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03/02/2024

GIDEON LEVY
Dans cette “zone folle” de Cisjordanie, ils tirent aussi sur des USAméricains


Gideon Levy & Alex Levac (photos), Haaretz, 3/2/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Des colons israéliens et/ou des forces de sécurité ont tiré sur une voiture en Cisjordanie, tuant un jeune USAméricain d'origine palestinienne qui était sur le point de commencer des études d'ingénieur dans sa ville natale, la Nouvelle-Orléans, et qui rêvait de travailler à la NASA.

Hafeth Abdeljabbar avec la photo de son fils, Taoufik, cette semaine. « D'autres générations grandiront et se battront pour la liberté. Je veux que votre gouvernement le sache »

Taoufik Abdeljabbar rêvait d'étudier l'ingénierie aéronautique dans une université de Louisiane, où il était né. Il y a neuf mois, sa famille a décidé de retourner en Palestine et s'est installée à Al-Mazra’a ash-Sharqiya, la ville natale du père, au nord-est de Ramallah, pour permettre à ses enfants de connaître leur culture et leurs racines palestiniennes. La maison familiale du village, où les ancêtres du jeune défunt sont nés il y a plus de quatre générations, a été construite en 1870. Aujourd'hui, la vieille structure en pierre est abandonnée, mais la famille envisage de la rénover et de la transformer en maison d'hôtes.

Taoufik était un garçon usaméricain, sa langue maternelle était l'anglais, mais il parlait aussi l'arabe, la langue de ses ancêtres. Son père, Hafeth Abdeljabbar, et le frère de Hafeth, Rami, l'oncle de Taoufik, possèdent une chaîne de magasins de chaussures de sport en Louisiane ; les deux hommes font constamment la liaison Al-Mazra’a ash-Sharqiya-Nouvelle-Orléans. Au printemps 2023, le père a laissé l'un de ses fils gérer l'entreprise familiale et s'est installé avec sa femme et leurs quatre autres fils dans le village de ses ancêtres en Cisjordanie. Personne n'imaginait que la décision de retourner en Palestine coûterait la vie à l'un de leurs fils.

Al-Mazra’a ash-Sharqiya - dont certains des 10 000 originaires sont dispersés aux USA et en Amérique du Sud - est un village aisé d'environ 4 500 habitants, avec de belles et spacieuses maisons en pierre. Elles se dressent au sommet d'une colline qui domine la route 60, le principal axe de circulation de Cisjordanie, et offrent une vue splendide.

En contrebas, accessible par un sentier serpentin escarpé qui descend du village, se trouve l'endroit que la population locale appelle Wadi al-Baqar (la vallée du bétail) - l'endroit d'où, au fil des ans, trois jeunes hommes de la région ne sont jamais revenus vivants. Le 13 mai 2010, Aysar al-Zaban, 15 ans, a été abattu par des colons ; le 5 novembre 2022, Musab Nafal, 18 ans, a été tué et son ami grièvement blessé par des soldats en embuscade qui ont ouvert le feu sur eux ; et le 19 janvier 2024, il y a deux semaines, Taoufik Abdeljabbar - un adolescent à lunettes, un gentil garçon de l'État du Bayou - est devenu la dernière victime en date. Des colons et des soldats étaient présents sur les lieux, et l'on ne sait pas exactement qui a tiré au moins 10 balles sur la voiture qui passait. Selon un témoin oculaire, c'était les deux.

Lundi dernier, alors que nous nous rendions à Al-Mazra’a ash-Sharqiya, peu après avoir traversé Silwad, nous avons appris que les soldats d'un convoi qui passait juste après nous, avaient abattu un adolescent qui avait peut-être jeté des pierres sur les véhicules. Cet après-midi-là, lorsque nous sommes repassés par Silwad pour retourner à Tel Aviv, tous les magasins étaient fermés en signe de deuil et de protestation. Le même jour, cinq jeunes Palestiniens ont été tués de la même manière en Cisjordanie, dans des incidents qui n'ont pratiquement pas été couverts par les médias israéliens.

La maison de la famille à Al-Mazra’a ash-Sharqiya

De retour dans la maison endeuillée des Abdeljabbar, Hafeth, 41 ans, et son frère Rami, 47 ans, parlent couramment l'anglais usaméricain. Rami a été le premier à quitter la Cisjordanie pour s'installer aux USA y a 30 ans. Deux ans plus tard, ses deux frères et leurs familles l'ont rejoint. Hafeth et Rami ont ouvert leur chaîne de magasins et ont prospéré. Tous les deux ou trois ans, Hafeth et sa femme ramenaient leurs cinq enfants au pays, à Al-Mazra’a ash-Sharqiya,. En mai dernier, ils ont décidé de rentrer pour de bon. « Je voulais donner à mes fils ce que j'ai : des racines », explique le père.

