Affichage des articles dont le libellé est Annamaria Rivera. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Annamaria Rivera. Afficher tous les articles

28/04/2023

ANNAMARIA RIVERA
Le gros bobard de la “substitution ethnique”, version italiote du “Grand Remplacement”

 Annamaria Rivera, Comune-Info, 27/4/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Un de ces mots-qui-tuent et qui devrait être définitivement abandonné, comme celui de “race”, est celui d’ethnie, qui, en revanche, bien qu’il soit tout aussi discriminatoire, continue à remporter un succès extraordinaire, même dans les milieux intellectuels, ainsi que dans les milieux de droite.

Pourtant, pour déconstruire ce pseudo-concept et montrer sa signification et son sens discriminatoire, un certain nombre de volumes scientifiques ont été publiés au fil du temps. Le plus connu, L'imbroglio ethnique en quatorze mots-clés (Payot, Lausanne, 2000), dont je suis l’inspiratrice et co-auteure avec l’historien René Gallissot et l’anthropologue Mondher Kilani, a été publié plusieurs fois et a été réédité trois fois en italien, la dernière fois en 2012.

Mais malgré tout, ce travail intellectuel ne semble pas avoir soulevé de doutes quant aux significations et à l’opportunité de l’utilisation du terme “ethnie”. C’est pour cette raison que je propose ici le résumé d’une des quatorze parties qui composent le volume, toutes introduites par des mots clés : il s’agit de celle, précisément, sur Ethnie-ethnicité. 

Dans le langage courant, dans les médias et parfois même dans le langage scientifique, les termes “ethnie” et “ethnique” sont utilisés pour désigner synthétiquement, avec un seul mot, des groupes de population immigrés et des minorités qui se distingueraient des majorités par des différences de coutumes et/ou de langue, ainsi que par leur origine, leurs cultures, leurs manières et leurs modes de vie. En réalité, ceux qui abusent du vocabulaire ethniciste entendent faire allusion à une forme de différence fondamentale et irréductible : qu’il s’agisse de caractéristiques somatiques, d’une “essence” culturelle prémoderne ou même d’un fondement ancestral. Il y a aussi ceux qui pensent qu’ “ethnie” est le terme le plus approprié pour nommer les différences sans recourir au vocabulaire dit racial ; il y a ceux qui le considèrent ou le “sentent” plus spécifique et pertinent que “culture”, moins dévalorisant et donc plus politiquement correct que “tribu”.

Certains chercheurs sont même prêts à prétendre que le terme “ethnie” inaugurerait une vision plus rationnelle et plus juste, plus neutre et plus valorisante des différentes composantes de l’humanité que d’autres. En réalité, le mot cache souvent la croyance ou le préjugé selon lequel les différences entre les cultures et les modes de vie sont fondées sur un principe ancestral, sur une identité originelle ; en fait, il est souvent utilisé comme synonyme euphémique de “race”.

En tout état de cause, l’utilisation du terme et de la notion reflète la division claire établie entre la société à laquelle appartient l’observateur (considérée comme normale, générale et universelle) et les autres groupes et cultures. Presque toujours, les “ethnies” sont les autres qui, s’écartant de la norme de la société dominante et de la culture majoritaire, sont perçues comme différentes, particulières, marginales, périphériques, archaïques, en danger ou “simplement” non conformes à la norme nationale.

 
Une utilisation très particulière du terme, par auto-attribution (“les ethniques, c’est nous”) de la part de secteurs de la société dominante, est celle du Front national [et la galaxie zemmouro-identitaire, NdT] en France et, en Italie, de la Lega Nord et d’autres formations de droite, qui parlent respectivement d’“ethnie française” et d’“ethnie padane”.

L’ethnicisation est un processus non seulement de reconnaissance ou d’invention de différences culturelles, mais aussi de classification subreptice, pourrait-on dire, des hiérarchies sociales, économiques, politiques. En effet, en ethnicisant des groupes sociaux, on tend à masquer leur position de subordination ou de marginalisation par rapport à la société globale.

