changé. « Chaque jour, je dois nettoyer cette poussière », dit Cinto en passant son doigt le long du cadre d'une fenêtre.

Vaccaro a travaillé à l'usine pendant 30 ans. « On travaillait comme des bêtes », dit-il en montrant une photo d'un collègue couvert de suie noire. Vaccaro se reproche souvent la mort de son fils. Le couple aimerait déménager, mais la valeur de leur maison a chuté à 18 000 euros et il est désormais impossible de la vendre.

Parmi les démêlés judiciaires de l'usine figure une affaire d'homicide involontaire intentée par Mauro Zaratta et sa femme, Roberta, dont le fils, Lorenzo, est décédé d'une tumeur cérébrale à l'âge de cinq ans. L'autopsie a révélé la présence de fer, d'acier, de zinc, de silicium et d'aluminium dans le cerveau de Lorenzo. Les juges doivent déterminer si ces toxines ont généré le cancer. « Bien qu'il soit conscient des risques de l'usine, qui continue de rendre les gens malades, le gouvernement semble penser qu'il est acceptable de la maintenir ouverte », dit Zaratta, dont la famille vit désormais à Florence.

Aujourd'hui, l'usine emploie environ 8 500 personnes, dont la majorité se rend au travail depuis l'extérieur de Tarente. La question a provoqué de profondes divisions entre ceux qui y travaillent et ceux qui en subissent les conséquences.

« Les gens disent qu'ils ont besoin de l'usine pour nourrir leur famille, mais en réalité, c'est nous qui avons nourri l'usine et qui avons payé pour les dommages causés à notre santé et à l'environnement », dit Giuseppe Roberto, qui a travaillé à l'usine pendant 30 ans et qui organise une action collective contre l'usine.


L'usine sidérurgique Acciaierie d'Italia, toujours connue sous son ancien nom d'ILVA, se profile derrière le quartier Tamburi de Tarente.

La décarbonisation de l'usine et l'installation de fours électriques, une idée promue par l'ancien gouvernement de Mario Draghi, coûteraient 3 à 4 milliards d'euros, dit Mimmo Mazza, directeur du journal régional Gazzetta del Mezzogiorno. « Qui paierait pour cela ? Non seulement c'est coûteux, mais cela signifierait qu'il faudrait moins de personnel ».

Des fresques représentant des enfants victimes du cancer ont été peintes sur les murs de Tarente. L'une d'entre elles représente Giorgio Di Ponzio, décédé à l'âge de 15 ans. Son père Angelo dit : « Nous avons tellement de ressources naturelles à Tarente que dire que nous ne pouvons pas vivre sans l'usine est une erreur. Il semble qu'il faille choisir entre la santé et les intérêts de l'État. En réalité, le gouvernement n’a rien à cirer de l'endroit et des personnes qui tombent malades ».

Au premier plan, la clôture censée protéger les riverains de l'usine, installée en 2013


18/12/2023

ROBERTO CICCARELLI
Le siècle bref de Toni Negri

Toni Negri est mort à Paris dans la nuit du 15 au 16 décembre. Il avait eu 90 ans le 1er  août dernier. Celui que les médias italiens s'acharnent à appeler « il cattivo maestro degli anni di piombo », le « mauvais maître des années de plomb », avait su survivre à la répression féroce déchaînée contre l’Autonomie ouvrière organisée, non sans tâter de quelques années prison. Pour qui l’a connu, il restera dans nos mémoires comme une figure élégante, intelligente, chaleureuse, bref un vrai prince de la Renaissance égaré dans une Italie du XXème siècle livrée au Tout-Profit et à la Combinazione. Il croisera peut-être, entre la Troisième et la Septième Sphère du Paradis de Dante d’autres hérétiques, comme l’autre grand Antonio (Gramsci) ou Pierpaolo (Pasolini).-FG


 Roberto Ciccarelli, il manifesto, 5/8/2023
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Rencontre. L’opéraïsme, les années 70, le 7 avril, Rossanda, la reconnaissance mondiale : les 90 ans d’un philosophe communiste

 
Il a eu 90 ans le 1er aout. Photo Judith Revel

Toni Negri, tu as quatre-vingt-dix ans. Comment vis-tu ton temps aujourd’hui ?
 Je me souviens que Gilles Deleuze souffrait d’une maladie similaire à la mienne. À l’époque, il n’y avait pas l’assistance et la technologie dont nous bénéficions aujourd’hui. La dernière fois que je l’ai vu, il se déplaçait dans un fauteuil roulant avec des bouteilles d’oxygène. C’était vraiment difficile. C’est également le cas pour moi aujourd’hui. Je pense que chaque jour qui passe à cet âge est un jour de moins. Tu n’as pas la force d’en faire un jour magique. C’est comme lorsque tu mangez un bon fruit et qu’il te laisse un goût merveilleux dans la bouche. Ce fruit, c’est probablement la vie. C’est une de ses grandes vertus.