Hafeth avait d'abord espéré que Taoufik resterait à la Nouvelle-Orléans pour y terminer ses études secondaires, mais le jeune homme, qui avait eu 17 ans en août, a insisté pour rentrer avec le reste de la famille. Le moment venu, a-t-il dit, il irait à l'université aux USA : son rêve était de travailler à la NASA. En attendant, il prévoyait de suivre des cours d'ingénierie à l'université voisine de Bir Zeit, afin de découvrir la vie en Palestine. Il poursuivrait ensuite ses études à la Nouvelle-Orléans.

29/01/2024

GIDEON LEVY
C’est le courant dominant d’Israël qui nous a amenés à La Haye, pas ses marginaux branquignols

 Gideon Levy, Haaretz, 28/1/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Isaac Herzog, Yoav Gallant, Israel Katz : le président, le ministre de la Défense et le ministre des affaires étrangères d’Israël. La présidente de la Cour internationale de justice de La Haye, Joan Donoghue, a choisi de les citer tous les trois comme suspects d’incitation au génocide en Israël.

Le président israélien Isaac Herzog signe un obus près de la frontière de la bande de Gaza. Photo : Haim Tzach / GPO

 La juge n’a pas cité les franges de l’extrême droite, ni Itamar Ben-Gvir, ni Eyal Golan, ni les généraux à la retraite Giora Eiland (laissons les épidémies se propager à Gaza), ni Yair Golan, l’homme de paix et le diagnosticien des processus (laissons Gaza mourir de faim).

La troisième des mesures provisoires émises par la cour vendredi, signée par l’ancien président de la Cour suprême israélienne Aharon Barak, juge ad hoc d’Israël dans cette affaire, ordonne à Israël de prendre toutes les mesures en son pouvoir pour prévenir et punir l’incitation directe et publique au génocide des Palestiniens de la bande de Gaza.

Il semblerait qu’Israël doive maintenant enquêter, et éventuellement punir, son président et ses deux ministres les plus importants, et ils auraient dû être convoqués par la police dès dimanche matin. Israël ne le fera pas, bien sûr, mais il est impossible d’ignorer les soupçons soulevés par la cour concernant le cœur même d’Israël.

L’arrêt de la CIJ est un chef-d’œuvre de prudence et de modération. Il n’y a qu’en Israël, qui se trompe lui-même et nie jusqu’à l’égarement, que l’on peut « pousser un soupir de soulagement » et même « se réjouir » dans la foulée. Un État qui fait l’objet d’un procès pour génocide devant le tribunal des Nations unies devrait avoir honte et pas se réjouir.

Un État dont le président et les principaux ministres sont soupçonnés d’incitation au génocide devrait faire amende honorable, et non s’émerveiller de sa propre réussite imaginaire. Chaque Israélien aurait dû se tortiller sur son siège vendredi du simple fait du procès, et ressentir un profond sentiment de honte et d’humiliation en entendant les explications de la décision.

28/01/2024

SARA ROY
La longue guerre contre Gaza

Sara Roy, The New York Review of Books, 19/12/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

En cinquante-six ans, Israël a transformé Gaza d’une économie fonctionnelle en une économie dysfonctionnelle, d’une société productive en une société appauvrie.

Gaza est dévastée sous nos yeux. L’un des objectifs déclarés de l’assaut israélien, qui a fait jusqu’à présent plus de 19 400 morts, est de « détruire le Hamas » en représailles à son attaque qui a fait 1 200 morts dans le sud d’Israël en octobre. Mais nombre de critiques, comme l’ambassadeur palestinien au Royaume-Uni, Husam Zomlot, ont fait valoir de manière convaincante que l’objectif d’Israël est moins de vaincre le Hamas - ce qui est de toute façon impossible - que d’expulser finalement les Palestiniens de Gaza sans censure ni sanction internationale.

Exposition “L'occupation tue les enfants", Deir El Balah, juin 2023

Les preuves de leurs affirmations sont de plus en plus nombreuses. À la mi-octobre, le ministère israélien du Renseignement a rédigé un document « conceptuel » proposant le transfert forcé et permanent des 2,3 millions d’habitants de Gaza vers la péninsule du Sinaï. Le ministère est moins influent que son nom ne le laisse entendre, mais ses idées politiques sont néanmoins diffusées au sein du gouvernement et des services de sécurité. En novembre, un fonctionnaire de l’USAID a contacté un de mes collègues et lui a demandé s’il était possible de construire un village de tentes dans le Sinaï, qui serait suivi d’un arrangement plus permanent quelque part dans la partie nord de la péninsule. Plus tard dans le mois, le quotidien Israel Hayom a révélé que le Premier ministre Benjamin Netanyahou cherchait à « réduire au minimum possible le nombre de citoyens palestiniens dans la bande de Gaza ».

