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06/07/2023

GIDEON LEVY
Les enfants de Jénine n'oublieront jamais
Les petits-enfants et les arrière-petits enfants d'Arna

Gideon Levy, Haaretz, 6/7/2023
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Un garçon d'environ trois ans a quitté sa maison mercredi matin, pour la première fois depuis deux jours, avec sa mère et sa grand-mère. La main de sa mère dans une main, un pistolet dans l'autre. La rue était encore presque vide, seuls quelques habitants avaient osé sortir, et ceux qui l'avaient fait semblaient en état de choc. Un silence terrible planait sur la rue à moitié détruite, le silence que l'on entend toujours après le bruit. Le bambin jette un regard vide sur le tas de décombres au bord de ce qui fut une rue pavée et qui n'est plus qu'un chemin de terre. Il était silencieux, tout comme sa mère. Cette scène a été diffusée mercredi sur Al-Jazeera, qui émet en continu depuis le camp de réfugiés de Jénine.

Des enfants palestiniens brûlent des pneus après le raid militaire israélien à Jénine, mardi. Photo : JAAFAR ASHTIYEH – AFP

L'ancien soldat israélien Dubi Kurdi* n'a pas transformé le camp en stade Teddy de Jérusalem avec son bulldozer cette fois-ci, comme il s'en était vanté lors de la précédente opération en 2002. Plus de 500 maisons n'ont pas été détruites, comme cela avait été le cas lors de l'opération “Bouclier défensif”, et le nombre de morts a été relativement faible. Mais l'enfant est sorti, dans la rue, en tenant la main de sa mère, et son visage en disait long. Il s'agit peut-être du garçon de la vidéo filmée la veille dans l'une des maisons du camp : dans une scène horrible qui pourrait provenir d'une [autre] période sombre de l'histoire, des soldats armés et blindés envahissent une petite maison. Tout le monde reçoit l'ordre de lever les mains en l'air. Un soldat pointe son fusil sur les femmes et les enfants, et un cri de terreur perce l'air. Coupure. La vidéo se termine, mais les enfants n'oublieront pas. Ils n'oublieront jamais ce qu'ils ont enduré cette semaine.

Ces enfants sont déjà les petits-enfants et arrière-petits-enfants d'Arna. Lorsque le merveilleux film de Juliano Mer-Khamis, Les enfants d'Arna, sur les enfants du camp que sa mère a élevés dans le cadre de son projet théâtral, est sorti, son réalisateur était encore en vie. Juliano a été assassiné, mais son film est resté. Il doit être projeté avant et après chaque “opération” militaire israélienne dans le camp de Jénine, avant et après l'insupportable déluge de louanges qu'une légion de généraux et d'analystes déversent sur l'action, toujours différente, plus chirurgicale et plus réussie que toutes celles qui l'ont précédée.

Trois garçons ont joué dans le documentaire : Ala, Youssef et Ashraf. Pendant une dizaine d'années, Mer a suivi les enfants avec lesquels sa mère travaillait. Il a filmé le petit Ala assis, abasourdi, sur les ruines de sa maison, son regard se déplaçant ici et là, comme s'il cherchait un réconfort et un abri. Ala el-Sabagr deviendra plus tard le commandant des Brigades des martyrs d'Al-Aqsa dans le camp. En novembre 2002, deux semaines après la naissance de son premier fils, les soldats israéliens l'ont tué, et une photo de son corps carbonisé apparaît dans le film.

Le petit Ashraf rêvait de jouer Roméo. Dans le film, on le voit fouiller les décombres de la maison d'Ala pour tenter de récupérer des objets encore intacts. Dans le film, Ala raconte l'histoire de l'assassinat de son ami Ashraf, quelques semaines avant de mourir lui-même dans la bataille de Jénine. Le troisième garçon, Youssef, était en classe lorsqu'un obus israélien est tombé dans la salle. Il a transporté le corps d'une des filles décédées ; à l'âge adulte, il a participé à une fusillade terroriste dans la ville israélienne de Hadera et a été tué. Parmi les enfants d'Arna, Zakaria Zubeidi est le seul garçon à avoir survécu. Il est incarcéré en Israël depuis de nombreuses années.

Mercredi, les petits-enfants et arrière-petits-enfants d'Arna sont sortis dans la rue en ruine. Le camp de Jénine est un camp de réfugiés, dont les habitants ont été contraints de fuir leurs maisons cette semaine sans savoir quand ou s'ils reviendraient, réfugiés momentanés pour la troisième ou quatrième fois.

Le groupe de correspondants militaires reconnus par l'IDF que l'armée a fait venir pour visionner son travail n'a pas vu de Palestiniens dans les allées. En Israël, ils n'ont pas mentionné les 20 000 résidents du camp qui ont enduré des difficultés sans précédent causées par Israël, comme leurs parents et grands-parents avant eux. En Israël, ils n'ont pas dit que le camp de Jénine abrite des dizaines de milliers de personnes dont la juste lutte crie vers le ciel, exactement comme le fait leur souffrance. Et une fois de plus, les FDI ont traité cette maison comme un champ de bataille.

C'est ici que les enfants d'Arna ont grandi et sont devenus des combattants de la liberté, des “terroristes” dans le langage de la propagande israélienne, et c'est ici que les petits-enfants et arrière-petits-enfants d'Arna vont maintenant grandir vers le même avenir, le même destin.