Quatre-vingt-dix ans, c’est un siècle bref.
 Il peut y avoir divers siècles courts. Il y a la période classique définie par Hobsbawm qui va de 1917 à 1989. Il y a eu le siècle américain, beaucoup plus court. Il va des accords monétaires et de la définition de la gouvernance mondiale à Bretton Woods jusqu’aux attentats de septembre 2001 contre les tours jumelles. Quant à moi, mon long siècle a commencé avec la victoire bolchevique, peu avant ma naissance, et s’est poursuivi avec les luttes ouvrières et tous les conflits politiques et sociaux auxquels j’ai participé.

Ce siècle bref s’est achevé sur une défaite colossale.
 Certes. Mais on pensait que l’histoire était finie et que l’ère de la mondialisation apaisée avait commencé. Rien n’est plus faux, comme nous le constatons chaque jour depuis plus de trente ans. Nous sommes dans une ère de transition, mais en réalité nous l’avons toujours été. Bien que sous les radars, nous sommes dans un temps nouveau marqué par une résurgence mondiale des luttes face à laquelle la riposte est dure. Les luttes des travailleurs ont commencé à croiser de plus en plus les luttes féministes, antiracistes, pour la défense des migrants et la liberté de circulation, ou les luttes écologistes.

Philosophe, tu accèdes très jeune à une chaire à Padoue. Tu participes aux Quaderni Rossi, la revue de l’opéraïsme italien. Tu enquêtes, tu fais du travail de terrain dans les usines, en commençant par la pétrochimie à Marghera. Tu as d’abord fait partie de Potere Operaio, puis d’Autonomia Operaia. Tu as vécu le long 68 italien, à commencer par l’impétueux 69 ouvrier du Corso Traiano à Turin. Quel a été le moment politique culminant de cette histoire ?
 Les années 1970, lorsque le capitalisme a anticipé avec force une stratégie pour son avenir. Par le biais de la mondialisation, il a précarisé le travail industriel ainsi que l’ensemble du processus d’accumulation de la valeur. Dans cette transition, de nouveaux pôles productifs ont été allumés : le travail intellectuel, le travail affectif, le travail social qui construit la coopération. À la base de la nouvelle accumulation de valeur, il y a bien sûr aussi l’air, l’eau, le vivant et tous les biens communs que le capital a continué d’exploiter pour contrer la baisse du taux de profit qu’il connaissait depuis les années 1960.

Pourquoi la stratégie capitaliste l’a-t-elle emporté depuis le milieu des années 1970 ?
 Parce qu’il y a eu un manque de réaction de la part de la gauche. En effet, pendant longtemps, l’ignorance de ces processus a été totale. À partir de la fin des années 1970, on a assisté à la suppression de toute force intellectuelle ou politique, ponctuelle ou mouvementiste, qui tentait de montrer l’importance de cette transformation, et qui visait à la réorganisation du mouvement ouvrier autour de nouvelles formes de socialisation et d’organisation politique et culturelle. Ce fut une tragédie. C’est là que la continuité du siècle bref apparaît dans le temps que nous vivons. Il y a eu une volonté de la gauche de bloquer le cadre politique sur ce qu’elle possédait.

Marco Pannella (Parti Radical), Rossana Rossanda, Toni Negri et Jaroslav Novak (Potere Operaio)

Et que possédait cette gauche ?
Une image puissante mais déjà alors inadéquate. Elle a mythifié la figure de l’ouvrier industriel sans se rendre compte qu’il voulait autre chose. Il ne voulait pas s’installer dans l’usine d’Agnelli, mais détruire son organisation ; il voulait construire des voitures et les offrir aux autres sans asservir personne. À Marghera, il ne voulait pas mourir d’un cancer ou détruire la planète. C’est au fond ce que Marx a écrit dans la Critique du programme de Gotha : contre l’émancipation par le travail marchandisé de la social-démocratie et pour la libération de la force de travail du travail marchandisé. Je suis convaincu que la direction prise par l’Internationale communiste - de manière évidente et tragique avec le stalinisme, puis de manière de plus en plus contradictoire et impétueuse - a détruit le désir qui avait mobilisé des masses gigantesques. Tout au long de l’histoire du mouvement communiste, c’est autour de ça que s’est menée la bataille.