La profanation actuelle de Gaza est la dernière étape d’un processus qui a pris des formes de plus en plus violentes au fil du temps.

Au cours des cinquante-six années qui se sont écoulées depuis l’occupation de la bande en 1967, Israël a transformé Gaza d’un territoire politiquement et économiquement intégré à Israël et à la Cisjordanie en une enclave isolée, d’une économie fonctionnelle en une économie dysfonctionnelle, d’une société productive en une société appauvrie. Il a également exclu les habitants de Gaza de la sphère politique, les transformant d’un peuple aux revendications nationalistes en une population dont la majorité a besoin d’une forme quelconque d’aide humanitaire pour survivre.

La violence à Gaza n’a pas été uniquement, ni même principalement, une question militaire, comme c’est le cas aujourd’hui. Il s’est agi d’actes quotidiens et ordinaires : la lutte pour accéder à l’eau et à l’électricité, nourrir ses enfants, trouver un emploi, aller à l’école en toute sécurité, se rendre à l’hôpital, voire enterrer un être cher. Pendant des décennies, la pression exercée sur les Palestiniens de Gaza a été immense et implacable. Les dommages qu’elle a causés - taux élevés de chômage et de pauvreté, destruction généralisée des infrastructures et dégradation de l’environnement, y compris la contamination dangereuse de l’eau et du sol, entre autres facteurs - sont devenus une condition permanente.

Gaza 1956, En marge de l'Histoire, de Joe Sacco, Futuropolis, 2010

J’ai visité Gaza pour la première fois en 1985, alors que j’étais étudiante diplômée. Je suis tout de suite tombée amoureuse des habitants, qui m’ont accueillie en tant que juive, usaméricaine et femme. À l’époque, l’une des premières questions que l’on me posait était : « Êtes-vous chrétienne ? » Lorsque les gens ont appris que j’étais juive, ils ont d’abord été choqués et confus, mais aussi curieux. Une fois que j’ai expliqué que j’étais là pour en savoir plus sur leur société et leur économie et sur la manière dont l’occupation affectait leur vie, il n’a pas fallu longtemps pour gagner leur confiance. Et le fait d’être juive est devenu un atout : des gens qui me connaissaient à peine m’ont invitée chez eux et dans leur entreprise. Nombre d’entre eux m’aideront plus tard à collecter des données lorsque je vivrai à Gaza pendant la première intifada, qui a débuté en 1987.

J’avais beaucoup à apprendre, mais il était clair dès le départ que Gaza avait été historiquement le centre de la résistance palestinienne à l’occupation, un point de fierté pour ceux avec qui j’ai travaillé et vécu. Elle est aussi depuis longtemps le centre de la mémoire historique palestinienne. La grande majorité des habitants sont issus de familles qui ont subi un nettoyage ethnique en 1948 dans des endroits comme Isdud, al-Majdal et al-Faluja. Certains de mes premiers souvenirs de Gaza sont ceux de jeunes enfants réfugiés décrivant avec force détails les maisons et les villages où leurs grands-parents avaient vécu, mais qu’ils n’avaient jamais vus. Ils étaient très proches de leurs maisons ancestrales. Je me souviens du plaisir qu’ils prenaient à décrire et de l’estime de soi que cela leur procurait.

Israël n’a jamais su quoi faire de cette minuscule bande de terre. Dès le début de l’occupation, les dirigeants du pays ont reconnu qu’il fallait pacifier Gaza pour empêcher la création d’un État palestinien - leur principal objectif - et minimiser la résistance palestinienne s’ils voulaient annexer la Cisjordanie. Au cours des deux premières décennies de l’occupation, de la guerre des Six Jours de 1967 au début de la première Intifada, leur tactique préférée a consisté à contrôler l’économie de Gaza. Plus de 100 000 Palestiniens de Gaza et de Cisjordanie travaillaient en Israël. Ensemble, les territoires constituaient le deuxième marché d’exportation d’Israël après les USA, et ils en sont venus à dépendre fortement d’Israël pour l’emploi et le commerce. Il en est résulté une combinaison de prospérité individuelle (amélioration du niveau de vie) et de stagnation collective. Les secteurs productifs de Gaza, y compris l’industrie manufacturière et l’agriculture, ont reçu peu d’investissements, ce qui a empêché le développement.

