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25/10/2022

JIM BOVARD
Le mirage de la barbouzerie washingtonienne
Sur les aveux tardifs du sénateur Pat Leahy

 Jim Bovard, libertarianinstitute.org , 24/10/2022
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

James Bovard (1956) est un auteur et conférencier libertarien usaméricain dont les commentaires politiques visent des exemples de gaspillage, d'échecs, de corruption, de copinage et d'abus de pouvoir au gouvernement fédéral. Il est chroniqueur sur USA Today et est un contributeur fréquent de The Hill. Il est l'auteur de Public Policy Hooligan (2012), Attention Deficit Democracy (2006), Lost Rights : The Destruction of American Liberty (1994) et de 7 autres livres.  Il a écrit pour le New York Times, Wall Street Journal, Washington Post, New Republic, Reader' s Digest, The American Conservative et bien d'autres publications. Ses livres ont été traduits en espagnol, arabe, japonais et coréen. Ses articles ont été dénoncés publiquement par le chef du FBI, le maître général des postes, le secrétaire du HUD (Department of Housing and Urban Development), et les chefs de la DEA  (Drug Enforcement Administration), de la FEMA (Federal Emergency Management Agency), de l'EEOC (Equal Employment Opportunity Commission ) et de nombreux organismes fédéraux. (Comme l'a dit Mao Zedong, « être attaqué par l'ennemi n'est pas une mauvaise chose mais une bonne chose. »)

« Vous pouvez envoyer un homme au Congrès, mais vous ne pouvez pas le faire réfléchir », a dit l'humoriste Milton Berle dans les années 1950. Pour actualiser Berle : vous pouvez dépenser 60 milliards de dollars par an pour les agences de renseignement, mais vous ne pouvez pas obliger les politiciens à lire leurs rapports. Au lieu de cela, la plupart des politiciens restent incorrigiblement ignorants et désespérément poltrons lorsque les présidents entraînent l'USAmérique dans de nouveaux fiascos ultramarins.

Reporting for Duty, par Clifford K. Berryman, 2 avril 1917 : les représentants des 2 chambres au garde-à-vous devant le président Wilson, qui s’apprête à demander leur soutien pour la déclaration de guerre à l’Allemagne

La docilité du Congrès ouvre la voie à la guerre depuis au moins l'ère du Vietnam. En 1964, le président Lyndon Johnson a invoqué une attaque présumée du Nord-Vietnam contre un destroyer usaméricain dans le golfe de Tonkin pour faire adopter par le Congrès une résolution donnant à LBJ le pouvoir illimité d'attaquer le Nord-Vietnam. LBJ avait décidé plus tôt cette année-là d'attaquer le Nord-Vietnam pour relancer sa campagne de réélection. Le Pentagone et la Maison Blanche ont rapidement reconnu que les allégations fondamentales derrière la résolution du Golfe de Tonkin étaient fausses mais les ont exploitées pour sanctifier la guerre.

Lorsque l'histoire officielle des attentats du Golfe de Tonkin a commencé à se dévoiler lors des audiences secrètes du Sénat en 1968, le secrétaire à la Défense Robert McNamara a proclamé qu'il était « inconcevable que quiconque connaissait même à distance notre société et notre système de gouvernement puisse soupçonner l'existence d'une conspiration » pour amener l'USAmérique à la guerre sous de faux prétextes. Mais l'indignation ne saurait se substituer à des faits concrets. Le Sénateur Frank Church (Démocrate-Idaho) a déclaré : « Dans une démocratie, vous ne pouvez pas vous attendre à ce que les gens, dont les fils sont tués et qui seront tués, exercent leur jugement si la vérité leur est cachée. » Le président de la commssion, le sénateur J. William Fulbright (Dém-Arizona), a déclaré que si les sénateurs ne s'opposaient pas à la guerre à ce moment-là,  « nous ne sommes qu'une annexe inutile à la structure gouvernementale ». Mais d'autres sénateurs ont bloqué la publication d'un rapport d'état-major sur les mensonges derrière l'incident du golfe de Tonkin qui propulsait une guerre tuant 400 soldats usaméricains par semaine. Le sénateur Mike Mansfield (Dém-Montana) a prévenu : « Vous donnerez aux gens qui ne sont pas intéressés par les faits une chance de les exploiter et de les magnifier hors de toute proportion. » La même présomption a protégé chaque débâcle militaire subséquente des USA.