Qu’est-ce qui s’affrontait sur ce champ de bataille ?
 D’une part, il y avait l’idée de libération. En Italie, elle était éclairée par la résistance contre le nazifascisme. L’idée de libération a été projetée dans la Constitution elle-même, telle que nous, les jeunes d’alors, l’avons interprétée à l’époque. Et à cet égard, je ne sous-estimerais pas l’évolution sociale de l’Église catholique qui a culminé avec le Concile Vatican II. D’autre part, il y avait le réalisme hérité de la social-démocratie par le parti communiste italien, celui d’Amendola et des togliattiens de diverses origines. Tout a commencé à s’effondrer dans les années 70, lorsque l’occasion s’est présentée d’inventer une nouvelle façon de vivre, une nouvelle façon d’être communiste.

Tu continues à te qualifier de communiste. Qu’est-ce que cela signifie aujourd’hui ?
 Ce que cela signifiait pour moi quand j’étais jeune : connaître un avenir dans lequel nous aurions le pouvoir d’être libres, de travailler moins, de nous aimer les uns les autres. Nous étions convaincus que les concepts bourgeois tels que la liberté, l’égalité et la fraternité pouvaient se concrétiser dans les mots d’ordre de la coopération, de la solidarité, de la démocratie radicale et de l’amour. Nous l’avons pensé et agi, et c’est ce qu’a pensé la majorité qui a voté à gauche et l’a faite exister. Mais le monde était et reste insupportable, il entretient un rapport contradictoire avec les vertus essentielles du vivre ensemble. Mais ces vertus ne se perdent pas, elles s’acquièrent par la pratique collective et s’accompagnent de la transformation de l’idée de productivité, qui ne consiste pas à produire plus de biens en moins de temps, ni à mener des guerres toujours plus dévastatrices. Il s’agit au contraire de nourrir tout le monde, de moderniser, de rendre heureux. Le communisme est une passion collective joyeuse, éthique et politique qui lutte contre la trinité de la propriété, des frontières et du capital.

La rafle du 7 avril 1979, premier moment de la répression du mouvement de l’autonomie ouvrière, a marqué un tournant. Pour d’autres raisons, à mon avis, c’est aussi un tournant pour l’histoire du journal il manifesto grâce à une vibrante campagne de soutien qui a duré des années, un cas de journalisme unique mené avec des militants du mouvement, un groupe d’intellectuels courageux, le parti radical. Huit ans plus tard, le 9 juin 1987, lorsque le château de cartes des accusations changeantes et infondées a été démoli, Rossana Rossanda a écrit qu’il s’agissait d’une “réparation tardive et partielle de beaucoup de choses irréparables”. Qu’est-ce que cela signifie pour toi aujourd’hui ?
 C’est avant tout le signe d’une amitié qui ne s’est jamais démentie. Rossana était pour nous une personne d’une incroyable générosité. Même si, à un moment donné, elle s’est arrêtée elle aussi : elle ne parvenait pas à imputer au PCI ce qu’il était devenu.

Qu’était-il devenu ?
 Un oppresseur. Il a massacré ceux qui dénonçaient le pétrin dans lequel il s’était fourré. Dans ces années-là, nous avons été nombreux à le lui dire. Il y avait une autre voie, celle d’écouter la classe ouvrière, le mouvement étudiant, les femmes, toutes les nouvelles formes dans lesquelles s’organisaient les passions sociales, politiques et démocratiques. Nous avons proposé une alternative de manière honnête, propre et massive. Nous faisions
partie d’un énorme mouvement qui investissait les grandes usines, les écoles, les générations. La fermeture de la part du PCI a conduit à l’émergence de l’extrémisme terroriste. Nous avons payé pour tout cela, et lourdement. À moi seul, j’ai passé au total quatorze ans en exil et onze ans et demi en prison. Il manifesto a toujours défendu notre innocence. Il était complètement idiot que moi ou d’autres membres de l’Autonomia soyons considérés comme les kidnappeurs d’Aldo Moro ou les assassins de camarades. Cependant, dans la campagne innocentiste, qui était courageuse et importante, un aspect substantiel a été laissé de côté.