La première Intifada a clairement montré que cette stratégie de pacification avait échoué. L’amélioration du niveau de vie ne pouvait plus compenser l’absence de liberté. Avec les accords d’Oslo de 1993, qui ont marqué la fin de la première intifada, la politique israélienne est progressivement passée de la régulation de l’économie de Gaza à son atténuation, puis à sa neutralisation, en interdisant le commerce plus conventionnel et la circulation des travailleurs entre Gaza et ses principaux marchés en Israël et en Cisjordanie. On dit souvent que cette stratégie a commencé en 2007, lorsque le Hamas, après avoir battu le Fatah lors des élections législatives de l’année précédente, a pris le contrôle de Gaza. Cette année-là, Israël a imposé un blocus qui a sévèrement limité le commerce avec Gaza et l’entrée de certains produits alimentaires dans la bande. Mais le blocus, qui en est à sa dix-septième année, n’est qu’une forme plus extrême des mesures déjà en place.

Au début de l’année 1991, avant que le Hamas ne commence à lancer des roquettes et à orchestrer des attentats suicides, Israël a commencé à restreindre et à bloquer périodiquement la circulation des travailleurs à destination et en provenance de Gaza, ainsi que le commerce dont sa petite économie dépendait de manière disproportionnée. Au départ, l’objectif était de contenir et de réprimer l’agitation. Mais comme l’a écrit la journaliste israélienne Amira Hass, cela « s’est rapidement transformé en quelque chose de plus profond ».

En janvier 1991, Israël a annulé l’autorisation générale de sortie qui permettait aux Palestiniens de se déplacer librement en Israël, en Cisjordanie et à Gaza. Par la suite, les Palestiniens ont dû obtenir des autorisations individuelles pour quitter Gaza ou la Cisjordanie, et même pour se rendre d’un endroit à l’autre. Au fil du temps, ces permis ont été soumis à des critères politiques et sécuritaires de plus en plus stricts. « La guerre du Golfe », écrit Hass,

a été l’occasion d’inverser la situation de libre circulation pour le plus grand nombre et d’interdiction pour quelques-uns. À partir de ce moment-là, tous les Palestiniens se sont vu refuser ce droit, avec des exceptions pour certaines catégories explicites, notamment les travailleurs, les commerçants, les personnes ayant besoin d’un traitement médical, les collaborateurs et les personnalités palestiniennes importantes.

L’annulation de l’autorisation générale de sortie a marqué le début de la politique de bouclage d’Israël. Après une série d’attaques à l’intérieur d’Israël en 1993, « le commandant militaire a émis un autre ordre annulant les permis de sortie personnels », selon HaMoked, une ONG israélienne de défense des droits humains qui aide les Palestiniens. Dans la pratique, cet ordre, qui a été continuellement renouvelé, a établi le « bouclage général » des territoires, en vigueur jusqu’à ce jour. Comme le dit B’Tselem, un autre groupe de défense des droits qui se concentre sur la Cisjordanie et Gaza, « isoler Gaza du reste du monde, y compris en la séparant de la Cisjordanie, fait partie d’une politique israélienne de longue date ».

Cette politique de séparation et de confinement est devenue plus explicite au lendemain des accords d’Oslo. En 1994, Israël a construit une clôture autour de Gaza, la première d’une longue série. Lorsque la seconde intifada a éclaté en 2000, des restrictions de voyage ont été imposées aux habitants de Gaza, y compris aux étudiants, à qui il a été interdit de poursuivre des études supérieures en Cisjordanie. « L’entrée des résidents de Gaza en Israël dans le but de rendre visite à leur famille ou de retrouver leur conjoint a été interdite », selon les termes de B’Tselem.

Les visites des citoyens palestiniens d’Israël et des résidents de Jérusalem-Est à leurs proches à Gaza ont été réduites au minimum. En outre, Israël a sévèrement limité la capacité de l’ensemble de la population de Gaza à se rendre à l’étranger, et a interdit à de nombreuses personnes de le faire. Les importations et les exportations ont été restreintes et souvent interrompues. Israël a également interdit à la plupart des habitants de Gaza de travailler en Israël, privant ainsi des dizaines de milliers de personnes de leur source de revenus.

En 2005, Israël s’est « désengagé » de la bande de Gaza, en retirant toutes ses colonies et ses forces militaires. Depuis, les responsables israéliens affirment que ce désengagement a officiellement mis fin à l’occupation de la bande de Gaza par le pays. Cependant, selon le droit international, Israël reste un occupant, car il maintient un « contrôle effectif » sur les frontières de Gaza (à l’exception de Rafah, que l’Égypte contrôle), l’accès à la mer, l’espace aérien et le registre de la population.[1]

Au fil du temps, il est devenu de plus en plus difficile pour les décideurs politiques d’envisager un règlement politique qui traiterait la bande de Gaza et la Cisjordanie comme une seule entité et pour les Palestiniens eux-mêmes d’imaginer un avenir collectif.

