Sara Roy, The New York Review of Books, 19/12/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
En cinquante-six ans, Israël a transformé Gaza d’une économie fonctionnelle en une économie dysfonctionnelle, d’une société productive en une société appauvrie.
Gaza est dévastée sous nos yeux. L’un des objectifs déclarés de l’assaut israélien, qui a fait jusqu’à présent plus de 19 400 morts, est de « détruire le Hamas » en représailles à son attaque qui a fait 1 200 morts dans le sud d’Israël en octobre. Mais nombre de critiques, comme l’ambassadeur palestinien au Royaume-Uni, Husam Zomlot, ont fait valoir de manière convaincante que l’objectif d’Israël est moins de vaincre le Hamas - ce qui est de toute façon impossible - que d’expulser finalement les Palestiniens de Gaza sans censure ni sanction internationale.
Les preuves de leurs affirmations sont de plus en plus nombreuses. À la mi-octobre, le ministère israélien du Renseignement a rédigé un document « conceptuel » proposant le transfert forcé et permanent des 2,3 millions d’habitants de Gaza vers la péninsule du Sinaï. Le ministère est moins influent que son nom ne le laisse entendre, mais ses idées politiques sont néanmoins diffusées au sein du gouvernement et des services de sécurité. En novembre, un fonctionnaire de l’USAID a contacté un de mes collègues et lui a demandé s’il était possible de construire un village de tentes dans le Sinaï, qui serait suivi d’un arrangement plus permanent quelque part dans la partie nord de la péninsule. Plus tard dans le mois, le quotidien Israel Hayom a révélé que le Premier ministre Benjamin Netanyahou cherchait à « réduire au minimum possible le nombre de citoyens palestiniens dans la bande de Gaza ».
La profanation actuelle de Gaza est la dernière étape d’un processus qui a pris des formes de plus en plus violentes au fil du temps.
Au cours des cinquante-six années qui se sont écoulées depuis l’occupation de la bande en 1967, Israël a transformé Gaza d’un territoire politiquement et économiquement intégré à Israël et à la Cisjordanie en une enclave isolée, d’une économie fonctionnelle en une économie dysfonctionnelle, d’une société productive en une société appauvrie. Il a également exclu les habitants de Gaza de la sphère politique, les transformant d’un peuple aux revendications nationalistes en une population dont la majorité a besoin d’une forme quelconque d’aide humanitaire pour survivre.
La violence à Gaza n’a pas été uniquement, ni même principalement, une question militaire, comme c’est le cas aujourd’hui. Il s’est agi d’actes quotidiens et ordinaires : la lutte pour accéder à l’eau et à l’électricité, nourrir ses enfants, trouver un emploi, aller à l’école en toute sécurité, se rendre à l’hôpital, voire enterrer un être cher. Pendant des décennies, la pression exercée sur les Palestiniens de Gaza a été immense et implacable. Les dommages qu’elle a causés - taux élevés de chômage et de pauvreté, destruction généralisée des infrastructures et dégradation de l’environnement, y compris la contamination dangereuse de l’eau et du sol, entre autres facteurs - sont devenus une condition permanente.
J’ai visité Gaza pour la première fois en 1985, alors que j’étais étudiante diplômée. Je suis tout de suite tombée amoureuse des habitants, qui m’ont accueillie en tant que juive, usaméricaine et femme. À l’époque, l’une des premières questions que l’on me posait était : « Êtes-vous chrétienne ? » Lorsque les gens ont appris que j’étais juive, ils ont d’abord été choqués et confus, mais aussi curieux. Une fois que j’ai expliqué que j’étais là pour en savoir plus sur leur société et leur économie et sur la manière dont l’occupation affectait leur vie, il n’a pas fallu longtemps pour gagner leur confiance. Et le fait d’être juive est devenu un atout : des gens qui me connaissaient à peine m’ont invitée chez eux et dans leur entreprise. Nombre d’entre eux m’aideront plus tard à collecter des données lorsque je vivrai à Gaza pendant la première intifada, qui a débuté en 1987.
J’avais beaucoup à apprendre, mais il était clair dès le départ que Gaza avait été historiquement le centre de la résistance palestinienne à l’occupation, un point de fierté pour ceux avec qui j’ai travaillé et vécu. Elle est aussi depuis longtemps le centre de la mémoire historique palestinienne. La grande majorité des habitants sont issus de familles qui ont subi un nettoyage ethnique en 1948 dans des endroits comme Isdud, al-Majdal et al-Faluja. Certains de mes premiers souvenirs de Gaza sont ceux de jeunes enfants réfugiés décrivant avec force détails les maisons et les villages où leurs grands-parents avaient vécu, mais qu’ils n’avaient jamais vus. Ils étaient très proches de leurs maisons ancestrales. Je me souviens du plaisir qu’ils prenaient à décrire et de l’estime de soi que cela leur procurait.