Un défilé de Potere Operaio (Negri en tête)  

Lequel ?
 Nous étions politiquement responsables d’un mouvement beaucoup plus large contre le compromis historique entre le PCI et la DC. Contre nous, il y a eu une réponse policière de la part de la droite, et ça, ça se comprend. Ce que l’on ne veut pas comprendre, c’est la couverture que le PCI a donnée à cette réponse. Au fond, ils avaient peur que l’horizon politique de la classe change. Si l’on ne comprend pas ce nœud historique, comment peut-on se plaindre de l’inexistence d’une gauche en Italie aujourd’hui ?

Le 7 avril et le “théorème de Calogero*” ont été perçus comme un pas vers la conversion d’une partie non négligeable de la gauche au justicialisme et à la procuration donnée par les politiciens au pouvoir judiciaire. Comment était-il possible de se laisser prendre à un tel piège ?
Lorsque le PCI a substitué la centralité de la lutte morale à la lutte économique et politique, et ce par l’intermédiaire de juges qui gravitaient autour de lui, il a terminé sa course. Croyait-on vraiment utiliser le justicialisme pour construire le socialisme ? Le justicialisme est l’une des choses les plus chères à la bourgeoisie. C’est une illusion dévastatrice et tragique qui les empêche de voir l’utilisation de classe de la loi, de la prison ou de la police contre les subalternes. Au cours de ces années, les jeunes magistrats ont également changé. Avant, ils étaient très différents. On les appelait les “magistrats d’assaut”. Je me souviens des premiers numéros du magazine Democrazia e Diritto, pour lequel je travaillais également. Ils me remplissaient de joie parce que nous parlions de justice de masse. Ensuite, l’idée de justice a été déclinée très différemment, ramenée aux concepts de légalité et de légitimité. Et dans la magistrature, il n’y avait plus de position politique, mais seulement des déploiements entre les courants. Aujourd’hui, donc, nous avons une Constitution réduite à un paquet de normes qui ne correspondent même plus à la réalité du pays.

En prison, tu as poursuivi le combat politique. En 1983, tu as écrit un document en prison, publié par il manifesto, intitulé Do You remember revolution  [“Te souviens-tu de la révolution”]. Il y était question de l’originalité du 1968 italien, des mouvements des années 1970 qui ne pouvaient être réduits aux “années de plomb”. Comment as-tu vécu ces années ?
 Ce document disait des choses importantes avec une certaine timidité. Je pense qu’il a dit plus ou moins les choses que je viens de rappeler. C’était une période difficile. Nous étions en taule, nous devions sortir d’une manière ou d’une autre. Je t’avoue que dans cette immense souffrance, il valait mieux pour moi étudier Spinoza que de penser à la morosité absurde dans laquelle nous avions été enfermés. J’ai écrit un gros livre sur Spinoza et c’était une sorte d’acte héroïque. Je ne pouvais pas avoir plus de cinq livres dans ma cellule. Et je changeais constamment de prison spéciale : Rebibbia, Palmi, Trani, Fossombrone, Rovigo. Chaque fois dans une nouvelle cellule avec de nouvelles personnes. J’attendais des jours et je recommençais. Le seul livre que j’avais avec moi était l’Éthique de Spinoza. J’ai eu la chance de terminer mon texte avant l’émeute de Trani en 1981, lorsque les forces spéciales ont tout détruit. Je suis heureux que cela ait provoqué un bouleversement dans l’histoire de la philosophie.

En 1983, tu as été élu au parlement et tu es sorti de prison pour quelques mois. Que penses-tu du moment où l’on a voté ton retour en prison et où tu as décidé de t’exiler en France ?
 J’en souffre encore beaucoup. Si je dois porter un jugement détaché, historique, je pense que j’ai eu raison de partir. En France, j’ai été utile pour établir des relations entre les générations et j’ai étudié. J’ai eu l’occasion de travailler avec Félix Guattari et j’ai pu entrer dans le débat de l’époque. Il
m’a beaucoup aidé à comprendre la vie des sans papiers. Moi aussi, j’ai enseigné alors que je n’avais pas de carte d’identité. Mes camarades de l’Université de Paris 8 m’ont aidé. Mais d’une autre manière, je me dis que j’ai eu tort. Cela me choque profondément d’avoir laissé mes camarades en prison, ceux avec qui j’ai vécu les plus belles années de ma vie et les émeutes en quatre ans de détention provisoire. Les avoir quittés me fait encore mal. Cette prison a dévasté la vie de chers camarades, et souvent de leurs familles. J’ai 90 ans et je suis sauvé. Cela ne me rend pas plus serein face à ce drame.