Un autre effet crucial de la politique israélienne - plus perceptible après l’arrivée au pouvoir du Hamas en 2007 - a été de transformer l’occupation d’une question politique et juridique dotée d’une légitimité internationale en un différend frontalier auquel s’appliquent les règles des conflits armés. Israël a en effet modifié sa relation avec Gaza, passant de l’occupation à la guerre, comme en témoignent les nombreux assauts meurtriers qu’il a lancés sur le territoire au cours des dix-sept dernières années, parmi lesquels l’opération Pluies d’été (2006), l’opération Hiver chaud (2008), l’opération Plomb durci (2008-09), l’opération Pilier de défense (2012), l’opération Bordure protectrice (2014), l’opération Gardien des murs (2021), l’opération Aube naissante (2022) et l’opération Bouclier et Flèche (2023). Ses alliés internationaux ont rapidement accepté ce changement : Gaza est désormais identifiée uniquement au Hamas et traitée comme une entité étrangère hostile.

Dans le cadre de cette nouvelle approche, Israël a totalement renoncé à l’idée que Gaza puisse avoir une économie de marché. « Dans le cadre de leur plan global d’embargo contre Gaza », ont écrit des responsables usaméricains depuis Tel-Aviv en novembre 2008, « les responsables israéliens ont confirmé [...] à de multiples occasions qu’ils avaient l’intention de maintenir l’économie gazaouie au bord de l’effondrement sans pour autant la pousser dans ses derniers retranchements ». Plus précisément, leur objectif était de la maintenir « au niveau le plus bas possible toit en évitant de provoquer une crise humanitaire ». [selon un câble révélé par Wikileaks]

L’objectif n’était donc pas d’élever les gens au-dessus d’une norme humanitaire spécifique, mais de s’assurer qu’ils restent au niveau de cette norme, voire en deçà.

Depuis 2010, Israël a périodiquement assoupli les restrictions, mais le blocus a néanmoins presque entièrement détruit l’économie de Gaza. À la veille du conflit actuel, le taux de chômage était de 46,4 % (en 2000, avant le blocus, il était de 18,9 %). Environ 65 % de la population souffre d’insécurité alimentaire, ce qui signifie qu’elle ne peut accéder en toute sécurité à une quantité suffisante d’aliments nutritifs pour satisfaire ses besoins alimentaires, tandis que 80 % ont besoin d’une forme ou d’une autre d’aide internationale pour nourrir leur famille.

Le résultat le plus frappant de cette politique a peut-être été la transformation des Palestiniens de Gaza, qui sont passés d’une communauté jouissant de droits nationaux, politiques et économiques à un problème humanitaire. Les besoins de plus de deux millions de personnes ont été réduits à des sacs de farine, de riz et de sucre - une aide dont la communauté internationale était, et reste, entièrement responsable. Gaza n’a pu connaître que le soulagement, pas le progrès. Depuis, l’humanitaire est devenu le principal moyen par lequel les donateurs internationaux interagissent avec les Palestiniens de Gaza - en fait, un dispositif que l’armée israélienne utilise pour gérer une population indésirable, sans autre vision que celle d’une gestion plus poussée. « La Cisjordanie et Gaza sont aujourd’hui presque complètement dissociées », indiquait un rapport de la Banque mondiale en 2008, « Gaza se transformant brutalement d’une route commerciale potentielle en une plaque tournante murée pour les dons humanitaires ».

En d’autres termes, Israël a créé un problème humanitaire pour gérer un problème politique. Il n’a pas seulement contraint à l’intervention humanitaire, mais a transformé la vie ordinaire en guerre par d’autres moyens, en utilisant la menace d’une catastrophe comme forme de gouvernance et la souffrance comme instrument de contrôle. Jusqu’à récemment, l’objectif était d’éviter une catastrophe à grande échelle telle que la famine.

Aujourd’hui, cet objectif a été dépassé. Au cours des dix dernières semaines, à l’exception d’une « pause humanitaire » d’une semaine, Gaza a été totalement assiégée ; Israël a pratiquement interrompu l’entrée de carburant et restreint l’entrée de nourriture, entre autres produits de première nécessité. Les Palestiniens qui ont refusé de se déplacer vers la partie sud de la bande de Gaza après les avertissements de l’armée israélienne au début de l’assaut ont été informés qu‘ils « pourraient être identifiés comme complices d’une organisation terroriste ». Le critère de mesure est passé de la famine à la mort. « Je suis toujours en vie » : c’est tout ce que mes amis de Gaza peuvent se dire.