NdT

*Dans Scènes de décombres (Haaretz, 23/10/2002), Gideon Levy écrivait : « Les bulldozers sont de nouveau à l'œuvre dans le camp de réfugiés de Jénine, plongeant leurs pelles dans les ruines. Cette fois, ce sont des machines palestiniennes, peintes en jaune, et leur objectif est la réhabilitation. La dernière fois, les bulldozers étaient bruns et appartenaient aux FDI ; l'objectif des terrifiants D-9 était la démolition. Leurs opérateurs ont semé la destruction et ont été décorés pour leurs efforts.  L'un d'eux, un réserviste, Moshe Nissim, que ses camarades appellent affectueusement “Dubi Kurdi”, s'est vanté dans le quotidien à grand tirage Yedioth Ahronoth : « Pendant trois jours, je n'ai fait que raser et raser » (des bâtiments) et il a ajouté qu'il mangeait des graines de tournesol et buvait du whisky pendant qu'il travaillait. »


Après l'opération “Maison et jardin”. Photo Zena Al Tahhan/Al Jazeera. Voir plus de photos

04/07/2023

JACK KHOURY
Les Israéliens vont retourner à la normale, mais l’opération contre Jénine ne fera que galvaniser une nouvelle génération de Palestiniens désespérés


Jack Khoury, Haaretz, 4/7/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Israël peut réussir à ramener une sorte de calme limité en Cisjordanie, mais les images de Jénine seront un terrain plus fertile pour galvaniser une autre génération qui ne voit pas d’avenir

Un Palestinien regarde par la fenêtre alors que de la fumée s’échappe à la suite d’une attaque de drone israélien dans la ville de Jénine, en Cisjordanie occupée, le 3 juillet 2023.Photo : JAAFAR ASHTIYEH /AFP

Israël annoncera bientôt solennellement la fin de l’opération militaire à Jénine, qui a commencé tôt lundi. Le porte-parole des FDI, le premier ministre et le ministre de la défense expliqueront que les objectifs de la mission ont été atteints : des militants armés ont été frappés, des individus recherchés ont été arrêtés et des munitions ont été capturées et détruites. Tous ces résultats - qui n’ont fait aucune victime israélienne, à l’exception d’un soldat légèrement blessé - renforceront le sentiment de satisfaction en Israël.

Pour l’opinion publique israélienne, le nombre de Palestiniens tués (10) et blessés (100), ou les dégâts considérables causés aux infrastructures, ne peuvent obscurcir le sentiment de victoire. Chaque opération a un message, et cette fois-ci n’est pas différente. Chaque Palestinien est un danger potentiel pour la sécurité d’Israël et constitue donc une cible légitime. Aucune discussion sérieuse n’a lieu sur l’essence du conflit et ses implications.

Israël a travaillé pendant des semaines à la préparation de l’opération. Les gros titres des journaux annonçaient la nécessité d’une opération massive et de grande envergure, et la référence à Jénine en tant que “capitale du terrorisme palestinien” a été martelée dans la conscience publique.

Les arrestations fréquentes et les assassinats ciblés au cours des six derniers mois n’ont pas satisfait ceux qui réclamaient une opération plus vaste à la lumière des attentats terroristes perpétrés en Cisjordanie, y compris le plus récent à Eli. Et comme si cela ne suffisait pas, la tentative de lancer des roquettes depuis la Cisjordanie vers des localités de la vallée de Jezréel la semaine dernière a soufflé le vent dans les voiles de toute décision opérationnelle, de l’ancien député du Meretz Yair Golan au chef du conseil régional de Judée et de Samarie Yossi Dagan. Il ne restait plus qu’à fixer l’heure, ce qui a été fait lundi, après la fin de l’Aïd El Adha, la fête musulmane du sacrifice.

Les Israéliens reprendront le cours normal de leur vie dans quelques jours, et ils s’attendent à ce que les Palestiniens fassent de même : panser leurs plaies, enterrer leurs morts et passer à autre chose. Personne ne s’intéressera à l’avenir, ni ne pensera aux grandes lignes d’un accord, parce qu’Israël souhaite cimenter une réalité dans laquelle les Palestiniens s’habituent à vivre sous l’occupation et le contrôle israéliens, leurs affaires civiles étant gérées par une [In]Autorité palestinienne paralysée.

De temps en temps, il y a une opération militaire limitée, qui est accueillie par un silence tonitruant de la part de la communauté internationale, et en particulier de l’Oncle Sam. La question du contrôle des Palestiniens n’intéresse pas les décideurs. Pour eux, le peuple élu peut régner éternellement, les Palestiniens ne méritent pas d’avenir et la jeunesse palestinienne doit accepter la situation.

Il y a vingt ans, Israël s’est lancé dans une opération beaucoup plus vaste contre les militants de Jénine, alors soutenus par un leader comme Yasser Arafat, et bien mieux organisés et financés. Aujourd’hui, Israël combat ceux qui étaient alors des bébés et des enfants en bas âge, ou qui n’étaient pas encore nés. La génération née après les accords d’Oslo a grandi avec la dévastation de 2002, l’arrogance et le défi israéliens, l’indifférence internationale et la désintégration de l’unité nationale palestinienne. Une génération de jeunes en colère, frustrés et désespérés, qui n’ont d’autre but que de porter des armes et de tirer, a vu le jour. Pour l’opinion publique israélienne, une photo de victoire a peut-être été réalisée, mais chaque opération de ce type ouvre la voie à de nouvelles séries de combats et d’effusions de sang.

Israël parviendra peut-être à instaurer une sorte de calme limité, mais les images de Jénine seront un terreau plus fertile pour susciter une autre génération qui ne voit pas d’avenir. Pendant ce temps, Israël écrase l’[In]Autorité palestinienne, qui est censée être en charge de la région. Dans les conditions actuelles, cette opération n’est, elle aussi, qu’un maillon de plus dans la chaîne sanglante.