Même Rossanda t’a critiqué...
Oui, elle m’a demandé de me comporter comme Socrate. J’ai répondu que je risquais de finir comme le philosophe. Viu les rapports qui régnaient en prison, j’aurais pu mourir. Pannella m’a matériellement sorti de prison et m’a ensuite rejeté toute la responsabilité parce que je ne voulais pas y retourner. Beaucoup de gens m’ont trompé. Rossana m’avait déjà mis en garde, et elle avait peut-être raison.

L’a-t-elle fait une autre fois ?
 Oui, lorsqu’elle m’a dit de ne pas revenir de Paris en Italie en 1997, après 14 ans d’exil. Je l’ai vue pour la dernière fois avant son départ dans un café près du musée de Cluny, le musée national du Moyen Âge. Elle m’a dit qu’elle voulait m’attacher avec une chaîne pour m’empêcher de prendre cet avion.

Pourquoi as-tu décidé de retourner en Italie ?
 J’étais convaincu que j’allais lutter pour l’amnistie de tous les camarades des années 1970. À l’époque, il y avait le bicaméralisme, cela semblait possible. J’ai passé six ans en prison, jusqu’en 2003. Rossana avait peut-être raison.

Quels souvenirs as-tu d’elle aujourd’hui ?
 Je me souviens de la dernière fois que je l’ai vue à Paris. C’était une amie très gentille qui s’inquiétait de mes voyages en Chine, craignant que je ne sois blessé. C’était une personne merveilleuse, à l’époque et depuis toujours.

Anna Negri, ta fille, a écrit “Con un piede impigliato nella storia” [Avec un pied coincé dans l’histoire] (DeriveApprodi) qui raconte cette histoire du point de vue de vos affects, et d’une autre génération.
 J’ai trois enfants merveilleux, Anna, Francesco et Nina, qui ont souffert de manière indicible de ce qui s’est passé. J’ai regardé la série de Bellocchio sur Moro et je n’en reviens toujours pas qu’on m’ait rendu responsable de cette incroyable tragédie. Je pense à mes deux premiers enfants, qui allaient à l’école. Certains les voyaient comme les enfants d’un monstre. Ces garçons, d’une manière ou d’une autre, ont vécu des événements énormes. Ils ont
quitté l’Italie et sont revenus, ils ont traversé eux-mêmes
ce long hiver. Le moins qu’ils puissent faire est d’éprouver une certaine colère envers les parents qui les ont mis dans cette situation. Et j’ai une certaine responsabilité dans cette histoire. Nous sommes redevenus amis. C’est pour moi un cadeau d’une immense beauté.

À la fin des années 1990, coïncidant avec les nouveaux mouvements mondiaux et anti-guerre, tu as acquis une solide position de reconnaissance avec Michael Hardt, en commençant par le livre “Empire”. Comment définirais-tu la relation entre la philosophie et le militantisme aujourd’hui, à une époque où l’on assiste à un retour au spécialisme et aux idées réactionnaires et élitistes ?
 Il m’est difficile de répondre à cette question. Quand on me dit que j’ai fait “un’opera” [une œuvre, mais aussi un opéra] je réponds : “Lyrique ?” Tu te rends compte ? Je suis obligé de rire. Parce que je suis plus militant que philosophe. Cela
peut faire rire certains, mais moi, je m’y vois comme Papageno*...

Il ne fait pourtant aucun doute que tu as écrit de nombreux livres...

J’ai eu la chance d’être quelque part entre la philosophie et le militantisme. Dans les meilleures périodes de ma vie, je suis passé en permanence de l’une à l’autre. Cela m’a permis de cultiver un rapport critique à la théorie capitaliste du pouvoir. Pivotant sur Marx, je suis passé de Hobbes à Habermas, en passant par Kant, Rousseau et Hegel. Des gens suffisamment sérieux pour devoir être combattus. En revanche, la ligne Machiavel-Spinoza-Marx constituait une véritable alternative. Je le répète : l’histoire de la philosophie n’est pas pour moi une sorte de texte sacré qui aurait mêlé tout le savoir occidental, de Platon à Heidegger, à la civilisation bourgeoise et transmis des concepts fonctionnels au pouvoir. La philosophie fait partie de notre culture, mais elle doit être utilisée pour ce dont elle a besoin, à savoir transformer le monde et le rendre plus juste. Deleuze a parlé de Spinoza et a repris l’iconographie qui le représente comme Masaniello. J’aimerais que ce soit le cas pour moi. Même à 90 ans, j’ai toujours ce rapport à la philosophie. Vivre le militantisme est moins facile, mais j’arrive à écrire et à écouter, dans une situation d’exil.