Mohammad Sabaaneh

À Gaza, où l’écrasante majorité de la population est confinée dans une minuscule bande de terre qu’elle n’est pas autorisée à quitter, l’occupation a empêché l’émergence de toute forme d’environnement social normal. Les jeunes, qui représentent plus de la moitié de la population, n’ont aucune idée du monde au-delà de la bande de Gaza. Ils ne savent pas ce que signifie monter à bord d’un avion, d’un bateau ou même d’un train. Lors de mon dernier voyage à Gaza en 2016, un ami et collègue m’a dit :

Les gens ont peur d’entrer dans le monde, ou ils y entrent de manière défensive, avec des armes. Notre ouverture au monde se rétrécit et de plus en plus de gens ont peur de quitter Gaza parce qu’ils ne savent pas comment faire face au monde extérieur, comme un prisonnier libéré de prison après des années d’enfermement.

À Gaza, la vie quotidienne implique un rétrécissement de l’espace et de la certitude de vivre dans cet espace, ainsi qu’un rétrécissement du désir, des attentes et de la vision. « Étant donné les immenses difficultés de la vie quotidienne », ai-je écrit pour The London Review of Books après ce voyage en 2016, « les besoins ordinaires - avoir assez de nourriture, de vêtements, d’électricité - n’existent pour beaucoup qu’au niveau de l’aspiration ». Aujourd’hui, même les choses les plus banales sont largement hors de portée.

En 1946, Chaim Weizmann, premier président d’Israël, s’est penché sur la viabilité du projet sioniste. « La capacité d’absorption économique d’un pays est ce que sa population en fait », a-t-il déclaré.

Les conditions naturelles, la fertilité de la région, le climat exerceront leur influence... mais ils ne peuvent à eux seuls donner aucune indication sur le nombre d’habitants que le pays pourra finalement supporter. Les résultats définitifs dépendront de l’éducation et de l’intelligence du peuple... de son système social qui encourage ou non l’expansion la plus large de l’effort économique ; de l’utilisation intelligente des ressources naturelles ; et enfin - et dans une très large mesure - de l’effort du gouvernement pour accroître la capacité d’absorption du pays ou de son indifférence à cet égard.[2]

Ce sont ces mêmes facteurs - une population éduquée, une économie et une société saines et autonomes, une utilisation productive des ressources naturelles et un contrôle indigène sur la capacité d’absorption de la terre - qu’Israël a largement refusés aux Palestiniens. Depuis le début de l’occupation, ce déni a été qualifié d’indéfini ou de transitoire, une condition imposée aux Palestiniens avec la promesse de quelque chose de meilleur à l’horizon. Je n’oublierai jamais ce qu’un ami très cher, feu le médecin Hatem Abou Ghazaleh, m’a dit lors de mon premier voyage à Gaza en 1985 : « Rien n’est plus permanent que le temporaire ».



[1] Bien que l'Égypte contrôle le poste frontière de Rafah, Israël surveille néanmoins tous les mouvements qui le traversent. Depuis le 7 octobre, toutes les fournitures humanitaires entrant à Gaza par Rafah doivent être inspectées par Israël.

[2] Cité dans George T. Abed, “The Economic Viability of a Palestinian State”, Journal of Palestine Studies, No. 2, Vol. 19 (1989/1990).

25/01/2024

GIDEON LEVY
La Gaza que j’aimais ne sera plus jamais la même

Gideon Levy, Haaretz, 24/1/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Un courriel en anglais : « Je m’appelle Yuval Caspi et je suis la fille du Dr Yosef Caspi. Vous avez écrit un article sur mon père. J’espère que vous pourrez m’aider à le retrouver et à connaître la date de sa publication. » Je n’avais aucune idée de ce à quoi cela faisait référence. Les archives de Haaretz l’ont trouvé : le 14 juillet 1995, il y a 30 ans, j’ai accompagné le Dr Caspi lors d’une visite à l’hôpital pour enfants Nasser de Khan Younèss.


Enterrement de Palestiniens tués lors d’une frappe israélienne, dans l’enceinte de l’hôpital Nasser, car les Palestiniens ne peuvent pas se rendre au cimetière en raison de l’opération terrestre israélienne, à Khan Younès, dans le sud de la bande de Gaza, lundi 22/1/2024. Photo : Ahmed Zakot / Reuters

Caspi, ancien médecin d’une unité d’élite des FDI et directeur du service de chirurgie pédiatrique de l’hôpital Soroka à l’époque, s’était porté volontaire pour traiter des patients cardiaques pédiatriques à Gaza. Il transférait certains de ces jeunes patients à Soroka pour y être soignés, lorsqu’il était en mesure d’obtenir les dons nécessaires.

La recherche de l’article oublié depuis longtemps a également été comme un voyage dans une machine à remonter le temps vers une réalité tout aussi oubliée. Aujourd’hui, l’hôpital Nasser est au centre des combats à Khan Younès. Les blessés et les morts y sont transportés quotidiennement par dizaines et par centaines.

