31/03/2024

Pourquoi un occupant ne peut jamais gagner contre un peuple
Quand Moshe Dayan enquêtait dans les jungles du Viêt Nam

En juillet-août 1966, Moshe Dayan, le futur héros de la Guerre des Six-Jours, se rend au Viêt Nam, pour effectuer une “observation participante” de la guerre menée par l’armée US. Il en tire des conclusions logiques : les USA ne pourront jamais la gagner. L’histoire lui donnera raison. Netanyahou, Yoav Gallant en consorts feraient bien de lire ou de relire le journal du Vietnam de l’homme qui, avec un seul œil, y voyait très clair. Ci-après deux articles racontant ce “reportage” très spécial, traduits par Fausto Giudice, Tlaxcala
Lire aussi sur le même thème
La guerre contre Gaza vue du Vietnam. De la fraternité d’armes à la fascination pour la “nation start-up” israélienne

Moshe Dayan tire la sonnette d’alarme au Viêt Nam

Marc Leepson, Historynet, 15/9/2011

Lors d’une tournée au Viêt Nam en 1966, le légendaire chef militaire israélien est parvenu à des conclusions étonnantes sur la stratégie de guerre des USA.

Le maréchal britannique Bernard Montgomery a même déclaré à Dayan que les USAméricains avaient mis en œuvre une stratégie erronée et “insensée”

Le 12 juillet 1966, au stade Busch de St. Louis, la Ligue nationale l’emporte sur la Ligue américaine, 2 à 1, en 10 manches, lors du 37e match des étoiles de la Ligue majeure de baseball. Nancy Sinatra, séduisante dans un pull moulant, fait la couverture du numéro du 12 juillet 1966 du magazine Look. Doris Day fait un tabac au box-office avec son film The Glass Bottom Boat (Le Bateau à fond de verre). Au Viêt Nam, le grand déploiement usaméricain est en cours ; quelque 276 000 soldats US sont sur le terrain.

Ce soir-là, le président Lyndon Johnson prononce un discours télévisé national sur la politique étrangère des USA en Asie - un discours dans lequel LBJ a des mots très durs pour les communistes vietnamiens.

« Tant que les dirigeants du Nord-Vietnam croiront vraiment qu’ils peuvent prendre le contrôle du peuple du Sud-Vietnam par la force, nous ne devons pas les laisser réussir », a déclaré LBJ. Les USA, a-t-il ajouté, « mènent une guerre de détermination » au Viêt Nam. « Cela peut durer longtemps. Mais nous devons continuer jusqu’à ce que les communistes du Nord-Vietnam réalisent que le prix de l’agression est trop élevé et qu’ils acceptent un règlement pacifique ou qu’ils cessent de se battre. Quel que soit le temps que cela prendra ».
Le 12 juillet 1966 également, l’ancien chef d’état-major des forces de défense israéliennes, Moshe Dayan, le flamboyant et controversé général combattant qui avait mené l’assaut victorieux dans la péninsule du Sinaï lors de la guerre de 1956 contre l’Égypte, a pris un avion commercial à Londres pour se rendre au Sud-Vietnam. Âgé de 51 ans, Dayan avait démissionné de son poste militaire en 1958, s’était lancé dans la politique l’année suivante et avait occupé pendant cinq ans le poste de ministre de l’Agriculture de son pays. Il vient de publier en 1965 son
Journal de la campagne du Sinaï, il est député au Parlement israélien (la Knesset) et un simple citoyen désireux d’aller là où se passe l’action.

Moshe Dayan était habitué à l’action. Né en 1915 dans le premier kibboutz de ce qui était alors la Palestine, il a rejoint l’organisation paramilitaire Haganah à l’âge de 14 ans pour aider à protéger les colonies juives des attaques arabes. Pendant la révolte arabe de 1936-1939, Dayan fait partie d’une équipe d’embuscade et de patrouille travaillant pour les Britanniques. Cette force d’opérations spéciales d’élite, les Special Night Squads, a été sélectionnée et entraînée personnellement par le légendaire Orde C. Wingate, qui a plus tard commandé les Chindits pendant la Seconde Guerre mondiale en Birmanie.

En 1941, Dayan sert d’éclaireur de la Haganah pour les Britanniques et participe à l’invasion du Liban et de la Syrie tenus par Vichy. Au cours de cette campagne, le 7 juin 1941, alors qu’il fait une pause de reconnaissance en s’occupant d’une mitrailleuse sur le toit d’un poste de police capturé dans une petite ville libanaise, une balle tirée par un tireur d’élite français déchire ses jumelles. Le verre brise l’œil gauche de Dayan et lui laisse le cache-œil distinctif qu’il portera jusqu’à la fin de sa vie.