L’exil, encore aujourd’hui ?
 Un peu, oui. Mais c’est un exil différent. Cela dépend du fait que les deux mondes dans lesquels je vis, l’Italie et la France, ont des dynamiques de mouvement très différentes. En France, l’opéraïsme n’a pas eu beaucoup d’adeptes, même s’il est redécouvert aujourd’hui. Le mouvement de gauche en France a toujours été porté par le trotskisme ou l’anarchisme. Dans les années 1990, avec la revue Futur antérieur, avec mon ami et camarade Jean-Marie Vincent, nous avons trouvé une médiation entre le gauchisme et l’opéraïsme : cela a marché pendant une dizaine d’années. Mais nous l’avons fait avec beaucoup de prudence. Nous avons laissé le jugement sur la politique française à nos camarades français. Le seul éditorial important écrit par des Italiens dans la revue a été celui sur la grande grève des cheminots de 1995, qui ressemblait tellement aux luttes italiennes.

Pourquoi l’opéraïsme connaît-il aujourd’hui une résonance mondiale ?
 Parce qu’il répond à un besoin de résistance et de résurgence des luttes, comme dans d’autres cultures critiques avec lesquelles il dialogue : féminisme, écologie politique, critique post-coloniale par exemple. Et puis parce qu’il n’est la propriété de rien ni de personne. Il ne l’a jamais été, pas plus qu’il n’a été un chapitre de l’histoire du PCI, comme certains s’en font l’illusion. Il s’agit plutôt d’une idée précise de la lutte des classes et d’une critique de la souveraineté qui coagule le pouvoir autour du pôle maître, propriétaire et capitaliste. Mais le pouvoir est toujours divisé, il est toujours ouvert, même lorsqu’il ne semble pas y avoir d’alternative. Toute la théorie du pouvoir comme extension de la domination et de l’autorité faite par l’école de Francfort et ses évolutions récentes est fausse, même si elle reste malheureusement hégémonique. L’opéraïsme balaie d’un revers de main cette lecture brutale. C’est un style de travail et de pensée. Il prend l’histoire par le bas, faite de grandes masses en mouvement, il cherche la singularité dans une dialectique ouverte et productive.

Tes références constantes à François d’Assise m’ont toujours impressionné. D’où vient cet intérêt pour le saint et pourquoi l’as-tu pris comme exemple de ta joie d’être communiste ?
 Dès mon plus jeune âge, on s’est moqué de moi parce que j’utilisais le mot “amour”. On me prenait pour un poète ou pour un illuminé. Au contraire, j’ai toujours pensé que l’amour était une passion fondamentale qui maintient l’humanité debout. Il peut devenir une arme pour vivre. Je viens d’une famille qui a connu la misère pendant la guerre et qui m’a appris une affection avec laquelle je vis encore aujourd’hui. François est au fond un bourgeois qui vit à une époque où il saisit la possibilité de transformer la bourgeoisie elle-même, et de faire un monde où les gens s’aiment et aiment le vivant. L’appel à lui, pour moi, est comme l’appel aux Ciompi*** de Machiavel. François, c’est l’amour contre la propriété : exactement ce que nous aurions pu faire dans les années 70, en inversant cette évolution et en créant une nouvelle façon de produire. François n’a jamais été suffisamment pris en compte, pas plus que l’importance que le franciscanisme a eue dans l’histoire de l’Italie. Je le mentionne parce que je veux que des mots comme amour et joie entrent dans le langage politique.
[Lire
Ce communiste de Saint François]