 

03/07/2023

JONATHAN SHAMIR
Ce qui se passe à Jénine aujourd’hui est un avertissement pour les deux parties

Jonathan Shamir, Haaretz, 3/7/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Peu de personnes ont fait plus que Netanyahou lui-même pour accélérer l’effondrement de l’[In]Autorité palestinienne.

Résumé des événements : Aux premières heures de lundi matin, les Forces de défense israéliennes ont lancé une opération contre les militants palestiniens dans la ville de Jénine, en Cisjordanie. Vers 1 heure du matin, des frappes aériennes israéliennes ont visé un bâtiment à Jénine qui, selon l’armée, était utilisé par des militants pour planifier des attaques. Ces frappes ont été rapidement suivies d’une incursion de l’infanterie. Vers 1 heure du matin, des frappes aériennes israéliennes ont visé un bâtiment à Jénine qui, selon l’armée, était utilisé par des militants pour planifier des attaques. Ces frappes ont été rapidement suivies d’une incursion de l’infanterie, avec environ 2 000 soldats israéliens engagés. L’armée a prévenu que l’opération pourrait durer plusieurs jours. Israël a déclaré avoir perquisitionné un “centre de commandement unifié” des Brigades de Jénine dans le camp de réfugiés de la ville, où des militants de différentes factions se réunissaient pour coordonner et préparer des attaques. Des bulldozers israéliens ont également été filmés en train de détruire des rues, tandis que les habitants palestiniens ont signalé des coupures d’électricité pendant plusieurs heures. L’armée israélienne affirme que sa priorité actuelle est de collecter des armes dans le camp de réfugiés de Jénine. Jusqu’à présent, 20 Palestiniens ont été arrêtés, tandis qu’un laboratoire de fabrication d’explosifs et des pièces d’un lance-roquettes ont également été saisis. Le ministère palestinien de la Santé a fait état de neuf morts, dont deux adolescents, et d’au moins 50 blessés, dont 10 dans un état critique, alors que l’opération se poursuit. Les groupes armés de résistants palestiniens sont mobilisés : le Bataillon de Jénine a annoncé avoir abattu 2 drones militaires israéliens, la Brigade Qassam de Jénine (Hamas) a annoncé une embuscade réussie contre des soldats israéliens près de la mosquée Al Ansar, tandis que la Tanière des Lions de Naplouse a appelé à une mobilisation générale contre l’agression et a annoncé qu’elle avait envoyé des combattants à Jénine dès l’aube de lundi. Ci-dessous un commentaire du rédacteur en chef de Haaretz.com

Photo : MOHAMMED SALEM/REUTERS

Paralysée par la diminution de ses ressources et de sa légitimité, l’[In]Autorité palestinienne a laissé un vide dans les villes de Naplouse et de Jénine, dans le nord de la Cisjordanie, qui a été rapidement comblé par des groupes militants locaux.

La plus grande opération menée par Israël en Cisjordanie depuis plus d’une décennie ne changera pas cette situation de sitôt.

Des sources politiques israéliennes de haut rang, s’exprimant sous couvert de l’anonymat, ont déclaré que l’opération des FDI à Jénine visait à “préparer le terrain pour le retour de l’Autorité palestinienne”.

Peu de choses donnent autant de sueurs froides à l’establishment sécuritaire israélien que la disparition de l’[In]Autorité palestinienne, et même le Premier ministre Benjamin Netanyahou s’est empressé de réitérer la semaine dernière que l’[In]Autorité palestinienne “ne peut pas être autorisée à s’effondrer”.

Pourtant, peu de personnes ont fait plus pour accélérer son effondrement que Netanyahou lui-même, qui a incité à la destruction de l’institution moribonde depuis son bureau de Premier ministre pendant plus d’une décennie et qui a siphonné les recettes fiscales de son économie captive.

Mais surtout, Netanyahou a affaibli l’[In]Autorité palestinienne en verrouillant tout règlement négocié du conflit israélo-palestinien et en érodant les droits fondamentaux et la sécurité des Palestiniens.

L’[In]AP sans gouvernail a été incapable d’assurer la protection la plus rudimentaire de son peuple : les colonies sont construites à un rythme sans précédent, les miliciens attaquent les Palestiniens et détruisent leurs biens.

Face à cette situation désastreuse, des groupes militants de base prennent les choses en main, souvent avec des effets mortels.

Mahmoud Abbas, le président octogénaire de l’[In]Autorité palestinienne, est une figure tragique, voire pathétique, et porte certainement une part de responsabilité : l’[In]Autorité palestinienne a eu sa part de corruption et a manqué à plusieurs reprises, pendant des décennies, d’honorer ses engagements en matière d’organisation d’élections.

Pour couronner le tout, on peut se poser des questions sur objectif civique, quand on voit que les enseignants sont en grève, les hôpitaux sont confrontés à de graves pénuries et les fonctionnaires ne sont pas payés. Tout ce que l’[In]Autorité palestinienne peut faire, c’est publier des déclarations de condamnation depuis Ramallah.

Israël ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre. La raison d’être de l’[In]Autorité palestinienne est d’apporter une solution politique. Elle ne peut pas présenter les incursions des FDI à Jénine comme un cadeau à l’Autorité palestinienne, tout en n’offrant aucun horizon politique et en s’attaquant au moindre vernis d’“État de droit” en Cisjordanie.

En mars, le sondeur Khalil Shikaki a constaté pour la première fois qu’une majorité de Palestiniens pensait que la dissolution de l’[In]Autorité palestinienne était dans leur propre intérêt.

Au vu de son bilan, qui peut les en blâmer ? Et du côté de la politique israélienne, la démagogie a-t-elle pris le pas sur une véritable évaluation de ce qu’il adviendra du conflit et des Israéliens si l’[In]Autorité palestinienne s’effondre ?