La chronique de la guerre fratricide en ex-Yougoslavie a représenté le triomphe des schémas et désignations ethniques, qui se sont ainsi imposés comme un fait incontestable et se sont solidement ancrés dans le langage courant.

 Cela a contribué dans une large mesure à la construction des idéologies qui ont soutenu et dissimulé les raisons de la guerre civile sanglante, avec sa panoplie horrible de “nettoyage ethnique” réciproque (ainsi que l’idéologie qui a servi à dissimuler les objectifs de la guerre “humanitaire” de l’OTAN dans les Balkans) ; et a conduit à la séparation artificielle de populations qui avaient longtemps coexisté et partagé un territoire, une langue, des coutumes, des habitudes, un projet et des institutions politiques.

C’est précisément parce que ce qui est représenté comme l’Autre absolu·e s’avère souvent très semblable au Nous qu’il est perçu comme une menace : c’est l’un des mécanismes qui conduisent aux “nettoyages ethniques”.

En fin de compte, l’ethnicisation néfaste d’un tel conflit, l’utilisation d’une stratégie qui conduirait finalement à la sécession, encouragée et approuvée par les puissances européennes, avait pour principal enjeu la redistribution du pouvoir.

Même le conflit au Rwanda, qui a culminé dans le génocide des Tutsis, a fait l’objet d’une interprétation rigoureusement ethniciste, identitaire et tribaliste, qui a laissé dans l’ombre d’autres logiques bien plus décisives, en négligeant surtout le caractère de conflit économique, social et politique. En effet, bien que s’exprimant dans des formes de barbarie sanglante, ce conflit relevait à bien des égards d’une “modernité terrifiante”, selon l’expression de l’historien Alessandro Triulzi. La politique d’anéantissement a en effet été conçue, planifiée et mise en œuvre non pas par des chefs tribaux du pays profond, mais par les élites intellectuelles urbaines*.

Peu de gens se souviennent que ce sont les colonisateurs, d’abord les Allemands puis les Belges, qui ont ethnicisé la classe aristocratique tutsie et les agriculteurs hutus : les individus de sexe masculin étaient classés et traités comme Tutsis ou Hutus selon qu’ils possédaient plus ou moins de dix têtes de bétail. L’interprétation ethniciste et le langage qui en découle se sont généralisés et se sont imposés comme un truisme, qu’il conviendrait au contraire d’étudier et de critiquer.

C’est Georges Vacher de Lapouge, idéologue raciste et partisan de programmes eugéniques visant à empêcher le “mélange des races”, qui a introduit le terme et la notion d’ethnie dans la langue française.


L’ouvrage immortel du sieur Vacher de Lapouge (télécharger). Citation :
L’immigration a introduit depuis un demi-siècle plus d’éléments étrangers que toutes les invasions barbares. Les éléments franchement exotiques deviennent nombreux. On ne rencontre pas encore à Paris autant de jaunes et de noirs qu’à Londres, mais il ne faut se faire la moindre illusion. Avant un siècle, l’Occident sera inondé de travailleurs exotiques (...). Arrive un peu de sang jaune pour achever le travail, et la population française serait un peuple de vrais Mongols. "Quod Dii omen avertant !" [ Puissent les dieux démentir ce présage ! ] .

Ainsi, dès le départ, l’“ethnie” est connotée d’un sens défectueux : elle est comprise comme un groupement de population auquel il manque quelque chose de décisif par rapport à la société à laquelle appartient l’observateur, c’est-à-dire celle qui a le pouvoir de nommer et de définir les autres. En bref, ce mot-qui-tue est souvent compris comme la somme des traits négatifs ou en tout cas résultant de la non-civilisation ou de l’arriération.

Le colonialisme, en particulier, a produit des classifications “ethniques” fondées sur l’invention d’ethnonymes souvent totalement arbitraires : ceux-ci résultaient souvent de la transposition sémantique par les ethnologues et les fonctionnaires coloniaux de toponymes, de noms identifiant des unités politiques, d’appellations désignant tel ou tel groupe commercial, ou de stéréotypes par lesquels un certain groupe ou une certaine population était désigné, souvent de manière péjorative, par des groupes voisins ou des classes dirigeantes**.