NdT

*Pietro Calogero, substitut du procureur à Padoue, responsable de l’enquête conduisant au coup de filet du 7 avril, aurait déclaré : » « Puisqu’on ne peut pas attraper le poisson [les Brigades rouges], il faut assécher la mer [le mouvement subversif] », appliquant ainsi les principes de la guerre contre-insurrectionnelle appliqués par les militaires français “maoïstes” en Algérie, tirant les leçons de leur défaite au Vietnam (d’où était originaire sa mère). Calogero, alias Kalogero, est devenu célèbre en raison du théorème qui lui est attribué et qui établit un lien entre les responsabilités de certains professeurs d’université prêchant la subversion (appelés “professorini”, petits profs) et les actions terroristes. Le magistrat a indiqué dans ses ordres d’arrestation des crimes tels que la “formation de et la participation de bandes armées” et “l’insurrection armée contre les pouvoirs de l’État”, ainsi que des attentats, des meurtres, des blessures et des enlèvements, affirmant que les publications de l’Autonomia Operaia et d’autres documents, ainsi que les témoignages, avaient fourni des “indications suffisantes de culpabilité”. Les dirigeants du Parti communiste italien apportèrent un soutien inconditionnel à ce chevalier blanc de la contre-subversion.

** Papageno est un personnage masculin de La Flûte enchantée de Mozart, dont le rôle est écrit pour une voix de baryton. C’est un oiseleur au service de La Reine de la Nuit, « gai, léger, chantant, habillé d’un pittoresque vêtement de plumes », et « l’un des personnages les plus populaires de tout le répertoire lyrique ».

***Les Ciompi, les “batteurs” de laine, étaient la catégorie la plus pauvre des travailleurs de l’industrie textile de la république de Florence. Leur révolte (“tumulto”) de juin à août 1378 leur permit d’obtenir en juillet la création de guildes spécifiques et Michele di Lando, simple ouvrier cardeur, fut promu gonfalonnier de justice de la république de Florence. Mais l’exercice du pouvoir n’est pas sans problèmes et le mois d’août voit le retour à l’ordre antérieur. Cette révolte a fait l’objet de développements dans L’Histoire de Florence de Machiavel, qui la présente du point de vue des classes supérieures.

05/10/2023

ANTONIO MAZZEO
Pont de Messine : les comptes fantastiques de Webuild & Co

Antonio Mazzeo, Blog, 1/10/2023
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

 

Le Pont sur le détroit : “une œuvre de référence de l’ingénierie italienne dans le monde”. C’est la définition utilisée par le géant de la construction Webuild* dans le communiqué de presse annonçant la “livraison de la documentation mettant à jour le projet final” à la Società Stretto di Messina S.p.A..

Le préfet de police Gianni De Gennaro, le président nommé par Webuild à la tête d'Eurolink


En attendant de connaître toutes les “mises à jour” prévues pour contourner les innombrables aspects critiques du point de vue technique et de l’ingénierie, socio-environnemental et économique de l’infrastructure pour la liaison stable entre Charybde et Scylla, il y a un passage de la note de Webuild qui frappe par ses approximations et son caractère de propagande ridicule.

 

« La structure accueillera deux routes à trois voies dans chaque direction (deux voies de circulation et une voie d’urgence) et une ligne ferroviaire à double voie, permettant un flux de 6 000 véhicules par heure et jusqu’à 200 trains par jour, révolutionnant la mobilité de la zone et de tout le sud de l’Italie », tonitrue le grand groupe économico-financier.

 

Je laisse aux économistes et aux universitaires le soin d’examiner scientifiquement l’“étude” économique et de transport de Webuild, et je me permettrai seulement de faire quelques calculs au boulier pour mettre en évidence le caractère insoutenable et le surdimensionnement des données.

 

La traversée du pont par 6 000 véhicules par heure correspond à 144 000 véhicules par jour ou 52 560 000 par an. En ce qui concerne les trains (aujourd’hui un nombre correspondant aux doigts d’une main suite au démantèlement progressif du trafic ferroviaire dans le détroit par Trenitalia), les 200 quotidiens correspondraient à 73 000 trains par an.

 

Imaginons que les véhicules et les trains circulent sur le pont avec un nombre de passagers vraiment minimal, 2 par voiture et pas plus de 200 par train, ce qui représente un énorme gaspillage de ressources financières pour les particuliers et pour Trenitalia.

 

En termes de véhicules, 105 120 000 passagers passeraient ainsi en un an, et 14 600 000 en train. Au total, cela représenterait 119 720 000 passagers en transit, soit près de douze fois plus que ce qui a été calculé pour l’année 2022 par l’Autorité portuaire du détroit.

 

Plus précisément, l’autorité a documenté qu’entre les ports de Messine, Villa San Giovanni et Reggio Calabria, « plus de 10 000 000 de passagers transitent chaque année, à pied et à bord d’environ 1 800 000 voitures et 400 000 véhicules lourds, auxquels s’ajoutent plus de 1 500 000 passagers et 800 000 véhicules lourds et voitures sur les itinéraires Tremestieri-Villa San Giovanni-Reggio Calabria ».