Ce qui se passe aujourd’hui à Jénine n’est que le prélude - et une mise en garde contre - d’une explosion bien plus incontrôlée, de part et d’autre de la Ligne verte.



03/05/2023

PATRICIA YANELLI GUERRERO
Fritz Glockner : au Mexique, la réalité subordonne la fiction

 Patricia Yanelli Guerrero, La Jornada, 1/5/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Mexico- « Les individus qui ne connaissent pas leur passé, qui n’embrassent pas leur nostalgie, sont condamnés à cultiver leurs cauchemars », affirme l’historien Fritz Glockner (Puebla, 1961), qui prépare son prochain roman sur Manuel Buendía (1926-1984), l’un des journalistes les plus influents du Mexique, auteur de la chronique populaire “Red Privada” [Réseau Privé], assassiné par le chef de la Direction fédérale de la sécurité (DFS) pendant la guerre de basse intensité [aussi appelée Guerre sale, 1965-1990, NdT]. [voir le documentaire “Red Privada” sur Netflix, NdT].

Fritz Glockner, directeur d’Educal

Fritz Glockner, directeur d’Educal [organisme paraétatique d’édition et de distribution de livres, NdT], a passé plus de 30 ans à faire des recherches sur la guérilla, qui reste une “entité historique vivante”. Par son travail d’écrivain et de journaliste, il a pu traverser les sous-sols de l’oubli, de la répression, de la torture et de la clandestinité, mais aussi, chemin faisant, trouver l’espoir, le pardon et la manière d’honorer la mémoire.

« Je suis convaincu que nous sommes les seuls propriétaires de notre passé, ni notre volonté, ni nos décisions, ni nos regrets ne vous appartiennent. Vous ne possédez que votre mémoire, votre belle nostalgie et vos souvenirs », dit Glockner.

« Dans l’histoire, il y a un processus cyclique des passions humaines qui prend parfois conscience de l’incongruité de la réalité. Et alors, que vous le vouliez ou non, vous agissez. L’accumulation de la répression, de l’offense, de l’horreur, fait que les gens se radicalisent et choisissent alors d’agir différemment de ce qui est légalement établi. Chaque groupe armé radical au Mexique, qu’il soit rural ou urbain, trouve d’abord son origine dans l’autodéfenses.

Glockner souligne que « l’histoire doit être racontée ». Dans Los años heridos. La historia de la guerrilla en México 1968-1985 (Planeta, 2019), l’auteur retrace le parcours des organisations de guérilla à travers des récits et des personnages et leurs actions face au pouvoir et aux forces de l’ordre. Il a fait de même dans Memoria Roja : historia de la guerrilla en México 1943-1968 (Ediciones B, 2008), un livre qui est le fruit de vingt-cinq ans de recherches.

Pour le romancier, l’histoire des mouvements armés au Mexique est intrinsèquement liée à sa mémoire personnelle, à son âme, à son sang familial. « En tant qu’êtres humains, nous avons des traces de douleur, qui vous provoquent et vous construisent en tant qu’individu, en tant que société et en tant que mémoire collective », explique-t-il. La sienne est née lorsque son père Napoleón Glockner Carreto (médecin et directeur d’un hôpital à Puebla) l’a quitté en 1971, lorsqu’il avait neuf ans, pour rejoindre la guérilla des Fuerzas de Liberación Nacional (FLN). « En février 1974, mon père est devenu un invité de marque au Palais Noir de Lecumberri [sinistre prison de 1900 à 1976, aujourd’hui siège des Archives nationales, NdT] et je suis devenu un visiteur régulier à l’âge de 13 ans, lorsque je suis allé le voir (torturé) en compagnie de ma mère. Après sa sortie de prison, il a été assassiné le 5 novembre 1976, atteint par une balle rue de Medellín* ».

Le meurtre a été ordonné par Fernando Gutiérrez Barrios (1927-2000), ancien secrétaire à l’intérieur et chef de la défunte Direction fédérale de la sécurité (DFS), un appareil d’État chargé de contrôler, réprimer et exterminer les groupes et mouvements dissidents.

« À cette époque, j’ai commencé à creuser mes angoisses, car je ne pouvais pas élever la voix, le spectre de la répression continuant à me hanter. Après la mort de mon père, la famille Glockner Corte a transformé sa nostalgie, sa mémoire, en un murmure. Nous avions l’habitude de nous réunir lors des repas pour partager notre nostalgie et souffler sur les aspirations du passé. Mais le murmure commence à grandir et n’appartient plus au noyau familial. On en parle aux proches, aux amis, on commence à enquêter, à parcourir les archives de journaux, les librairies pour essayer de comprendre, et nulle part on ne m’a donné de réponse au traumatisme nostalgique de l’abandon à 9 ans, des retrouvailles adolescentes à 13 ans à Lecumberri, de l’assassinat du père à 15 ans. Mais ce n’était pas le père, c’était le pays. On essaie alors de renouer avec le passé collectif de ce qui s’est passé dans le microcosme familial et on ne trouve pas de réponses ».

Pour parcourir ces artères de la tragédie collective, l’auteur a écrit son premier roman, Veinte de Cobre : memoria de la clandestinidad (publié en 1996 dans une édition unique aux éditions J. Mortiz dans la série Volador et en 2021 dans sa deuxième édition), où il plonge dans la mémoire personnelle, familiale et historique de la guerre de basse intensité, mais surtout il raconte l’histoire émouvante de son père qui a été torturé, emprisonné, libéré et finalement assassiné.