Des membres du Congrès paresseux et lâches ont perpétuellement ouvert la voie au carnage outre-mer. En octobre 2002, avant le vote sur la résolution du Congrès visant à permettre au Président George W. Bush de faire ce qu'il voulait de l'Irak, la CIA a remis une évaluation classifiée de 92 pages des armes de destruction massive irakiennes à Capitol Hill (le Congrès). Le rapport classifié de la CIA suscitait beaucoup plus de doutes sur l'existence des armes de destruction massive iraquiennes que le résumé de 5 pages que tous les membres du Congrès ont reçu. Le rapport était conservé dans deux salles sécurisées, l'une pour la Chambre des représentants et l'autre pour le Sénat. Seuls six sénateurs ont pris la peine de visiter la salle pour examiner le rapport, et seule une « poignée » de congressistes ont fait de même, selon le Washington Post. Le Sénateur John Rockefeller (Dém-Virginie occ.) a expliqué que les membres du Congrès étaient trop occupés pour lire le rapport : « ‘Tout un chacun dans le monde veut venir vous voir’ dans votre bureau, et aller dans la salle sécurisée n'est ‘pas facile à faire’. »

Des centaines de milliers d'USAméricains ont été envoyés à 9600 km de là parce que les membres du Congrès ne pouvaient pas se donner la peine de traverser la rue à pied. Les membres du Congrès ont agi comme si aller dans une pièce sécurisée pour parcourir un document de 92 pages équivalait à lire l'ensemble des 38 volumes de l'Encyclopedia Britannica à la lumière d’une bougie dans un placard moisi. La plupart des membres du Congrès avaient amplement le temps de prononcer des discours soutenant le sabre de Bush, mais pas le temps de passer au crible les prétendues preuves de la guerre. Les seules preuves pertinentes pour de nombreux membres du Congrès étaient les sondages montrant un fort soutien pour le président.

Illustration de POLITICO pour l'extrait des mémoires de Leahy qu'il a publié (cité ci-dessous)

De plus amples détails sur le chemin de la guerre en Irak ont été exposés dans les nouvelles mémoires du sénateur Patrick Leahy, The Road Taken. Leahy était l'un des rares sénateurs à se rendre dans la salle réservée pour lire certains documents confidentiels sur la guerre.  Alors que lui et sa femme se promenaient le dimanche dans leur quartier de McLean, en Virginie, en septembre 2002 :

« Deux joggueurs en forme se sont mis à nous suivre. Ils se sont arrêtés et ont demandé ce que je pensais des briefings de renseignement que j'avais obtenus… Je me suis soumis à la clause de non-responsabilité requise selon laquelle, si j'assistais à des briefings et que ceux-ci étaient classifiés, je ne pouvais pas reconnaître qu'ils avaient eu lieu et je ne pouvais pas dire qu’ils avaient eu lieu. Ils m'ont dit qu'ils comprenaient cela, mais ont demandé si les briefeurs m'avaient montré le Dossier Huit.

Il était évident, en voyant la mine que je faisais, que je n'avais pas vu un tel dossier. Ils ont suggéré que je devrais et que je pourrais trouver cela intéressant. Peu de temps après, je me suis arrangé pour voir le Dossier Huit, et cela contredisait une grande partie de ce que j'avais entendu de l'administration Bush.»