Lorsque, il y a plus de vingt ans, nous avons écrit L’Imbroglio ethnique, nous étions prévoyants, mais pas au point d’imaginer que l’avenir nous réserverait un gouvernement d’extrême droite, au point d’évoquer la pseudo-théorie du risque de “substitution ethnique” dû aux immigrés et aux réfugiés.

Almor et Claudio Mellana

En effet, le 18 avril, Francesco Lollobrigida, beau-frère de Meloni et ministre de l’Agriculture [outre qu'il est le petit-neveu de Gina, l'actrice, NdT], a évoqué “le risque de substitution ethnique”, une théorie du complot typique de l’extrême droite. D’ailleurs, Meloni elle-même, depuis quelques années, avait soutenu à plusieurs reprises cette théorie du complot, affirmant que la gauche, au niveau mondial, préparait “une invasion d’immigrés”, donc “un remplacement des peuples”.

Bien entendu, ce petit monde justifie sa “théorie” (pour ainsi dire) de la “substitution ethnique”, entre autres, par des conjectures concernant les données démographiques, en particulier les tendances en matière de natalité.

Il s’agit d’une longue histoire qui remonte à l’après-guerre, lorsque les cercles néo-nazis appelaient à une lutte commune contre l’invasion supposée de l’Europe par les “mongols” et les “nègres”.

La rhétorique de la “substitution ethnique” est extrêmement dangereuse et, dans ce cas, l’expression d’un gouvernement fasciste, de sorte que la gauche et les démocrates auraient le devoir de s’unir et de s’opposer vigoureusement au gouvernement le plus à droite de l’histoire de la République italienne.  

NdT

*Les idéologues du Hutu Power, inspirateurs de la “Révolution assistée” (par les gendarmes belges) de 1959, des massacres de Tutsis de 1972 et du génocide de 1994, étaient tous d’anciens séminaristes catholiques nourris du récit délirant des missionnaires belges, inventeurs des “races” hamitique (les Tutsis) et bantoue (les Hutus).

**Un exemple parmi tant d’autres : le fleuve Niger et les pays qui en ont pris le nom. Appelé egerou n-igerou, “le fleuve des fleuves”, en tamasheq, la langue des Touaregs, traduit en arabe par nahr el nahr, il devint Niger sous la plume de Hassan Al Wazzan, diplomate chérifien capturé par des pirates siciliens et “offert” au pape Léon X, devenu célèbre sous le nom de Léon l’Africain : dans sa Description de l’Afrique (Cosmographia de Affrica , 1526), il a confondu n-igeru avec le latin niger (noir). Le nom du pays appelé Nigeria fut inventé en 1897 par Miss Flora Show, future épouse du gouverneur de la colonie Frederick Lugard.

 

29/03/2023

ANNAMARIA RIVERA
Dans le cercle vicieux du racisme

Annamaria Rivera, Comune-Info, 28/3/2023 
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