« La littérature est le premier lien qui commence à briser le siège ou qui commence à éclairer les sous-sols de cette assemblée de fous qu’a été l’ignominie de l’État mexicain, qui a torturé, assassiné, fait disparaître, mais qui a aussi donné l’impression qu’au Mexique nous étions les meilleurs, invitant les persécutés des dictatures latino-américaines ; de Lázaro Cárdenas (1895-1970) en 1939 avec les exilés républicains espagnols, puis un peu plus tard avec Adolfo López Mateos (1909-1969), mais surtout avec Luis Echeverría Álvarez (1922-2022). Cela a permis de cacher l’horreur commise à l’encontre des Mexicains.

« Nous sommes un pays où, en tant qu’écrivain, ça vous coûte une couille et la moitié de l’autre, parce qu’écrire de la fiction implique un risque énorme lorsque la réalité subordonne la fiction. Je pense que nous sommes le seul pays où l’écrivain de fiction doit relever de très grands défis, afin que la réalité ne subordonne pas son écriture », ajoute-t-il.

Cementerio de papel (2004) est né lorsqu’en 2002, Fritz Glockner est retourné à Lecumberri pour retrouver son père, mais sous la forme de documents, de papiers conservés dans le château noir, puisque cette année-là, les archives de la DFS (Dirección Federal de Seguridad) ont été ouvertes dans l’Archivo General de la Nación (Archives générales de la nation). « Il a fallu tant de travail à la famille Glockner Corte pour sortir la figure, le corps, l’essence de Napoléon Glockner de Lecumberri en juillet 1974, pour que le système politique mexicain me le rende quelques années plus tard et l’enferme à nouveau à Lecumberri. Et ce n’était pas seulement celle de mon père, mais aussi celle de Heberto Castillo (professeur à l’UNAM et persécuté par le DFS) ou de Salvador Nava (médecin et homme politique connu pour sa lutte extraordinaire en tant que grand leader de l’opposition au Potosí). Comment ont-ils pu penser à cela !

« C’est une bonne chose que nous ayons accès aux archives de la police, mais quels connards de les avoir renvoyés à l’endroit où ils sont morts et où ils ont été battus et torturés. Nous sommes le seul pays à avoir ce genre de parodie qui n’est pas du surréalisme, mais bien une parodie tragicomique. Quel autre pays a enfermé ses opposants dans un centre de torture aussi impressionnant que le Palacio Negro de Lecumberri et les y a renvoyés des années plus tard sous forme de papier ? », dit Fritz Glockner.

Sur les fantômes

« Mes fantômes sont nombreux, mais ils m’accompagnent pour le mieux. Aucun fantôme ne devient un spectre du mal, pour moi ce sont des amis, car ce sont eux qui vous accompagnent dans le présent. Je suis toujours accompagné par la belle image très affectueuse de mon père, l’image de mon grand-père comme une petite mère, je suis toujours accompagné par la gentillesse de Paco Ignacio Taibo I (1924-2008), je suis toujours accompagné par la folie et la fermeté de Carlos Fernández del Real (l’avocat du travail des plus importants prisonniers politiques de la guérilla) et la nostalgie des mots d’Ángel González (un poète espagnol renommé qui a fait partie de la génération de 1950).

« Les spectres, oui, on les enterre dans un cimetière. J’ai enterré Luis Echeverría, Fernando Gutiérrez Barrios et Fernando Yáñez il y a longtemps. Tu ne peux pas garder la compagnie d’un connard dans ta vie actuelle parce que c’est un instantané et dans ta mémoire et ton souvenir, ces cadavres sont là mais ils ne t’accompagnent pas. Pour moi, chaque fantôme est une réconciliation dans le temps et il faut s’enivrer avec lui.

« Les fantômes, la mémoire, la nostalgie sont la meilleure option et la meilleure potion pour éviter le seul ennemi qui est l’oubli. La création de son propre imaginaire individuel et la conscience que l’on n’est que de son passé, parce qu’évidemment, je pense qu’on ne peut pas se permettre de tomber dans la rhétorique du passé sans fantômes, parce que ce serait alors un passé ou un moment historique qui n’agirait pas dans le présent et c’est pourquoi il faut faire appel à Benito Juárez (1806-1872), Máximo Serdán Alatriste (1879-1910), ou bien sûr, comme je l’ai dit dans mon cas, Julio, Napoleón, Paco, Ángel, ma sœur Julieta, ma tante, etc., parce que j’insiste sur le fait qu’il faut embrasser la nostalgie, qu’il faut savoir cultiver ses désirs pour éviter de tomber dans ses propres cauchemars », conclut Fritz Glockner.

Il espère rééditer cette année El Barco de la ilusión (Ediciones B, 2005), qui traite de la vie de Germán Valdéz, Tin Tan.

 NdT

* Selon les sources officielles, Napoleón Glockner Carreto et Nora Rivera Rodríguez ont été exécutés par un commando urbain des FLN à Mexico, pour venger leurs anciens camarades, parce qu’ils n’avaient pas supporté les tortures et avaient révélé l’emplacement de la planque de Nepantla, dans l’État de Mexico et du foyer de guérilla au Chiapas.

Livres de Fritz Glockner [inédits en français]

 

 

 

29/10/2022

GIDEON LEVY
Mahmoud Samudi, un garçon de 12 ans, va vendre de l'eau à un carrefour, et est abattu

 Gideon Levy et Alex Levac (photos), Haaretz, 28/10/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Mahmoud Samudi vendait des bouteilles d'eau dans le camp de réfugiés de Jénine pour gagner de l'argent de poche. Une jeep s'est arrêtée en face de lui pendant un raid de l'armée et un soldat à l'intérieur du véhicule a commencé à tirer sur un groupe de lanceurs de pierres. Samudi, à peine âgé de 12 ans, a été grièvement blessé et est mort deux semaines plus tard. Il est le plus jeune Palestinien à être tué à Jénine cette année


Le père endeuillé, Mohammed Samudi, chez lui à Al Yamun, cette semaine. Lui et deux autres fils travaillaient dans le Golan et n'avaient pas vu Mahmoud depuis près de trois semaines.