Lorsque les armées arabes entrent en Israël en 1948, Dayan est membre de l’état-major de la Haganah et travaille dans les services de renseignements sur les Arabes. Pendant la guerre d’indépendance israélienne qui s’ensuit, il combat les Syriens en Galilée, dirige un bataillon de commandos lors de raids contre Lod et Ramallah, et commande le front de Jérusalem. Dayan devient chef d’état-major des forces armées israéliennes en 1953. À ce poste, il élabore et exécute le plan d’invasion du Sinaï en 1956.

Dix ans plus tard, Dayan est impatient de participer à une nouvelle guerre. Cela faisait « dix ans que je n’avais pas participé à une bataille, dix ans que je ne m’étais pas trouvé à l’extrémité opposée d’un char, d’un canon de campagne et d’un avion d’attaque ennemis, et à l’extrémité opposée des nôtres », écrit Dayan dans ses mémoires, qui ont été publiées aux USA en 1976. « Je voulais voir par moi-même, sur place, à quoi ressemblait la guerre moderne, comment les nouvelles armes étaient maniées, comment elles se comportaient dans l’action, si elles pouvaient être adoptées pour notre propre usage ».

Dayan, qui allait asseoir sa réputation militaire en menant Israël à la victoire lors de la guerre des Six Jours en 1967, a choisi de se rendre au Viêt Nam en 1966, dit-il, parce que c’était « le meilleur, et le seul, “laboratoire” militaire de l’époque ». Dayan, qui jouit d’un bon réseau de relations, met au point un plan visant à rédiger une série d’articles de presse pour trois publications : Maariv, le principal journal israélien, le Sunday Telegraph de Londres et le Washington Post.

« Les articles traiteront de mes observations sur la situation politique dans ce pays », a déclaré Dayan aux journalistes alors qu’il quittait Londres. « Je suis également très intéressé par les combats. J’espère être affecté à une unité militaire américaine ».

Il s’est avéré que Dayan écrivait davantage sur la stratégie et la tactique militaires que sur la situation politique. Il se sentait d’autant plus à l’aise dans ce domaine qu’il avait passé la quasi-totalité de sa carrière en uniforme à se battre pour son pays. Mais Dayan, qui était également impliqué dans la politique israélienne au plus haut niveau, n’a pas ignoré la situation politique au Viêt Nam. Au cours des cinq semaines qu’il a passées dans le pays, Dayan a passé du temps sur le terrain avec plus d’une unité militaire usaméricaine et s’est plongé avec enthousiasme dans les entrailles de la guerre du Viêt Nam, comme peu de dignitaires en visite l’avaient fait ou le feraient un jour.

Dayan a rencontré le commandant du Military Assistance Command, Vietnam (MACV), William Westmoreland ; il a dîné avec le général Harold K. Johnson, chef d’état-major de l’armée usaméricaine, qui effectuait également une visite au Viêt Nam ; il s’est entretenu avec le lieutenant-général Stanley R. “Swede” Larsen, commandant de la I Field Force ; il a côtoyé les commandants de division et de bataillon ; et il a participé à des patrouilles avec les commandants de compagnie et les troufions qu’ils dirigeaient. Il a essuyé des tirs plus d’une fois.

Il en est également ressorti convaincu que les USAméricains menaient le mauvais type de guerre au Viêt Nam, une guerre qui, selon lui, se terminerait au mieux par une impasse.

Moshe Dayan a déclaré qu’il s’était rendu compte qu’il connaissait très peu de choses sur la guerre au Viêt Nam après avoir décidé de s’y rendre. Il s’est donc rendu à Paris, à Londres et à Washington pour s’informer auprès de militaires expérimentés. À Paris, il a rencontré des généraux qui ont combattu au Viêt Nam pendant la guerre française (1945-54). À Londres, il s’entretient avec le maréchal britannique Bernard Montgomery, que Dayan avait rencontré au début des années 50. Le héros d’El Alamein explique au héros du Sinaï que les USAméricains ont mis en œuvre une stratégie erronée qui repose sur des troupes de combat nombreuses, des bombardements agressifs et un plan d’ingénierie sociale civile qui consiste à déplacer des populations villageoises entières menacées par le Viêt-cong vers des lieux sûrs. Cette politique, a déclaré Montgomery, 78 ans, à Dayan, était « insensée ».