2022 a été une année désastreuse, selon le dernier rapport d’Amnesty International. Agnès Callamard, sa secrétaire générale, ne fait pas dans la demi-mesure lorsqu’il s’agit de l’Italie. Elle est convaincue que le gouvernement « criminalise honteusement ceux qui aident les réfugiés et les migrants » [voir p. 273 du  rapport). Elle ne peut s’empêcher d’être consciente que le racisme contemporain montre son profil systémique encore plus que par le passé. Surtout lorsque son trait institutionnel - celui que réitère le premier décret-loi de 2023, trompeusement intitulé « Sur la gestion des flux migratoires » - se mêle de manière particulièrement perverse aux offensives médiatiques. Lorsque, quelques jours après l’hécatombe de Cutro en Calabre, Vittorio Feltri - l’un des experts italiens les plus influents de ces dernières décennies, élu en Lombardie avec le parti de la Première ministre et, par le passé, même candidat à la présidence de la république de Meloni et Salvini - explique qu’ « aux citoyens non européens, je rappelle un vieux dicton italien : partir, c’est mourir. Restez chez vous », il n’y a pas vraiment de quoi rire. Ce n’est pas un vieux monsieur au goût de la provocation et au taux d’alcool élevé qui déclare : « Je n’ai jamais fréquenté les plages ni mis un pied dans la mer. Mais si je devais affronter les vagues, je choisirais un vrai bateau, pas une épave semi-flottante conduite par des passeurs délinquants ». Non, Feltri est un leader d’opinion qui fait autorité et qui illustre l’axe des politiques migratoires italiennes auprès de très larges publics. S’agit-il vraiment de politiques racistes ou s’agit-il plutôt de la pantomime habituelle entre les camps politiques dans laquelle le gagnant est celui qui tire le plus fort et ensuite tout glisse dans le marais boueux des médias sans laisser de trace concrète ? Annamaria Rivera tente, une fois de plus, de redonner tout son sens à l’époque que nous vivons, une époque où l’expression politique « cercle vicieux du racisme » devient chaque jour plus mortelle et terriblement concrète (Rédaction de Comune-info).

La vie à bord d’un navire négrier. Image de afrofeminas.com

Pour commencer, il convient de proposer une définition du racisme, même si elle est imparfaite. Celle que je propose est un résumé de l’entrée que j’ai rédigée pour le Grand dictionnaire encyclopédique de l’UTET. Le racisme - écrivais-je - peut être défini comme « un système de croyances, de représentations, de normes, de discours, de comportements, de pratiques et d’actes politiques et sociaux, visant à stigmatiser, discriminer, inférioriser, subordonner, ségréguer, persécuter et/ou exterminer des catégories de personnes altérisées ». A mon avis, le terme “racisme”, au singulier, est préférable à celui de “racismes” (très en vogue, même à gauche), si l’on veut définir le caractère unitaire du concept, au-delà des variations empiriques du phénomène.

04/03/2023

ANNAMARIA RIVERA
La vocation migranticide
Après la nouvelle hécatombe en Méditerranée

Annamaria Rivera, Comune-Info, 3/3/2023
Traduit par Fausto Giudice
, Tlaxcala

 

À l'heure où j'écris ces lignes, les victimes avérées d'un nouveau naufrage de migrants, survenu à l'aube du dimanche 26 février sur la côte de Steccato di Cutro, en Calabre, sont au moins 67, dont 15 enfants et 21 femmes. Mais leur nombre pourrait s'élever à plus de 100, s'ajoutant aux dizaines de milliers de morts de la mer Méditerranée, devenue un grand cimetière à ciel ouvert.


Les questions qui entourent ce naufrage sont particulièrement graves et inquiétantes : nous ne savons pas ce qui s'est passé après que l'avion de Frontex a aperçu et signalé le bateau à 22h30 la nuit précédant le naufrage ; nous ne comprenons pas pourquoi, bien que la présence d'un tel bateau dans les eaux ait été connue, aucune action rapide n'a été entreprise. Même le commandant de la capitainerie de Crotone, Vittorio Aloi, a déclaré que l'envoi de navires de sauvetage aurait été tout à fait possible.

 

Quoi qu'en pense l'infâme ministre de l'Intérieur Piantedosi, ce sont les “murs” qui créent les trafiquants et non l'inverse. Entre autres choses, il a rejeté la responsabilité du naufrage sur les victimes et a osé déclarer que « le désespoir ne peut justifier des voyages dangereux pour la vie des enfants ». Ce n'est pas un hasard si le ministre est l'inspirateur du décret, qui porte son nom, visant à appliquer des politiques de plus en plus persécutrices à l'encontre des navires des ONG, les empêchant de sauver des vies : une tâche qui devrait être assumée en premier lieu par l'État.