Du côté est de la ville d'Al Yamun, à l'ouest du camp de réfugiés de Jénine, en Cisjordanie. La cour de la maison familiale de trois étages est remplie de plantes et de fleurs. Une photo de Mahmoud Samudi est accrochée au mur extérieur près de l'entrée. Un homme en survêtement noir porte une barbe de deuil, et une photo du défunt Mahmoud pend sur un pendentif autour de son cou. C'est le père endeuillé, Mohammed Samudi, 43 ans. À côté de lui est assis son frère, l'oncle en deuil, Abdu, un métallo de 41 ans qui parle couramment l'hébreu. Dans cette maison il y a beaucoup de douleur mais pas de larmes.

Mahmoud, 12 ans, a été abattu par un soldat de Tsahal le 28 septembre à Jénine et est décédé 13 jours plus tard dans un hôpital de Ramallah. C'était un élève de cinquième année, un garçon qui se rendait parfois à Jénine pour vendre des bouteilles d'eau aux automobilistes qui passaient aux carrefours, comme moyen de gagner un peu d'argent de poche.

C'est la saison des olives. Le long de toutes les routes du nord de la Cisjordanie, les familles sont dans leurs oliveraies– c'est la seule partie de la Cisjordanie où il n'y a pas de colons – et les vues sont impressionnantes.

Mohammed, le père endeuillé de Mahmoud, travaillait aussi jusqu'à récemment avec ses fils à la récolte des olives, non pas sur les terres d'Al Yamun mais à Givat Yoav sur le plateau du Golan. Il était là, travaillant dans des oliveraies israéliens, quand il a reçu la terrible nouvelle que son jeune fils avait été grièvement blessé. Il n’avait pas vu Mahmoud depuis 20 jours, puisque Mohammed et deux de ses autres fils s’étaient mis à récolter des olives pour les Juifs dans le Golan, et à dormir dans une tente de fortune près de Tibériade dans un espace réservé pour eux par le patron juif.


27/10/2022

Tsahal ne se laisse pas “fragiliser” par les terroristes (parole d'expert)

“L'épisode Abou Aqleh aurait pu fragiliser Tsahal”, mais il n'en a rien été : c'est une des perles de cet “expert” militaire israélien, habitué du studio de la chaîne de propagande israélienne en français i24, interviewé récemment à propos de l'opération destinée à “éliminer le zoo”, comme il appelle les combattants du groupe de Naplouse Arin Al Ousoud (La Tanière des Lions). Notre expert considère en outre que Naplouse se trouve en Israël. Bref, il officialise l'annexion de fait de la Cisjordanie. Deux exemples scolaires du volet médiatique de la guerre contre-insurrectionnelle menée par l'armée la plus morale du monde, en concurrence sérieuse pour ce titre avec l'armée ukrainienne.

 


21/10/2022

GIDEON LEVY
Des “arsim” avec des armes

Gideon Levy, Haaretz, le 20/10/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

 C'est ainsi que le haut commandement des Forces de défense israéliennes perçoit l'ennemi de l'armée en Cisjordanie : «des  arsim avec des armes ». (« Ars » signifie « proxénète » en arabe, et « voyou » en argot hébreu*.) Dans une série de briefings à huis clos et au moins une interview publique, les dirigeants de l'armée ont décrit la résistance à Jénine et la nouvelle organisation à Naplouse, la « Tanière des Lions», comme des activités d’« arsim ».

La chasse aux arsim près de Naplouse. Photo :  JAAFAR ASHTIYEH - AFP

Du chef d'état-major Aviv Kochavi au chef du commandement central Yehuda Fuchs et jusqu’au bas de l’échelle, ils voient les jeunes hommes armés qui s'opposent aux invasions de l'armée israélienne dans leurs villes et camps de réfugiés comme des arsim. Maintenant, les FDI éliminent les arsim. Six arsim de la Tanière es Lions ont déjà été tués et un a été capturé. Les permis d'entrée en Israël ont été retirés à 164 membres de leurs familles.

Les FDI sont en train d'éradiquer le phénomène des arsim. Une armée de beaux jeunes hommes proprets, les plus moraux de l'univers, face à l'armée des arsim.

C'est dur de savoir ce que veulent dire les officiers supérieurs quand ils parlent d'arsim. Il n'est pas politiquement correct d'appeler un Israélien un ars, mais bien sûr, c'est permis dans le cas d'un Palestinien. Le commandant de la brigade Menashe, le colonel Arik Moyal, a expliqué ce qui s'était passé à Jénine comme suit :

« Des bandes d'arsim qui ont du temps à perdre et jouent aux petits soldats. Ils forment toutes sortes d'unités, de confusion et d'autres absurdités pour leur propre compte … Il y a des arsim qui ont perdu leur sang-froid, et nous devons leur taper sur les doigts maintenant et en finir avec eux », selon l'officier colon de Tapuah, qui est maintenant celui qui a perdu son sang-froid

Mettons de côté ce langage arrogant et méprisable des officiers supérieurs de Tsahal, qui sont des m’as-tu-vu professionnels. Mettons aussi de côté l'humiliation de l'autre. La police des frontières et les policiers dans les unités d'occupation sont de merveilleux exemples de la définition tsahalesque des « arsim armés», certainement pas moins que les jeunes de Naplouse et de Jénine. Le terme « arsim armés » leur convient parfaitement. Ce n'est pas par hasard qu'Israël envoie ses propres « arsim » pour affronter les arsim palestiniens.