Israël n’a jamais su quoi faire de cette minuscule bande de terre. Dès le début de l’occupation, les dirigeants du pays ont reconnu qu’il fallait pacifier Gaza pour empêcher la création d’un État palestinien - leur principal objectif - et minimiser la résistance palestinienne s’ils voulaient annexer la Cisjordanie. Au cours des deux premières décennies de l’occupation, de la guerre des Six Jours de 1967 au début de la première Intifada, leur tactique préférée a consisté à contrôler l’économie de Gaza. Plus de 100 000 Palestiniens de Gaza et de Cisjordanie travaillaient en Israël. Ensemble, les territoires constituaient le deuxième marché d’exportation d’Israël après les USA, et ils en sont venus à dépendre fortement d’Israël pour l’emploi et le commerce. Il en est résulté une combinaison de prospérité individuelle (amélioration du niveau de vie) et de stagnation collective. Les secteurs productifs de Gaza, y compris l’industrie manufacturière et l’agriculture, ont reçu peu d’investissements, ce qui a empêché le développement.
La première Intifada a clairement montré que cette stratégie de pacification avait échoué. L’amélioration du niveau de vie ne pouvait plus compenser l’absence de liberté. Avec les accords d’Oslo de 1993, qui ont marqué la fin de la première intifada, la politique israélienne est progressivement passée de la régulation de l’économie de Gaza à son atténuation, puis à sa neutralisation, en interdisant le commerce plus conventionnel et la circulation des travailleurs entre Gaza et ses principaux marchés en Israël et en Cisjordanie. On dit souvent que cette stratégie a commencé en 2007, lorsque le Hamas, après avoir battu le Fatah lors des élections législatives de l’année précédente, a pris le contrôle de Gaza. Cette année-là, Israël a imposé un blocus qui a sévèrement limité le commerce avec Gaza et l’entrée de certains produits alimentaires dans la bande. Mais le blocus, qui en est à sa dix-septième année, n’est qu’une forme plus extrême des mesures déjà en place.
Au début de l’année 1991, avant que le Hamas ne commence à lancer des roquettes et à orchestrer des attentats suicides, Israël a commencé à restreindre et à bloquer périodiquement la circulation des travailleurs à destination et en provenance de Gaza, ainsi que le commerce dont sa petite économie dépendait de manière disproportionnée. Au départ, l’objectif était de contenir et de réprimer l’agitation. Mais comme l’a écrit la journaliste israélienne Amira Hass, cela « s’est rapidement transformé en quelque chose de plus profond ».
En janvier 1991, Israël a annulé l’autorisation générale de sortie qui permettait aux Palestiniens de se déplacer librement en Israël, en Cisjordanie et à Gaza. Par la suite, les Palestiniens ont dû obtenir des autorisations individuelles pour quitter Gaza ou la Cisjordanie, et même pour se rendre d’un endroit à l’autre. Au fil du temps, ces permis ont été soumis à des critères politiques et sécuritaires de plus en plus stricts. « La guerre du Golfe », écrit Hass,
a été l’occasion d’inverser la situation de libre circulation pour le plus grand nombre et d’interdiction pour quelques-uns. À partir de ce moment-là, tous les Palestiniens se sont vu refuser ce droit, avec des exceptions pour certaines catégories explicites, notamment les travailleurs, les commerçants, les personnes ayant besoin d’un traitement médical, les collaborateurs et les personnalités palestiniennes importantes.
L’annulation de l’autorisation générale de sortie a marqué le début de la politique de bouclage d’Israël. Après une série d’attaques à l’intérieur d’Israël en 1993, « le commandant militaire a émis un autre ordre annulant les permis de sortie personnels », selon HaMoked, une ONG israélienne de défense des droits humains qui aide les Palestiniens. Dans la pratique, cet ordre, qui a été continuellement renouvelé, a établi le « bouclage général » des territoires, en vigueur jusqu’à ce jour. Comme le dit B’Tselem, un autre groupe de défense des droits qui se concentre sur la Cisjordanie et Gaza, « isoler Gaza du reste du monde, y compris en la séparant de la Cisjordanie, fait partie d’une politique israélienne de longue date ».
Cette politique de séparation et de confinement est devenue plus explicite au lendemain des accords d’Oslo. En 1994, Israël a construit une clôture autour de Gaza, la première d’une longue série. Lorsque la seconde intifada a éclaté en 2000, des restrictions de voyage ont été imposées aux habitants de Gaza, y compris aux étudiants, à qui il a été interdit de poursuivre des études supérieures en Cisjordanie. « L’entrée des résidents de Gaza en Israël dans le but de rendre visite à leur famille ou de retrouver leur conjoint a été interdite », selon les termes de B’Tselem.