Après ses rencontres à Paris et à Londres, Dayan s’est envolé pour Washington, où il a passé plus d’une semaine à se mettre au courant de la stratégie et des tactiques usaméricaines. Au Pentagone, Dayan a rencontré trois colonels enthousiastes qui l’ont informé et lui ont ensuite dit que les USAméricains étaient certains de l’emporter au Viêt Nam. Il a également rencontré trois des planificateurs les plus brillants - et les plus influents - des administrations Kennedy et Johnson pour la guerre du Viêt Nam : Le conseiller à la sécurité nationale Walt Rostow, l’ancien ambassadeur des USA au Sud-Vietnam, le général Maxwell Taylor (qui conseillait LBJ sur la guerre) et le secrétaire à la défense Robert S. McNamara. Ces trois faucons de la guerre du Viêt Nam ont vanté avec assurance l’efficacité de la stratégie usaméricaine de “recherche et destruction” et ont fait l’éloge de leurs alliés sud-vietnamiens.

Comme Dayan l’a écrit plus tard dans ses mémoires, ils « voyaient la clé de la victoire dans la rupture de l’esprit combatif de Hanoi [...] en poursuivant les bombardements intensifs sur le Nord-Vietnam et en anéantissant les unités du Viêt-cong dans le sud ». McNamara et Taylor, dit-il, « pensaient que si cette activité militaire américaine était maintenue et renforcée, Ho Chi Minh ne serait pas en mesure d’y résister longtemps ».

Moshe Dayan arrive à Saigon le 25 juillet. Il compare la situation - des soldats sud-vietnamiens et usaméricains lourdement armés se retranchant derrière des bunkers de sacs de sable aux grands carrefours de la ville - à ce qu’était la vie à Jérusalem et dans d’autres villes de Palestine sous la domination coloniale britannique. Une situation peu prometteuse.

L’armée usaméricaine lui a déroulé le tapis rouge. Partout où il est allé, les généraux et les colonels l’ont invité à dîner et lui ont donné carte blanche pour qu’il puisse voir la guerre de près et personnellement. Bien que McNamara ait dit à Westmoreland (selon Dayan) de ne pas l’exposer à « trop de danger », des officiers usaméricains de rang inférieur l’ont laissé « voir toute l’action [qu’il] voulait ».

Avant de se rendre sur le terrain, Dayan rencontre des responsables politiques et militaires sud-vietnamiens influents, dont Nguyen Van Thieu, alors numéro deux du gouvernement sous la direction du Premier ministre Nguyen Cao Ky. Thieu lui a dit - entre autres choses - combien il admirait le général Vo Nguyen Giap, commandant de l’armée nord-vietnamienne, qui avait vaincu les Français à Dien Bien Phu en 1954. Deux jours plus tard, vêtu d’un treillis américain, de bottes de jungle et d’une casquette de baseball vert olive, Dayan se trouvait à bord d’un patrouilleur usaméricain dans le delta du Mékong, observant les marins usaméricains qui arrêtaient et fouillaient les embarcations fluviales vietnamiennes à la recherche de produits de contrebande.

Le lendemain, Dayan a eu droit à une visite VIP de l’USS Constellation, l’énorme porte-avions qui se trouvait en mer de Chine méridionale et d’où décollait un flot constant d’avions de combat en route pour des missions au-dessus du Nord et du Sud du Viêt Nam. Comme ce sera le cas tout au long de sa visite au Viêt Nam, Dayan a été très impressionné par la puissance de la machine de guerre usaméricaine, ainsi que par les capacités et le dévouement des troupes usaméricaines. Mais il a exprimé des doutes quant à la capacité des USAméricains à s’imposer dans ce qui était alors essentiellement une guérilla contre un ennemi insaisissable, en raison de leur puissance, de leur dévouement et de leur habileté. Il est également sceptique quant à l’explication officielle des objectifs de guerre USaméricains.

Malgré ce qu’il a vu et ce qu’on lui a dit, Dayan pense que les USAméricains 3ne se battent pas contre l’infiltration au Sud [du Viêt Nam], ni contre la guérilla, ni contre... Ho Chi Minh, mais contre le monde entier. Leur véritable objectif était de montrer à tous - y compris à la Grande-Bretagne, à la France et à l’URSS - leur puissance et leur détermination afin de faire passer ce message : partout où les Américains vont, on ne peut pas leur résister ».