Il se peut que la « Tanière des Lions », la nouvelle organisation armée à Naplouse, dont le nom puéril aurait pu être craché par l'ordinateur de Tsahal qui sait donner des noms comme « Formation d’acier » et « Formation de feu » aux divisions de Tsahal, soit composée d'arsim. C'est comme ça quand on grandit dans un camp de réfugiés comme Balata ou Askar, avec un passé de réfugiés, un présent d'occupation et un futur de désespoir : on devient arsim.

Il est difficile de savoir lequel des arsim serait le plus violent s'ils devaient se battre à armes égales, mais dans des conditions d'occupation, les arsim israéliens sont certainement plus violents. Il y a aussi une concurrence sérieuse quand il s'agit de comportement d’arsouille [gredin, voyou, truand], et là je pense que c’est l'ars israélien qui gagne.

Beaucoup de soldats et de policiers dans les territoires ne savent plus comment parler aux Palestiniens, ils savent seulement leur aboyer dessus. Voir la nouvelle description grotesque des « combattants des carrefours/points de passage », voir la police des frontières à Jérusalem-Est ou les soldats de la brigade Kfir, dont le bataillon ultra-orthodoxe Netzah Yehuda, avec de leurs invasions nocturnes de chambres à coucher, de chambres d'enfants.

Il est difficile de penser à un comportement plus « arsimiesque » que cela. Peut-être qu'il est impossible de servir dans les territoires occupés depuis 1967 sans être un ars. Est-ce que le lieutenant-général Kochavi pense vraiment que les soldats qu'il envoie sur les Palestiniens sont moins “arsim” que les lions de la tanière ? De quelle manière exactement ? Plus éduqués ? Plus éthiques ? Plus humains ?

Dégradez dégradez les Palestiniens. Pour ce qui est de la disparité des forces entre la Tanière des Lions et « Netzah Yehuda », qui est le plus fort, le mieux armé, équipé et organisé ? Il y a pas photo. Mais le plus fort n'a aucun avantage éthique dans cette histoire, bien au contraire.

Les arsim de la Tanière prennent des mesures pour protéger leurs maisons, leurs camps et leurs villes, lorsqu'une armée étrangère les envahit. Ils peuvent perdre leur temps et jouer aux petits soldats, selon le diagnostic savant du commandant de brigade Moyal, mais lui et ses soldats n'ont aucun avantage sur eux. « Un soldat noir frappe un soldat blanc », a écrit le dramaturge Hanokh Levin** … « Pleurs dans les chambres et silence dans les jardins ».

NdT

*Le mot arabe ars (jeune berger et par extension, proxénète) a été approprié en hébreu israélien (féminin arsit, pluriel arsim) d’abord pour désigner méliorativement une personne rusée et intelligente. Il a évolué, à partir des années 1970, pour désigner péjopratovement une personne qui est, ou se comporte comme, un petit criminel, qui se vante et prétend être prospère, et, surtout, est apparemment d’origine sépharade (Al Andalous, Maghreb) ou mizrahie (terme fourre-tout englobant tous les juifs originaires du monde arabe, persan, caucasien, berbère, kurde, turc et indien)

**Hanokh Levin (1943-1999) a sans doute été le plus grand dramaturge israélien. Ses deux pièces satiriques Toi, moi et la prochaine guerre (1968) et La Reine de la baignoire (1970), un mix hébreu de Brecht et des Monty Python, mirent à mal l’euphorie suscitée chez les sionistes par la victoire de la Guerre des Six-Jours de 1967.

Une citation de Hanokh Levin, extraite de la pièce Le Patriote :

« Consignes de sécurité dans les territoires occupés

Bienvenue à la résidence du gouverneur militaire de Beit Jarjur.

Instructions de sécurité :

Un homme qui descend la rue en jetant des regards nerveux d'un côté à l'autre et par-dessus son épaule - sera suspecté d'être un terroriste arabe.

Un homme descendant la rue et regardant calmement devant lui - sera suspecté d'être un terroriste arabe à tête froide.

Un homme descendant la rue et regardant le ciel - sera suspecté d'être un terroriste arabe religieux.

Un homme descendant la rue et fixant le sol - sera suspecté d'être un terroriste arabe timide.

Un homme descendant la rue les yeux fermés - sera soupçonné d'être un terroriste arabe somnolent.

Un homme ne descendant pas la rue - sera suspecté d'être un terroriste arabe malade.

Tous les suspects énumérés ci-dessus doivent être arrêtés. En cas de tentative d'évasion, un coup de semonce sera tiré en l'air.

Le corps sera transporté à l'institut médico-légal. »

Sur Hanokh Levin, on peut lire en français Le Théâtre de Hanokh Levin-Ensemble à l'ombre des canons, de Nurit Yaari, Éditions théâtrales, 2008

 

20/09/2022

BENCH ANSFIELD
Un théâtre de panique d’État : Riotsville, USA, un film de Sierra Pettengill

 Bench Ansfield, The New York Review of Books, 16/9/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Bench Ansfield est un·e historien·ne du capitalisme racial et des villes usaméricaines du XXe siècle. Iel est titulaire d'un doctorat en études américaines de l'Université de Yale et est actuellement postdoctorand·e avec une bourse de l’ ACLS (American Council of Learned Societies) à la Dartmouth Society of Fellows. À l'automne 2024, iel commencera comme professeur adjoint d'histoire à l'Université Temple (Philadelphie). Son livre Born in Flames, basé sur sa thèse de doctorat, doit paraître chez Liveright/Norton. Iel y examine la vague d'incendies criminels à but lucratif qui a ravagé le Bronx et des dizaines de villes usaméricaines dans les années 1970. CV. @benchansfield

À partir de 1967, l'armée a construit de fausses villes pour former les policiers et les militaires à la contre-insurrection. Le nouveau documentaire de Sierra Pettengill met à nu les craintes et les fausses promesses de cette entreprise. 