Les visites des citoyens palestiniens d’Israël et des résidents de Jérusalem-Est à leurs proches à Gaza ont été réduites au minimum. En outre, Israël a sévèrement limité la capacité de l’ensemble de la population de Gaza à se rendre à l’étranger, et a interdit à de nombreuses personnes de le faire. Les importations et les exportations ont été restreintes et souvent interrompues. Israël a également interdit à la plupart des habitants de Gaza de travailler en Israël, privant ainsi des dizaines de milliers de personnes de leur source de revenus.
En 2005, Israël s’est « désengagé » de la bande de Gaza, en retirant toutes ses colonies et ses forces militaires. Depuis, les responsables israéliens affirment que ce désengagement a officiellement mis fin à l’occupation de la bande de Gaza par le pays. Cependant, selon le droit international, Israël reste un occupant, car il maintient un « contrôle effectif » sur les frontières de Gaza (à l’exception de Rafah, que l’Égypte contrôle), l’accès à la mer, l’espace aérien et le registre de la population.[1]
Au fil du temps, il est devenu de plus en plus difficile pour les décideurs politiques d’envisager un règlement politique qui traiterait la bande de Gaza et la Cisjordanie comme une seule entité et pour les Palestiniens eux-mêmes d’imaginer un avenir collectif.
Un autre effet crucial de la politique israélienne - plus perceptible après l’arrivée au pouvoir du Hamas en 2007 - a été de transformer l’occupation d’une question politique et juridique dotée d’une légitimité internationale en un différend frontalier auquel s’appliquent les règles des conflits armés. Israël a en effet modifié sa relation avec Gaza, passant de l’occupation à la guerre, comme en témoignent les nombreux assauts meurtriers qu’il a lancés sur le territoire au cours des dix-sept dernières années, parmi lesquels l’opération Pluies d’été (2006), l’opération Hiver chaud (2008), l’opération Plomb durci (2008-09), l’opération Pilier de défense (2012), l’opération Bordure protectrice (2014), l’opération Gardien des murs (2021), l’opération Aube naissante (2022) et l’opération Bouclier et Flèche (2023). Ses alliés internationaux ont rapidement accepté ce changement : Gaza est désormais identifiée uniquement au Hamas et traitée comme une entité étrangère hostile.
Dans le cadre de cette nouvelle approche, Israël a totalement renoncé à l’idée que Gaza puisse avoir une économie de marché. « Dans le cadre de leur plan global d’embargo contre Gaza », ont écrit des responsables usaméricains depuis Tel-Aviv en novembre 2008, « les responsables israéliens ont confirmé [...] à de multiples occasions qu’ils avaient l’intention de maintenir l’économie gazaouie au bord de l’effondrement sans pour autant la pousser dans ses derniers retranchements ». Plus précisément, leur objectif était de la maintenir « au niveau le plus bas possible toit en évitant de provoquer une crise humanitaire ». [selon un câble révélé par Wikileaks]
L’objectif n’était donc pas d’élever les gens au-dessus d’une norme humanitaire spécifique, mais de s’assurer qu’ils restent au niveau de cette norme, voire en deçà.
Depuis 2010, Israël a périodiquement assoupli les restrictions, mais le blocus a néanmoins presque entièrement détruit l’économie de Gaza. À la veille du conflit actuel, le taux de chômage était de 46,4 % (en 2000, avant le blocus, il était de 18,9 %). Environ 65 % de la population souffre d’insécurité alimentaire, ce qui signifie qu’elle ne peut accéder en toute sécurité à une quantité suffisante d’aliments nutritifs pour satisfaire ses besoins alimentaires, tandis que 80 % ont besoin d’une forme ou d’une autre d’aide internationale pour nourrir leur famille.
Le résultat le plus frappant de cette politique a peut-être été la transformation des Palestiniens de Gaza, qui sont passés d’une communauté jouissant de droits nationaux, politiques et économiques à un problème humanitaire. Les besoins de plus de deux millions de personnes ont été réduits à des sacs de farine, de riz et de sucre - une aide dont la communauté internationale était, et reste, entièrement responsable. Gaza n’a pu connaître que le soulagement, pas le progrès. Depuis, l’humanitaire est devenu le principal moyen par lequel les donateurs internationaux interagissent avec les Palestiniens de Gaza - en fait, un dispositif que l’armée israélienne utilise pour gérer une population indésirable, sans autre vision que celle d’une gestion plus poussée. « La Cisjordanie et Gaza sont aujourd’hui presque complètement dissociées », indiquait un rapport de la Banque mondiale en 2008, « Gaza se transformant brutalement d’une route commerciale potentielle en une plaque tournante murée pour les dons humanitaires ».