 

Aujourd'hui, après le tragique naufrage, il semble que l'objectif de Piantedosi soit de rétablir les décrets dits Salvini sur les ports fermés et les restrictions aux demandes d'asile et d'accueil.

 

Pour replacer ce que j'ai dit jusqu'ici dans un large contexte, je reprendrai ce que j'ai écrit ailleurs sur la vocation migranticide qui caractérise non seulement l'Italie, mais aussi une grande partie de l'Union européenne.

 

Comme on le sait, l'unité européenne a été conçue pour transcender non seulement les colonialismes, mais aussi la conception de la “nation” comme une communauté substantielle et homogène, tendant ainsi à exclure les autres, ainsi que les nationalismes et les crises économiques qui en ont résulté et qui ont également favorisé la naissance de régimes totalitaires.

 

Aujourd'hui, en revanche, les exilés forcés (tous, à des degrés divers, y compris les exilés économiques) atterrissent paradoxalement, lorsqu'ils y parviennent, dans un continent truffé de frontières blindées, de murs et de barrières de barbelés. Dans la plupart des cas, ils sont contraints de quitter leur pays à cause des persécutions, de la misère, de la famine, des catastrophes, y compris environnementales, ainsi que des conflits et des guerres civiles, le plus souvent provoqués ou favorisés par le néocolonialisme et l'interventionnisme occidentaux.

 

Ils arrivent dans un monde où les nationalismes agressifs sont résurgents, où il y a une compétition pour repousser autant de réfugiés que possible vers l'État le plus proche ou des efforts sont faits pour les déporter vers un douteux “pays sûr”. Un monde où, pour défendre son propre territoire, on ferme les frontières, on érige des barrières de toutes sortes, on déploie même des armées. À cet égard, je rappelle, pour ne donner qu'un exemple parmi tant d'autres, qu'en octobre 2015, le parlement slovène a approuvé, à la quasi-unanimité, une loi donnant à l'armée des pouvoirs extraordinaires, principalement celui de restreindre la liberté de mouvement des personnes.

 Don Francesco Lo Prete, curé de Le Castella, a recueilli des morceaux de l’embarcation échouée sur la plage de Steccato di Cutro, dont l’artiste local Maurizio Giglio a fait une croix, qui sera dressée dimanche 5 mars dans l’église de Steccato di Cutro au terme d’une Via Crucis Chemin de croix) en présence de Mgr. Angelo Panzetta , archevêque de  Crotone-Santa Severina


En outre, entre 2015 et 2016, afin de freiner l'afflux de réfugiés, certains pays de l'UE sont allés jusqu'à suspendre unilatéralement la Convention de Schengen et à réintroduire des contrôles aux frontières. Au lieu de promouvoir un engagement en faveur d'une réforme radicale de la Convention de Dublin, la Commission européenne a honteusement cautionné cette pratique, qui met à mal l'un des rares éléments, à la fois concrets et symboliques, qui peuvent donner aux citoyens du continent le sentiment d'une appartenance commune, néanmoins ouverte aux autres. Et ce, à un moment où nous assistons à une crise radicale en Europe.

 

En passant, il convient de noter à quel point la rhétorique insistante de l'intégration semble paradoxale, face à un contexte continental et des contextes nationaux le plus souvent caractérisés par des ordres politiques et sociaux fragmentés, inégaux, conflictuels.  

 

En bref, au fil des ans, l'Union européenne a perpétué, dans une certaine mesure, le modèle des anciens nationalismes, en reproposant les critères de la généalogie, de la descendance, des origines, légitimant ainsi la rhétorique sur laquelle se fondent presque toutes les formes de racisme. En fait, c'est un tel critère qui a été sanctionné, après tout, par les traités de Maastricht et d'Amsterdam, par le traité constitutionnel européen lui-même, signé à Rome le 29 novembre 2004, qui a réservé la citoyenneté dite européenne aux seuls nationaux.