Dayan a continué à être impressionné par la puissance de feu usaméricaine et l’esprit de détermination des militaires après son retour du Constellation au Sud-Vietnam. Sa première étape a été un tour de service de trois jours avec une compagnie de Marines en patrouille juste au sud de la zone démilitarisée (DMZ, le 17ème parallèle). Il a suivi une compagnie de Marines commandée par le lieutenant Charles Krulak, le fils du lieutenant-général Victor “Brute” Krulak, à l’époque commandant de la force navale de la flotte du Pacifique, et un homme qui a joué un rôle important dans l’orientation de la politique du corps des Marines au Viêt Nam.

Dayan a posé au jeune Krulak (qui est devenu plus tard commandant du corps des Marines) des questions sur les objectifs usaméricains au Viêt Nam, et a également fait part au jeune lieutenant de sa propre évaluation de la situation sur le terrain. Selon Charles Krulak, Dayan a déclaré que les USAméricains devaient être « là où se trouvent les gens », et non pas essayer de débusquer les VC [Viêt Cong, alias “Victor Charlie”] dans la cambrousse.

De la DMZ, Dayan se rendit à Danang, puis à Pleiku, dans les hauts plateaux du centre du pays, où le général israélien assista pour la première fois à des combats. Dayan est accueilli à Pleiku par le commandant de la première division de cavalerie, le général de division John “Jack” Norton, diplômé de West Point en 1941, qui avait sauté derrière les lignes allemandes lors du jour J avec la 82e division aéroportée.

« J’ai reçu un message du général Westmoreland », a déclaré Norton, selon Dayan : « Pour vous, mon général, toutes les portes sont ouvertes. Prenez soin de vous et, pour l’amour du ciel, ne choisissez pas l’une de mes unités pour vous faire tuer ».

Quatre jours plus tard, Dayan se trouve à bord d’un hélicoptère accompagnant le Cavaalerie dans l’opération Paul Revere, une continuation de l’opération Hastings près de la frontière cambodgienne. Une fois de plus, il est impressionné par la puissance militaire des USA, en particulier par les innovations de l’armée dans le domaine de la guerre héliportée. « Il y en a au total 1 700 dans le pays », écrit-il, « soit plus que tous les hélicoptères d’Europe ».

Mais Dayan n’est guère impressionné par la tactique et la stratégie usaméricaines et émet de sérieuses réserves quant à l’efficacité des renseignements US. Alors que les “cavaliers” partent en “recherche et destruction”, Dayan déclare : « Il manque un petit élément : personne ne sait exactement où se trouvent les positions des bataillons viêt-cong. Les photos aériennes et les reconnaissances aériennes ne permettent pas de repérer les campements viêt-cong, retranchés, bunkérisés et camouflés pour se fondre dans la végétation de la jungle ».

Dayan et sa compagnie atterrissent dans une zone d’atterrissage chaude. « Tout autour, on entendait des bruits d’explosion d’obus et des tirs de mitrailleuses », écrit-il dans son rapport. Les USAméricains répondent comme à l’accoutumée par une démonstration massive de leur puissance de feu. Dayan regarde alors avec stupéfaction ce qu’il appelle « la chaîne de montage de la machine de combat de la 1ère division de cavalerie être bientôt larguée sur la zone d’atterrissage : obusiers de 105 mm, montagnes d’obus d’artillerie, davantage de canons et de munitions, bulldozers, équipements de commandement et de contrôle ».

« Mais où était la guerre ? »,  demande Dayan. « C’était comme regarder des manœuvres militaires, avec un seul camp. Je me suis demandé s’ils auraient pu opérer de la sorte si le Viêt-cong avait également possédé des avions de guerre, de l’artillerie et des blindés. L’arme la plus lourde d’une unité viêt-cong, un mortier moyen, pouvait être transportée à dos d’homme. Mais de toute façon, où étaient les Viêt-congs ? Et où était la bataille ? »

La réponse ne tarde pas à venir, une demi-heure plus tard, lorsqu’une compagnie de la 1ère division, qui a débarqué à 300 mètres de là, tombe dans une embuscade et se fait tailler en pièces. Selon Dayan, la compagnie a subi 70 % de pertes, soit un total de 25 tués et 70 blessés. Parmi les morts, le chef de section « a été tué lorsqu’une balle tirée par hasard a touché et fait exploser la grenade accrochée à sa ceinture ».