Y aurait-il eu un happy end ?   Non pas tout à fait ! Quelques jours plus tard, Leahy et sa femme marchaient et les mêmes joggueurs sont réapparus et ont demandé ce qu'il pensait de ce dossier secret. Leahy a commenté : « C'était la conversation la plus effrayante que j’ai vécue à Washington. Je me sentais comme une version sénatoriale de Bob Woodward rencontrant Gorge Profonde uniquement en plein jour. » Les joggueurs demandèrent alors si Leahy « s’était également fait montrer le Dossier Douze, en utilisant un mot de code…Le lendemain, j'étais de retour dans la salle sécurisée du Capitole pour lire le Dossier Douze, et cela contredisait encore les déclarations de l'administration, et en particulier du vice-président Cheney. »

Le dimanche suivant, Leahy et sa femme passaient devant l'ancienne propriété de Robert Kennedy lorsque des voitures noires avec de multiples antennes et des fenêtres obscurcies se sont garées. Leahy écrit :

« Un membre du cercle présidentiel rapproché s'est penché par la fenêtre arrière, saluant à la fois moi-même et [ma femme] Marcelle, et m'a demandé s'il pouvait me parler…Je suis monté dans la voiture avec lui pendant que les agents de sécurité sortaient de la voiture. Nous nous sommes assis là et nous avons discuté, et il a dit : « Je comprends que vous avez vu les dossiers huit et douze. » J'ai dit que oui, et je savais bien sûr qu'il les avait vus. Il a dit : “Je comprends aussi que vous allez voter contre la guerre.” J'ai dit : « Je vais le faire, parce que nous savons tous qu'il n'y a pas d'armes de destruction massive et que les raisons d'aller en guerre ne sont tout simplement pas là. » Il m'a demandé s'il pouvait m'en dissuader, et j'ai dit non, et nous avons mis fin à la conversation. J'ai commencé à sortir de la voiture, et il a dit qu'ils me raccompagneraient. « Merci, laissez-moi vous dire où j'habite. »

Le haut fonctionnaire anonyme de l'administration Bush a répondu : « Nous savons où vous habitez. » Leahy n'a pas demandé au mec s'il connaissait aussi tous les mots de passe de son ordinateur.

Leahy a voté contre la résolution Bush d'utiliser la force militaire contre l'Irak. Mais Leahy a attendu 20 ans pour révéler les magouilles internes qu'il avait vues sur la route de la guerre. Et Leahy refuse toujours de révéler le nom du « membre du cercle présidentiel » qui le harcelait ce matin-là à McLean. Jimmy Dore, animateur de podcast, s'est moqué que l'histoire de Leahy était « comme un thriller politique, mais à la fin rien ne se passe et rien n'est résolu ». Dore a commenté : « Il y a une guerre de toute façon et il ne dit rien pendant 20 putains d'années. Fin. Ont-ils au moins pris la peine de tester cette fin auprès du public ? » Edward Snowden a gazouillé sur l'histoire de Leahy : « Comment Leahy pouvait-il s'asseoir sur des informations classifiées qu'il savait pouvoir arrêter une guerre ? »

Mais les dissimulations sont souvent inutiles à Washington parce que peu de membres du Congrès y prêtent attention. Après la mort de quatre soldats usaméricains au Niger en 2017, les sénateurs Lindsey Graham (Républicain-Caroline du Sud) et Charles Schumer (Dém-New-York) ont admis qu'ils ne savaient pas qu'un millier de soldats usaméricains avaient été déployés dans ce pays africain [savaient-ils même pù se trouve ce pays ?, NdT]. Graham, membre de la Commission des services armés du Sénat, a admis : « Nous ne savons pas exactement où nous en sommes dans le monde militairement et ce que nous faisons. » Les troupes usaméricaines étaient engagées dans des combats dans 14 pays étrangers à l'époque, prétendument contre des terroristes. Mais la plupart des membres du Congrès ne peuvent probablement pas citer plus de 2 ou 3 pays où les troupes américaines se battent.