Dans cette guerre, ce n’est plus un hôpital pour enfants. Difficile de dire si l’on peut encore parler d’hôpital, alors que des personnes meurent à même le sol, sans médicaments, et que le bâtiment est encerclé par l’armée israélienne. Le directeur de l’hôpital, le Dr Nahed Abu Taima, a déclaré cette semaine à Radio A-Shams : « Nous sommes pris dans une catastrophe ».

Il ne reste rien de ce qu’on trouvait à l’époque, dans les jours d’espoir de 1995. Le Dr Caspi ne vit plus ici non plus. Sa fille m’a dit qu’il avait déménagé aux USA peu de temps après, loin de Soroka et de Nasser. Il a aujourd’hui 71 ans.

Quant à Hani Al Hatum, il devrait avoir 40 ans aujourd’hui, s’il est encore en vie. Au cours de l’été 1995, Al Hatum a été admis à l’hôpital Nasser en raison d’une malformation congénitale de la valve cardiaque. Il avait une expression triste et des lèvres bleues. Sa tension artérielle menaçait de faire éclater les vaisseaux sanguins de son cerveau. Mohammed Batash était un patient plus jeune. Il n’était qu’un bébé à l’époque. Il devrait avoir 29 ans aujourd’hui. A-t-il survécu ? Il avait besoin d’une transplantation cardiaque. Les chances qu’il en reçoive une ne sont pas très grandes.

Farid Tartur, du camp de réfugiés de Bureij, n’est probablement plus en vie. Sa maison n’est sûrement plus debout. En 1995, il est venu à l’hôpital avec son bébé Yasser, qui avait un besoin urgent d’une greffe de moelle osseuse. Il avait entendu dire qu’il y avait un médecin israélien à l’hôpital et pensait qu’il pourrait peut-être sauver son fils. Il n’avait pas d’autre moyen de le sauver. Le père et le fils sont-ils encore en vie ? J’en doute fort.

Les enfants et les bébés de l’été 1995 sont aujourd’hui des combattants du Hamas. Quelles autres possibilités et opportunités avaient-ils dans la vie ? Ils sont nés sous l’occupation et ont grandi sous le blocus, sans aucune chance. Peut-être se battent-ils en ce moment même contre l’armée qui a envahi les restes de leur terre après que leurs camarades ont commis le massacre dans le sud d’Israël, ou peut-être fouillent-ils dans les décombres de ce qui reste de leurs maisons.

Depuis le début de la guerre, je n’ai pas osé téléphoner à qui que ce soit à Gaza. Je craignais qu’aucun des membres de mon petit cercle d’amis et de connaissances ne soit encore en vie. Et s’ils l’étaient, que leur dirais-je ? De s’accrocher ? D’être forts ? Dans le meilleur des cas, ils sont tous déracinés et n’ont plus rien à se mettre sous la dent.

Je pense souvent à eux. Y a-t-il une chance que Munir et Sa’id, deux chauffeurs de taxi dévoués et chers à mon cœur, soient encore en vie ? Munir, originaire de Beit Lahiya, s’est récemment remis d’une attaque cérébrale. La dernière fois que nous nous sommes parlé, il m’a demandé d’essayer de lui obtenir un permis de travail en Israël, malgré sa paralysie partielle. Il a suggéré qu’il travaille comme traducteur pour les ouvriers [gazaouis travaillant en Israël, NdT]. Je n’ai pas eu de nouvelles de Sa’id depuis longtemps.

J’ai adoré Gaza. Chaque visite était une expérience unique. Les Gazaouis sont différents des Palestiniens de Cisjordanie. Jusqu’à il y a 16 ans, c’était une communauté très chaleureuse, compatissante, courageuse, avec un sentiment de solidarité et, bien sûr, familière avec la souffrance. Pendant toutes les années où j’ai visité Gaza, je n’ai pas rencontré un seul “sauvage” ou “monstre”.

 Je n’ai aucune idée de ce que les 16 années de blocus lui ont fait subir. Aujourd’hui, la guerre est en train de la tuer pour de bon. Il n’est pas difficile de deviner ce qui poussera à Gaza en sa mémoire.

17/01/2024

GIDEON LEVY
Israéliens, ne soyez pas surpris si une nouvelle intifada éclate en Cisjordanie

Gideon Levy, Haaretz, 17/1/2024
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala 

Le problème n'est pas seulement économique. Sous le couvert de la guerre et avec l'aide du gouvernement d'extrême droite, l'armée israélienne a dangereusement modifié sa conduite dans les territoires occupés - elle veut Gaza en Cisjordanie

Trois heures et demie. Trois heures et demie de Jénine à Toulkarem. En trois heures et demie, vous pouvez prendre l’avion pour Rome ou conduire jusqu’à Eilat. Mais aujourd’hui, en Cisjordanie occupée, cest à peine suffisant pour  aller en voiture entre deux villes voisines.