Dayan passe ensuite deux jours au camp des forces spéciales de Plei Me, à 5 km de la frontière cambodgienne. Peu après son arrivée, il est parti en patrouille avec une équipe de Bérets verts. Mais Dayan quitte brusquement la patrouille lorsque Norton l’informe d’une attaque massive des VC contre une unité sud-coréenne située à proximité. Dayan se précipite sur les lieux et rapporte qu’environ 130 soldats coréens ont repoussé une force d’environ 1 000 Viêt-congs attaquants, avec l’aide cruciale d’un barrage d’artillerie usaméricain massif. Dayan est impressionné comme il se doit.

Les « unités de soutien américaines ont déposé plus de 21 000 obus », rapporte-t-il. « C’est plus que le volume total des tirs d’artillerie de l’armée israélienne pendant la campagne du Sinaï et la guerre d’indépendance réunies. »

Dayan trouve des situations similaires partout où il se rend. Il en conclut que la tactique et la stratégie du Viêt-cong fonctionnent, mais que la stratégie usaméricaine est, au mieux, à peine efficace. Le mode opératoire du Viêt-cong, dit-il, « consistait à attaquer les unités américaines dans le but de les détruire lorsque les perspectives de succès semblaient brillantes.... Quatre-vingt-dix batailles sur cent dans la guerre du Viêt-cong ont commencé comme celle-ci, à l’initiative du Viêt-cong, lorsqu’il a estimé que les circonstances étaient favorables ».

Quant aux USAméricains, Dayan écrit qu’ils ne subordonnaient pas la destruction de l’ennemi « à une situation tactique favorable ». Les commandants usaméricains, dit-il, « étaient désireux d’entrer en contact avec le Viêt-cong à tout moment, dans n’importe quelle situation et à n’importe quel prix ».

Il continue d’être impressionné par la puissance de feu usaméricaine. « Les Américains disposent de tout ce qu’un commandant peut imaginer en rêve : des hélicoptères pour envoyer ses hommes à n’importe quel endroit, des troupes bien entraînées, agressives et prêtes à l’action, un soutien aérien et d’artillerie, des équipements, des munitions et du carburant en quantité pratiquement illimitée ».

Malgré cela, dit Dayan, les USAméricains « n’ont pas réussi à mettre en déroute le Viêt-cong ». Pire, « ils n’ont pas réussi à les amener à une bataille décisive. Ils ne savent pas toujours où se trouvent les unités viêt-cong ; et lorsqu’ils tombent sur elles, l’ennemi leur échappe après la première rencontre, faisant échouer les tentatives de l’isoler ».

Dayan est impressionné par la détermination de l’ennemi. Il en donne un exemple, après avoir été autorisé à assister à l’interrogatoire d’un prisonnier VC dans un camp du Groupe de défense civil non-régulier [CIDG, supplétifs issus des minorités ethnique, notamment hmong, encadrés par la CIA, NdT] près de Pleiku, le 16 août. Vers la fin de la séance, écrit Dayan, le prisonnier a regardé son interrogateur usaméricain dans les yeux et lui a craché au visage. D’une voix égale, il a dit : « Maintenant, vous pouvez me tuer. Je n’ai pas peur. C’est vous qui avez peu ».

Malgré la détermination de l’ennemi et le succès de sa stratégie, Dayan doute que le Viêt-cong puisse vaincre les USAméricains, principalement en raison de l’écrasante supériorité US en matière « d’avions, d’artillerie, de blindés, de communications modernes, de porte-avions, d’hélicoptères de cavalerie, face à un ennemi qui n’en a pas ». La seule façon pour Dayan d’envisager une victoire des communistes est d’ordre politique et non militaire : si les USAméricains « pour des raisons politiques (nationales ou étrangères)... décident d’arrêter la guerre avant d’avoir obtenu une victoire totale ».

Dayan poursuit en indiquant d’autres moyens pour le gouvernement de Hanoï de contrarier les USAméricains sur le champ de bataille et en dehors de celui-ci. « Hanoi peut refuser de s’asseoir à la table des négociations et de signer tout accord par lequel il reconnaîtrait la division du Vietnam..... Sur le champ de bataille, le Viêt-cong peut empêcher les Américains et les Sud-Vietnamiens de “pacifier le pays” en s’abstenant "d’opposer des unités régulières à des unités régulières dans des engagements frontaux et en organisant la guérilla ».

Le Viêt-cong, conclut-il, « ne peut pas chasser les Américains, mais il peut éviter d’être lui-même chassé. Ils peuvent empêcher la normalisation de la vie dans le Sud ».