Alors que le gouvernement usaméricain est devenu beaucoup plus secret au cours des dernières décennies, les commissions du renseignement du Congrès auraient fourni un contrepoids aux agences qui se cachent derrière des rideaux de fer. Mais « commission  du renseignement » est peut-être le plus grand oxymore de Washington.

Les commissions du renseignement du Congrès font assaut de courbettes à la CIA et à d'autres agences. La Commission sénatoriale du renseignement a effectivement absous tous les mensonges de l'administration Bush sur la voie de la guerre contre l'Irak. Lorsque son rapport a été publié au milieu de 2004 (juste à temps pour stimuler la campagne de réélection de Bush), le président de la commission, le sénateur Pat Roberts (Rép-Kansas), a annoncé : « La commission a constaté que la communauté du renseignement souffrait de ce que nous appelons une pensée de groupe collective. » Et comme tout le monde avait tort, personne n'était en faute, surtout le vice-président Dick Cheney. (Antiwar.com avait raison bien avant le début de la guerre). La CIA n'a pas non plus payé le prix quand elle a été prise en train d'espionner illégalement l'enquête de la commission du renseignement du Sénat sur la torture de la CIA sous l'administration Obama.

Et puis il y a les récompenses officielles pour léchage de bottes. La CIA décerne publiquement sa médaille au sceau de l'Agence aux membres du Congrès qui augmentent son budget, dissimulent ses crimes et s'abstiennent de poser des questions embarrassantes. Pat Roberts en a obtenu une - avec la congressiste Jane Harman (Dém-Californie), le Sénateur John Warner (Rép-Virginie) et le congresssiste Pete Hoekstra (Rép-Michigan)- tous des larbins fiables de l'agence. Les Pères Fondateurs se retourneraient dans leurs tombes à l'idée que les agences fédérales décernent des prix aux membres du Congrès qui étaient censés les tenir en laisse. C’est comme si un juge se vante d'avoir reçu un prix de la fonction publique d'un mafieux qu'il a déclaré non coupable, en connivence avec lui.

Il y a des membres du Congrès intelligents, dévoués et respectés qui surmontent la léthargie et les obstacles bureaucratiques pour en apprendre assez pour reconnaître les folies des interventions proposées. Mais ces âmes vaillantes seront probablement toujours dépassées en nombre par le troupeau de sénateurs et de représentants bien plus enclins à parcourir les derniers sondages qu'à lire un rapport officiel plus long que les 140 signes d’un gazouillis


« ça doit être le signal au Sénateur Leahy qu'il est temps qu'il rentre à la maison » : le commentaire du dessinateur RJ Matson à l'annonce par Patrick Leahy, 82 ans, qu'il ne se représentera plus aux élections du 8 novembre 2022. 8 mandats de suite sur 48 ans, ça devrait suffire. Membre du Sénat le plus âgé et donc son président pro tempore, Pat était l'un des Watergate babies, ces Démocrates ayant été élus au Congrès et au Sénat en 1975, après la démission de Tricky Dicky Nixon. Il a, entre autres nombreux faits d'armes, joué des petits rôles dans six films de Batman. D'où le dessin de Matson. Le décor bucolique est celui du Vermont, dont Leahy est l'un des 2 représentants (l'autre étant Bernie Sanders).

29/03/2022

JORGE MAJFUD
Qui est piégé dans la guerre froide ?
Réponse à un article du Monde sur la « gauche latina pro-Poutine »

Jorge Majfud, 29/3/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Le quotidien Le Monde a publié le 27 mars un vaste réquisitoire contre les « intellectuels de gauche » latino-américains, selon lequel nous n'approuvons pas l'invasion de Poutine mais rejetons sur l'OTAN la responsabilité d'avoir provoqué le conflit. Ignacio Paco Taibo II a été accusé d'avoir dénoncé « la nouvelle censure des éditeurs russes par la Foire internationale du Livre de Guadalajara », ce qui ne signifie pas non plus qu'il approuve la censure russe des médias occidentaux.