En d’autres termes, Israël a créé un problème humanitaire pour gérer un problème politique. Il n’a pas seulement contraint à l’intervention humanitaire, mais a transformé la vie ordinaire en guerre par d’autres moyens, en utilisant la menace d’une catastrophe comme forme de gouvernance et la souffrance comme instrument de contrôle. Jusqu’à récemment, l’objectif était d’éviter une catastrophe à grande échelle telle que la famine.
Aujourd’hui, cet objectif a été dépassé. Au cours des dix dernières semaines, à l’exception d’une « pause humanitaire » d’une semaine, Gaza a été totalement assiégée ; Israël a pratiquement interrompu l’entrée de carburant et restreint l’entrée de nourriture, entre autres produits de première nécessité. Les Palestiniens qui ont refusé de se déplacer vers la partie sud de la bande de Gaza après les avertissements de l’armée israélienne au début de l’assaut ont été informés qu‘ils « pourraient être identifiés comme complices d’une organisation terroriste ». Le critère de mesure est passé de la famine à la mort. « Je suis toujours en vie » : c’est tout ce que mes amis de Gaza peuvent se dire.
Mohammad Sabaaneh
À Gaza, où l’écrasante majorité de la population est confinée dans une minuscule bande de terre qu’elle n’est pas autorisée à quitter, l’occupation a empêché l’émergence de toute forme d’environnement social normal. Les jeunes, qui représentent plus de la moitié de la population, n’ont aucune idée du monde au-delà de la bande de Gaza. Ils ne savent pas ce que signifie monter à bord d’un avion, d’un bateau ou même d’un train. Lors de mon dernier voyage à Gaza en 2016, un ami et collègue m’a dit :
Les gens ont peur d’entrer dans le monde, ou ils y entrent de manière défensive, avec des armes. Notre ouverture au monde se rétrécit et de plus en plus de gens ont peur de quitter Gaza parce qu’ils ne savent pas comment faire face au monde extérieur, comme un prisonnier libéré de prison après des années d’enfermement.
À Gaza, la vie quotidienne implique un rétrécissement de l’espace et de la certitude de vivre dans cet espace, ainsi qu’un rétrécissement du désir, des attentes et de la vision. « Étant donné les immenses difficultés de la vie quotidienne », ai-je écrit pour The London Review of Books après ce voyage en 2016, « les besoins ordinaires - avoir assez de nourriture, de vêtements, d’électricité - n’existent pour beaucoup qu’au niveau de l’aspiration ». Aujourd’hui, même les choses les plus banales sont largement hors de portée.
En 1946, Chaim Weizmann, premier président d’Israël, s’est penché sur la viabilité du projet sioniste. « La capacité d’absorption économique d’un pays est ce que sa population en fait », a-t-il déclaré.
Les conditions naturelles, la fertilité de la région, le climat exerceront leur influence... mais ils ne peuvent à eux seuls donner aucune indication sur le nombre d’habitants que le pays pourra finalement supporter. Les résultats définitifs dépendront de l’éducation et de l’intelligence du peuple... de son système social qui encourage ou non l’expansion la plus large de l’effort économique ; de l’utilisation intelligente des ressources naturelles ; et enfin - et dans une très large mesure - de l’effort du gouvernement pour accroître la capacité d’absorption du pays ou de son indifférence à cet égard.[2]
Ce sont ces mêmes facteurs - une population éduquée, une économie et une société saines et autonomes, une utilisation productive des ressources naturelles et un contrôle indigène sur la capacité d’absorption de la terre - qu’Israël a largement refusés aux Palestiniens. Depuis le début de l’occupation, ce déni a été qualifié d’indéfini ou de transitoire, une condition imposée aux Palestiniens avec la promesse de quelque chose de meilleur à l’horizon. Je n’oublierai jamais ce qu’un ami très cher, feu le médecin Hatem Abou Ghazaleh, m’a dit lors de mon premier voyage à Gaza en 1985 : « Rien n’est plus permanent que le temporaire ».
[1] Bien que l'Égypte contrôle le poste frontière de Rafah, Israël surveille néanmoins tous les mouvements qui le traversent. Depuis le 7 octobre, toutes les fournitures humanitaires entrant à Gaza par Rafah doivent être inspectées par Israël.
[2] Cité dans George T. Abed, “The Economic Viability of a Palestinian State”, Journal of Palestine Studies, No. 2, Vol. 19 (1989/1990).
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