Dayan s’est montré particulièrement critique à l’égard du programme usaméricano-sud-vietnamien des hameaux stratégiques, très décrié, et de son successeur, les initiatives “cœur et esprit”, qui, depuis 1962, ont déplacé les villageois vietnamiens des zones menacées fortifiés l’ennemi dans des hameaux blindés pour leur propre protection [sic]. Au cours de ses derniers jours dans le pays, Dayan a visité deux de ces lieux, qu’il a appelés “colonies de réfugiés”. Dayan n’a pas aimé la plupart de ce qu’il a vu.

« L’atmosphère n’était pas agréable », écrit-il dans son article de journal. Les femmes, dit-il, ont refusé d’être interviewées. « Lorsque nous nous sommes approchés d’elles, elles ont reculé d’un air maussade. Même les enfants, qui sont habituellement brillants et joyeux dans ces régions, avaient l’air malheureux, tendant une main suppliante tout en suivant silencieusement leurs mères ».

Dans une deuxième colonie, Dayan a rapporté que la plupart des gens semblaient plus heureux, les plus jeunes enfants fréquentant une école soutenue par les USA et les plus âgés occupant des emplois bien rémunérés dans un environnement sûr. Pourtant, selon Dayan, il y a des choses qui ne tournent pas rond.

Ce que  « les Américains appellent la “réinstallation des réfugiés sur la terre” », rapporte Dayan, « n’est pas vraiment la construction de villages agricoles mais la création de bidonvilles autour de leurs camps militaires ».

Dayan passe sa dernière semaine au Vietnam, du 20 au 27 août, dans le Delta du Mékong et à Lai Khe en compagnie du général de division William Depuy, commandant de la première division d’infanterie. Il en est revenu avec de nouvelles critiques sur la stratégie usaméricaine de recherche et destruction, de guerre d’usure, et a prédit à nouveau que le Viêt-cong pourrait l’emporter s’il s’en tenait à des tactiques de guérilla de type “hit-and-run” (frappe et sauve-toi).

Il a également réitéré son mépris pour l’approche “cœurs et des esprits”, telle qu’elle est illustrée dans les programmes de réinstallation des villages. « Je ne crois pas que les Américains puissent pacifier le Viêt Nam », écrit Dayan dans son dernier message depuis la zone de guerre. L’américanisation de la guerre peut, d’un point de vue militaire, réussir, mais l’américanisation de la paix, de la vie quotidienne, ne peut que servir le Viêt-cong avec des objectifs terroristes et des arguments de propagande contre « l’hégémonie américaine au Viêt-nam ».

 

Ou, comme le dit Dayan dans son livre, Vietnam Diary [le manuscrit original est proposé par un antiquaire pour la modique somme de 125 000 $, NdT], publié en Israël en 1977, « les Américains sont en train de tout gagner, sauf la guerre ».

Moins d’un an après son départ du Viêt Nam, Moshe Dayan est propulsé sur le devant de la scène politique israélienne. Il est nommé ministre de la Défense le 1er juin 1967 et, avec le général Yitzhak Rabin, il mène Israël à une victoire écrasante lors de la guerre des Six Jours, du 5 au 10 juin 1967.

Marc Leepson (Newark, 1945) est un historien et journaliste usaméricain, qui s’est spécialisé dans l’histoire militaire, ayant été marqué à vie par son engagement dans la guerre du Vietnam de 1967 à 1968. Il a notamment été rédacteur en chef et chroniqueur de The VVA Veteran le magazine publié par les Vietnam Veterans of America et éditeur du Webster’s New World Dictionary of the Vietnam War.

PHOTOS RARES : Quand Moshe Dayan s’est rendu au Viêt Nam et a dénoncé l’arrogance des USA

Chen Malul, National Library, Haaretz, 14/2/2017
Photos Collection Dan Hadani/Bibliothèque nationale d’Israël

Le chef d’état-major le plus célèbre d’Israël s’est rendu au Viêt Nam avant de devenir ministre de la Défense. Nous aurions bien fait d’apprendre de ses voyages dans les marécages de l’Extrême-Orient.

 










Moshe Dayan dans la jungle du Viêt Nam, août 1966

 Épuisé par une longue journée, Moshe Dayan a décrit les obstacles à surmonter pour dormir sur une base dans la jungle vietnamienne.

« J’ai étalé sur moi une double couche d’anti-moustique », écrit-il dans son journal du Vietnam le 22 août 1966. « Il y a deux éléments au problème du sommeil : les moustiques et l’artillerie. Les canons situés dans le périmètre de la base font trembler la terre et les murs à chaque tir (principalement les canons de 175 mm). En outre, il faut être éveillé pour distinguer les obus ‘sortants’ (dirigés vers l’extérieur de la base) des obus ‘entrants’ (tirés par le Viêt-cong) qui explosent à l’intérieur de la base ».