En ce qui me concerne, le journal français offre un échantillon d'interprétations légères du genre: 

« Dans une série de tribunes publiées dans le quotidien argentin Pagina 12, l’intellectuel uruguayen Jorge Majfud porte la voix de cette gauche qui reste très discrète sur le sujet, et expose « pourquoi une bonne partie de la gauche mondiale soutient Poutine ». « Poutine est trop intelligent pour les leaders d’Occident », lance-t-il, tirant le fil de la posture anti-OTAN et anti-Etats-Unis avec ceci : « L’unique argument que les pouvoirs hégémoniques comprennent est celui des bombes atomiques. »

Et le journal d’enfoncer le clou :

« La guerre russe, « c’est tristement simple », est une « réaction » à une « action largement exercée par Washington », écrit-il encore.

Je ne suis ni la voix de la gauche, ni discrète et encore moins timide. Dites-le à ceux qui nous menacent et nous accusent d'être des radicaux, simplement parce que nous ne nous alignons pas sur le radicalisme belliciste des gentils ou le deux poids deux mesures qui conduit des personnages infâmes comme Condoleezza Rice à affirmer que l'invasion « viole les lois internationales ». Ou un George Bush encore plus néfaste, qui a condamné Poutine pour avoir lancé une guerre “sans provocation et sans justification." Ou le président Joe Biden, déclarant que Poutine est “un criminel de guerre”, un titre qu'il n'accepterait jamais pour aucun ancien président de son pays.

Sans compter les doubles standards classiques des racistes camouflés qui ont magiquement ouvert les frontières de l'Europe pour accueillir les réfugiés ukrainiens, une politique qui aurait été tout à fait correcte si ces mêmes frontières n'avaient pas été fermées à ceux qui fuyaient le chaos de l'Afrique et du Moyen-Orient, chaos produit par les invasions, les pillages, les massacres et les guerres des puissances nord-occidentales pendant deux siècles. Sans parler de l'ouverture magique des frontières par Washington pour accueillir 100 000 réfugiés ukrainiens, ou des rapports sur les facilités que les Ukrainiens trouvent pour traverser la frontière avec le Mexique, cette même frontière qui a toujours été fermée aux réfugiés du sud, enfants et femmes, réfugiés du chaos créé par Washington en Amérique centrale, dans les Caraïbes et au-delà, avec ses dictatures et ses massacres depuis avant, pendant et après la guerre froide. C'est le cas d'Haïti, bloqué et ruiné depuis qu'il est devenu le premier pays libre des Amériques en 1804 et saigné à blanc jusqu'à hier, par la France, par les dictatures des Duvalier, par la terreur des paramilitaires de la CIA, les coups d'État contre Aristide ou l'imposition néolibérale qui ont ruiné le pays, pour ne citer qu'un exemple. Lorsque ces personnes ont fui le chaos, elles ont été pourchassées comme des criminels. En 2021, nous avons assisté à la chasse aux Haïtiens à la frontière, à cheval, comme on chassait les esclaves au XIXe siècle.

Les journalistes des chaînes occidentales ont été encore plus directs, qui ont rapporté la tragédie des Ukrainiens comme quelque chose d'inadmissible, vu que ce sont des "chrétiens blancs", des "gens civilisés", des "blond·es aux yeux bleus". Ou des hommes politiques, comme le député polonais du parti au pouvoir Dominik Tarczyński, qui a fièrement confirmé qu'ils étaient ouverts à l'immigration ukrainienne parce qu'ils étaient des "gens pacifiques", mais qu'ils n'accueilleraient pas un seul réfugié musulman. Zéro. Sur des chefs nazis violents comme Artiom Bonov, réfugiés dans son pays, silence radio.