 

L'UE pratique également une sorte de supranationalisme armé, pour la défense de ses frontières. Et ceci, à son tour, n'est pas seulement la cause principale d'une hécatombe de réfugiés aux proportions monstrueuses, mais a aussi indirectement contribué à encourager un nationalisme agressif, donc au succès de la droite, même de l'extrême droite, dans toute l'Europe : l'Italie est aujourd'hui le cas exemplaire d'un gouvernement dominé par l'extrême droite. 

 

En fait, comme je l'ai déjà écrit ailleurs, les lois, normes et pratiques européennes ainsi que celles des États individuels dans le domaine de l'immigration et de l'asile configurent une sorte de thanatopolitique, pour le dire à la manière de Michel Foucault. À tel point qu'il n'est pas exagéré d'affirmer, comme l'a fait Luigi Ferrajoli (Il suicidio dell'Unione europea, in “Teoria politica”, VI, 2016, pp. 173-192), qu'avec ses « lois raciales actuelles », l'UE « promulgue une gigantesque non-assistance à personnes en danger » et, par conséquent, « un nouveau génocide ».

 

La sémiotique du génocide peut de fait être trouvée dans un certain nombre de normes et de pratiques des États de l'UE. Il suffit de considérer l'utilisation de voitures blindées pour transporter les réfugiés à travers ses frontières, par  laquelle la Hongrie, dirigée par la droite nationaliste et raciste, s'est distinguée.  Ce pays, en effet, a répondu à la “crise des réfugiés” non seulement en blindant ses frontières, en criminalisant et en arrêtant les demandeurs d'asile qui tentaient de les franchir, mais aussi en accomplissant, à deux reprises au moins, un acte qui rappelle la déportation des Juifs hongrois eux-mêmes en 1944.   

 

En juillet 2015, un wagon de marchandises fermé, rempli de réfugiés, principalement des Syriens et des Afghans, y compris des femmes et des enfants, a été ajouté à un train quittant Pecs à destination de Budapest. Et le 23 septembre suivant, à la frontière entre la Hongrie et la Croatie, des centaines de réfugiés, privés d'eau et de nourriture, ont été chargés sur des wagons de marchandises également blindés, pour être transférés à la frontière autrichienne.

 

Tout cela contribue également à la grave crise européenne, qui n'est pas seulement économico-financière, mais aussi (et peut-être surtout) politico-idéologique et identitaire. En effet, à l'heure actuelle, la seule "“déologie” capable de mobiliser et d'unifier une grande partie des populations européennes “autochtones” est le rejet des réfugiés, des exilés, des Rroms, des immigrés et/ou des personnes “d'autre origine”, c'est-à-dire les “ennemis intérieurs et extérieurs” d'aujourd'hui. Ce sont elles et eux, aujourd'hui, qui constituent de plus en plus “un principe d'autodéfinition”, pour citer Hannah Arendt. Et, aujourd'hui comme à une époque sombre, cela sert à donner « aux masses d'individus atomisés (...) un moyen (...) d'identification » (Arendt, Les origines du totalitarisme, 1951).

 

De nos jours, l'ombre du sinistre passé s'étend même sur les conventions et les chartes internationales pour la protection des droits. Même la Convention européenne des droits de l'homme (CEDH) et la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (CFREU) sont souvent violées en refusant les droits fondamentaux aux réfugiés ou en les comprenant non pas comme inconditionnels et dus à tous, mais comme devant être accordés éventuellement et seulement sous certaines conditions.

 

Un spectre du sinistre passé est, par exemple, l'accord signé le 18 mars 2016 entre l'UE et la Turquie, résultat d'un méprisable troc sur la peau des réfugiés. Comme on le sait, il stipulait que tous les réfugiés qui entrent “irrégulièrement” en Grèce par la mer Égée sont “rapatriés” en Turquie, en fait déportés dans un pays qui est tout sauf "“ûr”, car son régime est devenu de plus en plus autoritaire, sans compter qu'il est le théâtre de fréquentes attaques terroristes.