 

Compte tenu du coût prévu des péages pour les véhicules et les poids lourds, deux/trois fois supérieur à la valeur du billet payé aujourd’hui sur les ferries, il est tout simplement inimaginable que tous les véhicules choisissent le pont (voir ce qui se passe dans la Manche, où le tunnel enregistre chaque année d’énormes déficits économiques, précisément parce que ceux qui voyagent entre la France et le Royaume-Uni continuent à privilégier le ferry).

 

Mais imaginons aussi un scénario dans lequel plus aucun ferry n’emprunterait le détroit. L’Autorité portuaire du détroit a estimé qu’un quart des passagers en transit sont des navetteurs qui se déplacent quotidiennement, principalement pour leur travail, entre les provinces de Messine et de Reggio de Calabre : seraient-ils prêts à subir des tranches très longues entre les deux capitales, sur des kilomètres et des kilomètres entre tunnels, galeries et viaducs, alors qu’ils peuvent désormais rejoindre les centres-villes en hydroglisseur avec des temps de trajet inférieurs à 20/30 minutes ? Impossible à croire.

 

Un quart de 10 millions correspond à 2 500 000 passagers, soit 2 500 000 personnes qui ne doivent pas lutter pour atteindre les maxi-piles entre Scylla et Charybde mais qui ont besoin d’un moyen de transport rapide, confortable et écologiquement durable.

 

En fin de compte, seuls 7 500 000 passagers traversent le détroit chaque année pour parcourir des distances moyennes. Mais Webuild fera les choses en grand, il y aura de la place pour tout le monde, soit près de quinze fois la demande réelle de mobilité. Pour balancer des conneries, faut surtout pas se priver. De toute façon, c’est l’État qui casque.

Note du traducteur

*Webuild S.p.A. est depuis 2020 le nouveau nom de Salini Impregilo S.p.A.. C’est le principal groupe italien de bâtiment et travaux publics, avec un chiffre d’affaires de 8,2 milliards d’euros en 2022. Son PDG Pietro Salini, membre de la Commission Trilatérale, est le petit-fils de Pietro Salini, fondateur de l’entreprise principale du conglomérat en 1936 et le fils de Simonpietro, membre de la loge P2 de Licio Gelli. La première réalisation du fondateur fut le stade de 100 000 places construit sur ordre de Mussolini pour accueillir Hitler, appelé Stade olympique depuis 1960, suivi de grands travaux en Éthiopie grâce aux bons offices de Giulio Andreotti, ou du métro de Stockholm ou encore du doublement du Canal de Panama. En 2005, Impregilo était le premier de cordée d’un consortium d’entreprises, Eurolink S.C.p.A., qui remporta l’appel d’offres pour la construction du pont sur le détroit, avec un devis de 3,88 milliards d’euros et un temps prévu de réalisation de 70 mois. La société créée à cet effet, Stretto di Messina S.p.A., fut dissoute 2 ans plus tard. Les aventures byzantines du projet dans les années qui ont suivi sont dignes d’un roman de Leonardo Sciascia. En 2012, le gouvernement Monti a voté un paiement de 300 millions d’euros de pénalités pour non-réalisation du projet. En 2013, la société a été mise en liquidation.

18 ans plus tard, Eurolink refait surface, grâce au duo Meloni-Salvini, mais avec d’autres composantes : Webuild (45%), l’Espagnol Sacyr (18,7%), Condotte d’Acqua (15%), CMC (13%), le Japonais IHI (6,3%) e Consorzio ACI (2%). Et Webuild nomme à sa tête Gianni De Gennaro, ancien chef de la police, ancien PDG de Leonardo (ex Finmeccanica) et président depuis 10 ans du Centre d’Études Américaines. Idem pour la “ Società Stretto di Messina”, que l’on croyait liquidée depuis 10 ans.

 N’oublions pas que la scène se joue à Messine, qui fut, avec Syracuse, la seule cité sicilienne à ne pas porter plainte contre le propréteur Verrès pour concussion, abus de pouvoir, détournement de fonds et vols d’œuvres d’art. Cela Se passait en l’an 70 avant J.-C... 2093 ans plus tard, la Sicile -et l’Italie avec elle - attend en vain son nouveau Cicéron.

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