Un quartier d'affaires de petite ville glisse à travers l'écran dans un technicolor granuleux des années 1960. La prise de vue montre un prêteur sur gages, une pharmacie et des publicités pour du fromage blanc et des patates blanches. La ville se fait passer pour Anywhere [N’importe où], USA, mais quelque chose ne va pas. Les façades aux couleurs vives sont fabriquées et fragiles. Au sommet du magasin d'alcool, un sniper en uniforme est accroupi. Deux voitures renversées gisent devant Joe’s Place. Une voix off demande : « Qu'est-ce qu'on est en train de regarder ? »

L'endroit capturé dans cette séquence de Riotsville, USA [riot = émeute, NdT] - un documentaire envoûtant de Sierra Pettengill, avec un récit écrit par Tobi Haslett - n'est pas une rue principale ordinaire ; c'est une scène de combat mise en scène. « Riotsville » est le nom que l'armée a donné aux terrains d'entraînement qu'elle a construits, à partir de 1967, pour former les services de police et le personnel militaire à l'art de la contre-insurrection domestique. Alors qu'une foule de hauts gradés regardait depuis les gradins, la police et les cadets militaires jouaient à divers scénarios de désordre civil dans les deux blocs de cette ville de diorama.

Riotsville a été construit avec un but singulier : perfectionner des formes politiquement acceptables de répression étatique. Elle a vu le jour à la suite de la réponse hasardeuse de la Garde nationale et des forces de l'ordre locales aux soulèvements de Watts, Newark et de nombreuses autres villes. Trente-trois habitants noirs ont été tués pendant le seul soulèvement de Detroit. « Si on voyait quelqu'un bouger », avait déclaré un garde national  au New York Times,« on tirait d’abord et on posait des questions après » Une violence de l'État à ce point excessive a fait l'objet d'une censure généralisée - même le comité de rédaction du Times a publié une tribune intitulée « Trigger-Happy Guard » [La gâchette facile de la Garde nationale]- et en 1967, les forces de l'ordre avaient adopté la formation anti-émeute formelle comme mesure corrective privilégiée. Les exercices de Riotsville, organisés d'abord au fort Belvoir de Virginie, puis au fort Gordon de Géorgie (deux bases de l'armée nommées en hommage à l'esclavagisme et à la Confédération), ont donné aux forces de l'ordre une arène simulée dans laquelle répéter des tactiques sans balles pour désamorcer la rébellion noire et le militantisme anti-guerre.

Dans une reconstitution supposée de la rébellion de Watts, une grosse bande multiraciale d'acteurs - policiers et soldats vêtus de vêtements de rue et de perruques - se transforme en foule frénétique après avoir été témoin d'un barrage routier anodin de la police. Le pillage commence, la horde de faux radicaux mime l'insurrection, et un régiment anti-émeute se livre à une embuscade non létale. Une fois arrêté, un manifestant noir crie : « Je vais vous avoir ! » aux policiers blancs qui l’arrêtent. Dans les gradins, les commandants se marrent.

Pettengill a découvert les images des Archives nationales, et dans ses mains, elles deviennent la matière d'une sorte de moqumentaire [documenteur] inversé. Les simulations, filmées par les journalistes et les militaires eux-mêmes, sont imprégnées de parodie, de caricature et de bouffonnerie involontaires ; l'une des scènes présente un char de style Zamboni [surfaceuse] qui grince sans cesse, attirant des gloussements involontaires des journalistes. Il y a là un élément de burlesque sécuritaire. Mais toute envie de rigoler passe quand on comprend qu’on assiste à une répétition en costumes pour la militarisation rapide de la police qui aura lieu au cours des cinq décennies suivantes. Ce n'est pas seulement une fantaisie de l'État, c'est la préfiguration d'un nouveau mode de gouvernance urbaine. De notre point de vue en 2022, Riotsville peut être trouvé dans toute municipalité des USA.

Le film de Pettengill est donc une méditation sur les perversions de la réaction. « Une porte s’est ouverte à la fin des années soixante, et quelqu'un - quelque chose – l’a fermée », dit la narratrice, l'actrice Charlene Modeste, sur les images d'un hélicoptère aspergeant des gaz lacrymogènes. Depuis Citizenfour de Laura Poitras (2014) je n’avais pas regardé une mise en accusation aussi accablante de l’État sécuritaire.

Le documentaire fonctionne si bien en partie parce que Pettengill permet à l'État de parler avec ses propres mots, qui sont hérissés de mépris froid et technocratique. Les images proviennent entièrement d’archives, et seules les images de l'État et des actualités sont utilisées (avec la médiation du récit percutant de Haslett). Riotsville offre une visualisation soutenue de la panique de l'État, un théâtre dans lequel les autorités jouent leur paranoïa : des radicaux noirs incitant à une émeute parmi les manifestants blancs anti-guerre ; des snipers se cachant sur les toits ; des policiers et des soldats apprenant quoi craindre et comment gérer leur peur.

L'horreur du film réside dans la prise de conscience que toute cette opération est menée au nom d'une police plus humaine. La leçon sanglante de cette époque, à l'aube de l'incarcération massive, est que la réforme de la police engendre le pouvoir de la police.1 Riotsville, USA présente une enquête kaléidoscopique sur les nombreuses apparences de la réforme, de la professionnalisation promise par la cartographie de la criminalité basée sur les données à la croyance indue que la formation de la police peut endiguer sa violence.