 

Cet accord - dont le caractère insensé est évidente, puisqu'il n'a pas du tout servi, comme on le prétend, à démanteler « le business des trafiquants », mais plutôt à forcer les multitudes en fuite à entreprendre des routes et des voyages de plus en plus dangereux - viole de manière flagrante le droit international.

 

Sans parler de l'accord indigne, qualifié d'inhumain par l'ONU elle-même, entre les différents gouvernements italiens et libyens, quasi-marionnettes ; ainsi que de la mission militaire italienne au Niger, visant à bloquer une étape décisive de l'exode ; ajoutez à cela la tristement célèbre loi Minniti-Orlando, décidément inconstitutionnelle, puisqu'elle vise à réduire drastiquement le droit d'asile et à rendre plus efficace la machine des rafles et des rapatriements forcés. Quant à l'actuel gouvernement italien, le plus à droite de l'histoire de l'Italie constitutionnelle et qui a comme Premier ministre et ministre de l'Intérieur, deux personnages tellement caricaturaux qu'ils semblent une parodie tragique et grotesque du/de la Raciste - il est la représentation parfaite de la décadence et de la thanatopolitique de l'UE.

 

On ne peut qu'espérer et se battre pour que la gauche dans son ensemble comprenne enfin la centralité stratégique de la lutte contre la discrimination et le racisme. Ce n'est certes pas d'hier qu'ils se manifestent en Italie, mais aujourd'hui ce processus semble être effréné, toujours plus pressant, et se diriger vers le pire. À moins que l'indignation qui habite pas mal de secteurs de la société civile, en particulier dans le militantisme antiraciste et antifasciste, ne parvienne enfin à trouver une voix et une stratégie communes pour faire face à une dérive aussi effrayante. 

NdT

Le maire de Crotone, Vincenzo Voce, a envoyé une lettre ouverte au Premier ministre Giorgia Meloni, suite au naufrage de dimanche dernier sur la côte de Steccato di Cutro qui a fait à ce jour 69 morts.


Président Meloni,

Nous avons attendu une semaine, la communauté crotonaise, affectée par une énorme douleur, a attendu un message, un appel téléphonique, un signe de votre part.

 

Pendant cette semaine, les Crotonais se sont serré les coudes dans la douleur pour les victimes d’une terrible tragédie, et de toutes les manières, ne serait-ce qu’ avec une simple prière, une fleur ou un billet, ils ont voulu montrer leur proximité et leur solidarité.

 

L’humanité n’élèvera peut-être pas le classement de la qualité de vie, mais elle nous rend certainement fiers d’appartenir à une communauté qui a su démontrer que la solidarité et l’ouverture aux autres sont des valeurs inaliénables auxquelles on ne peut renoncer.

 

Ce peuple attendait un témoignage de la présence de l’Etat, qui est venue de très haut de la part du Chef de l’Etat.

 

Mais le gouvernement était absent, vous étiez absente, Président. Alors je vous demande, si vous n’avez pas senti que vous pouviez manifester votre proximité en tant que Président du Conseil, venez à Crotone et manifestez-la en tant que mère.

 

Venez voir ce qu’on a vécu dans une salle de sport destinée à la vie et qui s’’est transformée en un lieu de douleur et de larmes.

 

Venez partager, en tant que mère, la douleur d’’autres mères, d’enfants sans parents, de femmes, d’’hommes, d’’enfants qui avaient de l’espoir et qui n’ ont même plus cela.

 

Je ne vous reproche pas de ne pas être venue en tant que Présidente du Conseil, vous deviez avoir d’’autres engagements importants.


Alors venez en privé, si vous le souhaitez, en tant que citoyenne de ce pays. Venez dans cette ville qui a exprimé si fortement le sentiment de rester humain.

 

De considérer les personnes comme telles et non comme des numéros. Parce que ces cercueils qui n’’ont pas encore de nom ne sont pas des numéros. Nous vous attendons.
Source : CrotoneOK

https://www.crotoneok.it/wp-content/uploads/2023/03/PalaMilone-Minuto-di-silenzio-migranti-Redazione-27.02.2023-2.jpg