 Après cinq années passées au poste de ministre de l’Agriculture, le chef d’état-major le plus renommé de l’histoire du pays entame sa carrière politique. En 1965, il rejoint le Rafi, le parti de son sponsor David Ben-Gourion. L’expérience a échoué. Le parti qui prétendait remplacer le parti au pouvoir n’a remporté que 10 sièges.

Il passe du statut de ministre de l’Agriculture à celui de membre marginal de l’opposition. Dayan a désespérément besoin d’une nouvelle expérience pour l’aider à atteindre le sommet de ses ambitions, le portefeuille de la défense.

Un an plus tard, il reçoit une offre qu’il ne peut refuser - une invitation du journal Maariv à s’envoler pour le Sud-Vietnam afin d’être intégré aux troupes usaméricaines sur le terrain en tant que reporter. Dayan est critiqué de toutes parts pour avoir décidé de se rendre dans ce pays déchiré par la guerre. Ses camarades de parti ont considéré qu’il s’agissait d’un faux pas.

Le député Shmuel Mikonis, du parti communiste Maki, a attaqué le voyage en alléguant que la présence d’une personnalité israélienne aussi connue au milieu d’une guerre controversée porterait atteinte à la neutralité d’Israël.

Le ministre des Affaires étrangères, Abba Evan, n’a pas tenu compte de cette affirmation, mais s’est étonné de ce qu’il considérait comme une mesure hâtive.

Il demande pourquoi Dayan n’a pas consulté le gouvernement avant de partir. La Knesset tient un débat houleux sur la question de son voyage au Viêt Nam, mais les critiques ne dissuadent pas Dayan de s’y rendre.

L’américanisation de la guerre

Dayan atterrit à Saigon, la capitale du Sud-Vietnam, le 25 juillet. Après des dizaines de conversations et de briefings, de repas festifs et de réunions officieuses, Dayan se lasse des mots et des cartes et exige d’aller sur le terrain.

Le lendemain, Dayan a reçu trois cartes de presse - usaméricaine, sud-vietnamienne et israélienne -, a été équipé d’un treillis approprié et a assisté à un briefing militaire peu impressionnant de la part d’un sergent qui n’a pas hésité à souligner, à chaque question, « qu’il n’est qu’un agent de relations publiques ».

À la fin de cette longue journée, Dayan a réalisé son souhait de voir la guerre de ses propres yeux.

Dayan n’a même pas pu garder son opinion pour lui lors de la première patrouille maritime qu’il a rejointe. Il dit aux soldats et aux officiers qu’il rencontre que les patrouilles usaméricaines renforcées dans le delta du fleuve n’empêcheront pas les forces ennemies de faire de la contrebande d’armes et de munitions.

Sans arrêter aucun bateau, sans procéder à une fouille sérieuse et sans interrompre le commerce régional, les habitants ont l’impression que les Viêt-congs sont si forts qu’il faut des troupes de renfort équipées des meilleures armes pour les vaincre. Il suggère plutôt, selon une note de journal du 27 juillet, de réduire considérablement les forces usaméricaines « et, dans certains endroits, d’avoir des renforts maritimes et aériens, qui peuvent être appelés par radio ».

Après la patrouille maritime, qui l’a amené à dormir sur des porte-avions, Moshe Dayan a d’abord été affecté à une compagnie de la première division de marines, puis aux Bérets verts, l’unité d’élite US de lutte contre la guérilla.

Malgré son âge avancé de 51 ans, ses supérieurs usaméricains savaient que le journaliste borgne avait vu une ou deux batailles au cours de sa vie. Il ne craignait pas de s’approcher des lignes de front qui se déplaçaient constamment entre l’ennemi et les forces usaméricaines, de se mettre en embuscade, de traverser des rivières ou de se salir dans la boue et la sueur.

Il se déplaçait comme un ver dans la poussière chaude, a dit un général usaméricain. Cela ne veut pas dire que la boue vietnamienne ne l’a pas profondément marqué.

« J’ai vu de la boue dans ma vie ; nous en avions jusqu’aux genoux les premières années du kibboutz Nahalal, mais je n’ai jamais vu une boue pareille », écrit-il le 13 août, ajoutant que la boue « est principalement due aux chars, qui remuent le sol détrempé par les pluies de mousson incessantes ».