C’est le temps qu’il nous a fallu cette semaine pour aller de Jénine à Toulkarem, soit 35 kilomètres. Depuis le début de la guerre à Gaza, au bout de chaque route palestinienne de Cisjordanie il y a une barrière métallique verrouillée. Waze vous indique d’emprunter ces routes, mais même cette application intelligente ne sait pas qu’il y a une barrière verrouillée au bout de chacune d’entre elles.

S’il n’y a pas de barrière verrouillée, il y a un barrage routier « respirant ». S’il n’y a pas de barrage respirant, il y a un barrage étrangleur. Près de la gare ottomane de Sebastia, des soldats de réserve empêchent les Palestiniens d’emprunter le moindre chemin de gravier. Près de Shavei Shomron, les soldats autorisent les déplacements du sud vers le nord, mais pas dans la direction opposée. Pourquoi ? Parce que.

Les soldats du barrage suivant prennent des selfies, et toutes les voitures attendent qu’ils aient fini de se photographier pour recevoir le geste dédaigneux et condescendant de la main qui leur permettra de passer, tandis que l’embouteillage recule sur la route.

Le barrage d’Einav que nous avons traversé le matin a été fermé à la circulation dans l’après-midi par les soldats. Impossible de savoir quoi que ce soit. Le barrage de Huwara est fermé. La sortie de Shufa est fermée. De même que la plupart des voies de sortie des villages vers les routes principales. C’est ainsi que nous avons voyagé cette semaine, comme des cafards drogués dans une bouteille, trois heures et demie de Jénine à Toulkarem, pour atteindre la route 557 et retourner en Israël.

Telle est la vie des Palestiniens en Cisjordanie ces jours-ci. « Cela pourrait être mieux / cela pourrait être un désastre / bonsoir le désespoir et bonsoir l’espoir / qui est le prochain dans la file et qui est dans la prochaine file » (Yehuda Poliker et Yaakov Gilad). Le soir venu, des milliers de voitures dont les conducteurs se sont simplement arrêtés sur le bord du chemin, victimes de l’abjection, s’alignent le long des routes de Cisjordanie. Ils sont là, impuissants et silencieux. Il faut voir la peur dans leurs yeux lorsqu’ils parviennent à s’approcher du barrage ; le moindre faux pas peut entraîner leur mort. De quoi vous faire exploser.

Cela peut vous faire exploser de voir qu’Israël fait maintenant tout pour pousser la Cisjordanie à une nouvelle intifada. Ce ne sera pas facile. La Cisjordanie n’a ni le leadership ni l’esprit combatif de la seconde intifada, mais comment ne pas exploser ?

Quelque 150 000 ouvriers qui travaillaient en Israël sont au chômage depuis trois mois. On peut aussi exploser devant l’hypocrisie de l’armée. Ses commandants avertissent qu’il faut permettre aux ouvriers d’aller travailler, mais l’armée israélienne sera la principale responsable du soulèvement palestinien s’il éclate.

Le problème n’est pas seulement économique. Sous le couvert de la guerre et avec l’aide du gouvernement d’extrême droite, les FDI ont modifié dangereusement leur conduite dans les territoires occupés : elles veulent une autre Gaza en Cisjordanie. 

Les colons veulent Gaza en Cisjordanie afin de pouvoir chasser le plus grand nombre possible de Palestiniens, et l’armée les soutient. Selon les chiffres de l’ONU, depuis le 7 octobre, 344 Palestiniens ont été tués en Cisjordanie, dont 88 enfants. Huit ou neuf d’entre eux ont été tués par des colons. Dans le même temps, cinq Israéliens ont été tués en Cisjordanie et à Jérusalem-Est, dont quatre par les forces de sécurité.

La raison en est que, ces derniers mois, les FDI ont commencé à tirer depuis les airs pour tuer en Cisjordanie, comme à Gaza. Le 7 janvier, par exemple, l’armée a tué sept jeunes qui se tenaient sur un îlot de circulation près de Jénine, après que l’un d’entre eux a apparemment lancé une charge explosive sur une jeep et l’a manquée.

Il s’agissait d’un massacre. Les sept jeunes étaient membres d’une même famille, quatre frères, deux autres frères et un cousin. Cela n’intéresse pas Israël.

Aujourd’hui, les FDI déplacent des forces de Gaza vers la Cisjordanie. L’unité d’infiltration Douvdevan est déjà sur place, la brigade Kfir est en route. Ces forces reviendront en Cisjordanie, stimulées par les massacres aveugles perpétrés à Gaza, et voudront poursuivre leur excellent travail dans cette région également.

Israël veut une intifada. Peut-être même qu’il l’obtiendra. Il ne devra pas feindre la surprise lorsqu’elle se produira.

Tjeerd Royaards, Pays-Bas