Comme exemple à suivre, Le Monde a salué "le jeune président chilien, Gabriel Boric" qui a « condamné sans ambages « l’invasion de l’Ukraine, la violation de sa souveraineté et l’usage illégitime de la force » ». En d'autres termes, si vous ne comprenez pas que la réalité est un match de football et que vous devez être à cent pour cent dans un camp sans critiquer l'autre, c'est parce que vous êtes dans un camp sans critiquer l'autre.

Ce n'est pas un hasard si, depuis des générations, les puissances impériales n'ont pas accepté d'être appelées par ce nom. Pour elles, ce n'est pas le moment de mentionner l'impérialisme occidental. Ce n'est jamais le bon moment pour parler d'impérialisme, à moins qu'une autre puissance militaire ne songe à faire de même.

Le Monde nuance lorsqu'il me cite à nouveau sur un point que nous répétons depuis des mois avant la guerre : « Que l’on considère que l’OTAN est le premier responsable du conflit en Ukraine ne signifie pas que l’on soutient Poutine, ni aucune guerre… ». Mais dans sa façon de penser, ce n'est là qu’un détail sans importance. La thèse est autre : la critique de l'OTAN est due au fait que « l'anti-américanisme reste ancré dans le sous-continent ». Comme le vieil argument enfantin selon lequel « ils nous détestent parce que nous sommes riches et libres ».

Récemment, John Mearsheimer, professeur à l'université de Chicago et expert de la région, a accusé les USA d'être responsables de la guerre en Ukraine dans The Economist et The New Yorker. Il y a quelques jours, Noam Chomsky m'a rappelé que non seulement il avait mis en garde, il y a des années, contre le danger d'une guerre si on ne maintenait pas la neutralité de l'Ukraine, mais aussi que « George Kennan, Henry Kissinger, le chef de la CIA et pratiquement tout le haut corps diplomatique qui connaissait un tant soit peu la région étaient du même avis. C'est fou ».

C'est fou, mais il y a une explication : la cupidité sans limite des marchands de mort, contre lesqujels le président et général Eisenhower lui-même avait mis en garde dans son discours d'adieu comme étant un danger majeur pour la démocratie et les politiques des USA.

Maintenant, que nous soyons d'accord avec Kissinger et la CIA elle-même sur les causes du conflit ne signifie pas que nous soyons d'accord sur les objectifs. Un exemple que j'ai signalé dans mon livre La Frontière sauvage résume tout : la CIA a inoculé à la population latino-américaine l'idée que les dictatures fascistes d'Amérique latine devaient combattre le communisme et que, par exemple, Salvador Allende allait faire du Chili un nouveau Cuba, alors que ses agents et analystes rapportaient le contraire : s'ils n'avaient rien fait, il est fort probable qu'en raison de la politique de ruine de l'économie chilienne menée par Washington, Allende aurait perdu les élections suivantes. Mais l'objectif était de créer un laboratoire néolibéral sous la tutelle d'une dictature, comme si souvent auparavant. La CIA a promu dans la presse latino-américaine et même dans les rues avec des tracts et des affiches un discours auquel elle ne croyait pas et dont elle se moquait même. Aujourd'hui encore, la « menace communiste » inexistante est répétée avec fanatisme par ses majordomes, des politiciens pro-oligarchie à la presse et ses journalistes honoraires et mercenaires.

Pour se faire une idée de la poursuite de cette manipulation médiatique, il suffit de considérer que les agences secrètes occidentales disposent de budgets plusieurs fois supérieurs à ceux qu'elles avaient en 1950 ou 1990 et qu'elles ne les utilisent pas uniquement pour former des milices néonazies en Ukraine, ce qu'elles ont appelé, comme dans tant d'autres pays, « autodéfense ». Des forces d'autodéfense qui n'ont pas servi à empêcher une invasion russe ou la chose même que le président Zelenski veut maintenant négocier, la première exigence de la Russie : la neutralité de l'Ukraine.

Alors, est-ce que ce sont les critiques de gauche qui sont piégés dans la guerre froide ou les mercenaires des grandes entreprises, de l'OTAN et des multiples interventions impérialistes ?

12/09/2021

EYAL PRESS
Les blessures du guerrier des drones

Eyal Press, The New York Times Magazine, 13/6/2018
Photos Dina Litovsky/Redux, pour le New York Times.
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala  

Eyal Press est un écrivain et journaliste qui contribue au New Yorker, au New York Times et à d'autres publications. Depuis le printemps 2021, il est également titulaire d'un doctorat en sociologie de l'université de New York. Il a grandi à Buffalo, qui a servi de toile de fond à son premier livre, Absolute Convictions (2006). Son deuxième livre, Beautiful Souls (2012), examinait la nature du courage moral à travers les histoires de personnes qui ont risqué leur carrière, et parfois leur vie, pour défier des ordres injustes. Choix de la rédaction du New York Times, le livre a été traduit dans de nombreuses langues et choisi comme lecture commune dans plusieurs universités, dont Penn State et son alma mater, l'université Brown. Son livre le plus récent, Dirty Work (2021), examine les emplois moralement troublants que la société tolère tacitement et la classe cachée des travailleurs qui les accomplissent. L’article ci-dessous, publié en 2018, est un élément de ce livre. Lauréat du James Aronson Award for Social Justice Journalism, il a reçu une bourse Andrew Carnegie, une bourse du Cullman Center à la New York Public Library et une bourse de la Puffin Foundation au Type Media Center. @EyalPress

Même les soldats qui combattent les guerres à une distance sûre se sont retrouvés traumatisés. Leurs blessures pourraient-elles être d'ordre moral ?

Un drone MQ-9 sous un pare-soleil sur la base aérienne de Creech au Nevada

Au printemps 2006, Christopher Aaron a commencé à travailler 12 heures d'affilée dans une pièce sans fenêtre du Centre d'analyse aéroporté de lutte contre le terrorisme (CTAAC) à Langley, en Virginie. Il était assis devant un mur de moniteurs à écran plat qui diffusaient en direct des flux vidéo classifiés provenant de drones en vol stationnaire dans des zones de guerre éloignées. Certains jours, Aaron a découvert que peu de choses intéressantes apparaissaient sur les écrans, soit parce qu'une couverture de nuages masquait la visibilité, soit parce que ce qui était visible - des chèvres broutant sur une colline afghane, par exemple - était banal, voire serein. D'autres fois, ce qui se déroulait devant les yeux d'Aaron était étonnamment intime : des cercueils transportés dans les rues après des frappes de drones ; un homme accroupi dans un champ pour déféquer après un repas (les excréments généraient une signature thermique qui brillait dans l'infrarouge) ; un imam parlant à un groupe de 15 jeunes garçons dans la cour de sa madrasa. Si un missile Hellfire tue la cible, se dit Aaron en fixant l'écran, tout ce que l'imam aurait pu dire à ses élèves sur la guerre de l'Amérique contre leur foi serait confirmé.

Les capteurs infrarouges et les caméras haute résolution fixés sur les drones ont permis de recueillir de tels détails depuis un bureau en Virginie. Mais comme Aaron l'a appris, il n'est pas toujours facile d'identifier qui se trouve dans la ligne de mire d'une frappe potentielle de drone. Les images sur les moniteurs pouvaient être granuleuses et pixellisées, ce qui permettait de confondre facilement un civil marchant sur une route avec une canne avec un insurgé portant une arme. Les personnages à l'écran ressemblaient souvent moins à des personnes qu'à des taches grises sans visage. Comment Aaron pouvait-il être certain de leur identité ? « Dans les bons jours, lorsqu'une foule de facteurs environnementaux, humains et technologiques étaient réunis, nous avions la forte impression que ce que nous regardions était la personne que nous recherchions », dit Aaron. « Les mauvais jours, nous devions littéralement deviner ».

Au début, les bons jours étaient plus nombreux que les mauvais pour Aaron. Il n'était pas gêné par les longs quarts de travail, les décisions sous haute pression ou l'étrangeté de pouvoir traquer - et potentiellement tuer - des cibles à des milliers de kilomètres de distance. Bien qu'Aaron et ses pairs passaient plus de temps à faire de la surveillance et de la reconnaissance qu'à coordonner des frappes, il leur arrivait de transmettre des informations à un commandant sur ce qu'ils voyaient à l'écran, et « 60 secondes plus tard, en fonction de ce que nous avions rapportés, vous pouviez voir si un missile avait été tiré ou non », dit-il. D'autres fois, ils suivaient des cibles pendant des mois. Les premières fois qu'il a vu un drone Predator libérer sa charge mortelle - la caméra zoomant, le laser se verrouillant, un panache de fumée s'élevant au-dessus du terrain brûlé où le missile a frappé - il a trouvé cela surréaliste, m'a-t-il dit. Mais il trouvait aussi cela impressionnant. Souvent, il ressentait une poussée d'adrénaline, alors que les analystes présents dans la salle échangeaient des high-five [« tape m’en cinq », signe de victoire, NdT].

Le parcours d'Aaron vers le programme de drones était inhabituel. Il a grandi à Lexington, dans le Massachusetts, dans un foyer où la viande rouge et les jeux vidéo violents étaient interdits. Ses parents étaient d'anciens hippies qui ont manifesté contre la guerre du Vietnam dans les années 1960. Mais Aaron vénérait son grand-père, un homme calme et imperturbable qui avait servi pendant la Seconde Guerre mondiale. Aaron avait aussi le goût de l'exploration et des épreuves de force : la randonnée et l'errance dans les bois du Maine, où sa famille passait ses vacances chaque été, et la lutte, un sport dont l'exigence de discipline martiale le captivait. Aaron a fréquenté le College of William & Mary en Virginie, où il s'est spécialisé en histoire, avec une mineure en commerce. Athlète doué, indépendant et aventureux, il est une figure charismatique sur le campus. Un été, il s'est rendu seul en Alaska pour travailler comme matelot sur un bateau de pêche.

Pendant l'année junior [équivalent de la classe de 1ère au lycée, NdT] d'Aaron, en 2001, il est réveillé un matin par un appel téléphonique de son père, qui lui annonce que les tours jumelles et le Pentagone ont été attaqués. Aaron a immédiatement pensé à son grand-père, qui avait servi pendant trois ans comme officier de police militaire sur le front européen après l'attaque de Pearl Harbor. Il voulait faire quelque chose de tout aussi héroïque. Un an plus tard, après avoir repéré au bureau des services d'orientation professionnelle de William & Mary une brochure sur la National Geospatial-Intelligence Agency [NGA], une agence de sécurité nationale spécialisée dans l'analyse géographique et l'analyse d'images, il a posé sa candidature.

Aaron a commencé à travailler comme analyste en imagerie à la NGA en 2005, étudiant les images satellites de pays qui n'avaient aucun lien avec la guerre contre le terrorisme. Peu de temps après son arrivée, un courriel a circulé au sujet d'un groupe de travail du ministère de la Défense qui était en train d'être créé pour déterminer comment les drones pourraient aider à vaincre Al-Qaïda. Aaron a répondu à l'appel à volontaires et a rapidement travaillé au Centre d'analyse aéroporté de lutte contre le terrorisme. Il trouve exaltant de participer directement à une guerre qu'il considère comme le défi majeur de sa génération. Sa fierté s'est accrue lorsqu'il est devenu évident que la task force [force opérationnelle] avait un impact significatif et que l'utilisation des drones était en augmentation.

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