Il a rencontré la puissance et l’arrogance usaméricaines partout où il a regardé : le porte-avions affrontant des bateaux en bois, les chars attaquant des huttes en bois et les hélicoptères poursuivant jusqu’à la mort deux guérilleros imprudemment armés. Dayan a eu l’impression, lors de ses conversations avec les soldats et les officiers, qu’ils étaient en général libéraux, polis et agréables. « En tant qu’individus, ils sont en or », écrit-il le 29 juillet. « Cependant, tout a une limite : l’outrage fait à la puissance des États-Unis. À cet égard, même dans la conversation, ils ne font preuve d’aucune souplesse ».

Ce qu’il a vu l’a convaincu que la guerre au Viêt Nam était une guerre d’image dans laquelle les Nord-Vietnamiens payaient un lourd tribut en osant défier la superpuissance.

« Mon impression est qu’ils ne se battent pas en ce moment contre l’infiltration du Sud, ni contre une guérilla, ni même contre Ho Chi Minh (le commandant des forces nord-vietnamiennes), mais plutôt qu’il s’agit d’une guerre américaine contre le monde entier », écrit-il le 29 juillet. « Ils démontrent à tous (y compris à l’Angleterre, à la France et à l’URSS) leur puissance et le respect de leur décision, afin que tous sachent que lorsque les Américains entrent en guerre, personne ne peut leur résister ».

Cependant, Dayan ne s’est pas contenté de voir et de documenter l’expérience militaire et les batailles. Contrairement à de nombreux soldats et officiers qu’il a rencontrés, il a insisté pour essayer de comprendre à quoi ressemblerait le pays divisé à la fin de la campagne militaire, en supposant qu’elle se terminerait en faveur des  USAméricains.

Il a interrogé des soldats qui s’occupaient du développement civil, qui aidaient à l’agriculture, à la construction d’infrastructures pour les écoles et le système de santé. Il entendit de leur bouche l’avis commun de l’armée usaméricaine selon lequel des décennies seraient nécessaires avant que les habitants ne soient en mesure d’établir eux-mêmes une « administration locale qui prendrait le travail en charge de ses propres mains », écrivit-il le 3 août.

Dayan n’a pas épargné les critiques des officiers supérieurs.

Il refuse d’accepter l’affirmation du général Westmoreland selon laquelle l’objectif militaire est d’aider le peuple vietnamien mais pense que l’objectif usaméricain est de détruire le Viêt-cong.

« Il ne s’agit ni d’aide aux Vietnamiens, ni de quoi que ce soit d’autre, mais de la guerre des États-Unis contre le Viêt-cong. Peu importe comment ils sont arrivés là, même si c’est par désir d’aider les Vietnamiens, de maintenir les accords de Genève ou pour une autre raison », écrit-il pour expliquer son impression. « Ils n’arrêteront pas la guerre maintenant, même si l’intérêt du Viêt Nam (et qui le déterminera ?) l’exige ».

Il ne s’agissait pas d’un accès de pacifisme. Dayan soutenait le droit d’une superpuissance impériale comme les USA d’abattre « chaque tireur d’élite ennemi avec un barrage d’artillerie ». Cependant, il s’opposait profondément à ce qu’il appelait « l’américanisation de la paix ». Il écrit le 4 août :

« Les médecins, les enseignants, l’administration, le désir (issu d’impulsions positives) d’enseigner le base-ball aux enfants d’ici, de créer les scouts. Tout cela n’est pas fondé. Le Vietnam, comme tout pays, peut accepter l’aide de l’étranger, mais pas le patronage. Le progrès doit être organique et indépendant, par le biais du conseil et de l’aide, mais pas de la dictée et de la formation ».

Des idées à ramener chez soi

Vers la fin de son séjour au Viêt Nam, Dayan était convaincu que la guerre - qui allait certainement durer plus longtemps - était perdue.

Il pensait que l’armée usaméricaine avait le pouvoir de détruire le Vietcong, mais qu’elle ne pourrait jamais éradiquer le soutien et l’admiration pour la lutte du Nord-Vietnam pour l’indépendance.

L’aventure vietnamienne de Dayan a donné une nouvelle vie à l’un des clichés les plus répandus que les fondateurs d’Israël ne cessaient d’évoquer : La nécessité pour l’État d’Israël de relever seul ses défis.

 

Chen Malul est un historien israélien. Il a récemment lancé un blog intitulé The Library of Babel (La bibliothèque de Babel). Auparavant, il était rédacteur et éditeur de contenu à la Bibliothèque nationale d'Israël à Jérusalem.

        

 

 

Aucun commentaire: